Áèáëèîòåêà / Ëþáîâíûå Ðîìàíû / ÑÒÓÔ / Ñàíä Æîðæ : " Consuelo " - ÷èòàòü îíëàéí

Ñîõðàíèòü .
Consuelo Æîðæ Ñàíä
        Êîíñóýëî #1
        CONSUELO
        PAR
        GEORGE SAND
        TOME PREMIER

1861
        NOTICE
        Ce long roman de Consuelo , suivi de la Comtesse de Rudolstadt et
        accompagne, lors de sa publication dans la Revue independante , de deux
        notices sur Jean Ziska et Procope le Grand , forme un tout assez
        important comme appreciation et resume de moeurs historiques. Le roman
        n'est pas bien conduit. Il va souvent un peu a l'aventure, a-t-on dit;
        il manque de proportion. C'est l'opinion de mes amis, et je la crois
        fondee. Ce defaut, qui ne consiste pas dans un decousu , mais dans une
        sinuosite exageree d'evenements, a ete l'effet de mon infirmite
        ordinaire: l'absence de plan. Je le corrige ordinairement beaucoup quand
        l'ouvrage, termine, est entier dans mes mains. Mais la grande
        consommation de livres nouveaux qui s'est faite de 1835 a 1845
        particulierement, la concurrence des journaux et des revues, l'avidite
        des lecteurs, complice de celle des editeurs, ce furent la des causes de
        production rapide et de publication pour ainsi dire forcee, Je
        m'interessais vivement au succes de la Revue independante , fondee par
        mes amis Pierre Leroux et Louis Viardot, continuee par mes amis
        Ferdinand Francois et Pernet. J'avais commence Consuelo avec le projet
        de ne faire qu'une nouvelle. Ce commencement plut, et on m'engagea a le
        developper, en me faisant pressentir tout ce que le dix-huitieme siecle
        offrait d'interet sous le rapport de l'art, de la philosophie et du
        merveilleux, trois elements produits par ce siecle d'une facon
        tres-heterogene en apparence, et dont le lien etait cependant curieux et
        piquant a etablir sans trop de fantaisie.
        Des lors, j'avancai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et
        produisant aussitot, pour chaque numero de la Revue (car on me priait
        de ne pas m'interrompre), un fragment assez considerable.
        Je sentais bien que cette maniere de travailler n'etait pas normale et
        offrait de grands dangers; ce n'etait pas la premiere fois que je m'y
        etais laisse entrainer; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et
        appuye sur tant de realites historiques, l'entreprise etait temeraire.
        La premiere condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberte.
        Je parle ici de la liberte qui consiste a revenir sur ses pas quand on
        s'apercoit qu'on a quitte son chemin pour se jeter dans une traverse; je
        parle du temps qu'il faudrait se reserver pour abandonner les sentiers
        hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux securites,
        cree a l'artiste une inquietude fievreuse, parfois favorable a
        l'inspiration, parfois perilleuse pour la raison, qui, en somme, doit
        enchainer le caprice, quelque carriere qui lui soit donnee dans un
        travail de ce genre.
        Ma reflexion condamne donc beaucoup cette maniere de produire. Qu'on
        travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: le temps ne fait
        rien a l'affaire ; mais entre la creation spontanee et la publication,
        il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger
        des longueurs qui sont precisement l'effet ordinaire de la
        precipitation. La fievre est bonne, mais la conscience de l'artiste a
        besoin de passer en revue, a tete reposee, avant de les raconter tout
        haut, les songes qui ont charme sa divagation libre et solitaire.
        Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette
        complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se
        sont apercus d'une seconde maniere, plus sobre et mieux digeree, dont je
        m'etais fait la promesse a moi-meme, en courant a travers champs apres
        la voyageuse Consuelo . Je sentais la un beau sujet, des types
        puissants, une epoque et des pays semes d'accidents historiques, dont le
        cote intime etait precieux a explorer; et j'avais regret de ne pouvoir
        reprendre mon itineraire et choisir mes etapes, a mesure que j'avancais
        au hasard, toujours frappee et tentee par des horizons nouveaux.
        Il y a dans Consuelo et dans La Comtesse de Rudolstadt , des
        materiaux pour trois ou quatre bons romans. Le defaut, c'est d'avoir
        entasse trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient
        a foison dans les lectures dont j'accompagnais mon travail. Il y avait
        la plus d'une mine a explorer, et je ne pouvais resister au desir de
        puiser un peu dans chacune, au risque de ne pas classer bien sagement
        mes conquetes.
        Tel qu'il est, l'ouvrage a de l'interet et, contre ma coutume quand il
        s'agit de mes ouvrages, j'en conseille la lecture. On y apprendra
        beaucoup de choses qui ne sont pas nouvelles pour les gens instruits,
        mais qui, par leur rapprochement, jettent une certaine lumiere sur les
        preoccupations et, par consequent, sur l'esprit du siecle de
        Marie-Therese et de Frederic II, de Voltaire et de Cagliostro: siecle
        etrange, qui commence par des chansons, se developpe dans des
        conspirations bizarres, et aboutit, par des idees profondes, a des
        revolutions formidables!
        Que l'on fasse bon marche de l'intrigue et de l'invraisemblance de
        certaines situations; que l'on regarde autour de ces gens et de ces
        aventures de ma fantaisie, on verra un monde ou je n'ai rien invente, un
        monde qui existe et qui a ete beaucoup plus fantastique que mes
        personnages et leurs vicissitudes: de sorte que je pourrais dire que ce
        qu'il y a de plus impossible dans mon livre, est precisement ce qui
        s'est passe dans la realite des choses.
        GEORGE SAND.
        Nohant, 15 septembre 1854.
        CONSUELO
        I.

«Oui, oui, Mesdemoiselles, hochez la tete tant qu'il vous plaira; la
        plus sage et la meilleure d'entre vous, c'est ... Mais je ne veux pas le
        dire; car c'est la seule de ma classe qui ait de la modestie, et je
        craindrais, en la nommant, de lui faire perdre a l'instant meme cette
        rare vertu que je vous souhaite....
        -- In nomine Patris, et Filii, et Spiritu Sancto , chanta la Costanza
        d'un air effronte.
        -- Amen , chanterent en choeur toutes les autres petites filles.
        --Vilain mechant! dit la Clorinda en faisant une jolie moue, et en
        donnant un petit coup du manche de son eventail sur les doigts osseux et
        rides que le maitre de chant laissait dormir allonges sur le clavier
        muet de l'orgue.
        --A d'autres! dit le vieux professeur, de l'air profondement desabuse
        d'un homme qui, depuis quarante ans, affronte six heures par jour toutes
        les agaceries et toutes les mutineries de plusieurs generations
        d'enfants femelles. Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il en mettant
        ses lunettes dans leur etui et sa tabatiere dans sa poche, sans lever
        les yeux sur l'essaim railleur et courrouce, que cette sage, cette
        docile, cette studieuse, cette attentive, cette bonne enfant, ce n'est
        pas vous, signora Clorinda; ni vous, signora Costanza; ni vous non plus,
        signora Zulietta; et la Rosina pas davantage, et Michela encore
        moins....
        --En ce cas, c'est moi ...--Non, c'est moi ...--Pas du tout, c'est
        moi?--Moi!--Moi!» s'ecrierent de leurs voix flutees ou percantes une
        cinquantaine de blondines ou de brunettes, en se precipitant comme une
        volee de mouettes crieuses sur un pauvre coquillage laisse a sec sur la
        greve par le retrait du flot.
        Le coquillage, c'est-a-dire le maestro (et je soutiens qu'aucune
        metaphore ne pouvait etre mieux appropriee a ses mouvements anguleux, a
        ses yeux nacres, a ses pommettes tachetees de rouge, et surtout aux
        mille petites boucles blanches, raides et pointues de la perruque
        professorale); le maestro, dis-je, force par trois fois de retomber sur
        la banquette apres s'etre leve pour partir, mais calme et impassible
        comme un coquillage berce et endurci dans les tempetes, se fit longtemps
        prier pour dire laquelle de ses eleves meritait les eloges dont il etait
        toujours si avare, et dont il venait de se montrer si prodigue. Enfin,
        cedant comme a regret a des prieres que provoquait sa malice, il prit le
        baton doctoral dont il avait coutume de marquer la mesure, et s'en
        servit pour separer et resserrer sur deux files son troupeau
        indiscipline. Puis avancant d'un air grave entre cette double haie de
        tetes legeres, il alla se poser dans le fond de la tribune de l'orgue,
        en face d'une petite personne accroupie sur un gradin. Elle, les coudes
        sur ses genoux, les doigts dans ses oreilles pour n'etre pas distraite
        par le bruit, etudiait sa lecon a demi-voix pour n'etre incommode a
        personne, tortillee et repliee sur elle-meme comme un petit singe; lui,
        solennel et triomphant, le jarret et le bras tendus, semblable au berger
        Paris adjugeant la pomme, non a la plus belle, mais a la plus sage.

« Consuelo? l'Espagnole?» s'ecrierent tout d'une voix les jeunes
        choristes, d'abord frappees de surprise. Puis un eclat de rire
        universel, homerique, fit monter enfin le rouge de l'indignation et de
        la colere au front majestueux du professeur.
        La petite Consuelo, dont les oreilles bouchees n'avaient rien entendu de
        tout ce dialogue, et dont les yeux distraits erraient au hasard sans
        rien voir, tant elle etait absorbee par son travail, demeura quelques
        instants insensible a tout ce tapage. Puis enfin, s'apercevant de
        l'attention dont elle etait l'objet, elle laissa tomber ses mains de ses
        oreilles sur ses genoux, et son cahier de ses genoux a terre; elle resta
        ainsi petrifiee d'etonnement, non confuse, mais un peu effrayee, et
        finit par se lever pour regarder derriere elle si quelque objet bizarre
        ou quelque personnage ridicule n'etait point, au lieu d'elle, la cause
        de cette bruyante gaite.

«Consuelo, lui dit le maestro en la prenant par la main sans s'expliquer
        davantage, viens la, ma bonne fille, chante-moi le Salve Regina de
        Pergolese, que tu apprends depuis quinze jours, et que la Clorinda
        etudie depuis un an.»
        Consuelo, sans rien repondre, sans montrer ni crainte, ni orgueil, ni
        embarras, suivit le maitre de chant jusqu'a l'orgue, ou il se rassit et,
        d'un air de triomphe, donna le ton a la jeune eleve. Alors Consuelo,
        avec simplicite et avec aisance, eleva purement, sous les profondes
        voutes de la cathedrale, les accents de la plus belle voix qui les eut
        jamais fait retentir. Elle chanta le Salve Regina sans faire une seule
        faute de memoire, sans hasarder un son qui ne fut completement juste,
        plein, soutenu ou brise a propos; et suivant avec une exactitude toute
        passive les instructions que le savant maitre lui avait donnees, rendant
        avec ses facultes puissantes les intentions intelligentes et droites du
        bonhomme, elle fit, avec l'inexperience et l'insouciance d'un enfant, ce
        que la science, l'habitude et l'enthousiasme n'eussent pas fait faire a
        un chanteur consomme: elle chanta avec perfection. «C'est bien, ma
        fille, lui dit le vieux maitre toujours sobre de compliments. Tu as
        etudie avec attention, et tu as chante avec conscience. La prochaine
        fois tu me repeteras la cantate de Scarlati que je t'ai enseignee.
        -- Si, Signor professore , repondit Consuelo. A present je puis m'en
        aller?
        --Oui, mon enfant. Mesdemoiselles, la lecon est finie.»
        Consuelo mit dans un petit panier ses cahiers, ses crayons, et son petit
        eventail de papier noir, inseparable jouet de l'Espagnole aussi bien que
        de la Venitienne, et dont elle ne se servait presque jamais, bien
        qu'elle l'eut toujours aupres d'elle. Puis elle disparut derriere les
        tuyaux de l'orgue, descendit ave la legerete d'une souris l'escalier
        mysterieux qui ramene a l'eglise, s'agenouilla un instant en traversant
        la nef du milieu, et, au moment de sortir, trouva aupres du benitier un
        beau jeune seigneur qui lui tendit le goupillon en souriant. Elle en
        prit; et, tout en le regardant droit au visage avec l'aplomb d'une
        petite fille qui ne se croit point et ne se sent point encore femme,
        elle mela son signe de croix et son remerciment d'une si plaisante
        facon, que le jeune seigneur se prit a rire tout a fait. Consuelo se mit
        a rire aussi; et tout a coup, comme si elle se fut rappele qu'on
        l'attendait, elle prit sa course, et franchit le seuil de l'eglise, les
        degres et le portique en un clin d'oeil.
        Cependant le professeur remettait pour la seconde fois ses lunettes dans
        la vaste poche de son gilet, et s'adressant aux ecolieres silencieuses:

«Honte a vous! mes belles demoiselles, leur disait-il. Cette petite
        fille, la plus jeune d'entre vous, la plus nouvelle dans ma classe, est
        seule capable de chanter proprement un solo; et dans les choeurs,
        quelque sottise que vous fassiez autour d'elle, je la retrouve toujours
        aussi ferme et aussi juste qu'une note de clavecin. C'est qu'elle a du
        zele, de la patience, et ce que vous n'avez pas et que vous n'aurez
        jamais, toutes tant que vous etes, de la conscience!
        --Ah! voila son grand mot lache! s'ecria la Costanza des qu'il fut
        sorti. Il ne l'avait dit que trente-neuf fois durant la lecon, et il
        ferait une maladie s'il n'arrivait a la quarantieme.
        --Belle merveille que cette Consuelo fasse des progres! dit la Zulietta.
        Elle est si pauvre! elle ne songe qu'a se depecher d'apprendre quelque
        chose pour aller gagner son pain.
        --On m'a dit que sa mere etait une Bohemienne, ajouta la Michelina, et
        que la petite a chante dans les rues et sur les chemins avant de venir
        ici. On ne saurait nier qu'elle a une belle voix; mais elle n'a pas
        l'ombre d'intelligence, cette pauvre enfant! Elle apprend par coeur,
        elle suit servilement les indications du professeur, et puis ses bons
        poumons font le reste.
        --Qu'elle ait les meilleurs poumons et la plus grande intelligence
        par-dessus le marche, dit la belle Clorinda, je ne voudrais pas lui
        disputer ces avantages s'il me fallait echanger ma figure contre la
        sienne.
        --Vous n'y perdriez deja pas tant! reprit Costanza, qui ne mettait pas
        beaucoup d'entrainement a reconnaitre la beaute de Clorinda.
        --Elle n'est pas belle non plus, dit une autre. Elle est jaune comme un
        cierge pascal, et ses grands yeux disent rien du tout; et puis toujours
        si mal habillee. Decidement c'est une laideron.
        --Pauvre fille! c'est bien malheureux pour elle, tout cela: point
        d'argent, et point de beaute!»
        C'est ainsi qu'elles terminerent le panegyrique de Consuelo, et qu'elles
        se consolerent en la plaignant, de l'avoir admiree tandis qu'elle
        chantait.
        II.
        Ceci se passait a Venise il y a environ une centaine d'annees, dans
        l'eglise des Mendicanti , ou le celebre maestro Porpora venait
        d'essayer la repetition de ses grandes vepres en musique, qu'il devait y
        diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes
        qu'il avait si vertement gourmandees etaient des enfants de ces
        scuole , ou elles etaient instruites aux frais de l'Etat, pour etre par
        lui dotees ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloitre , dit
        Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la meme
        epoque, dans cette meme eglise. Lecteur, tu ne te rappelles que trop ces
        details, et un episode charmant raconte par lui a ce propos dans le
        livre VIII des Confessions . Je n'aurai garde de transcrire ici ces
        adorables pages, apres lesquelles tu ne pourrais certainement pas te
        resoudre a reprendre les miennes; et bien autant ferais-je a ta place,
        ami lecteur. J'espere donc que tu n'as pas en ce moment les
        Confessions sous la main, et je poursuis mon conte.
        Toutes ces jeunes personnes n'etaient pas egalement pauvres, et il est
        bien certain que, malgre la grande integrite de l'administration,
        quelques-unes se glissaient la, pour lesquelles c'etait plutot une
        speculation qu'une necessite de recevoir, aux frais de la Republique,
        une education d'artiste et des moyens d'etablissement. C'est pourquoi
        quelques-unes se permettaient d'oublier les saintes lois de l'egalite;
        grace auxquelles on les avait laissees s'asseoir furtivement sur les
        memes bancs que leurs pauvres soeurs. Toutes aussi ne remplissaient pas
        les vues austeres que la Republique avait sur leur sort futur. Il s'en
        detachait bien quelqu'une de temps en temps, qui, ayant profite de
        l'education gratuite, renoncait a la dot pour chercher ailleurs une plus
        brillante fortune. L'administration, voyant que cela etait inevitable,
        avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres
        artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long sejour a
        Venise. De ce nombre etait la petite Consuelo, nee en Espagne, et
        arrivee de la en Italie en passant par Saint-Petersbourg,
        Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore
        plus directe a l'usage des seuls Bohemiens.
        Bohemienne, elle ne l'etait pourtant que de profession et par maniere de
        dire; car de race, elle n'etait ni Gitana ni Indoue, non plus
        qu'Israelite en aucune facon. Elle etait de bon sang espagnol, sans
        doute mauresque a l'origine, car elle etait passablement brune, et toute
        sa personne avait une tranquillite qui n'annoncait rien des races
        vagabondes. Ce n'est point que de ces races-la je veuille medire. Si
        j'avais invente le personnage de Consuelo, je ne pretends point que je
        ne l'eusse fait sortir d'Israel, ou de plus loin encore; mais elle etait
        formee de la cote d'Ismael, tout le revelait, dans son organisation. Je
        ne l'ai point vue, car je n'ai pas encore cent ans, mais on me l'a
        affirme, et je n'y puis contredire. Elle n'avait pas cette petulance
        febrile interrompue par des acces de langueur apathique qui distingue
        les zingarelle . Elle n'avait pas la curiosite insinuante et la
        mendicite tenace d'une ebbrea indigente. Elle etait aussi calme que
        l'eau des lagunes, et en meme temps aussi active que les gondoles
        legeres qui en sillonnent incessamment la face.
        Comme elle grandissait beaucoup, et que sa mere etait fort miserable,
        elle portait toujours ses robes trop courtes d'une annee; ce qui donnait
        a ses longues jambes de quatorze ans, habituees a se montrer en public,
        une sorte de grace sauvage et d'allure franche qui faisait plaisir et
        pitie a voir. Si son pied etait petit, on ne le pouvait dire, tant il
        etait mal chausse. Eh revanche; sa taille, prise dans des corps
        devenus trop etroits et craques a toutes les coutures, etait svelte et
        flexible comme un palmier, mais sans forme, sans rondeur, sans aucune
        seduction. La pauvre fille n'y songeait guere, habituee qu'elle etait a
        s'entendre traiter de guenon , de cedrat , et de moricaude , par les
        blondes, blanches et repletes filles de l'Adriatique. Son visage tout
        rond, bleme et insignifiant, n'eut frappe personne, si ses cheveux
        courts, epais et rejetes derriere ses oreilles, en meme temps que son
        air serieux et indifferent a toutes les choses exterieures, ne lui
        eussent donne une certaine singularite peu agreable. Les figures qui ne
        plaisent pas perdent de plus en plus la faculte de plaire. L'etre qui
        les porte, indifferent aux autres, le devient a lui-meme, et prend une
        negligence de physionomie qui eloigne de plus en plus les regards. La
        beaute s'observe, s'arrange, se soutient, se contemple, et se pose pour
        ainsi dire sans cesse dans un miroir imaginaire place devant elle. La
        laideur s'oublie et se laisse aller. Cependant il en est de deux sortes:
        l'une qui souffre et proteste sans cesse contre la reprobation generale
        par une habitude de rage et d'envie: ceci est la vraie, la seule
        laideur; l'autre, ingenue, insouciante, qui prend son parti, qui n'evite
        et ne provoque aucun jugement, et qui gagne le coeur tout en choquant
        les yeux: c'etait la laideur de Consuelo. Les personnes genereuses qui
        s'interessaient a elle regrettaient d'abord qu'elle ne fut pas jolie; et
        puis, se ravisant, elles disaient, en lui prenant la tete avec cette
        familiarite qu'on n'a pas pour la beaute: «Eh bien, toi, tu as la mine
        d'une bonne creature»; et Consuelo etait fort contente, bien qu'elle
        n'ignorat point que cela voulait dire: «Tu n'as rien de plus.»
        Cependant le jeune et beau seigneur qui lui avait offert de l'eau benite
        resta aupres de la coupe lustrale, jusqu'a ce qu'il eut vu defiler l'une
        apres l'autre jusqu'a la derniere des scolari . Il les regarda toutes
        avec attention, et lorsque la plus belle, la Clorinda, passa pres de
        lui, il lui donna l'eau benite avec ses doigts, afin d'avoir le plaisir
        de toucher les siens. La jeune fille rougit d'orgueil, et passa outre,
        en lui jetant ce regard, mele de honte et d'audace, qui n'est
        l'expression ni de la fierte ni de la pudeur.
        Des qu'elles furent rentrees dans l'interieur du couvent, le galant
        patricien revint sous la nef, et abordant le professeur qui descendait
        plus lentement de la tribune: «Par le corps de Bacchus! vous allez me
        dire, mon cher maitre, s'ecria-t-il, laquelle de vos eleves a chante le
        Salve Regina .
        --Et pourquoi voulez-vous le savoir, comte Zustiniani? repondit le
        professeur en sortant avec lui de l'eglise.
        --Pour vous en faire mon compliment, reprit le patricien. Il y a
        longtemps que je suis, non-seulement vos vepres, mais jusqu'a vos
        exercices; car vous savez combien je suis dilettante de musique
        sacree. Eh bien, voici la premiere-fois que j'entends chanter du
        Pergolese d'une maniere aussi parfaite; et quant a la voix, c'est
        certainement la plus belle que j'aie rencontree dans ma vie.
        --Par le Christ! je le crois bien! repliqua le professeur en savourant
        une large prise de tabac avec complaisance et dignite.
        --Dites-moi donc le nom de la creature celeste qui m'a jete dans de tels
        ravissements. Malgre vos severites et vos plaintes continuelles, on peut
        dire que vous avez fait de votre ecole une des meilleures de toute
        l'Italie; vos choeurs sont excellents, et vos solos fort estimables;
        mais la musique que vous faites executer est si grande, si austere, que
        bien rarement de jeunes filles peuvent en faire sentir toutes les
        beautes....
        --Elles ne les font point sentir, dit le professeur avec tristesse,
        parce qu'elle ne les sentent point elles-memes! Pour des voix fraiches,
        etendues, timbrees, nous n'en manquons pas, Dieu merci! mais pour des
        organisations musicales, helas! qu'elles sont rares et incompletes!
        --Du moins vous en possedez une admirablement douee: l'instrument est
        magnifique, le sentiment parfait, le savoir remarquable. Nommez-la-moi
        donc.
        --N'est-ce pas, dit le professeur en eludant la question, qu'elle vous a
        fait plaisir?
        --Elle m'a pris au coeur, elle m'a arrache des larmes, et par des moyens
        si simples, par des effets si peu cherches, que je n'y comprenais rien
        d'abord. Et puis, je me suis rappele ce que vous m'avez dit tant de fois
        en m'enseignant votre art divin, o mon cher maitre! et pour la premiere
        fois, moi j'ai compris combien vous aviez raison.
        --Et qu'est-ce que je vous disais? reprit encore le maestro d'un air de
        triomphe.
        --Vous me disiez, repondit le comte, que le grand, le vrai, le beau dans
        les arts, c'etait le simple.
        --- Je vous disais bien aussi qu'il y avait le brillant , le cherche ,
        l' habile , et qu'il y avait souvent lieu d'applaudir et de remarquer
        ces qualites-la?
        --Sans doute; mais de ces qualites secondaires a la vraie manifestation
        du genie, il y a un abime, disiez-vous. Eh bien, cher maitre! votre
        cantatrice est seule d'un cote, et toutes les autres sont en deca.
        --C'est vrai, et c'est bien dit, observa le professeur se frottant les
        mains.
        --Son nom? reprit le comte.
        --Quel nom? dit le malin professeur.
        --Et, per Dio santo! celui de la sirene ou plutot de l'archange que je
        viens d'entendre.
        --Et qu'en voulez-vous faire de son nom, seigneur comte? repliqua le
        Porpora d'un ton severe.
        --Monsieur le professeur, pourquoi voulez-vous m'en faire un secret?
        --Je vous dirai pourquoi, si vous commencez par me dire a quelles fins
        vous le demandez si instamment.
        --N'est-ce pas un sentiment bien naturel et veritablement irresistible,
        que celui qui nous pousse a connaitre, a nommer et a voir les objets de
        notre admiration?
        --Eh bien, ce n'est pas la votre seul motif; laissez-moi, cher comte,
        vous donner ce dementi. Vous etes grand amateur, et bon connaisseur en
        musique, je le sais: mais vous etes, par-dessus tout, proprietaire du
        theatre San-Samuel. Vous mettez votre gloire, encore plus que votre
        interet, a attirer les plus beaux talents et les plus belles voix
        d'Italie. Vous savez bien que nous donnons de bonnes lecons; que chez
        nous seulement se font les fortes etudes et se forment les grandes
        musiciennes. Vous nous avez deja enleve la Corilla; et comme elle vous
        sera peut-etre enlevee au premier jour par un engagement avec quelque
        autre theatre, vous venez roder autour de notre ecole, pour voir si nous
        ne vous avons pas forme quelque nouvelle Corilla que vous vous tenez
        pret a capturer ... Voila la verite, monsieur le comte: avouez que j'ai
        dit la verite.
        --Et quand cela serait, cher maestro, repondit le comte en souriant, que
        vous importe, et quel mal y trouvez-vous?
        --J'en trouve un fort grand, seigneur comte; c'est que vous corrompez,
        vous perdez ces pauvres creatures.
        --Ah ca, comment l'entendez-vous, farouche professeur? Depuis quand vous
        faites-vous le pere gardien de ces vertus fragiles?
        --Je l'entends comme il faut, monsieur le comte, et ne me soucie ni de
        leur vertu, ni de leur fragilite; mais je me soucie de leur talent, que
        vous denaturez et que vous avilissez sur vos theatres, en leur donnant a
        chanter de la musique vulgaire et de mauvais gout. N'est-ce point une
        desolation, une honte de voir, cette Corilla, qui commencait a
        comprendre grandement l'art serieux, descendre du sacre au profane, de
        la priere au badinage, de l'autel au treteau, du sublime au ridicule,
        d'Allegri et de Palestrina a Albinoni et au barbier Apollini?
        --Ainsi vous refusez, dans votre rigorisme, de me nommer cette fille,
        sur laquelle je ne puis avoir des vues, puisque j'ignore si elle possede
        d'ailleurs les qualites requises pour le theatre?
        --Je m'y refuse absolument.
        --Et vous pensez que je ne le decouvrirai pas?
        --Helas! vous le decouvrirez, si telle est votre determination: mais je
        ferai tout mon possible pour vous empecher de nous l'enlever.
        --Eh bien; maitre, vous etes deja a moitie vaincu; car je l'ai vue, je
        l'ai devinee, je l'ai reconnue, votre divinite mysterieuse.
        --Oui da? dit le maitre d'un air mefiant et reserve; en etes-vous bien
        sur?
        --Mes yeux et mon coeur me l'ont revelee; et je vais vous faire son
        portrait pour vous en convaincre. Elle est grande: c'est, je crois, la
        plus grande de toutes vos eleves; elle est blanche comme la neige du
        Frioul, et rose comme l'horizon au matin d'un beau jour; elle a des
        cheveux dores, des yeux d'azur, un aimable embonpoint; et porte au doigt
        un petit rubis qui m'a brule en effleurant ma main comme l'etincelle
        d'un feu magique.
        --Bravo! s'ecria le Porpora d'un air narquois. Je n'ai rien a vous
        cacher, en ce cas; et le nom de cette beaute, c'est la Clorinda. Allez
        donc lui faire vos offres seduisantes; donnez-lui de l'or, des diamants
        et des chiffons. Vous l'engagerez facilement dans votre troupe, et elle
        pourra peut-etre vous remplacer la Corilla; car le public de vos
        theatres prefere aujourd'hui de belles epaules a de beaux sons, et des
        yeux hardis a une intelligence elevee.
        --Me serais-je donc trompe, mon cher maitre? dit le comte un peu confus;
        la Clorinda ne serait-elle qu'une beaute vulgaire?
        --Et si ma sirene, ma divinite, mon archange, comme il vous plait de
        l'appeler, n'etait rien moins que belle? reprit le maitre avec malice.
        --Si elle etait difforme, je vous supplierais de ne jamais me la
        montrer, car mon illusion serait trop cruellement detruite. Si elle
        etait seulement laide, je pourrais l'adorer encore; mais je ne
        l'engagerais pas pour le theatre, parce que le talent sans la beaute
        n'est parfois qu'un malheur, une lutte, une supplice pour une femme. Que
        regardez-vous, maestro, et pourquoi vous arretez-vous ainsi?
        --Nous voici a l'embarcadere ou se tiennent les gondoles, et je n'en
        vois aucune. Mais vous, comte, que regardez-vous ainsi par la?
        --Je regarde si ce jeune gars, que vous voyez assis sur les degres de
        l'embarcadere aupres d'une petite fille assez vilaine, n'est point mon
        protege Anzoleto, le plus intelligent et le plus joli de nos petits
        plebeiens. Regardez-le, cher maestro, ceci vous interesse comme moi. Cet
        enfant a la plus belle voix de tenor qui soit dans Venise; il a un gout
        passionne pour la musique et des dispositions incroyables. Il y a
        longtemps que je veux vous parler de lui et vous prier de lui donner des
        lecons. Celui-la, je le destine veritablement a soutenir le succes de
        mon theatre, et dans quelques annees, j'espere etre bien recompense de
        mes soins. Hola, Zoto! viens ici, mon enfant, que je te presente a
        l'illustre maitre Porpora.
        Anzoleto tira ses jambes nues de l'eau, ou elles pendaient avec
        insouciance tandis qu'il s'occupait a percer d'une grosse aiguille ces
        jolies coquillages qu'on appelle poetiquement a Venise fiori di mare .
        Il avait pour tout vetement une culotte fort rapee et une chemise assez
        fine, mais fort dechiree, a travers laquelle on voyait ses epaules
        blanches et modelees comme celles d'un petit Bacchus antique. Il avait
        effectivement la beaute grecque d'un jeune faune, et sa physionomie
        offrait le melange singulier, mais bien frequent dans ces creations de
        la statuaire paienne, d'une melancolie reveuse et d'une ironique
        insouciance. Ses cheveux crepus, bien que fins, d'un blond vif un peu
        cuivre par le soleil, se roulaient en mille boucles epaisses et courtes
        autour de son cou d'albatre. Tous ses traits etaient d'une perfection
        incomparable; mais il y avait, dans le regard penetrant de ses yeux
        noirs comme l'encre, quelque chose de trop hardi qui ne plut pas au
        professeur. L'enfant se leva bien vite a la voix de Zustiniani, jeta
        tous ses coquillages sur les genoux de la petite fille assise a cote de
        lui, et tandis que celle-ci, sans se deranger, continuait a les enfiler
        et a les entremeler de petites perles d'or, il s'approcha, et vint
        baiser la main du comte, a la maniere du pays.
        --Voici en effet un beau garcon, dit le professeur en lui donnant une
        petite tape sur la joue. Mais il me parait occupe a des amusements bien
        puerils pour son age: car enfin il a bien dix-huit ans, n'est-ce pas?
        --Dix-neuf bientot, sior profesor , repondit Anzoleto dans le dialecte
        venitien; mais si je m'amuse avec des coquilles, c'est pour aider la
        petite Consuelo qui fabrique des colliers.
        --Consuelo, repondit le maitre en se rapprochant de son eleve avec le
        comte et Anzoleto, je ne croyais pas que tu eusses le gout de la parure.
        --Oh! ce n'est pas pour moi, monsieur le professeur, repondit Consuelo
        en se levant a demi avec precaution pour ne pas faire tomber dans l'eau
        les coquilles entassees dans son tablier; c'est pour le vendre, et pour
        acheter du riz et du mais.
        --Elle est pauvre, et elle nourrit sa mere, dit le Porpora. Ecoute,
        Consuelo: quand vous etes dans l'embarras, ta mere et toi, il faut venir
        me trouver; mais je te defends de mendier, entends-tu bien?
        --Oh! vous n'avez que faire de le lui defendre, sior profesor ,
        repondit vivement Anzoleto; elle ne le ferait pas; et puis, moi, je l'en
        empecherais.
        --Mais toi, tu n'as rien? dit le comte.
        --Rien que vos bontes, seigneur illustrissime; mais nous partageons, la
        petite et moi.
        --- Elle donc ta parente?
        --Non, c'est une etrangere, c'est Consuelo.
        --Consuelo? quel nom bizarre! dit le comte.
        --Un beau nom, illustrissime, reprit Anzoleto; cela veut dire
        consolation.
        --A la bonne heure. Elle est ton amie, a ce qu'il me semble?
        --Elle est ma fiancee, seigneur.
        --Deja? Voyez ces enfants qui songent deja au mariage!
        --Nous nous marierons le jour ou vous signerez mon engagement au theatre
        de San-Samuel, illustrissime.
        --En ce cas, vous attendrez encore longtemps, mes petits.
        --Oh! nous attendrons, dit Consuelo avec le calme enjoue de
        l'innocence.»
        Le comte et le maestro s'egayerent quelques moments de la candeur, et
        des reparties de ce jeune couple; puis, ayant donne rendez-vous a
        Anzoleto pour qu'il fit entendre sa voix au professeur le lendemain, ils
        s'eloignerent, le laissant a ses graves occupations.

«Comment trouvez-vous cette petite fille? dit le professeur a
        Zustiniani.
        --Je l'avais vue deja, il n'y a qu'un instant, et je la trouve assez
        laide pour justifier l'axiome qui dit: Aux yeux d'un homme de dix-huit
        ans, toute femme semble belle.
        --C'est bon, repondit le professeur; maintenant je puis donc vous dire
        que votre divine cantatrice, votre sirene, votre mysterieuse beaute,
        c'etait Consuelo.
        --Elle! ce sale enfant? cette noire et maigre sauterelle? impossible,
        maestro!
        --Elle-meme, seigneur comte. Ne ferait-elle pas une prima donna bien
        seduisante?»
        Le comte s'arreta, se retourna, examina encore de loin Consuelo, et
        joignant les mains avec un desespoir assez comique:

«Juste ciel! s'ecria-t-il, peux-tu faire de semblables meprises, et
        verser le feu du genie dans des tetes si mal ebauchees!
        --Ainsi, vous renoncez a vos projets coupables? Dit le professeur.
        --Bien certainement.
        --Vous me le promettez? ajouta le Porpora.
        --Oh! je vous le jure, repondit le comte.»
        III.
        Eclos sous le ciel de l'Italie, eleve par hasard comme un oiseau des
        rivages, pauvre, orphelin abandonne, et cependant heureux dans le
        present et confiant dans l'avenir comme un enfant de l'amour qu'il etait
        sans doute, Anzoleto, ce beau garcon de dix-neuf ans, qui passait tous
        ses jours aupres de la petite Consuelo, dans la plus complete liberte,
        sur le pave de Venise, n'en etait pas, comme on peut le croire, a ses
        premieres amours. Initie aux voluptes faciles qui s'etaient offertes a
        lui plus d'une fois, il eut ete use deja et corrompu peut-etre, s'il eut
        vecu dans nos tristes climats, et si la nature l'eut doue d'une
        organisation moins riche. Mais, developpe de bonne heure et destine a
        une longue et puissante virilite, il avait encore le coeur pur et les
        sens contenus par la volonte. Le hasard lui avait fait rencontrer la
        petite Espagnole devant les Madoriettes, chantant des cantiques par
        devotion; et lui, pour le plaisir d'exercer sa voix, il avait chante
        avec elle aux etoiles durant des soirees entieres. Et puis ils s'etaient
        rencontres sur les sables du Lido, ramassant des coquillages, lui pour
        les manger, elle pour en faire des chapelets et des ornements. Et puis
        encore ils s'etaient rencontres a l'eglise, elle priant le bon Dieu de
        tout son coeur, lui regardant les belles dames de tous ses yeux. Et dans
        toutes ces rencontres, Consuelo lui avait semble si bonne, si douce, si
        obligeante, si gaie, qu'il s'etait fait son ami et son compagnon
        inseparable, sans trop savoir pourquoi ni comment. Anzoleto ne
        connaissait encore de l'amour que le plaisir. Il eprouva de l'amitie
        pour Consuelo; et comme il etait d'un pays et d'un peuple ou les
        passions regnent plus que les attachements, il ne sut point donner a
        cette amitie un autre nom que celui d'amour. Consuelo accepta cette
        facon de parler; apres qu'elle eut fait a Anzoleto l'objection suivante:

«Si tu te dis mon amoureux, c'est donc que tu veux te marier avec moi?»
        et qu'il lui eut repondu: «Bien certainement, si tu le veux, nous nous
        marierons ensemble.»
        Ce fut des lors une chose arretee. Peut-etre qu'Anzoleto s'en fit un
        jeu, tandis que Consuelo y crut de la meilleure foi du monde. Mais il
        est certain que deja ce jeune coeur eprouvait ces sentiments contraires
        et ces emotions compliquees qui agitent et desunissent l'existence des
        hommes blases.
        Abandonne a des instincts violents, avide de plaisirs, n'aimant que ce
        qui servait a son bonheur, haissant et fuyant tout ce qui s'opposait a
        sa joie, artiste jusqu'aux os, c'est-a-dire cherchant et sentant la vie
        avec une intensite effrayante, il trouva que ses maitresses lui
        imposaient les souffrances et les dangers de passions qu'il n'eprouvait
        pas profondement. Cependant il les voyait de temps en temps; rappele par
        ses desirs, repousse bientot apres par la satiete ou le depit. Et quand
        cet etrange enfant avait ainsi depense sans ideal et sans dignite
        l'exces de sa vie, il sentait le besoin d'une societe douce et d'une
        expansion chaste et sereine. Il eut put dire deja, comme Jean-Jacques:

«Tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins
        la debauche qu'un certain agrement de vivre aupres d'elles!» Alors, sans
        se rendre compte du charme qui l'attirait vers Consuelo, n'ayant guere
        encore le sens du beau, et ne sachant si elle etait laide ou jolie,
        enfant lui-meme au point de s'amuser avec elle de jeux au-dessous de son
        age, homme au point de respecter scrupuleusement ses quatorze ans, il
        menait avec elle, en public, sur les marbres et sur les flots de Venise,
        une vie aussi heureuse, aussi pure, aussi cachee, et presque aussi
        poetique que celle de Paul et Virginie sous les pamplemousses du desert.
        Quoiqu'ils eussent une liberte plus absolue et plus dangereuse, point de
        famille, point de meres vigilantes et tendres pour les former a la
        vertu, point de serviteur devoue pour les chercher le soir et les
        ramener au bercail; pas meme un chien pour les avertir du danger, ils ne
        firent aucun genre de chute. Ils coururent les lagunes en barque
        decouverte, a toute heure et par tous les temps, sans rames et sans
        pilote; ils errerent sur les paludes sans guide, sans montre, et sans
        souci de la maree montante; ils chanterent devant les chapelles dressees
        sous la vigne au coin des rues, sans songer a l'heure avancee, et sans
        avoir besoin d'autre lit jusqu'au matin que la dalle blanche encore
        tiede des feux du jour. Ils s'arreterent devant le theatre de
        Pulcinella, et suivirent avec une attention passionnee le drame
        fantastique de la belle Corisande, reine des marionnettes, sans se
        rappeler l'absence du dejeuner el le peu de probabilite du souper. Ils
        se livrerent aux amusements effrenes du carnaval, ayant pour tout
        deguisement et pour toute parure, lui sa veste retournee a l'envers,
        elle un gros noeud de vieux rubans sur l'oreille. Ils firent des repas
        somptueux sur la rampe d'un pont, ou sur les marches d'un palais avec
        des fruits de mer[1], des tiges de fenouil cru, ou des ecorces de
        cedrat. Enfin ils menerent joyeuse et libre vie, sans plus de caresses
        perilleuses ni de sentiments amoureux que n'en eussent echange deux
        honnetes enfants du meme age et du meme sexe. Les jours, les annees
        s'ecoulerent. Anzoleto eut d'autres maitresses; Consuelo ne sut pas meme
        qu'on put avoir d'autres amours que celui dont elle etait l'objet. Elle
        devint une jeune fille sans se croire obligee a plus de reserve avec son
        fiance; et lui la vit grandir et se transformer, sans eprouver
        d'impatience et sans desirer de changement a cette intimite sans nuage,
        sans scrupule, sans mystere, et sans remords.

[1 Diverses sortes de coquillages tres-grossier et a fort bas prix dont
        le peuple de Venise est friand.]
        Il y avait quatre ans deja que le professeur Porpora et le comte
        Zustiniani s'etaient mutuellement presente leurs petits musiciens , et
        depuis ce temps le comte n'avait plus pense a la jeune chanteuse de
        musique sacree; depuis ce temps, le professeur avait egalement oublie le
        bel Anzoleto, vu qu'il ne l'avait trouve, apres un premier examen, doue
        d'aucune des qualites qu'il exigeait dans un eleve: d'abord une nature
        d'intelligence serieuse et patiente, ensuite une modestie poussee
        jusqu'a l'annihilation de l'eleve devant les maitres, enfin une absence
        complete d'etudes musicales anterieures a celles qu'il voulait donner
        lui-meme. «Ne me parlez jamais, disait-il, d'un ecolier dont le cerveau
        ne soit pas sous ma volonte comme une table rase, comme une cire vierge
        ou je puisse jeter la premiere empreinte. Je n'ai pas le temps de
        consacrer une annee a faire desapprendre avant de commencer a montrer.
        Si vous voulez que j'ecrive sur une ardoise, presentez-la-moi nette. Ce
        n'est pas tout, donnez-la-moi de bonne qualite. Si elle est trop
        epaisse, je ne pourrai l'entamer; si elle est trop mince, je la briserai
        au premier trait.» En somme, bien qu'il reconnut les moyens
        extraordinaires du jeune Anzoleto, il declara au comte, avec quelque
        humeur et avec une ironique humilite a la fin de la premiere lecon, que
        sa methode n'etait pas le fait d'un eleve deja si avance, et que le
        premier maitre venu suffirait pour embarrasser et retarder les progres
        naturels et le developpement invincible de cette magnifique
        organisation .
        Le comte envoya son protege chez le professeur Mellifiore, qui de
        roulade en cadence, et de trilles en grupetti, le conduisit a l'entier
        developpement de ses qualites brillantes; si bien que lorsqu'il eut
        vingt-trois ans accomplis, il fut juge, par tous ceux qui l'entendirent
        dans le salon du comte, capable de debuter a San-Samuel avec un grand
        succes dans les premiers roles.
        Un soir, toute la noblesse dilettante, et tous les artistes un peu
        renommes qui se trouvaient a Venise furent pries d'assister a une
        epreuve finale et decisive. Pour la premiere fois de sa vie, Anzoleto
        quitta sa souquenille plebeienne, endossa un habit noir, une veste de
        satin, releva et poudra ses beaux cheveux, chaussa des souliers a
        boucles, prit un maintien compose, et se glissa sur la pointe du pied
        jusqu'a un clavecin, ou, a la clarte de cent bougies, et sous les
        regards de deux ou trois cents personnes, il suivit des yeux la
        ritournelle, enflamma ses poumons, et se lanca, avec son audace, son
        ambition et son ut de poitrine, dans cette carriere perilleuse ou, non
        pas un jury, non pas un juge, mais tout un public, tient d'une main la
        palme et de l'autre le sifflet.
        Si Anzoleto etait emu interieurement, il ne faut pas le demander;
        cependant il y parut fort peu, et a peine ses yeux percants, qui
        interrogeaient a la derobee ceux des femmes, eurent-ils devine cette
        approbation secrete qu'on refuse rarement a un aussi beau jeune homme, a
        peine les amateurs, surpris d'une telle puissance de timbre et d'une
        telle facilite de vocalisation, eurent-ils fait entendre autour d'eux
        des murmures favorables, que la joie et l'espoir inonderent tout son
        etre. Alors aussi, pour la premiere fois de sa vie, Anzoleto, jusque-la
        vulgairement compris et vulgairement enseigne, sentit qu'il n'etait
        point un homme vulgaire, et transporte par le besoin et le sentiment du
        triomphe, il chanta avec une energie, une originalite et une verve
        remarquables. Certes, son gout ne fut pas toujours pur, ni son execution
        sans reproche dans toutes les parties du morceau; mais il sut toujours
        se relever par des traits d'audace, par des eclairs d'intelligence et
        des elans d'enthousiasme. Il manqua des effets que le compositeur avait
        menages; mais il en trouva d'autres auxquels personne n'avait songe, ni
        l'auteur qui les avait traces, ni le professeur qui les avait
        interpretes, ni aucun des virtuoses qui les avaient rendus. Ces
        hardiesses saisirent et enleverent tout le monde. Pour une innovation,
        on lui pardonna dix maladresses; pour un sentiment individuel, dix
        rebellions contre la methode. Tant il est vrai qu'en fait d'art, le
        moindre eclair de genie, le moindre essor vers de nouvelles conquetes,
        exerce sur les hommes plus de fascination que toutes les ressources et
        toutes les lumieres de la science dans les limites du connu.
        Personne peut-etre ne se rendit compte des causes et personne n'echappa
        aux effets de cet enthousiasme. La Corilla venait d'ouvrir la seance par
        un grand air bien chante et vivement applaudi; cependant le succes
        qu'obtint le jeune debutant effaca tellement le sien qu'elle en
        ressentit un mouvement de rage. Mais au moment ou Anzoleto, accable de
        louanges et de caresses, revint aupres du clavecin ou elle etait assise,
        il lui dit en se penchant vers elle avec un melange de soumission et
        d'audace: «Et vous, reine du chant, reine de la beaute, n'avez-vous pas
        un regard d'encouragement pour le pauvre malheureux qui vous craint et
        qui vous adore?»
        La prima-donna, surprise de tant de hardiesse, regarda de pres ce beau
        visage qu'elle avait a peine daigne apercevoir; car quelle femme vaine
        et triomphante daignerait faire attention a un enfant obscur et pauvre?
        Elle le remarqua enfin; elle fut frappee de sa beaute: son regard plein
        de feu penetra en elle, et, vaincue, fascinee a son tour, elle laissa
        tomber sur lui une longue et profonde oeillade qui fut comme le scel
        appose sur son brevet de celebrite. Dans cette memorable soiree,
        Anzoleto avait domine son public et desarme son plus redoutable ennemi;
        car la belle cantatrice n'etait pas seulement reine sur les planches,
        mais encore a l'administration et dans le cabinet du comte Zustiniani.
        IV.
        Au milieu des applaudissements unanimes, et meme un peu insenses, que la
        voix et la maniere du debutant avaient provoques, un seul auditeur,
        assis sur le bord de sa chaise, les jambes serrees et les mains
        immobiles sur ses genoux, a la maniere des dieux egyptiens, restait muet
        comme un sphinx et mysterieux comme un hieroglyphe: c'etait le savant
        professeur et compositeur celebre, Porpora. Tandis que son galant
        collegue, le professeur Mellifiore, s'attribuant tout l'honneur du
        succes d'Anzoleto, se pavanait aupres des femmes, et saluait tous les
        hommes avec souplesse pour remercier jusqu'a leurs regards, le maitre du
        chant sacre se tenait la les yeux a terre, les sourcils fronces, la
        bouche close, et comme perdu dans ses reflexions. Lorsque toute la
        societe, qui etait priee ce soir-la a un grand bal chez la dogaresse, se
        fut ecoulee peu a peu, et que les dilettanti les plus chauds resterent
        seulement avec quelques dames et les principaux artistes autour du
        clavecin, Zustiniani s'approcha du severe maestro.
        --C'est trop bouder contre les modernes, mon cher professeur, lui
        dit-il, et votre silence ne m'en impose point. Vous voulez jusqu'au bout
        fermer vos sens a cette musique profane et a cette maniere nouvelle qui
        nous charment. Votre coeur s'est ouvert malgre vous, et vos oreilles ont
        recu le venin de la seduction.
        --Voyons, sior profesor , dit en dialecte la charmante Corilla,
        reprenant avec son ancien maitre les manieres enfantines de la scuola ,
        il faut que vous m'accordiez une grace....
        --Loin de moi, malheureuse fille! s'ecria le maitre, riant a demi, et
        resistant avec un reste d'humeur aux caresses de son inconstante eleve.
        Qu'y a-t-il desormais de commun entre nous? Je ne te connais plus. Porte
        ailleurs tes beaux sourires et tes gazouillements perfides.
        --Le voila qui s'adoucit, dit la Corilla en prenant d'une main le bras
        du debutant, sans cesser de chiffonner de l'autre l'ample cravate
        blanche du professeur. Viens ici, Zoto[1], et plie le genou devant le
        plus savant maitre de chant de toute l'Italie. Humilie-toi, mon enfant,
        et desarme sa rigueur. Un mot de lui, si tu peux l'obtenir, doit avoir
        plus de prix pour toi que toutes les trompettes de la renommee.

[1 Contraction d' Anzoleto , qui est le diminutif d' Angelo, Anzolo en
        dialecte.]
        --Vous avez ete bien severe pour moi, monsieur le professeur, dit
        Anzoleto en s'inclinant devant lui avec une modestie un peu railleuse;
        cependant mon unique pensee, depuis quatre ans, a ete de vous faire
        revoquer un arret bien cruel; et si je n'y suis pas parvenu ce soir,
        j'ignore si j'aurai le courage de reparaitre devant le public, charge
        comme me voila de votre anatheme.
        --Enfant, dit le professeur en se levant avec une vivacite et en parlant
        avec une conviction qui le rendirent noble et grand, de crochu et
        maussade qu'il semblait a l'ordinaire, laisse aux femmes les mielleuses
        et perfides paroles. Ne t'abaisse jamais au langage de la flatterie,
        meme devant ton superieur, a plus forte raison devant celui dont tu
        dedaignes interieurement le suffrage. Il y a une heure tu etais la-bas
        dans ce coin, pauvre, ignore, craintif; tout ton avenir tenait a un
        cheveu, a un son de ton gosier, a un instant de defaillance dans tes
        moyens, a un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant,
        t'ont fait riche, celebre, insolent. La carriere est ouverte, tu n'as
        plus qu'a y courir tant que tes forces t'y soutiendront. Ecoute donc;
        car pour la premiere fois, pour la derniere peut-etre, tu vas entendre
        la verite. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la
        mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n'as rien etudie a fond. Tu n'as
        que de l'exercice et de la facilite. Tu te passionnes a froid; tu sais
        roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes
        auxquelles on pardonne de minauder ce qu'elles ne savent pas chanter.
        Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent
        vulgaire, un style faux et commun. Ne te decourage pas pourtant; tu as
        tous les defauts, mais tu as de quoi les vaincre; car tu as les qualites
        que ne peuvent donner ni l'enseignement ni le travail; tu as ce que ne
        peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu
        as le feu sacre ... tu as le genie!... Helas! un feu qui n'eclairera
        rien de grand, un genie qui demeurera sterile ... car, je le vois dans
        tes yeux, comme je l'ai senti dans ta poitrine, tu n'as pas le culte de
        l'art, tu n'as pas de foi pour les grands maitres, ni de respect pour
        les grandes creations; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour
        toi seul ... Tu aurais pu ... tu pourrais ... Mais non, il est trop tard,
        ta destinee sera la course d'un meteore, comme celle de....»
        Et le professeur enfoncant brusquement son chapeau sur sa tete, tourna
        le dos, et s'en alla sans saluer personne, absorbe qu'il etait dans le
        developpement interieur de son enigmatique sentence.
        Quoique tout le monde s'efforcat de rire des bizarreries du professeur,
        elles laisserent une impression penible et comme un sentiment de doute
        et de tristesse durant quelques instants. Anzoleto fut le premier qui
        parut n'y plus songer, bien qu'elles lui eussent cause une emotion
        profonde de joie, d'orgueil, de colere et d'emulation dont toute sa vie
        devait etre desormais la consequence. Il parut uniquement occupe de
        plaire a la Corilla; et il sut si bien le lui persuader, qu'elle s'eprit
        de lui tres serieusement a cette premiere rencontre. Le comte Zustiniani
        n'etait pas fort jaloux d'elle, et peut-etre avait-il ses raisons pour
        ne pas la gener beaucoup. De plus, il s'interessait a la gloire et a
        l'eclat de son theatre plus qu'a toute chose au monde; non qu'il fut
        vilain a l'endroit des richesses, mais parce qu'il etait vraiment;
        fanatique de ce qu'on appelle les beaux-arts . C'est, selon moi, une
        expression qui convient a un certain sentiment vulgaire; tout italien et
        par consequent passionne sans beaucoup de discernement. Le culte de
        l'art , expression plus moderne, et dont tout le monde ne se servait pas
        il y a cent ans, a un sens tout autre que le gout des beaux-arts . Le
        comte etait en effet homme de gout comme on l'entendait alors,
        amateur, et rien de plus. Mais la satisfaction de ce gout etait la plus
        grande affaire de sa vie. Il aimait a s'occuper du public et a l'occuper
        de lui; a frequenter les artistes, a regner sur la mode, a faire parler
        de son theatre, de son luxe, de son amabilite, de sa magnificence. Il
        avait, en un mot, la passion dominante des grands seigneurs de province,
        l'ostentation. Posseder et diriger un theatre etait le meilleur moyen de
        contenter et de divertir toute la ville. Plus heureux encore s'il eut pu
        faire asseoir toute la Republique a sa table! Quand des etrangers
        demandaient au professeur Porpora ce que c'etait que le comte
        Zustiniani, il avait coutume de repondre: C'est un homme qui aime a
        regaler, et qui sert de la musique sur son theatre comme des faisans sur
        sa table.
        Vers une heure du matin on se separa.

«Anzolo, dit la Corilla, qui se trouvait seule avec lui dans une
        embrasure du balcon, ou demeures-tu?»
        A cette question inattendue, Anzoleto se sentit rougir et palir presque
        simultanement; car comment avouer a cette merveilleuse et opulente
        beaute qu'il n'avait quasi ni feu ni lieu? Encore cette reponse eut-elle
        ete plus facile a faire que l'aveu de la miserable taniere ou il se
        retirait les nuits qu'il ne passait pas par gout ou par necessite a la
        belle etoile.

«Eh bien, qu'est-ce que ma question a de si extraordinaire? dit la
        Corilla en riant de son trouble.
        --Je me demandais, moi, repondit Anzoleto avec beaucoup de presence
        d'esprit, quel palais de rois ou de fees pourrait etre digne de
        l'orgueilleux mortel qui y porterait le souvenir d'un regard d'amour de
        la Corilla!
        --Et que pretend dire par la ce flatteur? reprit-elle en lui lancant le
        plus brulant regard qu'elle put tirer de son arsenal de diableries.
        --Que je n'ai pas ce bonheur, repondit le jeune homme; mais que si je
        l'avais, j'aurais l'orgueil de ne vouloir demeurer qu'entre le ciel et
        la mer, comme les etoiles.
        --Ou comme les cuccali? s'ecria la cantatrice en eclatant de rire. On
        sait que les goelands sont des oiseaux d'une simplicite proverbiale, et
        que leur maladresse equivaut, dans le langage de Venise, a notre
        locution, etourdi comme un hanneton.
        --Raillez-moi, meprisez-moi, repondit Anzoleto; je crois que j'aime
        encore mieux cela que de ne pas vous occuper du tout.
        --Allons, puisque tu ne veux me repondre que par metaphores,
        reprit-elle, je vais t'emmener dans ma gondole, sauf a t'eloigner de ta
        demeure, au lieu de t'en rapprocher. Si je te joue ce mauvais tour,
        c'est ta faute.
        --Etait-ce la le motif de votre curiosite, signora? En ce cas ma reponse
        est bien courte et bien claire: Je demeure sur les marches de votre
        palais.
        --Va donc m'attendre sur les marches de celui ou nous sommes, dit la
        Corilla en baissant la voix; car Zustiniani pourrait bien blamer
        l'indulgence avec laquelle j'ecoute tes fadaises.»
        Dans le premier elan de sa vanite, Anzoleto s'esquiva, et courut
        voltiger de l'embarcadere du palais a la proue de la gondole de Corilla,
        comptant les secondes aux battements rapides de son coeur enivre. Mais
        avant qu'elle parut sur les marches du palais, bien des reflexions
        passerent par la cervelle active et ambitieuse du debutant. La Corilla
        est toute-puissante, se dit-il, mais si, a force de lui plaire, j'allais
        deplaire au comte? ou bien si j'allais par mon trop facile triomphe, lui
        faire perdre la puissance qu'elle tient de lui, en le degoutant tout a
        fait d'une maitresse si volage?
        Dans ces perplexites, Anzoleto mesura de l'oeil l'escalier qu'il pouvait
        remonter encore, et il songeait a effectuer son evasion, lorsque les
        flambeaux brillerent sous le portique, et la belle Corilla, enveloppee
        de son mantelet d'hermine, parut sur les premiers degres, au milieu d'un
        groupe de cavaliers jaloux de soutenir son coude arrondi dans le creux
        de leur main, et de l'aider ainsi a descendre, comme c'est la coutume a
        Venise.

«Eh bien, dit le gondolier de la prima-donna a Anzoleto eperdu, que
        faites-vous la? Entrez dans la gondole bien vite, si vous en avez la
        permission; ou bien suivez la rive et courez, car le seigneur comte est
        avec la signora.»
        Anzoleto se jeta au fond de la gondole sans savoir ce qu'il faisait. Il
        avait la tete perdue. Mais a peine y fut-il, qu'il s'imagina la stupeur
        et l'indignation qu'eprouverait le comte s'il entrait dans la gondole
        avec sa maitresse, en trouvant la son insolent protege. Son angoisse fut
        d'autant plus cruelle qu'elle se prolongea plus de cinq minutes. La
        signera s'etait arretee au beau milieu de l'escalier. Elle causait,
        riait tres-haut avec son cortege, et, discutant sur un trait, elle le
        repetait a pleine voix de plusieurs manieres differentes. Sa voix claire
        et vibrante allait se perdre sur les palais et sur les coupoles du
        canal, comme le chant du coq reveille avant l'aube se perd dans le
        silence des campagnes.
        Anzoleto, n'y pouvant plus tenir, resolut de s'elancer dans l'eau par
        l'ouverture de la gondole qui ne faisait pas face a l'escalier. Deja il
        avait fait glisser la glace dans son panneau de velours noir, et deja il
        avait passe une jambe dehors, lorsque le second rameur de la prima-donna,
        celui qui occupait a la poupe, se penchant vers lui sur le flanc de la
        cabanette, lui dit a voix basse:

«Puisqu'on chante, cela veut dire que vous devez vous tenir coi, et
        attendre sans crainte.»
        Je ne connaissais pas les usages, pensa Anzoleto, et il attendit, mais
        non sans un reste de frayeur douloureuse. La Corilla se donna le plaisir
        d'amener le comte jusqu'a la proue de sa gondole, et de s'y tenir debout
        en lui adressant les compliments de felicissima notte , jusqu'a ce
        qu'elle eut quitte la rive: puis elle vint s'asseoir aupres de son
        nouvel amant avec autant de naturel et de tranquillite que si elle n'eut
        pas risque la vie de celui-ci et sa propre fortune a ce jeu impertinent.

«Vous voyez bien la Corilla? disait pendant ce temps Zustiniani au comte
        Barberigo; eh bien, je parierai ma tete qu'elle n'est pas seule dans sa
        gondole.
        --Et comment pouvez-vous avoir une pareille idee? reprit Barberigo.
        --Parce qu'elle m'a fait mille instances pour que je la reconduisisse a
        son palais.
        --Et vous n'etes pas plus jaloux que cela?
        --Il y a longtemps que je suis gueri de cette faiblesse. Je donnerais
        beaucoup pour que notre premiere cantatrice s'eprit serieusement de
        quelqu'un qui lui fit preferer le sejour de Venise aux reves de voyage
        dont elle me menace. Je puis tres-bien me consoler de ses infidelites;
        mais je ne pourrais remplacer ni sa voix, ni son talent, ni la fureur du
        public qu'elle captive a San-Samuel.
        --Je comprends; mais qui donc peut etre ce soir l'amant heureux de cette
        folle princesse?»
        Le comte et son ami passerent en revue tous ceux que la Corilla avait pu
        remarquer et encourager dans la soiree. Anzoleto fut absolument le seul
        dont ils ne s'aviserent pas.
        V.
        Cependant un violent combat s'elevait dans l'ame de cet heureux amant
        que l'onde et la nuit emportaient dans leurs ombres tranquilles, eperdu
        et palpitant aupres de la plus celebre beaute de Venise. D'une part,
        Anzoleto sentait fermenter en lui l'ardeur d'un desir que la joie de
        l'orgueil satisfait rendait plus puissant encore; mais d'un autre cote,
        la crainte de deplaire bientot, d'etre raille, econduit et
        traitreusement accuse aupres du comte, venait refroidir ses transports.
        Prudent et ruse comme un vrai Venitien, il n'avait pas, depuis six ans,
        aspire au theatre sans s'etre bien renseigne sur le compte de la femme
        fantasque et imperieuse qui en gouvernait toutes les intrigues. Il avait
        tout lieu de penser que son regne aupres d'elle serait de courte duree;
        et s'il ne s'etait pas soustrait a ce dangereux honneur, c'est que, ne
        le prevoyant pas si proche, il avait ete subjugue et enleve par
        surprise. Il avait cru se faire tolerer par sa courtoisie, et voila
        qu'il etait deja aime pour sa jeunesse, sa beaute et sa gloire
        naissante! Maintenant, se dit Anzoleto avec cette rapidite d'apercus et
        de conclusions que possedent quelques tetes merveilleusement organisees,
        il ne me reste plus qu'a me faire craindre, si je ne veux toucher au
        lendemain amer et ridicule de mon triomphe. Mais comment me faire
        craindre, moi, pauvre diable, de la reine des enfers en personne? Son
        parti fut bientot pris. Il se jeta dans un systeme de mefiance, de
        jalousies et d'amertumes dont la coquetterie passionnee etonna la
        prima-donna. Toute leur causerie ardente et legere peut se resumer
        ainsi:
        ANZOLETO.
        Je sais bien que vous ne m'aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais, et
        voila pourquoi je suis triste et contraint aupres de vous.
        CORILLA.
        Et si je t'aimais?
        ANZOLETO.
        Je serais tout a fait desespere, parce qu'il me faudrait tomber du ciel
        dans un abime, et vous perdre peut-etre une heure apres vous avoir
        conquise au prix de tout mon bonheur futur.
        CORILLA.
        Et qui te fait croire a tant d'inconstance de ma part?
        ANZELOTO
        D'abord, mon peu de merite. Ensuite, tout le mal qu'on dit de vous.
        CORILLA.
        Et qui donc medit ainsi de moi?
        ANZOLETO.
        Tous les hommes, parce que tous les hommes vous adorent.
        CORILLA.
        Ainsi, si j'avais la folie de prendre de l'affection pour toi et de te
        le dire, tu me repousserais?
        ANZOLETO.
        Je ne sais si j'aurais la force de m'enfuir; mais si je l'avais, il est
        certain que je ne voudrais vous revoir de ma vie.
        --Eh bien, dit la Corilla, j'ai envie de faire cette epreuve par
        curiosite.... Anzoleto, je crois que je t'aime.
        --Et moi, je n'en crois rien, repondit-il. Si je reste, c'est parce que
        je comprends bien que c'est un persiflage. A ce jeu-la, vous ne
        m'intimiderez pas, et vous me piquerez encore moins.
        --Tu veux faire assaut de finesse, je crois?
        --Pourquoi non? Je ne suis pas bien redoutable, puisque je vous donne le
        moyen de me vaincre.
        --Lequel?
        --C'est de me glacer d'epouvante, et de me mettre en fuite en me disant
        serieusement ce que vous venez de me dire par raillerie.
        --Tu es un drole de corps! et je vois bien qu'il faut faire attention a
        tout avec toi. Tu es de ces hommes qui ne veulent pas respirer seulement
        le parfum de la rose, mais la cueillir et la mettre sous verre. Je ne
        t'aurais cru ni si hardi ni si volontaire a ton age!
        --Et vous me meprisez pour cela?
        --Au contraire: tu m'en plais davantage. Bonsoir, Anzoleto, nous nous
        reverrons.
        Elle lui tendit sa belle main, qu'il baisa avec passion. Je ne m'en suis
        pas mal tire, se dit-il en fuyant sous les galeries qui bordaient le
        canaletto.
        Desesperant de se faire ouvrir a cette heure indue le bouge ou il se
        retirait de coutume, il songea a s'aller etendre sur le premier seuil
        venu, pour y gouter ce repos angelique que connaissent seules l'enfance
        et la pauvrete. Mais, pour la premiere fois de sa vie, il ne trouva pas
        une dalle assez propre pour s'y coucher. Bien que le pave de Venise soit
        plus net et plus blanc que dans aucun autre lieu du monde, il s'en
        fallait de beaucoup que ce lit legerement poudreux convint a un habit
        noir complet de la plus fine etoffe, et de la coupe la plus elegante. Et
        puis la convenance! Les memes bateliers qui, le matin, enjambaient
        honnetement les marches des escaliers sans heurter les haillons du jeune
        plebeien, eussent insulte a son sommeil, et peut-etre souille a dessein
        les livrees de son luxe parasite etalees sous leurs pieds.
        Qu'eussent-ils pense d'un dormeur en plein air, en bas de soie, en linge
        fin, en manchettes et en rabat de dentelle? Anzoleto regretta en ce
        moment sa bonne cape de laine brune et rouge, bien fanee, bien usee,
        mais encore epaisse de deux doigts et a l'epreuve de la brume malsaine
        qui s'eleve au matin sur les eaux de Venise. On etait aux derniers jours
        de fevrier; et bien qu'a cette epoque de l'annee le soleil soit deja
        brillant et chaud dans ce climat, les nuits y sont encore tres-froides.
        L'idee lui vint d'aller se blottir dans quelque gondole amarree au
        rivage: toutes etaient fermees a cle. Enfin il en trouva une dont la
        porte ceda devant lui; mais en y penetrant il heurta les pieds du
        barcarolle qui s'y etait retire pour dormir, et tomba sur lui.--Par le
        corps du diable! lui cria une grosse voix rauque sortant du fond de cet
        antre, qui etes-vous, et que demandez-vous?
        --C'est toi, Zanetto? repondit Anzoleto en reconnaissant la voix du
        gondolier, assez bienveillant pour lui a l'ordinaire. Laisse-moi me
        coucher a tes cotes, et faire un somme a couvert sous ta cabanette.
        --Et qui es-tu? demanda Zanetto.
        --Anzoleto; ne me reconnais-tu pas?
        --Par Satan, non! Tu portes des habits qu'Anzoleto ne pourrait porter, a
        moins qu'il ne les eut voles. Va-t'en, va-t'en! Fusses-tu le doge en
        personne, je n'ouvrirai pas ma barque a un homme qui a un bel habit pour
        se promener et pas un coin pour dormir.
        Jusqu'ici, pensa Anzoleto, la protection et les faveurs du comte
        Zustiniani m'ont expose a plus de perils et de desagrements qu'elles ne
        m'ont procure d'avantages. Il est temps que ma fortune reponde a mes
        succes, et il me tarde d'avoir quelques sequins dans mes poches pour
        soutenir le personnage qu'on me fait jouer.
        Plein d'humeur, il se promena au hasard dans les rues desertes, n'osant
        s'arreter de peur de faire rentrer la transpiration que la colere et la
        fatigue lui avaient causees. Pourvu qu'a tout ceci je ne gagne pas un
        enrouement! se disait-il. Demain monsieur le comte va vouloir faire
        entendre son jeune prodige a quelque sot aristarque, qui, si j'ai dans
        le gosier le moindre petit chat par suite d'une nuit sans repos, sans
        sommeil et sans abri, prononcera que je n'ai pas de voix; et monsieur le
        comte, qui sait bien le contraire, dira: Ah! si vous l'aviez entendu
        hier!--Il n'est donc pas egal? dira l'autre. Peut-etre n'est-il pas
        d'une bonne sante?--Ou peut-etre, dira un troisieme, s'est-il fatigue
        hier. Il est bien jeune en effet pour chanter plusieurs jours de suite.
        Vous feriez bien d'attendre qu'il fut plus mur et plus robuste pour le
        lancer sur les planches.--Et le comte dira: Diable! s'il s'enroue pour
        avoir chante deux airs, ce n'est pas la mon affaire.--Alors, pour
        s'assurer que j'ai de la force et de la sante, ils me feront faire des
        exercices tous les jours, jusqu'a perdre haleine, et ils me casseront la
        voix pour s'assurer que j'ai des poumons. Au diable la protection des
        grands seigneurs! Ah! quand pourrai-je m'en affranchir, et, fort de ma
        renommee, de la faveur du public, de la concurrence des theatres, quand
        pourrai-je chanter dans leurs salons par grace, et traiter de puissance
        a puissance avec eux?
        En devisant ainsi avec lui-meme, Anzoleto arriva dans une de ces petites
        places qu'on appelle corti a Venise, bien que ce ne soient pas des
        cours, et que cet assemblage de maisons, s'ouvrant sur un espace commun,
        corresponde plutot a ce que nous appelons aujourd'hui a Paris cite .
        Mais il s'en faut de beaucoup que la disposition de ces pretendues cours
        soit reguliere, elegante et soignee comme nos squares modernes. Ce
        sont plutot de petites places obscures, quelquefois formant impasse,
        d'autres fois servant de passage d'un quartier a l'autre; mais peu
        frequentees, habitees a l'entour par des gens de mince fortune et de
        mince condition, le plus, souvent par des gens du peuple, des ouvriers
        ou des blanchisseuses qui etendent leur linge sur des cordes tendues en
        travers du chemin, inconvenient que le passant supporte avec beaucoup de
        tolerance, car son droit de passage est parfois tolere aussi plutot que
        fonde. Malheur a l'artiste pauvre, reduit a ouvrir les fenetres de son
        cabinet sur ces recoins tranquilles, ou la vie proletaire, avec ses
        habitudes rustiques, bruyantes et un peu malpropres, reparait tout a
        coup au sein de Venise, a deux pas des larges canaux et des somptueux
        edifices. Malheur a lui, si le silence est necessaire a ses meditations;
        car de l'aube a la nuit un bruit d'enfants, de poules et de chiens,
        jouant et criant ensemble dans cette enceinte resserree, les
        interminables babillages des femmes rassemblees sur le seuil des portes,
        et les chansons des travailleurs dans leurs ateliers, ne lui laisseront
        pas un instant de repos. Heureux encore quand l' improvisatore ne vient
        pas hurler ses sonnets et ses dithyrambes jusqu'a ce qu'il ait recueilli
        un sou de chaque fenetre, ou quand Brighella n'etablit pas sa baraque au
        milieu de la cour, patient a recommencer son dialogue avec l' avocato,
        il tedesco e il diavolo , jusqu'a ce qu'il ait epuise en vain sa faconde
        gratis devant les enfants deguenilles, heureux spectateurs qui ne se
        font scrupule d'ecouter et de regarder sans avoir un liard dans leur
        poche!
        Mais, la nuit, quand tout est rentre dans le silence, et que la lune
        paisible eclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de
        toutes les epoques, accolees les unes aux autres sans symetrie et sans
        pretention, coupees par de fortes ombres, pleines de mysteres dans leurs
        enfoncements, et de grace instinctive dans leurs bizarreries, offre un
        desordre infiniment pittoresque. Tout devient beau sous les regards de
        la lune; le moindre effet d'architecture s'agrandit et prend du
        caractere; le moindre balcon festonne de vigne se donne des airs de
        roman espagnol, et vous remplit l'imagination de ces belles aventures
        dites de cape et d'epee . Le ciel limpide ou se baignent, au-dessus de
        ce cadre sombre et anguleux, les pales coupoles des edifices lointains,
        verse sur les moindres details du tableau une couleur vague et
        harmonieuse qui porte a des reveries sans fin.
        C'est dans la corte Minelli , pres l'eglise San-Fantin, qu'Anzoleto se
        trouva au moment ou les horloges se renvoyaient l'une a l'autre le coup
        de deux heures apres minuit. Un instinct secret avait conduit ses pas
        vers la demeure d'une personne dont le nom et l'image ne s'etaient pas
        presentes a lui depuis le coucher du soleil. A peine etait-il rentre
        dans cette cour, qu'il entendit une voix douce l'appeler bien bas par
        les dernieres syllabes de son nom; et, levant le tete, il vit une legere
        silhouette se dessiner sur une des plus miserables terrasses de
        l'enceinte. Un instant apres, la porte de cette masure s'ouvrit, et
        Consuelo en jupe d'indienne, et le corsage enveloppe d'une vieille mante
        de soie noire qui avait servi jadis de parure a sa mere, vint lui tendre
        une main, tandis qu'elle posait de l'autre un doigt sur ses levres pour
        lui recommander le silence. Ils monterent sur la pointe du pied et a
        tatons l'escalier de bois tournant et delabre qui conduisait jusque sur
        le toit; et quand ils furent assis sur la terrasse, ils commencerent un
        de ces longs chuchotements entrecoupes de baisers, que chaque nuit on
        entend murmurer sur les toits, comme des brises mysterieuses, ou comme
        un babillage d'esprits aeriens voltigeant par couples dans la brume
        autour des cheminees bizarres qui coiffent de leurs nombreux turbans
        rouges toutes les maisons de Venise.

«Comment, ma pauvre amie, dit Anzoleto, tu m'as attendu jusqu'a present?
        --Ne m'avais-tu pas dit que tu viendrais me rendre compte de ta soiree?
        Eh bien, dis-moi donc si tu as bien chante, si tu as fait plaisir, si on
        t'a applaudi, si on t'a signifie ton engagement?
        --Et toi, ma bonne Consuelo, dit Anzoleto, penetre tout a coup de
        remords en voyant la confiance et la douceur de cette pauvre fille,
        dis-moi donc si tu t'es impatientee de ma longue absence, si tu n'es pas
        bien fatiguee de m'attendre ainsi, si tu n'as pas eu bien froid sur
        cette terrasse, si tu as songe a souper, si tu ne m'en veux pas de venir
        si tard, si tu as ete inquiete, si tu m'accusais?
        --Rien de tout cela, repondit-elle en lui jetant ses bras au cou avec
        candeur. Si je me suis impatientee, ce n'est pas contre toi; si je suis
        fatiguee, si j'ai eu froid, je ne m'en ressens plus depuis que tu es la;
        si j'ai soupe je ne m'en souviens pas; si je t'ai accuse ... de quoi
        t'aurais-je accuse? si j'ai ete inquiete ... pourquoi l'aurais-je ete?
        si je t'en veux? jamais.
        --Tu es un ange, toi! dit Anzoleto en l'embrassant. Ah! ma consolation!
        que les autres coeurs sont perfides et durs!
        --Helas! qu'est-il donc arrive? quel mal a-t-on fait la-bas au fils de
        mon ame? dit Consuelo, melant au gentil dialecte venitien les
        metaphores hardies et passionnees de sa langue natale.
        Anzoleto raconta tout ce qui lui etait arrive, meme ses galanteries
        aupres de la Corilla, et surtout les agaceries qu'il en avait recues.
        Seulement, il raconta les choses d'une certaine facon, disant tout ce
        qui ne pouvait affliger Consuelo, puisque, de fait et d'intention, il
        lui avait ete fidele, et c'etait presque toute la verite. Mais il y a
        centieme partie de verite que nulle enquete judiciaire n'a jamais
        eclairee, que nul client n'a jamais confessee a son avocat, et que nul
        arret n'a jamais atteinte qu'au hasard, parce que dans ce peu de faits
        ou d'intentions qui reste mysterieux, est la cause tout entiere, le
        motif, le but, le mot enfin de ces grands proces toujours si mal plaides
        et toujours si mal juges, quelles que soient la passion des orateurs et
        la froideur des magistrats.
        Pour en revenir a Anzoleto, il n'est pas besoin de dire quelles
        peccadilles il passa sous silence, quelles emotions ardentes devant le
        public il traduisit a sa maniere, et quelles palpitations etouffees dans
        la gondole il oublia de mentionner. Je crois meme qu'il ne parla point
        du tout de la gondole, et qu'il rapporta ses flatteries a la cantatrice
        comme les adroites moqueries au moyen desquelles il avait echappe sans
        l'irriter aux perilleuses avances dont elle l'avait accable. Pourquoi,
        ne voulant pas et ne pouvant pas dire le fond des choses, c'est-a-dire
        la puissance des tentations qu'il avait surmontees par prudence et par
        esprit de conduite, pourquoi, dites-vous, chere lectrice, ce jeune
        fourbe allait-il risquer d'eveiller la jalousie de Consuelo? Vous me le
        demandez, Madame? Dites-moi donc si vous n'avez pas pour habitude de
        conter a l'amant, je veux dire a l'epoux de votre choix, tous les
        hommages dont vous avez ete entouree par les autres, tous les aspirants
        que vous avez econduits, tous les rivaux que vous avez sacrifies, non
        seulement avant l'hymen, mais apres, mais tous les jours de bal, mais
        hier et ce matin encore! Voyons, Madame, si vous etes belle, comme je me
        complais a le croire, je gage ma tete que vous ne faites point autrement
        qu'Anzoleto, non pour vous faire valoir, non pour faire souffrir un ame
        jalouse, non pour enorgueillir un coeur trop orgueilleux deja de vos
        preferences; mais parce qu'il est doux d'avoir pres de soi quelqu'un a
        qui l'on puisse raconter ces choses-la, tout en ayant l'air d'accomplir
        un devoir, et de se confesser en se vantant au confesseur. Seulement,
        Madame, vous ne vous confessez que de presque tout . Il n'y a qu'un
        tout petit rien, dont vous ne parlez jamais; c'est le regard, c'est le
        sourire qui ont provoque l'impertinente declaration du presomptueux dont
        vous vous plaignez. Ce sourire, ce regard, ce rien, c'est precisement la
        gondole dont Anzoleto, heureux de repasser tout haut dans sa memoire les
        enivrements de la soiree, oublia de parler a Consuelo. Heureusement pour
        la petite Espagnole, elle ne savait point encore ce que c'est que la
        jalousie: ce noir et amer sentiment ne vient qu'aux ames qui ont
        beaucoup souffert, et jusque-la Consuelo etait aussi heureuse de son
        amour qu'elle etait bonne. La seule circonstance qui fit en elle une
        impression profonde, ce fut l'oracle flatteur et severe prononce par son
        respectable maitre, le professeur Porpora, sur la tete adoree
        d'Anzoleto. Elle fit repeter a ce dernier les expressions dont le maitre
        s'etait servi; et apres qu'il les lui eut exactement rapportees, elle y
        pensa longtemps et demeura silencieuse.

«Consuelina, lui dit Anzoleto sans trop s'apercevoir de sa reverie, je
        t'avoue que l'air est extremement frais. Ne crains-tu pas de t'enrhumer?
        Songe, ma cherie, que notre avenir repose sur ta voix encore plus que
        sur la mienne ...
        --Je ne m'enrhume jamais, repondit-elle; mais toi, tu es si peu vetu
        avec tes beaux habits! Tiens, enveloppe-toi de ma mantille.
        --Que veux-tu que je fasse de ce pauvre morceau de taffetas perce a
        jour? J'aimerais bien mieux me mettre a couvert une demi-heure dans ta
        chambre.
        --Je le veux bien, dit Consuelo: mais alors il ne faudra pas parler; car
        les voisins pourraient nous entendre, et ils nous blameraient. Ils ne
        sont pas mechants; ils voient nos amours sans trop me tourmenter, parce
        qu'ils savent bien que jamais tu n'entres chez moi la nuit. Tu ferais
        mieux d'aller dormir chez toi.
        --Impossible! on ne m'ouvrira qu'au jour, et j'ai encore trois heures a
        grelotter. Tiens, mes dents claquent dans ma bouche.
        --En ce cas, viens, dit Consuelo en se levant; je t'enfermerai dans ma
        chambre, et je reviendrai sur la terrasse pour que, si quelqu'un nous
        observe, il voie bien que je ne fais pas de scandale.»
        --Elle le conduisit en effet dans sa chambre: c'etait une assez grande
        piece delabree, ou les fleurs peintes a fresque sur les murs
        reparaissaient ca et la sous une seconde peinture encore plus grossiere
        et deja presque aussi degradee. Un grand bois de lit carre avec une
        paillasse d'algues marines, et une couverture d'indienne piquee fort
        propre, mais rapetassee en mille endroits avec des morceaux de toutes
        couleurs, une chaise de paille, une petite table, une guitare fort
        ancienne, et un Christ de filigrane, uniques richesses que sa mere lui
        avait laissees; une petite epinette, et un gros tas de vieille musique
        rongee des vers, que le professeur Porpora avait la generosite de lui
        preter: tel etait l'ameublement de la jeune artiste, fille d'une pauvre
        Bohemienne, eleve d'un grand maitre et amoureuse d'un bel aventurier.
        Comme il n'y avait qu'une chaise, et que la table etait couverte de
        musique, il n'y avait qu'un siege pour Anzoleto; c'etait le lit, et il
        s'en accommoda sans facon. A peine se fut-il assis sur le bord, que la
        fatigue s'emparant de lui, il laissa tomber sa tete sur un gros coussin
        de laine qui servait d'oreiller, en disant:

«Oh! ma chere petite femme, je donnerais en cet instant tout ce qui me
        reste d'annees a vivre pour une heure de bon sommeil, et tous les
        tresors de l'univers pour un bout de cette couverture sur mes jambes. Je
        n'ai jamais eu si froid que dans ces maudits habits, et le malaise de
        cette insomnie me donne le frisson de la fievre.»
        Consuelo hesita un instant. Orpheline et seule au monde a dix-huit ans,
        elle ne devait compte qu'a Dieu de ses actions. Croyant a la promesse
        d'Anzoleto comme a la parole de l'Evangile, elle ne se croyait menacee
        ni de son degout ni de son abandon en cedant a tous ses desirs. Mais un
        sentiment de pudeur qu'Anzoleto n'avait jamais ni combattu ni altere en
        elle, lui fit trouver sa demande un peu grossiere. Elle s'approcha de
        lui, et lui toucha la main. Cette main etait bien froide en effet, et
        Anzoleto prenant celle de Consuelo la porta a son front, qui etait
        brulant.

«Tu es malade! lui dit-elle, saisie d'une sollicitude qui fit taire
        toutes les autres considerations. Eh bien, dors une heure sur ce lit.»
        Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois.

«Bonne comme Dieu meme!» murmura-t-il en s'etendant sur le matelas
        d'algue marine.
        Consuelo l'entoura de sa couverture; elle alla prendre dans un coin
        quelques pauvres hardes qui lui restaient, et lui en couvrit les pieds.

«Anzoleto, lui dit-elle a voix basse tout en remplissant ce soin
        maternel, ce lit ou tu vas dormir, c'est celui ou j'ai dormi avec ma
        mere les dernieres annees de sa vie; c'est celui ou je l'ai vue mourir,
        ou je l'ai enveloppee de son drap mortuaire, ou j'ai veille sur son
        corps en priant et en pleurant, jusqu'a ce que la barque des morts soit
        venue me l'oter pour toujours. Eh bien, je vais te dire maintenant ce
        qu'elle m'a fait promettre a sa derniere heure. Consuelo, m'a-t-elle dit,
        jure-moi sur le Christ qu'Anzoleto ne prendra pas ma place dans ce lit
        avant de s'etre marie avec toi devant un pretre.
        --Et tu as jure?
        --Et j'ai jure. Mais en te laissant dormir ici pour la premiere fois, ce
        n'est pas la place de ma mere que je te donne, c'est la mienne.
        --Et toi, pauvre fille, tu ne dormiras donc pas? reprit Anzoleto en se
        relevant a demi par un violent effort. Ah! je suis un lache, je m'en
        vais dormir dans la rue.
        --Non! dit Consuelo en le repoussant sur le coussin avec une douce
        violence; tu es malade, et je ne le suis pas. Ma mere qui est morte en
        bonne catholique, et qui est dans le ciel, nous voit a toute heure. Elle
        sait que tu lui as tenu la promesse que tu lui avais faite de ne pas
        m'abandonner. Elle sait aussi que notre amour est aussi honnete depuis
        sa mort qu'il l'a ete de son vivant. Elle voit qu'en ce moment je ne
        fais et je ne pense rien de mal. Que son ame repose dans le Seigneur!»
        Ici Consuelo fit un grand signe de croix. Anzoleto etait deja endormi.

«Je vais dire mon chapelet la-haut sur la terrasse pour que tu n'aies
        pas la fievre,» ajouta Consuelo en s'eloignant.

«Bonne comme Dieu!» repeta faiblement Anzoleto, et il ne s'apercut
        seulement pas que sa fiancee le laissait seul. Elle alla en effet dire
        son chapelet sur le toit. Puis elle revint pour s'assurer qu'il n'etait
        pas plus malade, et le voyant dormir paisiblement, elle contempla
        longtemps avec recueillement son beau visage pale eclaire par la lune.
        Et puis, ne voulant pas ceder au sommeil elle-meme, et se rappelant que
        les emotions de la soiree lui avaient fait negliger son travail, elle
        ralluma sa lampe, s'assit devant sa petite table, et nota un essai de
        composition que maitre Porpora lui avait demande pour le jour suivant.
        VI.
        Le comte Zustiniani, malgre son detachement philosophique et de
        nouvelles amours dont la Corilla feignait assez maladroitement d'etre
        jalouse, n'etait pas cependant aussi insensible aux insolents caprices
        de cette folle maitresse qu'il s'efforcait de le paraitre. Bon, faible
        et frivole, Zustiniani n'etait roue que par ton et par position sociale.
        Il ne pouvait s'empecher de souffrir, au fond de son coeur, de
        l'ingratitude avec laquelle cette fille avait repondu a sa generosite;
        et d'ailleurs, quoiqu'il fut a cette epoque (a Venise aussi bien qu'a
        Paris) de la derniere inconvenance de montrer de la jalousie, l'orgueil
        italien se revoltait contre le role ridicule et miserable que la Corilla
        lui faisait jouer.
        Donc, ce meme soir ou Anzoleto avait brille au palais Zustiniani, le
        comte, apres avoir agreablement plaisante avec son ami Barberigo sur les
        espiegleries de sa maitresse, des qu'il vit ses salons deserts et les
        flambeaux eteints, prit son manteau et son epee, et, pour en avoir le
        coeur net , courut au palais qu'habitait la Corilla.
        Quand il se fut assure qu'elle etait bien seule, ne se trouvant pas
        encore tranquille, il entama la conversation a voix basse avec le
        barcarolle qui etait en train de remiser la gondole de la prima-donna
        sous la voute destinee a cet usage. Moyennant quelques sequins, il le
        fit parler, et se convainquit bientot qu'il ne s'etait pas trompe en
        supposant que la Corilla avait pris un compagnon de route dans sa
        gondole. Mais il lui fut impossible de savoir qui etait ce compagnon; le
        gondolier ne le savait pas. Bien qu'il eut vu cent fois Anzoleto aux
        alentours du theatre et du palais Zustiniani, il ne l'avait pas reconnu
        dans l'ombre, sous l'habit noir et avec de la poudre.
        Ce mystere impenetrable acheva de donner de l'humeur au comte. Il se fut
        console en persiflant son rival, seule vengeance de bon gout, mais aussi
        cruelle dans les temps de parade que le meurtre l'est aux epoques de
        passions serieuses. Il ne dormit pas; et avant l'heure ou Porpora
        commencait son cours de musique au conservatoire des filles pauvres, il
        s'achemina vers la scuola di Mendicanti , dans la salle ou devaient se
        rassembler les jeunes eleves.
        La position du comte a l'egard du docte professeur avait beaucoup change
        depuis quelques annees. Zustiniani n'etait plus l'antagoniste musical de
        Porpora, mais son associe, et son chef en quelque sorte; il avait fait
        des dons considerables a l'etablissement que dirigeait ce savant maitre,
        et par reconnaissance on lui en avait donne la direction supreme. Ces
        deux amis vivaient donc desormais en aussi bonne intelligence que
        pouvait le permettre l'intolerance du professeur a l'egard de la musique
        a la mode; intolerance qui cependant etait forcee de s'adoucir a la vue
        des encouragements que le comte donnait de ses soins et de sa bourse a
        l'enseignement et a la propagation de la musique serieuse. En outre, il
        avait fait representer a San-Samuel un opera que ce maitre venait de
        composer.

«Mon cher maitre, lui dit Zustiniani en l'attirant a l'ecart, il faut
        que non seulement vous vous decidiez a vous laisser enlever pour le
        theatre une de vos eleves, mais il faut encore que vous m'indiquiez
        celle qui vous paraitra la plus propre a remplacer la Corilla. Cette
        cantatrice est fatiguee, sa voix se perd, ses caprices nous ruinent, le
        public est bientot degoute d'elle. Vraiment nous devons songer a lui
        trouver une succeditrice . (Pardon, cher lecteur, ceci se dit en
        italien, et le comte ne faisait point un neologisme.)
        --Je n'ai pas ce qu'il vous faut, repliqua sechement Porpora.
        --Eh quoi, maitre, s'ecria le comte, allez-vous retomber dans vos
        humeurs noires? Est-ce tout de bon qu'apres tant de sacrifices et de
        devouement de ma part pour encourager votre oeuvre musicale, vous vous
        refusez a la moindre obligeance quand je reclame votre aide et vos
        conseils pour la mienne?
        --Je n'en ai plus de droit, comte, repondit le professeur; et ce que je
        viens de vous dire est la verite, dite par un ami, et avec le desir de
        vous obliger. Je n'ai point dans mon ecole de chant une seule personne
        capable de vous remplacer la Corilla. Je ne fais pas plus de cas d'elle
        qu'il ne faut; mais en declarant que le talent de cette fille n'a aucune
        valeur solide a mes yeux, je suis force de reconnaitre qu'elle possede
        un savoir-faire, une habitude, une facilite et une communication etablie
        avec les sens du public qui ne s'acquierent qu'avec des annees de
        pratique, et que n'auront pas de longtemps d'autres debutantes.
        --Cela est vrai, dit le comte; mais enfin nous avons forme la Corilla,
        nous l'avons vue commencer, nous l'avons fait accepter au public; sa
        beaute a fait les trois quarts de son succes, et vous avez d'aussi
        charmantes personnes dans votre ecole. Vous ne nierez pas cela, mon
        maitre! Voyons, confessez que la Clorinda est la plus belle creature de
        l'univers!
        --Mais affectee, mais minaudiere, mais insupportable.... Il est vrai que
        le public trouvera peut-etre charmantes ces grimaces ridicules ... mais
        elle chante faux, elle n'a ni ame, ni intelligence.... Il est vrai que
        le public n'en a pas plus que d'oreilles ... mais elle n'a ni memoire,
        ni adresse, et elle ne se sauvera meme pas du fiasco par le
        charlatanisme heureux qui reussit a tant de gens!»
        En parlant ainsi, le professeur laissa tomber un regard involontaire sur
        Anzoleto, qui, a la faveur de son titre de favori du comte, et sous
        pretexte de venir lui parler, s'etait glisse dans la classe, et se
        tenait a peu de distance, l'oreille ouverte a la conversation.

«N'importe, dit le comte sans faire attention a la malice rancuniere du
        maitre; je n'abandonne pas mon idee. Il y a longtemps que je n'ai
        entendu la Clorinda. Faisons-la venir, et avec elle cinq ou six autres,
        les plus jolies que l'on pourra trouver. Voyons, Anzoleto, ajouta-t-il
        en riant, te voila assez bien equipe pour prendre l'air grave d'un jeune
        professeur. Entre dans le jardin, et adresse-toi aux plus remarquables
        de ces jeunes beautes, pour leur dire que nous les attendons ici,
        monsieur le professeur et moi.»
        Anzoleto obeit; mais soit par malice, soit qu'il eut ses vues, il amena
        les plus laides, et c'est pour le coup que Jean-Jacques aurait pu
        s'ecrier: «La Sofia etait borgne, la Cattina etait boiteuse.»
        Ce quiproquo fut pris en bonne part, et, apres qu'on en eut ri sous
        cape, on renvoya ces demoiselles avertir celles de leurs compagnes que
        designa le professeur. Un groupe charmant vint bientot, avec la belle
        Clorinda au centre.

«La magnifique chevelure! dit le comte a l'oreille du professeur en
        voyant passer pres de lui les superbes tresses blondes de cette
        derniere.
        --Il y a beaucoup plus dessus que dedans cette tete, repondit le
        rude censeur sans daigner baisser la voix.
        Apres une heure d'epreuve, le comte, n'y pouvant plus tenir, se retira
        consterne en donnant des eloges pleins de graces a ces demoiselles, et
        en disant tout bas au professeur:--Il ne faut point songer a ces
        perruches!

«Si votre seigneurie illustrissime daignait me permettre de dire un mot
        sur ce qui la preoccupe ... articula doucement Anzoleto a l'oreille du
        comte en descendant l'escalier.
        --Parle, reprit le comte; connaitrais-tu cette merveille que nous
        cherchons?
        --Oui, excellence.
        --Et au fond de quelle mer iras-tu pecher cette perle fine?
        --Tout au fond de la classe ou le malin professeur Porpora la tient
        cachee les jours ou vous passez votre bataillon feminin en revue.
        --Quoi? est-il dans la scuola un diamant dont mes yeux n'aient jamais
        apercu l'eclat? Si maitre Porpora m'a joue un pareil tour!...
        --Illustrissime, le diamant dont je parle ne fait pas partie de la
        scuola. C'est une pauvre fille qui vient seulement chanter dans les
        choeurs quand on a besoin d'elle, et a qui le professeur donne des
        lecons particulieres par charite, et plus encore par amour de l'art.
        --Il faut donc que cette pauvre fille ait des facultes extraordinaires;
        car le professeur n'est pas facile a contenter, et il n'est pas prodigue
        de son temps et de sa peine. L'ai-je entendue quelquefois sans la
        connaitre?
        --Votre Seigneurie l'a entendue une fois, il y a bien longtemps, et
        lorsqu'elle n'etait encore qu'un enfant. Aujourd'hui c'est une grande
        jeune fille, forte, studieuse, savante comme le professeur, et capable
        de faire siffler la Corilla le jour ou elle chantera une phrase de trois
        mesures a cote d'elle sur le theatre.
        --Et ne chante-t-elle jamais en public? Le professeur ne lui a-t-il pas
        fait dire quelques motets aux grandes vepres?
        --Autrefois, excellence, le professeur se faisait une joie de l'entendre
        chanter a l'eglise; mais depuis que les scolari , par jalousie et par
        vengeance, ont menace de la faire chasser de la tribune si elle y
        reparaissait a cote d'elles....
        --C'est donc une fille de mauvaise vie?...
        --O Dieu vivant! excellence, c'est une vierge aussi pure que la porte du
        ciel! Mais elle est pauvre et de basse extraction ... comme moi,
        excellence, que vous daignez cependant elever jusqu'a vous par vos
        bontes; et ces mechantes harpies ont menace le professeur de se plaindre
        a vous de l'infraction qu'il commettait contre le reglement en
        introduisant dans leur classe une eleve qui n'en fait point partie.
        --Ou pourrai-je donc entendre cette merveille?
        --Que votre seigneurie donne l'ordre au professeur de la faire chanter
        devant elle; elle pourra juger de sa voix et de la grandeur de son
        talent.
        --Ton assurance me donne envie de te croire. Tu dis donc que je l'ai
        deja entendue, il y a longtemps ... J'ai beau chercher a me rappeler....
        --Dans l'eglise des Mendicanti, un jour de repetition generale, le
        Salve Regina de Pergolese....
        --Oh! j'y suis, s'ecria le comte; une voix, un accent, une intelligence
        admirables!
        --Et elle n'avait que quatorze ans, monseigneur, c'etait un enfant.
        --Oui, mais ... je crois me rappeler qu'elle n'etait pas jolie.
        --Pas jolie, excellence! dit Anzoleto tout interdit.
        --Ne s'appelait-elle pas?... Oui, c'etait une Espagnole, un nom
        bizarre....
        --Consuelo, monseigneur!
        --C'est cela, tu voulais l'epouser alors, et vos amours nous ont fait
        rire, le professeur et moi. Consuelo! c'est bien elle; la favorite du
        professeur, une fille bien intelligente, mais bien laide!
        --Bien laide! repeta Anzoleto stupefait.
        --Eh oui, mon enfant. Tu en es donc toujours epris?
        --C'est mon amie, illustrissime.
        --Amie veut dire chez nous egalement soeur et amante. Laquelle des deux?
        --Soeur, mon maitre.
        --Eh bien, je puis, sans te faire de peine, te dire ce que j'en pense.
        Ton idee n'a pas le sens commun. Pour remplacer la Corilla il faut un
        ange de beaute, et ta Consuelo, je m'en souviens bien maintenant, est
        plus que laide, elle est affreuse.»
        Le comte fut aborde en cet instant par un de ses amis, qui l'emmena d'un
        autre cote, et il laissa Anzoleto consterne se repeter en
        soupirant:--Elle est affreuse!...
        VII.
        Il vous paraitra peut-etre etonnant, et il est pourtant tres certain,
        cher lecteur, que jamais Anzoleto n'avait eu d'opinion sur la beaute ou
        la laideur de Consuelo. Consuelo etait un etre tellement isole,
        tellement ignore dans Venise, que nul n'avait jamais songe a chercher
        si, a travers ce voile d'oubli et d'obscurite, l'intelligence et la
        bonte avaient fini par se montrer sous une forme agreable ou
        insignifiante. Porpora, qui n'avait plus de sens que pour l'art, n'avait
        vu en elle que l'artiste. Les voisins de la Corte-Minelli voyaient
        sans se scandaliser ses innocentes amours avec Anzoleto. A Venise on
        n'est point feroce sur ce chapitre-la. Ils lui predisaient bien parfois
        qu'elle serait malheureuse avec ce garcon sans aveu et sans etat, et ils
        lui conseillaient de chercher plutot a s'etablir avec quelque honnete et
        paisible ouvrier. Mais comme elle leur repondait qu'etant sans famille
        et sans appui elle-meme, Anzoleto lui convenait parfaitement; comme,
        depuis six ans, il ne s'etait pas ecoule un seul jour sans qu'on les vit
        ensemble, ne cherchant point le mystere, et ne se querellant jamais, on
        avait fini par s'habituer a leur union libre et indissoluble. Aucun
        voisin ne s'etait jamais avise de faire la cour a l' amica d'Anzoleto.
        Etait-ce seulement a cause des engagements qu'on lui supposait, ou bien
        etait-ce a cause de sa misere? ou bien encore n'etait-ce pas que sa
        personne n'avait exerce de seduction sur aucun d'eux? La derniere
        hypothese est fort vraisemblable.
        Cependant chacun sait que, de douze a quatorze ans, les jeunes filles
        sont generalement maigres, decontenancees, sans harmonie dans les
        traits, dans les proportions, dans les mouvements. Vers quinze ans elles
        se refont (c'est en francais vulgaire l'expression des matrones); et
        celle qui paraissait affreuse naguere reparait, apres ce court travail
        de transformation, sinon belle, du moins agreable. On a remarque meme
        qu'il n'etait pas avantageux a l'avenir d'une fillette d'etre jolie de
        trop bonne heure.
        Consuelo ayant recueilli comme les autres le benefice de l'adolescence,
        on avait cesse de dire qu'elle etait laide; et le fait est qu'elle ne
        l'etait plus. Seulement, comme elle n'etait ni dauphine, ni infante,
        elle n'avait point eu de courtisans autour d'elle pour proclamer que la
        royale progeniture embellissait a vue d'oeil; et comme elle n'avait pas
        l'appui de tendres sollicitudes pour s'inquieter de son avenir, personne
        ne prenait la peine de dire a Anzoleto: «Ta fiancee ne te fera point
        rougir devant le monde.»
        Si bien qu'Anzoleto l'avait entendu traiter de laideron a l'age ou ce
        reproche n'avait pour lui ni sens ni valeur; et depuis qu'on ne disait
        plus ni mal ni bien de la figure de Consuelo, il avait oublie de s'en
        preoccuper. Sa vanite avait pris un autre essor. Il revait le theatre et
        la celebrite, et n'avait pas le temps de songer a faire etalage de ses
        conquetes. Et puis la grosse part de curiosite qui entre dans les desirs
        de la premiere jeunesse etait assouvie chez lui. J'ai dit qu'a dix-huit
        ans il n'avait plus rien a apprendre. A vingt-deux ans, il etait quasi
        blase; et a vingt-deux ans comme a dix-huit, son attachement pour
        Consuelo etait aussi tranquille, en depit de quelques chastes baisers
        pris sans trouble et rendus sans honte, qu'il l'avait ete jusque-la.
        Pour qu'on ne s'etonne pas trop de ce calme et de cette vertu de la part
        d'un jeune homme qui ne s'en piquait point ailleurs, il faut faire
        observer que la grande liberte dans laquelle nos adolescents vivaient au
        commencement de cette histoire s'etait modifiee et peu a peu restreinte
        avec le temps. Consuelo avait pres de seize ans, et menait encore une
        vie un peu vagabonde, sortant du Conservatoire toute seule pour aller
        repeter sa lecon et manger son riz sur les degres de la Piazzetta avec
        Anzoleto, lorsque sa mere, epuisee de fatigue, cessa de chanter le soir
        dans les cafes, une guitare a la main et une sebile devant elle. La
        pauvre creature se retira dans un des plus miserables greniers de la
        Corte-Minelli , pour s'y eteindre a petit feu sur un grabat. Alors la
        bonne Consuelo, ne voulant plus la quitter, changea tout a fait de genre
        de vie. Hormis les heures ou le professeur daignait lui donner sa lecon,
        elle travaillait soit a l'aiguille, soit au contre point, toujours
        aupres du chevet de cette mere imperieuse et desesperee, qui l'avait
        cruellement maltraitee dans son enfance, et qui maintenant lui donnait
        l'affreux spectacle d'une agonie sans courage et sans vertu. La piete
        filiale et le devouement tranquille de Consuelo ne se dementirent pas un
        seul instant. Joies de l'enfance, liberte, vie errante, amour meme, tout
        fut sacrifie sans amertume et sans hesitation. Anzoleto s'en plaignit
        vivement, et, voyant ses reproches inutiles, resolut d'oublier et de se
        distraire; mais ce lui fut impossible. Anzoleto n'etait pas assidu au
        travail comme Consuelo; il prenait vite et mal les mauvaises lecons que
        son professeur, pour gagner le salaire promis par Zustiniani, lui
        donnait tout aussi mal et aussi vite. Cela etait fort heureux pour
        Anzoleto, en qui les prodigalites de la nature reparaient aussi bien que
        possible le temps perdu et les effets d'un mauvais enseignement; mais il
        en resultait bien des heures d'oisivete durant lesquelles la societe
        fidele et enjouee de Consuelo lui manquait horriblement. Il tenta de
        s'adonner aux passions de son age et de sa classe; il frequenta les
        cabarets, et joua avec les polissons les petites gratifications que lui
        octroyait de temps en temps le comte Zustiniani. Cette vie lui plut deux
        ou trois semaines, au bout desquelles il trouva que son bien-etre, sa
        sante et sa voix s'alteraient sensiblement; que le far-niente n'etait
        pas le desordre, et que le desordre n'etait pas son element. Preserve
        des mauvaises passions par l'amour bien entendu de soi-meme, il se
        retira dans la solitude et s'efforca d'etudier; mais cette solitude lui
        sembla effrayante de tristesse et de difficultes. Il s'apercut alors que
        Consuelo etait aussi necessaire a son talent qu'a son bonheur. Studieuse
        et perseverante, vivant dans la musique comme l'oiseau dans l'air et le
        poisson dans l'eau, aimant a vaincre les difficultes sans se rendre plus
        de raison de l'importance de cette victoire qu'il n'appartient a un
        enfant, mais poussee fatalement a combattre les obstacles et a penetrer
        les mysteres de l'art, par cet invincible instinct qui fait que le germe
        des plantes cherche a percer le sein de la terre et a se lancer vers le
        jour, Consuelo avait une de ces rares et bienheureuses organisations
        pour lesquelles le travail est une jouissance, un repos veritable, un
        etat normal necessaire, et pour qui l'inaction serait une fatigue, un
        deperissement, un etat maladif, si l'inaction etait possible a de telles
        natures.
        Mais elles ne la connaissent pas; dans une oisivete apparente, elles
        travaillent encore; leur reverie n'est point vague, c'est une
        meditation. Quand on les voit agir, on croit qu'elles creent, tandis
        qu'elles manifestent seulement une creation recente.--Tu me diras, cher
        lecteur, que tu n'as guere connu de ces organisations exceptionnelles.
        Je te repondrai, lecteur bien-aime, que je n'en ai connu qu'une seule,
        et si, suis-je plus vieux que toi. Que ne puis-je te dire que j'ai
        analyse sur mon pauvre cerveau le divin mystere de cette activite
        intellectuelle! Mais, helas! ami lecteur, ce n'est ni toi ni moi qui
        etudierons sur nous-memes.
        Consuelo travaillait toujours, en s'amusant toujours; elle s'obstinait
        des heures entieres a vaincre, soit par le chant libre et capricieux,
        soit par la lecture musicale, des difficultes qui eussent rebute
        Anzoleto livre a lui-meme; et sans dessein premedite, sans aucune idee
        d'emulation, elle le forcait a la suivre, a la seconder, a la comprendre
        et a lui repondre, tantot au milieu de ses eclats de rires enfantins,
        tantot emportee avec lui par cette fantasia poetique et creatrice que
        connaissent les organisations populaires en Espagne et en Italie. Depuis
        plusieurs annees qu'il s'etait impregne du genie de Consuelo, le buvant
        a sa source sans le comprendre, et se l'appropriant sans s'en
        apercevoir, Anzoleto, retenu d'ailleurs par sa paresse, etait devenu en
        musique un etrange compose de savoir et d'ignorance, d'inspiration et de
        frivolite, de puissance et de gaucherie, d'audace et de faiblesse, qui
        avait plonge, a la derniere audition, le Porpora dans un dedale de
        meditations et de conjectures. Ce maitre ne savait point le secret de
        toutes ces richesses derobees a Consuelo; car ayant une fois severement
        gronde la petite de son intimite avec ce grand vaurien, il ne les avait
        jamais revus ensemble. Consuelo, qui tenait a conserver les bonnes
        graces de son professeur, avait eu soin de ne jamais se montrer devant
        lui en compagnie d'Anzoleto, et du plus loin qu'elle l'apercevait dans
        la rue, si Anzoleto etait avec elle, leste comme un jeune chat, elle se
        cachait derriere une colonne ou se blottissait dans une gondole.
        Ces precautions continuerent lorsque Consuelo, devenue garde-malade, et
        Anzoleto ne pouvant plus supporter son absence, sentant la vie,
        l'espoir, l'inspiration et jusqu'au souffle lui manquer, revint partager
        sa vie sedentaire, et affronter avec elle tous les soirs les acretes et
        les emportements de la moribonde. Quelques mois avant d'en finir, cette
        malheureuse femme perdit l'energie de ses souffrances, et, vaincue par
        la piete de sa fille, sentit son ame s'ouvrir a de plus douces emotions.
        Elle s'habitua a recevoir les soins d'Anzoleto, qui, malgre son peu de
        vocation pour ce role de devouement, s'habitua de son cote a une sorte
        de zele enjoue et de douceur complaisante envers la faiblesse et la
        souffrance. Anzoleto avait le caractere egal et les manieres
        bienveillantes. Sa perseverance aupres d'elle et de Consuelo gagna enfin
        son coeur, et, a son heure derniere, elle leur fit jurer de ne se
        quitter jamais. Anzoleto le promit, et meme il eprouva en cet instant
        solennel une sorte d'attendrissement serieux qu'il ne connaissait pas
        encore. La mourante lui rendit cet engagement plus facile en lui disant:
        Qu'elle soit ton amie, ta soeur, ta maitresse ou ta femme, puisqu'elle ne
        connait que toi et n'a jamais voulu ecouter que toi, ne l'abandonne pas.
        --Puis, croyant donner a sa fille un conseil bien habile et bien
        salutaire, sans trop songer s'il etait realisable ou non, elle lui avait
        fait jurer en particulier, ainsi qu'on l'a vu deja, de ne jamais
        s'abandonner a son amant avant la consecration religieuse du mariage.
        Consuelo l'avait jure, sans prevoir les obstacles que le caractere
        independant et irreligieux d'Anzoleto pourrait apporter a ce projet.
        Devenue orpheline, Consuelo avait continue de travailler a l'aiguille
        pour vivre dans le present, et d'etudier la musique pour s'associer a
        l'avenir d'Anzoleto. Depuis deux ans qu'elle vivait seule dans son
        grenier, il avait continue a la voir tous les jours, sans eprouver pour
        elle aucune passion, et sans pouvoir en eprouver pour d'autres femmes,
        tant la douceur de son intimite et l' agrement de vivre aupres d'elle
        lui semblaient preferables a tout.
        Sans se rendre compte des hautes facultes de sa compagne, il avait
        acquis desormais assez de gout et de discernement pour savoir qu'elle
        avait plus de science et de moyens qu'aucune des cantatrices de
        San-Samuel et que la Corilla elle-meme. A son affection d'habitude
        s'etait donc joint l'espoir et presque la certitude d'une association
        d'interets, qui rendrait leur existence profitable et brillante avec le
        temps. Consuelo n'avait guere coutume de penser a l'avenir. La
        prevoyance n'etait point au nombre de ses occupations d'esprit. Elle eut
        encore cultive la musique sans autre but que celui d'obeir a sa
        vocation; et la communaute d'interets que la pratique de cet art devait
        etablir entre elle et son ami, n'avait pas d'autre sens pour elle que
        celui d'association de bonheur et d'affection. C'etait donc sans l'en
        avertir qu'il avait concu tout a coup l'espoir de hater la realisation
        de leurs reves; et en meme temps que Zustiniani s'etait preoccupe du
        remplacement de la Corilla, Anzoleto, devinant avec une rare sagacite la
        situation d'esprit de son patron, avait improvise la proposition qu'il
        venait de lui faire.
        Mais la laideur de Consuelo, cet obstacle inattendu etrange, invincible,
        si le comte ne se trompait pas, etait venu jeter l'effroi et la
        consternation dans son ame. Aussi reprit-il le chemin de la
        Corte-Minelli , en s'arretant a chaque pas pour se representer sous un
        nouveau jour l'image de son amie, et pour repeter avec un point
        d'interrogation a chaque parole: Pas jolie? bien laide? affreuse?
        VIII.

«Qu'as-tu donc a me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrer
        chez elle et la contempler d'un air etrange sans lui dire un mot. On
        dirait que tu ne m'as jamais vue.
        --C'est la verite, Consuelo, repondit-il. Je ne t'ai jamais vue.
        --As-tu l'esprit egare? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire.
        --Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s'ecria Anzoleto. J'ai une
        grande tache noire dans le cerveau a travers laquelle je ne te vois pas.
        --Misericorde! tu es malade, mon ami?
        --Non, chere fille, calme-toi, et tachons de voir clair. Dis-moi,
        Consuelita, est-ce que tu me trouves beau?
        --Mais certainement, puisque je t'aime.
        --Et si tu ne m'aimais pas, comment me trouverais-tu?
        --Est-ce que je sais?
        --Quand tu regardes d'autres hommes que moi, sais-tu s'ils sont beaux ou
        laids?
        --Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux.
        --Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m'aimes?
        --Je crois bien que c'est l'un et l'autre. D'ailleurs tout le monde dit
        que tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu'est-ce que cela te fait?
        --Je veux savoir si tu m'aimerais quand meme je serais affreux.
        --Je ne m'en apercevrais peut-etre pas.
        --Tu crois donc qu'on peut aimer une personne laide?
        --Pourquoi pas, puisque tu m'aimes?
        --Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, reponds-moi, tu es donc
        laide?
        --On me l'a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas?
        --Non, non, en verite, je ne le vois pas!
        --En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente.
        --Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d'un air si
        bon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que la
        Corilla. Mais je voudrais savoir si c'est l'effet de mon illusion ou la
        verite. Je connais ta physionomie, je sais qu'elle est honnete et
        qu'elle me plait, et que quand je suis en colere elle me calme; que
        quand je suis triste, elle m'egaie; que quand je suis abattu, elle me
        ranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je ne
        peux pas savoir si elle est laide.
        --Mais qu'est-ce que cela te fait, encore une fois?
        --Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer une
        femme laide.
        --Tu aimais bien ma pauvre mere, qui n'etait plus qu'un spectre! Et moi,
        je l'aimais tant!
        --Et la trouvais-tu laide?
        --Non. Et toi?
        --Je n'y songeais pas. Mais aimer d'amour, Consuelo ... car enfin je
        t'aime d'amour, n'est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je ne
        peux pas te quitter. C'est de l'amour: que t'en semble?
        --Est-ce que cela pourrait etre autre chose?
        --Cela pourrait etre de l'amitie.
        --Oui, cela pourrait etre de l'amitie.»
        Ici Consuelo surprise s'arreta, et regarda attentivement Anzoleto; et
        lui, tombant dans une reverie melancolique, se demanda positivement pour
        la premiere fois, s'il avait de l'amour ou de l'amitie pour Consuelo; si
        le calme de ses sens, si la chastete qu'il observait facilement aupres
        d'elle, etaient le resultat du respect ou de l'indifference. Pour la
        premiere fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d'un jeune
        homme, interrogeant, avec un esprit d'analyse qui n'etait pas sans
        trouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces details dont il
        n'avait jamais saisi qu'une sorte d'ensemble ideal et comme voile dans
        sa pensee. Pour la premiere fois, Consuelo interdite se sentit troublee
        par le regard de son ami; elle rougit, son coeur battit avec violence,
        et ses yeux se detournerent, ne pouvant supporter ceux d'Anzoleto.
        Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu'elle n'osait plus le
        rompre, une angoisse inexprimable s'empara d'elle, de grosses larmes
        roulerent sur ses joues; et cachant sa tete dans ses mains:

«Oh! je vois bien, dit-elle, tu viens me dire que tu ne veux plus de moi
        pour ton amie.
        --Non, non! je n'ai pas dit cela! je ne le dis pas! s'ecria Anzoleto
        effraye de ces larmes qu'il faisait couler pour la premiere fois; et
        vivement ramene a son sentiment fraternel, il entoura Consuelo de ses
        bras. Mais, comme elle detournait son visage, au lieu de sa joue fraiche
        et calme il baisa une epaule brulante que cachait mal un fichu de grosse
        dentelle noire.
        Quand le premier eclair de la passion s'allume instantanement dans une
        organisation forte, restee chaste comme l'enfance au milieu du
        developpement complet de la jeunesse, elle y porte un choc violent et
        presque douloureux.

«Je ne sais ce que j'ai, dit Consuelo en s'arrachant des bras de son ami
        avec une sorte de crainte qu'elle n'avait jamais eprouvee; mais je me
        sens bien mal: il me semble que je vais mourir.
        --Ne meurs pas, lui, dit Anzoleto en la suivant et en la soutenant dans
        ses bras; tu es belle, Consuelo, je suis sur que tu es belle.»
        En effet, Consuelo etait belle en cet instant; et quoique Anzoleto n'en
        fut pas certain au point de vue de l'art, il ne pouvait s'empecher de le
        dire, parce que son coeur le sentait vivement.

«Mais enfin, lui dit Consuelo toute palie et tout abattue en un instant,
        pourquoi donc tiens-tu aujourd'hui a me trouver belle?
        --Ne voudrais-tu pas l'etre, chere Consuelo?
        --Oui, pour toi.
        --Et pour les autres?
        --Peu m'importe.
        --Et si c'etait une condition pour notre avenir?»
        Ici Anzoleto, voyant l'inquietude qu'il causait a son amie, lui rapporta
        naivement ce qui s'etait passe entre le comte et lui; et quand il en
        vint a repeter les expressions peu flatteuses dont Zustiniani s'etait
        servi en parlant d'elle, la bonne Consuelo qui peu a peu s'etait
        tranquillisee en croyant voir tout ce dont il s'agissait, partit d'un
        grand eclat de rire en achevant d'essuyer ses yeux humides.

«Eh bien! lui dit Anzoleto tout surpris de cette absence totale de
        vanite, tu n'es pas plus emue, pas plus inquiete que cela? Ah! je vois,
        Consuelina, vous etes une petite coquette; vous savez que vous n'etes
        pas laide.
        --Ecoute, lui repondit-elle en souriant, puisque tu prends de pareilles
        folies au serieux, il faut que je te tranquillise un peu. Je n'ai jamais
        ete coquette: n'etant pas belle, je ne veux pas etre ridicule. Mais
        quant a etre laide, je ne le suis plus.
        --Vraiment on te l'a dit? Qui t'a dit cela, Consuelo?
        --D'abord ma mere, qui ne s'est jamais tourmentee de ma laideur. Je lui
        ai entendu dire souvent que cela se passerait, qu'elle avait ete encore
        plus laide dans son enfance; et beaucoup de personnes qui l'avaient
        connue m'ont dit qu'a vingt ans elle avait ete la plus belle fille de
        Burgos. Tu sais bien que quand par hasard quelqu'un la regardait dans
        les cafes ou elle chantait, on disait: Cette femme doit avoir ete belle.
        Vois-tu, mon pauvre ami, la beaute est comme cela quand on est pauvre;
        c'est un instant: on n'est pas belle encore, et puis bientot on ne l'est
        plus. Je le serai peut-etre, qui sait? si je peux ne pas me fatiguer
        trop, avoir du sommeil, et ne pas trop souffrir de la faim.
        --Consuelo, nous ne nous quitterons pas; bientot je serai riche, et tu
        ne manqueras de rien. Tu pourras donc etre belle a ton aise.
        --A la bonne heure. Que Dieu fasse le reste!
        --Mais tout cela ne conclut a rien pour le present, et il s'agit de
        savoir si le comte te trouvera assez belle pour paraitre au theatre.
        --Maudit comte! pourvu qu'il ne fasse pas trop le difficile!
        --D'abord, tu n'es pas laide.
        --Non, je ne suis pas laide. J'ai entendu, il n'y a pas longtemps, le
        verrotier qui demeure ici en face, dire a sa femme: Sais-tu que la
        Consuelo n'est pas vilaine? Elle a une belle taille, et quand elle rit,
        elle vous met tout le coeur en joie; et quand elle chante, elle parait
        jolie.
        --Et qu'est-ce que la femme du verrotier a repondu?
        --Elle a repondu: Qu'est-ce que cela te fait, imbecile? Songe a ton
        ouvrage; est-ce qu'un homme marie doit regarder les jeunes filles?
        --Paraissait-elle fachee?
        --Bien fachee.
        --C'est bon signe. Elle sentait que son mari ne se trompait pas. Et puis
        encore?
        --Et puis encore, la comtesse Mocenigo, qui me donne de l'ouvrage, et
        qui s'est toujours interessee a moi, a dit la semaine derniere au
        docteur Ancillo, qui etait chez elle au moment ou j'entrais: Regardez
        donc, monsieur le docteur, comme cette zitella a grandi, et comme elle
        est devenue blanche et bien faite!
        --Et qu'a repondu le docteur?
        --Il a repondu: C'est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l'aurais pas
        reconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent en
        prenant un peu d'embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela.
        --Et puis encore?
        --Et puis encore la superieure de Santa-Chiara, qui me fait faire des
        broderies pour ses autels, et qui a dit a une de ses soeurs: Tenez,
        voyez si ce que je vous disais n'est pas vrai? La Consuelo ressemble a
        notre sainte Cecile. Toutes les fois que je fais ma priere devant cette
        image, je ne peux m'empecher de penser a cette petite; et alors je prie
        pour elle, afin qu'elle ne tombe pas dans le peche, et qu'elle ne chante
        jamais que pour l'eglise.
        --Et qu'a repondu la soeur?
        --La soeur a repondu: C'est vrai, ma mere; c'est tout a fait vrai. Et
        moi j'ai ete bien vite dans leur eglise, et j'ai regarde la sainte
        Cecile qui est d'un grand maitre, et qui est belle, bien belle!
        --Et qui te ressemble?
        --Un peu.
        --Et tu ne m'as jamais dit cela?
        --Je n'y ai pas pense.
        --Chere Consuelo, tu es donc belle?
        --Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu'on le disait. Ce
        qu'il y a de sur, c'est qu'on ne me le dit plus. Il est vrai que c'est
        peut-etre parce qu'on s'imagine que cela me ferait de la peine a
        present.
        --Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux du
        monde, d'abord!
        --Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant un
        petit morceau de miroir casse qui lui servait de psyche , pour se
        regarder.
        --Elle n'est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; ce
        sont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris.
        --En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nous
        serons devant le comte.
        --Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.
        --Pour cela oui! Veux-tu les voir?» Elle detacha ses epingles, et laissa
        tomber jusqu'a terre un torrent de cheveux noirs, ou le soleil brilla
        comme dans une glace.

«Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les epaules ... ah! bien
        belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande a voir que ce
        qu'il faudra bien que tu montres au public.
        --J'ai le pied assez petit, dit Consuelo pour detourner la
        conversation;» et elle montra un veritable petit pied andaloux, beaute a
        peu pres inconnue a Venise.

«La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la premiere
        fois, la main que jusque la il avait serree amicalement comme celle d'un
        camarade. Laisse-moi voir tes bras.
        --Tu les as vus cent fois, dit-elle en otant ses mitaines.
        --Non, je ne les avais jamais vus, dit Anzoleto que cet examen innocent
        et dangereux commencait a agiter singulierement.»
        Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que
        chaque coup d'oeil embellissait et transformait a ses yeux.
        Peut-etre n'etait-ce pas tout a fait qu'il eut ete aveugle jusqu'alors;
        car peut-etre etait-ce la premiere fois que Consuelo depouillait, sans
        le savoir, cet air insouciant qu'une parfaite regularite de lignes peut
        seule faire accepter. En cet instant, emue encore d'une vive atteinte
        portee a son coeur, redevenue naive et confiante, mais conservant un
        imperceptible embarras qui n'etait pas l'eveil de la coquetterie, mais
        celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une paleur
        transparente, et ses yeux un eclat pur et serein qui la faisaient
        ressembler certainement a la sainte Cecile des nones de Santa-Chiara.
        Anzoleto n'en pouvait plus detacher ses yeux. Le soleil s'etait couche;
        la nuit se faisait vite dans cette grande chambre eclairee d'une seule
        petite fenetre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore
        Consuelo, semblait nager autour d'elle un fluide d'insaisissables
        voluptes. Anzoleto eut un instant la pensee de s'abandonner aux desirs
        qui s'eveillaient en lui avec une impetuosite toute nouvelle, et a cet
        entrainement se joignait par eclairs une froide reflexion. Il songeait a
        experimenter, par l'ardeur de ses transports, si la beaute de Consuelo
        aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes reputees
        belles qu'il avait possedees. Mais il n'osa pas se livrer a ces
        tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son
        emotion devint plus profonde, et la crainte d'en perdre les etranges
        delices lui fit desirer de la prolonger.
        Tout a coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva,
        et faisant un effort sur elle-meme pour revenir a leur enjouement, se
        mit a marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragedie,
        et en chantant d'une maniere un peu outree plusieurs phrases de drame
        lyrique, comme si elle fut entree en scene.

«Eh bien, c'est magnifique! s'ecria Anzoleto ravi de surprise en la
        voyant capable d'un charlatanisme qu'elle ne lui avait jamais montre.
        --Ce n'est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j'espere que
        c'est pour rire que tu dis cela?
        --Ce serait magnifique a la scene. Je t'assure qu'il n'y aurait rien de
        trop. Corilla en creverait de jalousie; car c'est tout aussi frappant
        que ce qu'elle fait dans les moments ou on l'applaudit a tout rompre.
        --Mon cher Anzoleto, repondit Consuelo, je ne voudrais pas que la
        Corilla crevat de jalousie pour de semblables jongleries, et si le
        public m'applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus
        reparaitre devant lui.
        --Tu feras donc mieux encore?
        --Je l'espere, ou bien je ne m'en melerai pas.
        --Eh bien, comment feras-tu?
        --Je n'en sais rien encore.
        --Essaie.
        --Non; car tout cela, c'est un reve, et avant que l'on ait decide si je
        suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux
        projets. Peut-etre que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme
        l'a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse.»
        Cette derniere hypothese rendit a Anzoleto la force de s'en aller.
        IX.
        A cette epoque de sa vie, a peu pres inconnue des biographes, un des
        meilleurs compositeurs de l'Italie et le plus grand professeur de chant
        du dix-huitieme siecle, l'eleve de Scarlatti, le maitre de Hasse, de
        Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le
        Porporino ), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le pere de la
        plus celebre ecole de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait
        obscurement a Venise, dans un etat voisin de la misere et du desespoir.
        Il avait dirige cependant naguere, dans cette meme ville, le
        Conservatoire de l' Ospedaletto , et cette periode de sa vie avait ete
        brillante. Il y avait ecrit et fait chanter ses meilleurs operas, ses
        plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d'eglise.
        Appele a Vienne en 1728, il y avait conquis, apres quelque combat, la
        faveur de l'empereur Charles VI. Favorise aussi a la cour de Saxe[1],
        Porpora avait ete appele ensuite a Londres, ou il avait eu la gloire de
        rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maitre des maitres,
        dont l'etoile palissait a cette epoque. Mais le genie de ce dernier
        l'avait emporte enfin, et le Porpora, blesse dans son orgueil ainsi que
        maltraite dans sa fortune, etait revenu a Venise reprendre sans bruit et
        non sans peine la direction d'un autre conservatoire. Il y ecrivait
        encore des operas: mais c'est avec peine qu'il les faisait representer;
        et le dernier, bien que compose a Venise, fut joue a Londres ou il n'eut
        point de succes. Son genie avait recu ces profondes atteintes dont la
        fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l'ingratitude de Hasse,
        de Farinelli, et de Cafarelli, qui l'abandonnerent de plus en plus,
        acheva de briser son coeur, d'aigrir son caractere et d'empoisonner sa
        vieillesse. On sait qu'il est mort miserable et desole, dans sa
        quatre-vingtieme annee, a Naples.

[1 Il donna des lecons de chant et de composition a la princesse
        electorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la Grande Dauphine ,
        mere de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.]
        A l'epoque ou le comte Zustiniani, prevoyant et desirant presque la
        defection de Corilla, cherchait a remplacer cette cantatrice, le Porpora
        etait en proie a de violents acces d'humeur atrabilaire, et son depit
        n'etait pas toujours mal fonde; car si l'on aimait et si l'on chantait a
        Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et
        d'autres excellents maitres, on y prisait sans discernement la musique
        bouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d'autres
        compositeurs plus ou moins indigenes, dont le style commun et facile
        flattait le gout des esprits mediocres. Les operas de Hasse ne pouvaient
        plaire a son maitre, justement irrite. Le respectable et malheureux
        Porpora, fermant son coeur et ses oreilles a la musique des modernes,
        cherchait donc a les ecraser sous la gloire et l'autorite des anciens.
        Il etendait sa reprobation trop severe jusque sur les gracieuses
        compositions de Galoppi, et jusque sur les originales fantaisies du
        Chiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait plus
        lui parler que du pere Martini, de Durante, de Monteverde, de
        Palestrina; j'ignore si Marcello et Leo trouvaient grace devant lui. Ce
        fut donc froidement et tristement qu'il recut les premieres ouvertures
        du comte Zustiniani concernant son eleve inconnue, la pauvre Consuelo,
        dont il desirait pourtant le bonheur et la gloire; car il etait trop
        experimente dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu'elle
        valait, tout ce qu'elle meritait. Mais a l'idee de voir profaner ce
        talent si pur et si fortement nourri de la manne sacree des vieux
        maitres, il baissa la tete d'un air consterne, et repondit au comte:

«Prenez-la donc, cette ame sans tache, cette intelligence sans
        souillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux betes, puisque telle
        est la destinee du genie au temps ou nous sommes.»
        Cette douleur a la fois serieuse et comique donna au comte une idee du
        merite de l'eleve, par le prix qu'un maitre si rigide y attachait.

«Eh quoi, mon cher maestro, s'ecria-t-il, est-ce la en effet votre
        opinion? La Consuelo est-elle un etre aussi extraordinaire, aussi divin?
        --Vous l'entendrez, dit le Porpora d'un air resigne; et il repeta: C'est
        sa destinee!»
        Cependant le comte vint a bout de relever les esprits abattus du maitre,
        en lui faisant esperer une reforme serieuse dans le choix des operas
        qu'il mettrait au repertoire de son theatre. Il lui promit l'exclusion
        des mauvais ouvrages, aussitot qu'il aurait expulse la Corilla, sur le
        caprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succes. Il fit meme
        entendre adroitement qu'il serait tres sobre de Hasse, et declara que si
        le Porpora voulait ecrire un opera pour Consuelo, le jour ou l'eleve
        couvrirait son maitre d'une double gloire en exprimant sa pensee dans le
        style qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de San
        Samuel et le plus beau de la vie du comte.
        Le Porpora, vaincu, commenca donc a se radoucir, et a desirer
        secretement le debut de son eleve autant qu'il l'avait redoute jusque
        la, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de son
        rival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquietudes sur la figure
        de Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et a
        l'improviste.

«Je ne vous dirai point, repondait-il a ses questions et a ses
        instances, que ce soit une beaute. Une fille aussi pauvrement vetue, et
        timide comme doit l'etre, en presence d'un seigneur et d'un juge de
        votre sorte, un enfant du peuple qui n'a jamais ete l'objet de la
        moindre attention, ne saurait se passer d'un peu de toilette et de
        preparation. Et puis la Consuelo est de celles que l'expression du genie
        rehausse extraordinairement. Il faut la voir et l'entendre en meme
        temps. Laissez-moi faire: si vous n'en etes pas content, vous me la
        laisserez, et je trouverai bien moyen d'en faire une bonne religieuse,
        qui fera la gloire de l'ecole, en formant des eleves sous sa direction.»
        Tel etait en effet l'avenir que jusque la le Porpora avait reve pour
        Consuelo.
        Quand il revit son eleve, il lui annonca qu'elle aurait a etre entendue
        et jugee par le comte. Mais comme elle lui eprima naivement sa crainte
        d'etre trouvee laide, il lui fit croire qu'elle ne serait point vue, et
        qu'elle chanterait derriere la tribune grillee de l'orgue, le comte
        assistant a l'office dans l'eglise. Seulement il lui recommanda de
        s'habiller decemment, parce qu'elle aurait a etre presentee ensuite a ce
        seigneur; et, bien qu'il fut pauvre aussi, le noble maitre, il lui donna
        quelque argent a cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitee,
        occupee pour la premiere fois du soin de sa personne, prepara donc a la
        hate sa toilette et sa voix; elle essaya vite la derniere, et la
        trouvant si fraiche, si forte, si souple, elle repeta plus d'une fois a
        Anzoleto, qui l'ecoutait avec emotion et ravissement: «Helas! pourquoi
        faut-il donc quelque chose de plus a une cantatrice que de savoir
        chanter?»
        X.
        La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermee
        au verrou, et, apres qu'il eut attendu presque un quart d'heure sur
        l'escalier, il fut admis enfin a voir son amie revetue de sa toilette de
        fete, dont elle avait voulu faire l'epreuve devant lui. Elle avait une
        jolie robe de toile de Perse a grandes fleurs, un fichu de dentelles, et
        de la poudre. Elle etait si changee ainsi, qu'Anzoleto resta quelques
        instants incertain, ne sachant si elle avait gagne ou perdu a cette
        transformation. L'irresolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour
        elle un coup de poignard.

«Ah! tiens, s'ecria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. A
        qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m'aime n'eprouve rien
        d'agreable en me regardant?
        --Attends donc un peu, repondit Anzoleto; d'abord je suis frappe de ta
        belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingue sous ces
        dentelles. Tu portes a merveille les larges plis de ta jupe. Mais je
        regrette tes cheveux noirs ... du moins je le crois.... Mais c'est la
        tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.
        --Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudre
        qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J'ai l'air empruntee sous
        ces falbalas; en un mot, je me deplais ainsi, et je vois que tu es de
        mon avis. Tiens, j'ai ete ce matin a la repetition, et j'ai vu la
        Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle etait si pimpante, si
        brave, si belle (oh! celle-la est heureuse, et il ne faut pas la
        regarder deux fois pour s'assurer de sa beaute), que je me sens effrayee
        de paraitre a cote d'elle devant le comte.
        --Sois tranquille, le comte l'a vue; mais il l'a entendue aussi.
        --Et elle a mal chante?
        --Comme elle chante toujours.
        --Ah! mon ami, ces rivalites gatent le coeur. Il y a quelque temps si la
        Clorinda, qui est une bonne fille malgre sa vanite, eut fait fiasco
        devant un juge, je l'aurais plainte du fond de l'ame, j'aurais partage
        sa peine et son humiliation. Et voila qu'aujourd'hui je me surprends a
        m'en rejouir! Lutter, envier, chercher a se detruire mutuellement; et
        tout cela pour un homme qu'on n'aime pas, qu'on ne connait pas! Je me
        sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis
        aussi effrayee de l'idee de reussir que de celle d'echouer. Il me semble
        que notre bonheur prend fin, et que demain apres l'epreuve, quelle
        qu'elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je
        n'y ai vecu jusqu'a present.
        Deux grosses larmes roulerent sur les joues de Consuelo.

«Eh bien, tu vas pleurer, a present? s'ecria Anzoleto. Y songes-tu? tu
        vas ternir tes yeux et gonfler tes paupieres? Tes yeux, Consuelo! ne va
        pas gater tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.
        --Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se
        donne au monde, on n'a meme pas le droit de pleurer.»
        Son ami s'efforca de la consoler, mais elle fut amerement triste tout le
        reste du jour; et le soir, lorsqu'elle se retrouva seule, elle ota
        soigneusement sa poudre, decrepa et lissa ses beaux cheveux d'ebene,
        essaya une petite robe de soie noire encore fraiche qu'elle mettait
        ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-meme en se
        retrouvant devant sa glace telle qu'elle se connaissait. Puis elle fit
        sa priere avec ferveur, songea a sa mere, s'attendrit, et s'endormit en
        pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la
        conduire a l'eglise, il la trouva a son epinette, habillee et peignee
        comme tous les dimanches, et repassant son morceau d'epreuve.

«Eh quoi! s'ecria-t-il, pas encore coiffee, pas encore paree! L'heure
        approche. A quoi songes-tu, Consuelo?
        --Mon ami, repondit-elle avec resolution, je suis paree, je suis
        coiffee, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne
        me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce
        corsage ne gene pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti est
        pris. J'ai demande a Dieu de m'inspirer, et a ma mere de veiller sur ma
        conduite. Dieu m'a inspire d'etre modeste et simple. Ma mere est venue
        me voir en reve, et elle m'a dit ce qu'elle me disait toujours:
        Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l'ai vue qui
        prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait
        dans l'armoire; apres quoi, elle a place ma robe noire et ma mantille de
        mousseline blanche sur la chaise a cote de mon lit. Aussitot que j'ai
        ete eveillee, j'ai serre la toilette comme elle l'avait fait dans mon
        reve, et j'ai mis la robe noire et la mantille: me voila prete. Je me
        sens du courage depuis que j'ai renonce a plaire par des moyens dont je
        ne sais pas me servir. Tiens, ecoute ma voix, tout est la, vois-tu.»
        Elle fit un trait.

«Juste ciel! nous sommes perdus! s'ecria Anzoleto; ta voix est voilee,
        et tes yeux sont rouges. Tu as pleure hier soir, Consuelo; voila une
        belle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec
        ton caprice de t'habiller de deuil un jour de fete; cela porte malheur
        et cela t'enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendant
        que j'irai t'acheter du rouge. Tu es pale comme un spectre.»
        Une discussion assez vive s'eleva entre eux a ce sujet. Anzoleto fut un
        peu brutal. Le chagrin rentra dans l'ame de la pauvre fille; ses larmes
        coulerent encore. Anzoleto s'en irrita davantage, et, au milieu du
        debat, l'heure sonna, l'heure fatale, le quart avant deux heures, juste
        le temps de courir a l'eglise, et d'y arriver en s'essoufflant. Anzoleto
        maudit le ciel par un jurement energique. Consuelo, plus pale et plus
        tremblante que l'etoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se
        regarda une derniere fois dans sa petite glace brisee: puis se
        retournant, elle se jeta impetueusement dans les bras d'Anzoleto.

«O mon ami, s'ecria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas.
        Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour oter a mes joues cette paleur
        livide. Que ton baiser soit comme le feu de l'autel sur les levres
        d'Isaie, et que Dieu ne nous punisse pas d'avoir doute de son secours!»
        Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tete, prit ses cahiers, et,
        entrainant son amant consterne, elle courut aux Mendiant, ou deja la
        foule etait rassemblee pour entendre la belle musique du Porpora.
        Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donne
        rendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta a celle de l'orgue, ou
        les choeurs etaient deja en rang de bataille et le professeur devant son
        pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte etait situee de
        maniere a ce qu'il vit beaucoup moins dans l'eglise que dans la tribune
        de l'orgue, que deja il avait les yeux sur elle, et qu'il ne perdait pas
        un de ses mouvements.
        Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elle
        s'agenouilla en arrivant, cacha sa tete dans ses mains, et se mit a
        prier avec une devotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son
        coeur, tu sais que je ne te demande point de m'elever au-dessus de mes
        rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde
        et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m'egarer dans les
        sentiers du vice. Tu sais que l'orgueil n'enfle pas mon ame, et que
        c'est pour vivre avec celui que ma mere m'a permis d'aimer, pour ne m'en
        separer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande
        de me soutenir et d'ennoblir mon accent et ma pensee quand je chanterai
        tes louanges.
        Lorsque les premiers accords de l'orchestre appelerent Consuelo a sa
        place, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses epaules, et
        son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la
        tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s'etait operee
        dans cette jeune fille tout a l'heure si bleme et si abattue, si effaree
        par la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans un
        fluide celeste, une molle langueur baignait encore les plans doux et
        nobles de sa figure sereine et genereuse. Son regard calme n'exprimait
        aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succes
        ordinaires. II y avait en elle quelque chose de grave, de mysterieux et
        de profond, qui commandait le respect et l'attendrissement.

«Courage, ma fille, lui dit le professeur a voix basse; tu vas chanter
        la musique d'un grand maitre, et ce maitre est la qui t'ecoute.
        --Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur deplier les psaumes
        de Marcello sur le pupitre.
        --Oui, Marcello, repondit le professeur. Chante comme a l'ordinaire,
        rien de plus, rien de moins, et ce sera bien.»
        En effet, Marcello, alors dans la derniere annee de sa vie, etait venu
        revoir une derniere fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire
        comme compositeur, comme ecrivain, et comme magistrat. Il avait ete
        plein de courtoisie pour le Porpora, qui l'avait prie d'entendre son
        ecole, lui menageant la surprise de faire chanter d'abord par Consuelo,
        qui le possedait parfaitement, son magnifique psaume: I cieli immensi
        narrano . Aucun morceau n'etait mieux approprie a l'espece d'exaltation
        religieuse ou se trouvait en ce moment l'ame de cette noble fille.
        Aussitot que les premieres paroles de ce chant large et franc brillerent
        devant ses yeux, elle se sentit transportee dans un autre monde.
        Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales,
        et jusqu'a Anzoleto, elle ne songea qu'a Dieu et a Marcello, qui se
        placait dans sa pensee comme un interprete entre elle et ces cieux
        splendides dont elle avait a celebrer la gloire. Quel plus beau theme,
        en effet, et quelle plus grande idee!
        I cieli immensi narrano
        Del grande Iddio la gloria;
        Il firmamento lucido
        All'universo annunzia
        Quanto sieno mirabili
        Della sua destra le opere.
        Un feu divin monta a ses joues, et la flamme sacree jaillit de ses
        grands yeux noirs, lorsqu'elle remplit la voute de cette voix sans egale
        et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir
        que d'une grande intelligence jointe a un grand coeur. Au bout de
        quelques mesures d'audition, un torrent de larmes delicieuses s'echappa
        des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maitriser son emotion,
        s'ecria:

«Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C'est sainte Cecile,
        sainte Therese, sainte Consuelo! c'est la poesie, c'est la musique,
        c'est la foi personnifiees!»
        Quant a Anzoleto, qui s'etait leve et qui ne se soutenait plus sur ses
        jambes flechissantes que grace a ses mains crispees sur la grille de la
        tribune, il retomba suffoque sur son siege, pret a s'evanouir et comme
        ivre de joie et d'orgueil.
        Il fallut tout le respect du au lieu saint pour que les nombreux
        dilettanti et la foule qui remplissait l'eglise n'eclatassent point en
        applaudissements frenetiques, comme s'ils eussent ete au theatre. Le
        comte n'eut pas la patience d'attendre la fin des offices pour passer a
        l'orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et a Consuelo. Il
        fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allat recevoir,
        dans la tribune du comte, les eloges et les remerciements de Marcello.
        Elle le trouva encore si emu qu'il pouvait a peine lui parler.

«Ma fille, lui dit-il d'une voix entrecoupee, recois les actions de
        grace et les benedictions d'un mourant. Tu viens de me faire oublier en
        un instant des annees de souffrance mortelle. Il me semble qu'un miracle
        s'est opere en moi, et que ce mal incessant, epouvantable, s'est dissipe
        pour toujours au son de ta voix. Si les anges de la-haut chantent comme
        toi, j'aspire a quitter la terre pour aller gouter une eternite des
        delices que tu viens de me faire connaitre. Sois donc benie, enfant, et
        que ton bonheur en ce monde reponde a tes merites. J'ai entendu la
        Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices
        de l'univers; elles ne te vont pas a la cheville. Il t'est reserve de
        faire entendre au monde ce que le monde n'a jamais entendu, et de lui
        faire sentir ce que nul homme n'a jamais senti.»
        La Consuelo, aneantie et comme brisee sous cet eloge magnifique, courba
        la tete, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot,
        porta a ses levres la main livide de l'illustre moribond; mais en se
        relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui
        dire: Ingrat, tu ne m'avais pas devinee!
        XI.
        Durant le reste de l'office, Consuelo deploya une energie et des
        ressources qui repondirent a toutes les objections qu'eut pu faire
        encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les
        choeurs, faisant tour a tour chaque partie et montrant ainsi l'etendue
        prodigieuse et les qualites diverses de sa voix, plus la force
        inepuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa
        science; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait
        avec aussi peu d'effort et de travail que les autres respirent. On
        entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix
        de ses compagnes, non qu'elle criat comme font les chanteurs sans ame et
        sans souffle, mais parce que son timbre etait d'une purete irreprochable
        et son accent d'une nettete parfaite. En outre elle sentait et elle
        comprenait jusqu'a la moindre intention de la musique qu'elle exprimait.
        Elle seule, en un mot, etait une musicienne et un maitre, au milieu de
        ce troupeau d'intelligences vulgaires, de voix fraiches et de volontes
        molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son
        role de puissance; et tant que les chants durerent, elle imposa
        naturellement sa domination qu'on sentait necessaire. Apres qu'ils
        eurent cesse, les choristes lui en firent interieurement un grief et un
        crime; et telle qui, en se sentant faiblir, l'avait interrogee et comme
        imploree du regard, s'attribua tous les eloges qui furent donnes en
        masse a l'ecole du Porpora. A ces eloges, le maitre souriait sans rien
        dire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.
        Apres le salut et la benediction, les choristes prirent part a une
        collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du
        couvent. La grille separait deux grandes tables en forme de demi-lune,
        mises en regard l'une de l'autre; une ouverture, mesuree sur la
        dimension d'un immense pate, etait menagee au centre du grillage pour
        faire passer les plats, que le comte presentait lui-meme avec grace aux
        principales religieuses et aux eleves. Celles-ci, vetues en beguines,
        venaient par douzaines s'asseoir alternativement aux places vacantes
        dans l'interieur du cloitre. La superieure, assise tout pres de la
        grille, se trouvait ainsi a la droite du comte place dans la salle
        exterieure. Mais a la gauche de Zustiniani, une place restait vacante;
        Marcello, Porpora, le cure de la paroisse, les principaux pretres qui
        avaient officie a la ceremonie, quelques patriciens dilettanti et
        administrateurs laiques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec son
        habit noir et l'epee au cote, remplissaient la table des seculiers. Les
        jeunes chanteuses etaient fort animees ordinairement en pareille
        occasion; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec des
        hommes, l'envie de plaire ou d'etre tout au moins remarquees, leur
        donnaient beaucoup de babil et de vivacite. Mais ce jour-la le gouter
        fut triste et contraint. C'est que le projet du comte avait transpire
        (quel secret peut tourner autour d'un couvent sans s'y infiltrer par
        quelque fente?) et que chacune de ces jeunes filles s'etait flattee en
        secret d'etre presentee par le Porpora pour succeder a la Corilla. Le
        professeur avait eu meme la malice d'encourager les illusions de
        quelques-unes, soit pour les disposer a mieux chanter sa musique devant
        Marcello, soit pour se venger, par leur depit futur, de tout celui
        qu'elles lui causaient aux lecons. Ce qu'il y a de certain, c'est que la
        Clorinda, qui n'etait qu'externe a ce conservatoire, avait fait grande
        toilette pour ce jour-la, et s'attendait a prendre place a la droite du
        comte; mais quand elle vit cette guenille de Consuelo, avec sa petite
        robe noire et son air tranquille, cette laideron qu'elle affectait de
        mepriser, reputee desormais la seule musicienne et la seule beaute de
        l'ecole, s'asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de
        colere, laide comme Consuelo ne l'avait jamais ete, comme le deviendrait
        Venus en personne, agitee par un sentiment bas et mechant. Anzoleto
        l'examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s'assit
        aupres d'elle, et l'accabla de fadeurs railleuses qu'elle n'eut pas
        l'esprit de comprendre et qui la consolerent bientot. Elle s'imagina
        qu'elle se vengeait de sa rivale en fixant l'attention de son fiance, et
        elle n'epargna rien pour l'enivrer de ses charmes. Mais elle etait trop
        bornee et l'amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte
        inegale ne la couvrit pas de ridicule.
        Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s'emerveillait
        de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la
        conversation, qu'il lui avait trouve de talent et de puissance a
        l'eglise. Quoiqu'elle fut absolument depourvue de coquetterie, elle
        avait dans ses manieres une franchise enjouee et une bonhomie confiante
        qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irresistible. Quand
        le gouter fut fini, il l'engagea a venir prendre le frais du soir, dans
        sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispense, a cause du mauvais
        etat de sa sante. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs
        autres patriciens accepterent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se
        sentait un peu troublee d'etre seule avec tant d'hommes, pria tout bas
        le comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui ne
        comprenait pas le badinage d'Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut
        pas fache de le voir occupe d'une autre que de sa fiancee. Ce noble
        comte, grace a la legerete de son caractere, grace a sa belle figure, a
        son opulence, a son theatre, et aussi aux moeurs faciles du pays et de
        l'epoque, ne manquait pas d'une bonne dose de fatuite. Anime, par le vin
        de Grece et l'enthousiasme musical, impatient de se venger de sa
        perfide Corilla, il n'imagina rien de plus naturel que de faire la cour
        a Consuelo; et, s'asseyant pres d'elle dans la gondole, tandis qu'il
        avait arrange chacun de maniere a ce que l'autre couple de jeunes gens se
        trouvat a l'extremite opposee, il commenca a couver du regard sa nouvelle
        proie d'une facon fort significative. La bonne Consuelo n'y comprit
        pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyaute se seraient refusees a
        supposer que le protecteur de son ami put avoir de si mechants desseins;
        mais sa modestie habituelle, que n'alterait en rien le triomphe eclatant
        de la journee, ne lui permit pas meme de croire de tels desseins
        possibles. Elle s'obstina a respecter dans son coeur le seigneur illustre
        qui l'adoptait avec Anzoleto, et a s'amuser ingenument d'une partie de
        plaisir ou elle n'entendait pas malice.
        Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu'il resta
        incertain si c'etait l'abandon joyeux d'une ame sans resistance ou la
        stupidite d'une innocence parfaite. A dix-huit ans, cependant, une fille
        en sait bien long, en Italie, je veux dire en savait , il y a cent ans
        surtout, avec un ami comme Anzoleto. Toute vraisemblance etait donc en
        faveur des esperances du comte. Et cependant, chaque fois qu'il prenait
        la main de sa protegee, ou qu'il avancait un bras pour entourer sa
        taille, une crainte indefinissable l'arretait aussitot, et il eprouvait
        un sentiment d'incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se
        rendre compte.
        Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort seduisante dans sa simplicite;
        et il eut volontiers eleve des pretentions du meme genre que celle du
        comte, s'il n'eut cru fort delicat de sa part de ne pas contrarier les
        projets de son ami. «A tout seigneur tout honneur, se disait-il en
        voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphere d'enivrement
        voluptueux. Mon tour viendra plus tard.» En attendant, comme le jeune
        Barberigo n'etait pas trop habitue a contempler les etoiles dans une
        promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drole
        d'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, il
        essaya de faire comprendre au jeune tenor que son role serait plutot de
        prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'etait pas assez
        bien eleve, malgre sa penetration merveilleuse, pour comprendre au
        premier mot. D'ailleurs il etait d'un orgueil voisin de l'insolence avec
        les patriciens. Il les detestait cordialement, et sa souplesse avec eux
        n'etait qu'une fourberie pleine de mepris interieur. Barberigo, voyant
        qu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeance
        cruelle.

«Parbleu, dit-il bien haut a la Clorinda, voyez donc le succes de votre
        amie Consuelo! Ou s'arretera-t-elle aujourd'hui? Non contente de faire
        fureur dans toute la ville par la beaute de son chant, la voila qui fait
        tourner la tete a notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il en
        deviendra fou, s'il ne l'est deja, et voila les affaires de madame
        Corilla tout a fait gatees.
        --Oh! il n'y a rien a craindre! repliqua la Clorinda d'un air sournois.
        Consuelo est eprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancee, ils
        brulent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'annees.
        --Je ne sais combien d'annees d'amour peuvent etre oubliees en un clin
        d'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se melent
        de decocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle
        Clorinda?»
        Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se
        glissaient deja dans son coeur. Jusque la il n'avait eu ni soupcon ni
        souci de rien de pareil: il s'etait livre en aveugle a la joie de voir
        triompher son amie; et c'etait autant pour donner a son transport une
        contenance, que pour gouter un raffinement de vanite, qu'il s'amusait
        depuis deux heures a railler la victime de cette journee enivrante.
        Apres quelques quolibets echanges avec Barberigo, il feignit de prendre
        interet a la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu
        de la barque avec les autres promeneurs; et, s'eloignant peu a peu d'une
        place qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombre
        jusqu'a la proue. Des le premier essai qu'il fit pour rompre le
        tete-a-tete du comte avec sa fiancee, il vit bien que Zustiniani goutait
        peu cette diversion; car il lui repondit avec froideur et meme avec
        secheresse. Enfin, apres plusieurs questions oiseuses mal accueillies,
        il lui fut conseille d'aller ecouter les choses profondes et savantes
        que le grand Porpora disait sur le contre-point.

«Le grand Porpora n'est pas mon maitre, repondit Anzoleto d'un ton badin
        qui dissimulait sa rage interieure aussi bien que possible; il est celui
        de Consuelo; et s'il plaisait a votre chere et bien-aimee seigneurie,
        ajouta-t-il tout bas en se courbant aupres du comte d'un air insinuant
        et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prit pas d'autres lecons que
        celles de son vieux professeur ...
        --Cher et bien-aime Zoto, repondit le comte d'un ton caressant, plein
        d'une malice profonde, j'ai un mot a vous dire a l'oreille;» et, se
        penchant vers lui, il ajouta: «Votre fiancee a du recevoir de vous des
        lecons de vertu qui la rendront invulnerable! Mais si j'avais quelque
        pretention a lui en donner d'autres, j'aurais le droit de l'essayer au
        moins pendant une soiree.»
        Anzoleto se sentit froid de la tete aux pieds.

«Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s'expliquer? dit-il d'une
        voix etouffee.
        --Ce sera bientot fait, mon gracieux ami, repondit le comte d'une voix
        claire: gondole pour gondole .»
        Anzoleto fut terrifie en voyant que le comte avait decouvert son
        tete-a-tete avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s'en etait
        vantee a Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu'ils
        avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l'etonne.

«Allez donc ecouter ce que dit le Porpora sur les principes de l'ecole
        napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le repeter, cela
        m'interesse beaucoup.
        --Je m'en apercois, excellence, repondit Anzoleto furieux et pret a se
        perdre.
        --Eh bien! tu n'y vas pas? dit l'innocente Consuelo, etonnee de son
        hesitation. J'y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre
        servante.» Et avant que le comte put la retenir, elle avait franchi d'un
        bond leger la banquette qui la separait de son vieux maitre, et s'etait
        assise sur ses talons a cote de lui.
        Le comte, voyant que ses affaires n'etaient pas fort avancees aupres
        d'elle, jugea necessaire de dissimuler.

«Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l'oreille de son protege un
        peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n'a pas ete aussi loin a
        beaucoup pres que votre delit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison
        entre le plaisir d'entretenir honnetement votre maitresse un quart
        d'heure en presence de dix personnes, et celui que vous avez goute tete
        a tete avec la mienne dans une gondole bien fermee.
        --Seigneur comte, s'ecria Anzoleto, violemment agite, je proteste sur
        mon honneur....
        --Ou est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille
        gauche?» Et en meme temps il menacait cette malheureuse oreille d'une
        lecon pareille a celle que l'autre venait de recevoir.

«Accordez-vous donc assez peu de finesse a votre protege, dit Anzoleto,
        reprenant sa presence d'esprit, pour ne pas savoir qu'il n'aurait jamais
        commis une pareille balourdise?
        --Commise ou non, repondit sechement le comte, c'est la chose du monde
        la plus indifferente pour moi en ce moment.» Et il alla s'asseoir aupres
        de Consuelo.
        XII.
        La dissertation musicale se prolongea jusque dans le salon du palais
        Zustiniani, ou l'on rentra vers minuit pour prendre le chocolat et les
        sorbets. Du technique de l'art on etait passe au style, aux idees, aux
        formes anciennes et modernes, enfin a l'expression, et de la aux
        artistes, et a leurs differentes manieres de sentir et d'exprimer. Le
        Porpora parlait avec admiration de son maitre Scarlatti, le premier qui
        eut imprime un caractere pathetique aux compositions religieuses. Mais
        il s'arretait la, et ne voulait pas que la musique sacree empietat sur
        le domaine du profane en se permettant les ornements, les traits et les
        roulades.

«Est-ce donc, lui dit Anzoleto, que votre seigneurie reprouve ces traits
        et ces ornements difficiles qui ont cependant fait le succes et la
        celebrite de son illustre eleve Farinelli?
        --Je ne les reprouve qu'a l'eglise, repondit le maestro. Je les approuve
        au theatre; mais je les veux a leur place, et surtout j'en proscris
        l'abus. Je les veux d'un gout pur, sobres, ingenieux, elegants, et, dans
        leurs modulations, appropries non-seulement au sujet qu'on traite, mais
        encore au personnage qu'on represente, a la passion qu'on exprime, et a
        la situation ou se trouve le personnage. Les nymphes et les bergeres
        peuvent roucouler comme les oiseaux, ou cadencer leurs accents comme le
        murmure des fontaines; mais Medee ou Didon ne peuvent que sangloter ou
        rugir comme la lionne blessee. La coquette peut charger d'ornements
        capricieux et recherches ses folles cavatines. La Corilla excelle en ce
        genre: mais qu'elle veuille exprimer les emotions profondes, les grandes
        passions, elle reste au-dessous de son role; et c'est en vain qu'elle
        s'agite, c'est en vain qu'elle gonfle sa voix et son sein: un trait
        deplace, une roulade absurde, viennent changer en un instant en ridicule
        parodie ce sublime qu'elle croyait atteindre. Vous avez tous entendu la
        Faustina Pordoni, aujourd'hui madame Hasse. En de certains roles
        appropries a ses qualites brillantes, elle n'avait, point de rivale.
        Mais que la Cuzzoni vint, avec son sentiment pur et profond, faire
        parler la douleur, la priere, ou la tendresse, les larmes qu'elle vous
        arrachait effacaient en un instant de vos coeurs le souvenir de toutes
        les merveilles que la Faustina avait prodiguees a vos sens. C'est qu'il
        y a le talent de la matiere, et le genie de l'ame. Il y a ce qui amuse,
        et ce qui emeut; ce qui etonne et ce qui ravit. Je sais fort bien que
        les tours de force sont en faveur; mais quant a moi, si je les ai
        enseignes a mes eleves comme des accessoires utiles, je suis presque a
        m'en repentir, lorsque je vois la plupart d'entre eux en abuser, et
        sacrifier le necessaire au superflu, l'attendrissement durable de
        l'auditoire aux cris de surprise et aux trepignements d'un plaisir
        fievreux et passager.»
        Personne ne combattait cette conclusion eternellement vraie dans tous
        les arts, et qui sera toujours appliquee a leurs diverses manifestations
        par les ames elevees. Cependant le comte, qui etait curieux de savoir
        comment Consuelo chanterait la musique profane, feignit de contredire un
        peu l'austerite des principes du Porpora; mais voyant que la modeste
        fille, au lieu de refuter ses heresies, tournait toujours ses yeux vers
        son vieux maitre, comme pour lui demander de repondre victorieusement,
        il prit le parti de s'attaquer directement a elle-meme, et de lui
        demander si elle entendait chanter sur la scene avec autant de sagesse
        et de purete qu'a l'eglise.

«Je ne crois pas, repondit-elle avec une humilite sincere, que j'y
        trouve les meme inspirations, et je crains d'y valoir beaucoup moins.
        --Cette reponse modeste et spirituelle me rassure, dit le comte, je suis
        certain que vous vous inspirerez assez de la presence d'un public
        ardent, curieux, un peu gate, je l'avoue, pour condescendre a etudier
        ces difficultes brillantes dont chaque jour il se montre plus avide.
        --Etudier! dit le Porpora avec un sourire plein de finesse.
        --Etudier! s'ecria Anzoleto avec un dedain superbe.
        --Oui sans doute, etudier, reprit Consuelo avec sa douceur accoutumee.
        Quoique je me sois exercee quelquefois a ce genre de travail, je ne
        pense pas encore etre capable de rivaliser avec les illustres chanteuses
        qui ont paru sur notre scene....
        --Tu mens! s'ecria Anzoleto tout anime. Monseigneur, elle ment!
        faites-lui chanter les airs les plus ornes et les plus difficiles du
        repertoire, vous verrez ce qu'elle sait faire.
        --Si je ne craignais pas qu'elle fut fatiguee ...» dit le comte, dont les
        yeux petillaient deja d'impatience et de desir.
        Consuelo tourna les siens naivement vers le Porpora, comme pour prendre
        ses ordres.

«Au fait, dit celui-ci, comme elle ne se fatigue pas pour si peu, et
        comme nous sommes ici en petite et excellente compagnie, on pourrait
        examiner son talent sur toutes les faces. Voyons, seigneur comte,
        choisissez un air, et accompagnez-la vous-meme au clavecin.
        --L'emotion que sa voix et sa presence me causent, repondit Zustiniani,
        me feraient faire de fausses notes. Pourquoi pas vous, mon maitre?
        --Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora; car entre nous soit
        dit, je l'ai toujours entendue sans jamais songer a la voir. Il faut que
        je sache comment elle se tient, ce qu'elle fait de sa bouche et de ses
        yeux. Allons, leve-toi, ma fille; c'est pour moi aussi que l'epreuve va
        etre tentee.
        --Ce sera donc moi qui l'accompagnerai, dit Anzoleto en s'asseyant au
        clavecin.
        --Vous allez m'intimider trop, mon maitre, dit Consuelo a Porpora.
        --La timidite n'appartient qu'a la sottise, repondit le maitre.
        Quiconque se sent penetre d'un amour vrai pour son art ne peut rien
        craindre. Si tu trembles, tu n'as que de la vanite; si tu perds tes
        moyens, tu n'en as que de factices; et s'il en est ainsi, je suis la
        pour dire tout le premier: La Consuelo n'est bonne a rien!»
        Et sans s'inquieter de l'effet desastreux que pouvaient produire des
        encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea
        sa chaise bien en face de son eleve, et commenca a battre la mesure sur
        la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement a la ritournelle. On
        avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tire d'un opera
        bouffe de Galuppi, la Diavolessa , afin de prendre tout a coup le genre
        le plus different de celui ou Consuelo avait triomphe le matin. La jeune
        fille avait une si prodigieuse facilite qu'elle etait arrivee, presque
        sans etudes, a faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors
        connus, a sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommande
        de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait
        repeter pour s'assurer qu'elle ne les negligeait pas. Mais il n'y avait
        jamais donne assez de temps et d'attention pour savoir ce dont
        l'etonnante eleve etait capable en ce genre. Pour se venger de la
        rudesse qu'il venait de lui montrer, Consuelo eut l'espieglerie de
        surcharger l'air extravagant de la Diavolessa d'une multitude
        d'ornements et de traits regardes jusque la comme impossibles, et
        qu'elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eut notes et
        etudies avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d'un
        caractere si energique, si infernal, et meles, au milieu de leur plus
        impetueuse gaite, d'accents si lugubres, qu'un frisson de terreur vint
        traverser l'enthousiasme de l'auditoire, et que le Porpora, se levant
        tout a coup, s'ecria avec force:

«C'est toi qui es le diable en personne!»
        Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris
        d'admiration, tandis qu'elle se rasseyait sur sa chaise en eclatant de
        rire.

«Mechante fille! dit le Porpora, tu m'as joue un tour pendable. Tu t'es
        moquee de moi. Tu m'as cache la moitie de tes etudes et de tes
        ressources. Je n'avais plus rien a t'enseigner depuis longtemps, et tu
        prenais mes lecons par hypocrisie, peut-etre pour me ravir tous les
        secrets de la composition et de l'enseignement, afin de me surpasser en
        toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pedant!
        --Mon maitre, repondit Consuelo, je n'ai pas fait autre chose qu'imiter
        votre malice envers l'empereur Charles. Ne m'avez-vous pas raconte cette
        aventure? comme quoi Sa Majeste Imperiale n'aimait pas les trilles, et
        vous avait fait defense d'en introduire un seul dans votre oratorio, et
        comme quoi, ayant scrupuleusement respecte sa defense jusqu'a la fin de
        l'oeuvre, vous lui aviez donne un divertissement de bon gout a la fugue
        finale en la commencant par quatre trilles ascendantes, repetees ensuite
        a l'infini, dans le stretto par toutes les parties? Vous avez fait ce
        soir le proces a l'abus des ornements, et puis vous m'avez ordonne d'en
        faire. J'en ai fait trop, afin de vous prouver que moi aussi je puis
        outrer un travers dont je veux bien me laisser accuser.
        --Je te dis que tu es le diable, reprit le Porpora. Maintenant
        chante-nous quelque chose d'humain, et chante-le comme tu l'entendras;
        car je vois bien que je ne puis plus etre ton maitre.
        --Vous serez toujours mon maitre respecte et bien-aime, s'ecria-t-elle
        en se jetant a son cou et en le serrant a l'etouffer; c'est a vous que
        je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maitre! on dit
        que vous avez fait des ingrats: que Dieu me retire a l'instant meme
        l'amour et la voix, si je porte dans mon coeur le poison de l'orgueil et
        de l'ingratitude!»
        Le Porpora devint pale, balbutia quelques mots, et deposa un baiser
        paternel sur le front de son eleve: mais il y laissa une larme; et
        Consuelo, qui n'osa l'essuyer, sentit secher lentement sur son front
        cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnee et du
        genie malheureux. Elle en ressentit une emotion profonde et comme une
        terreur religieuse qui eclipsa toute sa gaite et eteignit toute sa verve
        pour le reste de la soiree. Une heure apres, quand on eut epuise autour
        d'elle et pour elle toutes les formules de l'admiration, de la surprise
        et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa melancolie, on lui
        demanda un specimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air
        de Jomelli dans l'opera de Didon abandonnee ; jamais elle n'avait mieux
        senti le besoin d'exhaler sa tristesse; elle fut sublime de pathetique,
        de simplicite, de grandeur, et belle de visage plus encore qu'elle ne
        l'avait ete a l'eglise. Son teint s'etait anime d'un peu de fievre, ses
        yeux lancaient de sombres eclairs; ce n'etait plus une sainte, c'etait
        mieux encore, c'etait une femme devoree d'amour. Le comte, son ami
        Barberigo, Anzoleto, tous les auditeurs, et, je crois, le vieux Porpora
        lui-meme, faillirent en perdre l'esprit. La Clorinda suffoqua de
        desespoir. Consuelo, a qui le comte declara que, des le lendemain, son
        engagement serait dresse et signe, le pria de lui promettre une grace
        secondaire, et de lui engager sa parole a la maniere des anciens
        chevaliers, sans savoir de quoi il s'agissait. Il le fit, et l'on se
        separa, brise de cette emotion delicieuse que procurent les grandes
        choses, et qu'imposent les grandes intelligences.
        XIII.
        Pendant que Consuelo avait remporte tous ces triomphes, Anzoleto avait
        vecu si completement en elle, qu'il s'etait oublie lui-meme. Cependant
        lorsque le comte, en les congediant, signifia l'engagement de sa fiancee
        sans lui dire un mot du sien, il remarqua la froideur avec laquelle il
        avait ete traite par lui, durant ces dernieres heures; et la crainte
        d'etre perdu sans retour dans son esprit empoisonna toute sa joie. Il
        lui vint dans la pensee de laisser Consuelo sur l'escalier, au bras du
        Porpora, et de courir se jeter aux pieds de son protecteur; mais comme
        en cet instant il le haissait, il faut dire a sa louange qu'il resista a
        la tentation de s'aller humilier devant lui. Comme il prenait conge du
        Porpora, et se disposait a courir le long du canal avec Consuelo, le
        gondolier du comte l'arreta, et lui dit que, par les ordres de son
        maitre, la gondole attendait la signora Consuelo pour la reconduire. Une
        sueur froide lui vint au front.

«La signora est habituee a cheminer sur ses jambes, repondit-il avec
        violence. Elle est fort obligee au comte de ses gracieusetes.
        --De quel droit refusez-vous pour elle?» dit le comte qui etait sur ses
        talons.»
        Anzoleto se retourna, et le vit, non la tete nue comme un homme qui
        reconduit son monde, mais le manteau sur l'epaule, son epee dans une
        main et son chapeau dans l'autre, comme un homme qui va courir les
        aventures nocturnes. Anzoleto ressentit un tel acces de fureur qu'il eut
        la pensee de lui enfoncer entre les cotes ce couteau mince et affile
        qu'un Venitien homme du peuple cache toujours dans quelque poche
        invisible de son ajustement.

«J'espere, Madame, dit le comte a Consuelo d'un ton ferme, que vous ne
        me ferez pas l'affront de refuser ma gondole pour vous reconduire, et le
        chagrin de ne pas vous appuyer sur mon bras pour y entrer.»
        Consuelo, toujours confiante, et ne devinant rien de ce qui se passait
        autour d'elle, accepta, remercia, et abandonnant son joli coude arrondi
        a la main du comte, elle sauta dans la gondole sans ceremonie. Alors un
        dialogue muet, mais energique, s'etablit entre le comte et Anzoleto. Le
        comte avait un pied sur la rive, un pied sur la barque, et de l'oeil
        toisait Anzoleto, qui, debout sur la derniere marche du perron, le
        toisait aussi, mais d'un air farouche, la main cachee dans sa poitrine,
        et serrant le manche de son couteau. Un mouvement de plus vers la
        barque, et le comte etait perdu. Ce qu'il y eut de plus venitien dans
        cette scene rapide et silencieuse, c'est que les deux rivaux
        s'observerent sans hater de part ni d'autre une catastrophe imminente.
        Le comte n'avait d'autre intention que celle de torturer son rival par
        une irresolution apparente, et il le fit a loisir, quoiqu'il vit fort
        bien et comprit encore mieux le geste d'Anzoleto, pret a le poignarder.
        De son cote, Anzoleto eut la force d'attendre sans se trahir
        officiellement qu'il plut au comte d'achever sa plaisanterie feroce, ou
        de renoncer a la vie. Ceci dura deux minutes qui lui semblerent un
        siecle, et que le comte supporta avec un mepris stoique; apres quoi il
        fit une profonde reverence a Consuelo, et se tournant vers son protege:

«Je vous permets, lui dit-il, de monter aussi dans ma gondole; a
        l'avenir vous saurez comment se conduit un galant homme.»
        Et il se recula pour faire passer Anzoleto dans sa barque. Puis il donna
        aux gondoliers l'ordre de ramer vers la Corte-Minelli, et il resta
        debout sur la rive, immobile comme une statue. Il semblait attendre de
        pied ferme une nouvelle velleite de meurtre de la part de son rival
        humilie.

«Comment donc le comte sait-il ou tu demeures? fut le premier mot
        qu'Anzoleto adressa a son amie des qu'ils eurent perdu de vue le palais
        Zustiniani.
        --Parce que je le lui ai dit, repartit Consuelo.
        --Et pourquoi le lui as-tu dit?
        --Parce qu'il me l'a demande.
        --Tu ne devines donc pas du tout pourquoi il voulait le savoir?
        --Apparemment pour me faire reconduire.
        --Tu crois que c'est la tout? Tu crois qu'il ne viendra pas te voir?
        --Venir me voir? Quelle folie! Dans une aussi miserable demeure? Ce
        serait un exces de politesse de sa part que je ne desire pas du tout.
        --Tu fais bien de ne pas le desirer, Consuelo; car un exces de honte
        serait peut-etre pour toi le resultat de cet exces d'honneur!
        --De la honte? Et pourquoi de la honte a moi? Vraiment je ne comprends
        rien a tes discours ce soir, cher Anzoleto, et je te trouve singulier de
        me parler de choses que je n'entends point, au lieu de me dire la joie
        que tu eprouves du succes inespere et incroyable de notre journee.
        --Inespere, en effet, repondit Anzoleto avec amertume.
        --Il me semblait qu'a vepres, et ce soir pendant qu'on m'applaudissait,
        tu etais plus enivre que moi! Tu me regardais avec des yeux si
        passionnes, et je goutais si bien mon bonheur en le voyant reflete sur
        ton visage! Mais depuis quelques instants te voila sombre et bizarre
        comme tu l'es quelquefois quand nous manquons de pain ou quand notre
        avenir parait incertain et facheux.
        --Et maintenant, tu veux que je me rejouisse de l'avenir? Il est
        possible qu'il ne soit pas incertain, en effet; mais a coup sur il n'a
        rien de divertissant pour moi!
        --Que te faut-il donc de plus? Il y a a peine huit jours que tu as
        debute chez le comte, tu as eu un succes d'enthousiasme....
        --Mon succes aupres du comte est fort eclipse par le tien; ma chere. Tu
        le sais de reste.
        --J'espere bien que non. D'ailleurs, quand cela serait, nous ne pouvons
        pas etre jaloux l'un de l'autre.»
        Cette parole ingenue, dite avec un accent de tendresse et de verite
        irresistible, fit rentrer le calme dans l'ame d'Anzoleto.

«Oh! tu as raison, dit-il en serrant sa fiancee dans ses bras, nous ne
        pouvons pas etre jaloux l'un de l'autre; car nous ne pouvons pas nous
        tromper.»
        Mais en meme temps qu'il prononca ces derniers mots, il se rappela avec
        remords son commencement d'aventure avec la Corilla, et il lui vint
        subitement dans l'idee, que le comte, pour achever de l'en punir, ne
        manquerait pas de le devoiler a Consuelo, le jour ou il croirait ses
        esperances tant soit peu encouragees par elle. Il retomba dans une morne
        reverie, et Consuelo devint pensive aussi.

«Pourquoi, lui dit-elle apres un instant de silence, dis-tu que nous ne
        pouvons pas nous tromper? A coup sur, c'est une grande verite; mais a
        quel propos cela t'est-il venu?
        --Tiens, ne parlons plus dans cette gondole, repondit Anzoleto a voix
        basse; je crains qu'on n'ecoute nos paroles, et qu'on ne les rapporte au
        comte. Cette couverture de soie et de velours est bien mince, et ces
        barcarolles de palais ont les oreilles quatre fois plus larges et plus
        profondes que nos barcarolles de place.--Laisse-moi monter avec toi
        dans ta chambre, lui dit-il lorsqu'on les eut deposes sur la rive, a
        l'entree de la Corte-Minelli.
        --Tu sais que c'est contraire a nos habitudes et a nos conventions, lui
        repondit-elle.
        --Oh! ne me refuse pas cela, s'ecria Anzoleto, tu me mettrais le
        desespoir et la fureur dans l'ame.»
        Effrayee de son accent et de ses paroles, Consuelo n'osa refuser; et
        quand elle eut allume sa lampe et tire ses rideaux, le voyant sombre et
        comme perdu dans ses pensees, elle entoura de ses bras le cou de son
        fiance:

«Comme tu me parais malheureux et inquiet ce soir! lui dit-elle
        tristement. Que se passe-t-il donc en toi?
        --Tu ne le sais pas, Consuelo? tu ne t'en doutes pas?
        --Non! sur mon ame!
        --Jure-le; que tu ne devines pas! Jure-le sur l'ame de ta mere, et sur
        ton Christ que tu pries tous les matins et tous les soirs.
        --Oh! je te le jure, sur mon Christ et sur l'ame de ma mere.
        --Et sur notre amour?
        --Sur notre amour et sur notre salut eternel!
        --Je te crois, Consuelo; car ce serait la premiere fois de ta vie que tu
        ferais un mensonge.
        --Et maintenant m'expliqueras-tu ...?
        --Je ne t'expliquerai rien. Peut-etre faudra-t-il bientot que je me
        fasse comprendre.... Ah! quand ce moment sera venu, tu ne m'auras deja
        que trop compris. Malheur! malheur a nous deux le jour ou tu sauras ce
        que je souffre maintenant!
        --O mon Dieu, de quel affreux malheur sommes-nous donc menaces? Helas!
        c'est donc sous le coup de je ne sais quelle malediction que nous
        devions rentrer dans cette pauvre chambre, ou nous n'avions eu jusqu'a
        present aucun secret l'un pour l'autre! Quelque chose me disait bien,
        quand je suis sortie ce matin, que j'y rentrerais la mort dans l'ame.
        Qu'ai-je donc fait pour ne pas jouir d'un jour qui semblait si beau?
        N'ai-je pas prie Dieu ardemment et sincerement? N'ai-je pas eloigne de
        moi toute pensee d'orgueil? N'ai-je pas chante le mieux qu'il m'a ete
        possible? N'ai-je pas souffert de l'humiliation de la Clorinda? N'ai-je
        pas obtenu du comte, sans qu'il s'en doutat et sans qu'il puisse se
        dedire, la promesse qu'elle serait engagee comme seconda donna avec
        nous? Qu'ai-je donc fait de mal, encore une fois, pour souffrir les
        douleurs que tu m'annonces, et que je ressens deja, puisque, toi, tu les
        eprouves?
        --En verite, Consuelo, tu as eu la pensee de faire engager la Clorinda?
        --J'y suis resolue, si le comte est un homme de parole. Cette pauvre
        fille a toujours reve le theatre, elle n'a pas d'autre existence devant
        elle.
        --Et tu crois que le comte renverra la Rosalba, qui sait quelque chose,
        pour la Clorinda, qui ne sait rien?
        --La Rosalba suivra la fortune de sa soeur Corilla, et quant a la
        Clorinda, nous lui donnerons des lecons, nous lui apprendrons a tirer le
        meilleur parti de sa voix, qui est jolie. Le public sera indulgent pour
        une aussi belle fille. D'ailleurs, quand meme je n'obtiendrais son
        admission que comme troisieme femme, ce serait toujours une admission,
        un debut dans la carriere, un commencement d'existence.
        --Tu es une sainte, Consuelo. Tu ne vois pas que cette pecore, en
        acceptant tes bienfaits, et quoiqu'elle dut s'estimer trop heureuse
        d'etre troisieme ou quatrieme femme, ne te pardonnera jamais d'etre la
        premiere?
        --Qu'importe son ingratitude? Va, j'en sais long deja sur l'ingratitude
        et les ingrats!
        --Toi? dit Anzoleto en eclatant de rire et en l'embrassant avec son
        ancienne effusion de frere.
        --Oui, repondit-elle, enchantee de l'avoir distrait de ses soucis; j'ai
        eu jusqu'a present toujours devant les yeux, et j'aurai toujours grave
        dans l'ame, l'image de mon noble maitre Porpora. Il lui est echappe bien
        souvent devant moi des paroles ameres et profondes qu'il me croyait
        incapable de comprendre; mais elles creusaient bien avant dans mon
        coeur, et elles n'en sortiront jamais. C'est un homme qui a bien
        souffert, et que le chagrin devore. Par lui, par sa tristesse, par ses
        indignations concentrees, par les discours qui lui ont echappe devant
        moi, il m'a appris que les artistes sont plus dangereux et plus mechants
        que tu ne penses, mon cher ange; que le public est leger, oublieux;
        cruel, injuste; qu'une grande carriere est une croix lourde a porter, et
        la gloire une couronne d'epines! Oui, je sais tout cela; et j'y ai pense
        si souvent, et j'ai tant reflechi la-dessus, que je me sens assez forte
        pour ne pas m'etonner beaucoup et pour ne pas trop me laisser abattre
        quand j'en ferai l'experience par moi-meme. Voila pourquoi tu ne m'as
        pas vue trop enivree aujourd'hui de mon triomphe; voila pourquoi aussi
        je ne suis pas decouragee en ce moment de tes noires pensees. Je ne les
        comprends pas encore; mais je sais qu'avec toi, et pourvu que tu
        m'aimes, je pourrai lutter avec assez de force pour ne pas tomber dans
        la haine du genre humain, comme mon pauvre maitre, qui est un noble
        vieillard et un enfant malheureux.»
        En ecoutant parler son amie, Anzoleto reprit aussi son courage et sa
        serenite. Elle exercait sur lui une grande puissance, et chaque jour il
        decouvrait en elle une fermete de caractere et une droiture d'intentions
        qui suppleait a tout ce qui lui manquait a lui-meme. Les terreurs que la
        jalousie lui avait inspirees s'effacerent donc de son souvenir au bout
        d'un quart d'heure d'entretien avec elle; et quand elle le questionna de
        nouveau, il eut tellement honte d'avoir soupconne un etre si pur et si
        calme, qu'il donna d'autres motifs a son agitation. «Je n'ai qu'une
        crainte, lui dit-il, c'est que le comte ne te trouve tellement
        superieure a moi, qu'il ne me juge indigne de paraitre a cote de toi
        devant le public. Il ne m'a pas fait chanter ce soir, quoique je
        m'attendisse a ce qu'il nous demanderait un duo. Il semblait avoir
        oublie jusqu'a mon existence. Il ne s'est meme pas apercu qu'en
        t'accompagnant, je touchais assez joliment le clavecin. Enfin, lorsqu'il
        t'a signifie ton engagement, il ne m'a pas dit un mot du mien. Comment
        n'as-tu pas remarque une chose aussi etrange?
        --La pensee ne m'est pas venue qu'il lui fut possible de vouloir
        m'engager sans toi. Est-ce qu'il ne sait pas que rien ne pourrait m'y
        decider, que nous sommes fiances, que nous nous aimons? Est-ce que tu ne
        le lui as pas dit bien positivement?
        --Je lui ai dit; mais peut-etre croit-il que je me vante, Consuelo.
        --En ce cas je me vanterai moi-meme de mon amour, Anzoleto; je lui dirai
        tout cela si bien qu'il n'en doutera pas. Mais tu t'abuses, mon ami; le
        comte n'a pas juge necessaire de te parler de ton engagement, parce que
        c'est une chose arretee, conclue, depuis le jour ou tu as chante chez
        lui avec tant de succes.
        --Mais non signe! Et le tien sera signe demain: il te l'a dit!
        --Crois-tu que je signerai la premiere? Oh! non pas! Tu as bien fait de
        me mettre sur mes gardes. Mon nom ne sera ecrit qu'au bas du tien.
        --Tu me le jures?
        --Oh! fi! Vas-tu encore me faire faire des serments pour une chose que
        tu sais si bien? Vraiment, tu ne m'aimes pas ce soir, ou tu veux me
        faire souffrir; car tu fais semblant de croire que je ne t'aime point.»
        A cette pensee, les yeux de Consuelo se gonflerent, et elle s'assit avec
        un petit air boudeur qui la rendit charmante.

«Au fait, je suis un fou, un sot, pensa Anzoleto. Comment ai-je pu
        penser un instant que le comte triompherait d'une ame si pure et d'un
        amour si complet? Est-ce qu'il n'est pas assez experimente pour voir du
        premier coup d'oeil que Consuelo n'est pas son fait; et aurait-il ete
        assez genereux ce soir pour me faire monter dans la gondole a sa place,
        s'il n'eut connu pertinemment qu'il y jouerait aupres d'elle le role
        d'un fat ridicule? Non, non; mon sort est assure, ma position
        inexpugnable. Que Consuelo lui plaise, qu'il l'aime, qu'il la courtise,
        tout cela ne servira qu'a avancer ma fortune; car elle saura bien
        obtenir de lui tout ce qu'elle voudra sans s'exposer. Consuelo en saura
        vite plus que moi sur ce chapitre. Elle est forte, elle est prudente.
        Les pretentions du cher comte tourneront a mon profit et a ma gloire.»
        Et, abjurant completement tous ses doutes, il se jeta aux pieds de son
        amie, et se livra a l'enthousiasme passionne qu'il eprouvait pour la
        premiere fois, et que depuis quelques-heures la jalousie comprimait en
        lui.

«O ma belle! o ma sainte! o ma diablesse! o ma reine! s'ecria-t-il,
        pardonne-moi d'avoir pense a moi-meme au lieu de me prosterner devant
        toi pour t'adorer; ainsi que j'aurais du le faire en me retrouvant seul
        avec toi dans cette chambre! J'en suis sorti ce matin en te querellant.
        Oui, oui, je devrais n'y etre rentre qu'en me trainant sur mes genoux!
        Comment peux-tu aimer encore et sourire a une brute telle que moi?
        Casse-moi ton eventail sur la figure, Consuelo. Mets ton joli pied sur
        ma tete. Tu es plus grande que moi de cent coudees, et je suis ton
        esclave pour jamais, a partir d'aujourd'hui.
        --Je ne merite pas ces belles paroles, lui repondit-elle en
        s'abandonnant a ses etreintes; et quant a tes distractions, je les
        excuse, car je les comprends. Je vois bien que la peur d'etre separe de
        moi, et de voir diviser une vie qui ne peut etre qu'une pour nous deux,
        t'a seule inspire ce chagrin et ces doutes. Tu as manque de foi envers
        Dieu; c'est bien plus mal que si tu m'avais accusee de quelque lachete.
        Mais je prierai pour toi, et je dirai: Seigneur, pardonnez-lui comme je
        lui pardonne.»
        En exprimant son amour avec abandon, simplicite, et en y melant, comme
        toujours, cette devotion espagnole pleine de tendresse humaine et de
        compromis ingenus, Consuelo etait si belle; la fatigue et les emotions
        de la journee avaient repandu sur elle une langueur si suave,
        qu'Anzoleto, exalte d'ailleurs par cette espece d'apotheose dont elle
        sortait et qui la lui montrait sous une face nouvelle, ressentit enfin
        tous les delires d'une passion violente pour cette petite soeur jusque
        la si paisiblement aimee. Il etait de ces hommes qui ne s'enthousiasment
        que pour ce qui est applaudi, convoite et dispute par les autres. La
        joie de sentir en sa possession l'objet de tant de desirs qu'il avait
        vus s'allumer et bouillonner autour d'elle, eveilla en lui des desirs
        irrefrenables; et, pour la premiere fois, Consuelo fut reellement en
        peril entre ses bras.

«Sois mon amante, sois ma femme, s'ecria-t-il enfin d'une voix etouffee.
        Sois a moi tout entiere et pour toujours.
        --Quand tu voudras, lui repondit Consuelo avec un sourire angelique.
        Demain si tu veux.
        --Demain! Et pourquoi demain?
        --Tu as raison, il est plus de minuit, c'est aujourd'hui que nous
        pouvons nous marier. Des que le jour sera leve, nous pouvons aller
        trouver le pretre. Nous n'avons de parents ni l'un ni l'autre, la
        ceremonie ne demandera pas de longs preparatifs. J'ai ma robe d'indienne
        que je n'ai pas encore mise. Tiens, mon ami, en la faisant, je me
        disais: Je n'aurai plus d'argent pour acheter ma robe de noces; et si
        mon ami se decidait a m'epouser un de ces jours, je serais forcee de
        porter a l'eglise la meme qui aurait deja ete etrennee. Cela parte
        malheur, a ce qu'on dit. Aussi, quand ma mere est venue en reve me la
        retirer pour la remettre dans l'armoire, elle savait bien ce qu'elle
        faisait, la pauvre ame! Ainsi donc tout est pret; demain, au lever du
        soleil, nous nous jurerons fidelite. Tu attendais pour cela, mechant,
        d'etre sur que je n'etais pas laide?
        --Oh! Consuelo, s'ecria Anzoleto avec angoisse, tu es un enfant, un
        veritable enfant! Nous ne pouvons nous marier ainsi du jour au lendemain
        sans qu'on le sache; car le comte et le Porpora, dont la protection nous
        est encore si necessaire, seraient fort irrites contre nous, si nous
        prenions cette determination sans les consulter, sans meme les avertir.
        Ton vieux maitre ne m'aime pas trop, et te comte, je le sais de bonne
        part, n'aime pas les cantatrices mariees. Il faudra donc que nous
        gagnions du temps pour les amener a consentir a notre mariage; ou bien
        il faut au moins quelques jours, si nous nous marions en secret, pour
        preparer mysterieusement cette affaire delicate. Nous ne pouvons pas
        courir a San-Samuel, ou tout le monde nous connait, et ou il ne faudra
        que la presence d'une vieille bonne femme pour que toute la paroisse en
        soit avertie au bout d'une heure.
        --Je n'avais pas songe a tout cela, dit Consuelo. Eh bien, de quoi me
        parlais-tu donc tout a l'heure? Pourquoi, mechant, me disais-tu «Sois ma
        femme» puisque tu savais que cela n'etait pas encore possible? Ce n'est
        pas moi qui t'en ai parle la premiere, Anzoleto! Quoique j'aie pense
        bien souvent que nous etions en age de nous marier, et que je n'eusse
        jamais songe aux obstacles dont tu parles, je m'etais fait un devoir de
        laisser cette decision a ta prudence, et, faut-il te le dire? a ton
        inspiration; car je voyais bien, que tu n'etais pas trop presse de
        m'appeler ta femme, et je ne t'en voulais pas. Tu m'as souvent dit
        qu'avant de s'etablir, il fallait assurer le sort de sa famille future,
        en s'assurant soi-meme de quelques ressources. Ma mere le disait aussi,
        et je trouve cela raisonnable. Ainsi, tout bien considere, ce serait
        encore trop tot. Il faut que notre engagement a tous deux avec le
        theatre soit signe, n'est-ce pas? Il faut meme que la faveur du public
        nous soit assuree. Nous reparlerons de cela apres nos debuts. Pourquoi
        palis-tu? mon Dieu, pourquoi serres-tu ainsi les poings, Anzoleto? Ne
        sommes-nous pas bien heureux? Avons-nous besoin d'etre lies par un
        serment pour nous aimer, et compter l'un sur l'autre?
        --O Consuelo, que tu es calme, que tu es pure, et que tu es froide!
        soeecria Anzoleto avec une sorte de rage.
        --Moi! je suis froide! s'ecria la jeune Espagnole stupefaite et
        vermeille d'indignation.
        --Helas! je t'aime comme on peut aimer une femme, et tu m'ecoutes et tu
        me reponds comme un enfant. Tu ne connais que l'amitie, tu ne comprends
        pas l'amour. Je souffre, je brule, je meurs a tes pieds, et tu me parles
        de pretre, de robe et de theatre?»
        Consuelo, qui s'etait levee avec impetuosite, se rassit confuse et toute
        tremblante. Elle garda longtemps le silence; et lorsque Anzoleto voulut
        lui arracher de nouvelles caresses, elle le repoussa doucement.

«Ecoute, lui dit-elle, il faut s'expliquer et se connaitre. Tu me crois
        trop enfant en verite, et ce serait une minauderie de ma part, de ne te
        pas avouer qu'a present je comprends fort bien. Je n'ai pas traverse les
        trois quarts de l'Europe avec des gens de toute espece, je n'ai pas vu
        de pres les moeurs libres et sauvages des artistes vagabonds, je n'ai
        pas devine, helas! les secrets mal caches de ma pauvre mere, sans savoir
        ce que toute fille du peuple sait d'ailleurs fort bien a mon age. Mais
        je ne pouvais pas me decider a croire, Anzoleto, que tu voulusses
        m'engager a violer un serment fait a Dieu entre les mains de ma mere
        mourante. Je ne tiens pas beaucoup a ce que les patriciennes, dont
        j'entends quelquefois les causeries, appellent leur reputation. Je suis
        trop peu de chose dans le monde pour attacher mon honneur au plus ou
        moins de chastete qu'on voudra bien me supposer; mais je fais consister
        mon honneur a garder mes promesses, de meme que je fais consister le
        tien a savoir garder les tiennes. Je ne suis peut-etre pas aussi bonne
        catholique que je voudrais l'etre. J'ai ete si peu instruite dans la
        religion! Je ne puis pas avoir d'aussi belles regles de conduite et
        d'aussi belles maximes de vertu que ces jeunes filles de la Scuola,
        elevees dans le cloitre et entretenues du matin au soir dans la science
        divine. Mais je pratique comme je sais et comme je peux. Je ne crois pas
        notre amour capable de s'entacher d'impurete pour devenir un peu plus
        vif avec nos annees. Je ne compte pas trop les baisers que je te donne,
        mais je sais que nous n'avons pas desobei a ma mere, et que je ne veux
        pas lui desobeir pour satisfaire des impatiences faciles a reprimer.
        --Faciles! s'ecria Anzoleto en la pressant avec emportement sur sa
        poitrine; faciles! Je savais bien que tu etais froide.
        --Froide, tant que tu voudras, repondit-elle en se degageant de ses
        bras. Dieu, qui lit dans mon coeur, sait bien si je t'aime!
        --Eh bien! jette-toi donc dans son sein, dit Anzoleto avec depit; car le
        mien n'est pas un refuge aussi assure, et je m'enfuis pour ne pas
        devenir impie.»
        II courut vers la porte, croyant que Consuelo, qui n'avait jamais pu se
        separer de lui au milieu d'une querelle, si legere qu'elle fut, sans
        chercher a le calmer, s'empresserait de le retenir. Elle fit
        effectivement un mouvement impetueux pour s'elancer vers lui; puis elle
        s'arreta, le vit sortir, courut aussi vers la porte, mit la main sur le
        loquet pour ouvrir et le rappeler. Mais, ramenee a sa resolution par une
        force surhumaine, elle tira le verrou sur lui; et, vaincue par une lutte
        trop violente, elle tomba raide evanouie sur le plancher, ou elle resta
        sans mouvement jusqu'au jour.
        XIV.

«Je t'avoue que j'en suis eperdument amoureux, disait cette meme nuit le
        comte Zustiniani a son ami Barberigo, vers deux heures du matin, sur le
        balcon de son palais, par une nuit obscure et silencieuse.
        --C'est me signifier que je dois me garder de le devenir, repondit le
        jeune et brillant Barberigo; et je me soumets, car tes droits priment
        les miens. Cependant si la Corilla reussissait a te reprendre dans ses
        filets, tu aurais la bonte de m'en avertir, et je pourrais alors essayer
        de me faire ecouler?...
        --N'y songe pas, si tu m'aimes. La Corilla n'a jamais ete pour moi qu'un
        amusement. Je vois a ta figure que tu me railles?
        --Non, mais je pense que c'est un amusement un peu serieux que celui qui
        nous fait faire de telles depenses et de si grandes folies.
        --Prenons que je porte tant d'ardeur dans mes amusements que rien ne me
        coute pour les prolonger. Mais ici c'est plus qu'un desir; c'est, je
        crois, une passion Je n'ai jamais vu de creature aussi etrangement belle
        que cette Consuelo; c'est comme une lampe qui palit de temps en temps,
        mais qui, au moment ou elle semble prete a s'eteindre, jette une clarte
        si vive que les astres, comme disent nos poetes, en sont eclipses.
        --Ah! dit Barberigo en soupirant, cette petite robe noire et cette
        collerette blanche, cette toilette a demi pauvre et a demi devote, cette
        tete pale, calme, sans eclat au premier regard, ces manieres rondes et
        franches, cette etonnante absence de coquetterie, comme tout cela se
        transforme et se divinise lorsqu'elle s'inspire de son propre genie pour
        chanter! Heureux Zustiniani qui tiens dans tes mains les destinees de
        cette ambition naissante!
        --Que ne suis-je assure de ce bonheur que tu m'envies! mais je suis tout
        effraye au contraire de ne trouver la aucune des passions feminines que
        je connais, et qui sont si faciles a mettre en jeu. Concois-tu, ami, que
        celte fille soit restee une enigme pour moi, apres toute une journee
        d'examen et de surveillance? Il me semble, a sa tranquillite et a ma
        maladresse, que je suis deja epris au point de ne plus voir clair.
        --Certes, tu es epris plus qu'il ne faudrait, puisque tu es aveugle.
        Moi, que l'esperance ne trouble point, je te dirai en trois mots ce que
        tu ne comprends pas. Consuelo est une fleur d'innocence; elle aime le
        petit Anzoleto; elle l'aimera encore pendant quelques jours; et si tu
        brusques cet attachement d'enfance, tu lui donneras des forces
        nouvelles. Mais si tu parais ne point t'en occuper, la comparaison
        qu'elle fera entre lui et toi refroidira bientot son amour.
        --Mais il est beau comme Apollon, ce petit drole, il a une voix
        magnifique; il aura du succes. Deja la Corilla en etait folle. Ce n'est
        pas un rival a dedaigner aupres d'une fille qui a des yeux.
        --Mais il est pauvre, et tu es riche; inconnu, et tu es tout-puissant,
        reprit Barberigo. L'important serait de savoir s'il est son amant ou son
        ami. Dans le premier cas, le desabusement arrivera plus vite que
        Consuelo; dans le second, il y aura entre eux une lutte, une
        incertitude, qui prolongeront tes angoisses.
        --Il me faudrait donc desirer ce que je crains horriblement, ce qui me
        bouleverse de rage rien que d'y songer! Toi, qu'en penses-tu?
        --Je crois qu'ils ne sont point amants.
        --Mais c'est impossible! L'enfant est libertin, audacieux, bouillant: et
        puis les moeurs de ces gens-la!
        --Consuelo est un prodige en toutes choses. Tu n'es pas bien experimente
        encore, malgre tous tes succes aupres des femmes, cher Zustiniani, si tu
        ne vois pas dans tous les mouvements, dans toutes les paroles, dans tous
        les regards de cette fille, qu'elle est aussi pure que le cristal au
        sein du rocher.
        --Tu me transportes de joie!
        --Prends garde! c'est une folie, un prejuge! Si tu aimes Consuelo, il
        faut la marier demain, afin que dans huit jours son maitre lui ait fait
        sentir le poids d'une chaine, les tourments de la jalousie, l'ennui d'un
        surveillant facheux, injuste, et infidele; car le bel Anzoleto sera tout
        cela. Je l'ai assez observe hier entre la Consuelo et la Clorinda, pour
        etre a meme de lui prophetiser ses torts et ses malheurs. Suis mon
        conseil, ami, et tu m'en remercieras bientot. Le lien du mariage est
        facile a detendre, entre gens de cette condition; et tu sais que, chez
        ces femmes-la, l'amour est une fantaisie ardente qui ne s'exalte qu'avec
        les obstacles.
        --Tu me desesperes, repondit le comte, et pourtant je sens que tu as
        raison.»
        Malheureusement pour les projets du comte Zustiniani, ce dialogue avait
        un auditeur sur lequel on ne comptait point et qui n'en perdait pas une
        syllabe. Apres avoir quitte Consuelo, Anzoleto, repris de jalousie,
        etait revenu roder autour du palais de son protecteur, pour s'assurer
        qu'il ne machinait pas un de ces enlevements si fort a la mode en ce
        temps-la, et dont l'impunite etait a peu pres garantie aux patriciens.
        Il ne put en entendre davantage; car la lune, qui commencait a monter
        obliquement au-dessus des combles du palais, vint dessiner, de plus en
        plus nette, son ombre sur le pave, et les deux seigneurs, s'apercevant
        ainsi de la presence d'un homme sous le balcon, se retirerent et
        fermerent la croisee.
        Anzoleto s'esquiva, et alla rever en liberte a ce qu'il venait
        d'entendre. C'en etait bien assez pour qu'il sut a quoi s'en tenir, et
        pour qu'il fit son profit des vertueux conseils de Barberigo a son ami.
        Il dormit a peine deux heures vers le matin, puis il courut a la
        Corte-Minelli . La porte etait encore fermee au verrou, mais a travers
        les fentes de cette barriere mal close, il put voir Consuelo tout
        habillee, etendue sur son lit, endormie, avec la paleur et l'immobilite
        de la mort. La fraicheur de l'aube l'avait tiree de son evanouissement,
        et elle s'etait jetee sur sa couche sans avoir la force de se
        deshabiller. Il resta quelques instants a la contempler avec une
        inquietude pleine de remords. Mais bientot s'impatientant et s'effrayant
        de ce sommeil lethargique, si contraire aux vigilantes habitudes de son
        amie, il elargit doucement avec son couteau une fente par laquelle il
        put passer la lame et faire glisser le verrou. Cela ne reussit pourtant
        pas sans quelque bruit; mais Consuelo, brisee de fatigue, n'en fut point
        eveillee. Il entra donc, referma la porte, et vint s'agenouiller a son
        chevet, ou il resta jusqu'a ce qu'elle ouvrit les yeux. En le trouvant
        la, le premier mouvement de Consuelo fut un cri de joie; mais, retirant
        aussitot ses bras qu'elle lui avait jetes au cou, elle se recula avec un
        mouvement d'effroi.

«Tu me crains donc a present, et, au lieu de m'embrasser, tu veux me
        fuir! lui dit-il avec douleur. Ah! que je suis cruellement puni de ma
        faute! Pardonne-moi, Consuelo, et vois si tu dois te mefier de ton ami.
        Il y a une grande heure que je suis la a te regarder dormir. Oh!
        pardonne-moi, ma soeur; c'est la premiere et la derniere fois de ta vie
        que tu auras eu a blamer et a repousser ton frere. Jamais plus je
        n'offenserai la saintete de notre amour par des emportements coupables.
        Quitte-moi, chasse-moi, si je manque a mon serment. Tiens, ici, sur ta
        couche virginale, sur le lit de mort de ta pauvre mere, je te jure de te
        respecter comme je t'ai respectee jusqu'a ce jour, et de ne pas te
        demander un seul baiser, si tu l'exiges, tant que le pretre ne nous aura
        pas benis. Es-tu contente de moi, chere et sainte Consuelo?».
        Consuelo ne repondit qu'en pressant la tete blonde du Venitien sur son
        coeur et en l'arrosant de larmes. Cette effusion la soulagea; et bientot
        apres, retombant sur son dur petit oreiller: «Je t'avoue, lui dit-elle,
        que je suis aneantie; car je n'ai pu fermer l'oeil de toute la nuit.
        Nous nous etions si mal quittes!
        --Dors, Consuelo, dors, mon cher ange, repondit Anzoleto; souviens-toi
        de cette, nuit ou tu m'as permis de dormir sur ton lit, pendant que tu
        priais et que tu travaillais a cette petite table. C'est a mon tour de
        garder et de proteger ton repos. Dors encore, mon enfant; je vais
        feuilleter ta musique et la lire tout bas, pendant que tu sommeilleras
        une heure ou deux. Personne ne s'occupera de nous (si on s'en occupe
        aujourd'hui) avant le soir. Dors donc, et prouve-moi par cette confiance
        que tu me pardonnes et que tu crois en moi.»
        Consuelo lui repondit par un sourire de beatitude. Il l'embrassa au
        front, et s'installa devant la petite table, tandis qu'elle goutait un
        sommeil bienfaisant entremele des plus doux songes.
        Anzoleto avait vecu trop longtemps dans un etat de calme et d'innocence
        aupres de cette jeune fille, pour qu'il lui fut bien difficile, apres un
        seul jour d'agitation, de reprendre son role accoutume. C'etait pour
        ainsi dire l'etat normal de son ame que cette affection fraternelle.
        D'ailleurs ce qu'il avait entendu la nuit precedente, sous le balcon de
        Zustiniani, etait de nature a fortifier ses resolutions: Merci, mes
        beaux seigneurs, se disait-il en lui-meme; vous m'avez donne des lecons
        de morale a votre usage dont le petit drole saura profiter ni plus ni
        moins qu'un roue de votre classe. Puisque la possession refroidit
        l'amour, puisque les droits du mariage amenent la satiete et le degout,
        nous saurons conserver pure cette flamme que vous croyez si facile a
        eteindre. Nous saurons nous abstenir et de la jalousie, et de
        l'infidelite, et mome des joies de l'amour. Illustre et profond
        Barberigo, vos propheties portent conseil, et il fait bon d'aller a
        votre ecole!
        En songeant ainsi, Anzoleto, vaincu a son tour par la fatigue d'une nuit
        presque blanche, s'assoupit de son cote, la tete dans ses mains et les
        coudes sur la table. Mais son sommeil fut leger; et, le soleil
        commencant a baisser, il se leva pour regarder si Consuelo dormait
        encore.
        Les feux du couchant, penetrant par la fenetre, empourpraient d'un
        superbe reflet le vieux lit et la belle dormeuse. Elle s'etait fait, de
        sa mantille de mousseline blanche, un rideau attache aux pieds du
        crucifix de filigrane qui etait cloue au mur au-dessus de sa tete. Ce
        voile leger retombait avec grace sur son corps souple et admirable de
        proportions; et dans cette demi-teinte rose, affaissee comme une fleur
        aux approches du soir, les epaules inondees de ses beaux cheveux sombres
        sur sa peau blanche et mate, les mains jointes sur sa poitrine comme une
        sainte de marbre blanc sur son tombeau, elle etait si chaste et si
        divine, qu'Anzoleto s'ecria dans son coeur: Ah! comte Zustiniani! que ne
        peux-tu la voir en cet instant, et moi aupres d'elle, gardien jaloux et
        prudent d'un tresor que tu convoiteras en vain!
        Au meme instant un faible bruit se fit entendre au dehors; Anzoleto
        reconnut le clapotement de l'eau au pied de la masure ou etait situee la
        chambre de Consuelo. Bien rarement les gondoles abordaient a cette
        pauvre Corte-Minelli; d'ailleurs un demon tenait en eveil les facultes
        divinatoires d'Anzoleto. Il grimpa sur une chaise, et atteignit a une
        petite lucarne percee pres du plafond sur la face de la maison que
        baignait le canaletto. Il vit distinctement le comte Zustiniani sortir
        de sa barque et interroger les enfants demi-nus qui jouaient sur la
        rive. Il fut incertain s'il eveillerait son amie, ou s'il tiendrait la
        porte fermee. Mais pendant dix minutes que le comte perdit a demander et
        a chercher la mansarde de Consuelo, il eut le temps de se faire un
        sang-froid diabolique et d'aller entr'ouvrir la porte, afin qu'on put
        entrer sans obstacle et sans bruit; puis il se remit devant la petite
        table, prit une plume, et feignit d'ecrire des notes. Son coeur battait
        violemment; mais sa figure etait calme et impenetrable.
        Le comte entra en effet sur la pointe du pied, se faisant un plaisir
        curieux de surprendre sa protegee, et se rejouissant de ces apparences
        de misere qu'il jugeait etre les meilleures conditions possibles pour
        favoriser son plan de corruption. Il apportait l'engagement de Consuelo
        deja signe de lui, et ne pensait point qu'avec un tel passe-port il dut
        essuyer un accueil trop farouche. Mais au premier aspect de ce
        sanctuaire etrange, ou une adorable fille dormait du sommeil des anges,
        sous l'oeil de son amant respectueux ou satisfait, le pauvre Zustiniani
        perdit contenance, s'embarrassa dans son manteau qu'il portait drape sur
        l'epaule d'un air conquerant, et fit trois pas tout de travers entre le
        lit et la table sans savoir a qui s'adresser. Anzoleto etait venge de la
        scene de la veille a l'entree de la gondole.

«Mon seigneur et maitre! s'ecria-t-il en se levant enfin comme surpris
        par une visite inattendue: je vais eveiller ma ... fiancee.
        --Non, lui repondit le comte, deja remis de son trouble, et affectant de
        lui tourner le dos pour regarder Consuelo a son aise. Je suis trop
        heureux de la voir ainsi. Je te defends de l'eveiller.
        --Oui, oui, regarde-la bien, pensait Anzoleto; c'est tout ce que je
        demandais.»
        --Consuelo ne s'eveilla point; et le comte, baissant la voix, se
        composant une figure gracieuse et sereine, exprima son admiration sans
        contrainte.

«Tu avais raison, Zoto, dit-il d'un air aise; Consuelo est la premiere
        chanteuse de l'Italie, et j'avais tort de douter qu'elle fut la plus
        belle femme de l'univers.
        --Votre seigneurie la croyait affreuse, cependant! dit Anzoleto avec
        malice.
        --Tu m'as sans doute accuse aupres d'elle de toutes mes grossieretes?
        Mais je me reserve de me les faire pardonner par une amende honorable si
        complete, que tu ne pourras plus me nuire en lui rappelant mes torts.
        --Vous nuire, mon cher seigneur! Ah! comment le pourrais-je, quand meme
        j'en aurais la pensee?»
        Consuelo s'agita un peu.

«Laissons-la s'eveiller sans trop de surprise, dit le comte, et
        debarrasse-moi cette table pour que je puisse y poser et y relire l'acte
        de son engagement. Tiens, ajouta-t-il lorsque Anzoleto eut obei a son
        ordre, tu peux jeter les yeux sur ce papier, en attendant qu'elle ouvre
        les siens.
        --Un engagement avant l'epreuve des debuts! Mais c'est magnifique, o mon
        noble patron! Et le debut tout de suite? avant que l'engagement de la
        Corilla soit expire?
        --Ceci ne m'embarrasse point. Il y a un dedit de mille sequins avec la
        Corilla: nous le paierons; la belle affaire!
        --Mais si la Corilla suscite des cabales?
        --Nous la ferons mettre aux plombs, si elle cabale.
        --Vive Dieu! Rien ne gene votre seigneurie.
        --Oui, Zoto, repondit le comte d'un ton raide, nous sommes comme cela;
        ce que nous voulons, nous le voulons envers et contre tous.
        --Et les conditions de l'engagement sont les memes que pour la Corilla?
        Pour une debutante sans nom, sans gloire, les memes conditions que pour
        une cantatrice illustre, adoree du public?
        --La nouvelle cantatrice le sera davantage; et si les conditions de
        l'ancienne ne la satisfont pas, elle n'aura qu'un mot a dire pour qu'on
        double ses appointements. Tout depend d'elle, ajouta-t-il en elevant un
        peu la voix, car il s'apercut que la Consuelo s'eveillait: son sort est
        dans ses mains.»
        Consuelo avait entendu tout ceci dans un demi-sommeil. Quand elle se fut
        frotte les yeux et assure que ce n'etait point un reve, elle se glissa
        dans sa ruelle sans trop songer a l'etrangete de sa situation, releva sa
        chevelure sans trop s'inquieter de son desordre, s'enveloppa de sa
        mantille, et vint avec une confiance ingenue se meler a la conversation.

«Seigneur comte, dit-elle, c'est trop de bontes; mais je n'aurai pas
        l'impertinence d'en profiter. Je ne veux pas signer cet engagement avant
        d'avoir essaye mes forces devant le public; ce ne serait point delicat
        de ma part. Je peux deplaire, je peux faire fiasco , etre sifflee. Que
        je sois enrouee, troublee, ou bien laide ce jour-la, votre parole serait
        engagee, vous seriez trop fier pour la reprendre, et moi trop fiere pour
        en abuser.
        --Laide ce jour-la, Consuelo! s'ecria le comte en la regardant avec des
        yeux enflammes; laide, vous? Tenez, regardez-vous comme vous voila,
        ajouta-t-il en la prenant par la main et en la conduisant devant son
        miroir. Si vous etes adorable dans ce costume, que serez-vous donc,
        couverte de pierreries et rayonnante de l'eclat du triomphe?»
        L'impertinence du comte faisait presque grincer les dents a Anzoleto.
        Mais l'indifference enjouee avec laquelle Consuelo recevait ses fadeurs
        le calma aussitot.

«Monseigneur, dit-elle en repoussant le morceau de glace qu'il
        approchait de son visage, prenez garde de casser le reste de mon miroir;
        je n'en ai jamais eu d'autre, et j'y tiens parce qu'il ne m'a jamais
        abusee. Laide ou belle, je refuse vos prodigalites. Et puis je dois vous
        dire franchement que je ne debuterai pas, et que je ne m'engagerai pas,
        si mon fiance que voila n'est engage aussi; car je ne veux ni d'un autre
        theatre ni d'un autre public que le sien. Nous ne pouvons pas nous
        separer, puisque nous devons nous marier.»
        Cette brusque declaration etourdit un peu le comte; mais il fut bientot
        remis.

«Vous avez raison, Consuelo, repondit-il: aussi mon intention n'est-elle
        pas de jamais vous separer. Zoto debutera en meme temps que vous.
        Seulement nous ne pouvons pas nous dissimuler que son talent, bien que
        remarquable, est encore inferieur au votre....
        --Je ne crois point cela, monseigneur, repliqua vivement Consuelo en
        rougissant, comme si elle eut recu une offense personnelle.
        --Je sais qu'il est votre eleve, beaucoup plus que celui du professeur
        que je lui ai donne, repondit le comte en souriant. Ne vous en defendez
        pas, belle Consuelo En apprenant votre intimite, le Porpora s'est ecrie:
        Je ne m'etonne plus de certaines qualites qu'il possede et que je ne
        pouvais pas concilier avec tant de defauts!
        --Grand merci au signor professor! dit Anzoleto en riant du bout des
        levres.
        --Il en reviendra, dit Consuelo gaiement. Le public d'ailleurs lui
        donnera un dementi, a ce bon et cher maitre.
        --Le bon et cher maitre est le premier juge et le premier connaisseur de
        la terre en fait de chant, repliqua le comte. Anzoleto profitera encore
        de vos lecons, et il fera bien. Mais je repete que nous ne pouvons fixer
        les bases de son engagement, avant d'avoir apprecie le sentiment du
        public a son egard. Qu'il debute donc, et nous verrons a le satisfaire
        suivant la justice et notre bienveillance, sur laquelle il doit compter.
        --Qu'il debute donc, et moi aussi, reprit Consuelo; nous sommes aux
        ordres de monsieur le comte. Mais pas de contrat, pas de signature avant
        l'epreuve, j'y suis determinee....
        --Vous n'etes pas, satisfaite des conditions que je vous propose,
        Consuelo? Eh bien, dictez-les vous-meme: tenez, voici la plume, rayez,
        ajoutez; ma signature est au bas.»
        Consuelo prit la plume. Anzoleto palit; et le comte, qui l'observait,
        mordit de plaisir le bout de son rabat de dentelle qu'il tortillait
        entre ses doigts. Consuelo fit une grande X sur le contrat, et ecrivit
        sur ce qui restait de blanc au-dessus de la signature du comte:

«Anzoleto et Consuelo s'engageront conjointement aux conditions qu'il
        plaira a monsieur le comte Zustiniani de leur imposer apres leurs
        debuts, qui auront lieu le mois prochain au theatre de San-Samuel.» Elle
        signa rapidement et passa ensuite la plume a son amant.

«Signe sans regarder, lui dit-elle; tu ne peux faire moins pour prouver
        ta gratitude et ta confiance a ton bienfaiteur.»
        Anzoleto avait lu d'un clin d'oeil avant de signer; lecture et signature
        furent l'affaire d'une demi-minute. Le comte lut par-dessus son epaule.

«Consuelo, dit-il, vous etes une etrange fille, une admirable creature,
        en verite! Venez diner tous les deux avec moi,» dit-il en dechirant le
        contrat et en offrant sa main a Consuelo, qui accepta, mais en le priant
        d'aller l'attendre avec Anzoleto dans sa gondole, tandis qu'elle ferait
        un peu de toilette.
        Decidement, se dit-elle des qu'elle fut seule, j'aurai le moyen
        d'acheter une robe de noces. Elle mit sa robe d'indienne, rajusta ses
        cheveux, et bondit dans l'escalier en chantant a pleine voix une phrase
        eclatante de force et de fraicheur. Le comte, par exces de courtoisie,
        avait voulu l'attendre avec Anzoleto sur l'escalier. Elle le croyait
        plus loin, et tomba presque dans ses bras. Mais, s'en degageant avec
        prestesse, elle prit sa main et la porta a ses levres, a la maniere du
        pays, avec le respect d'une inferieure qui ne veut point escalader les
        distances: puis, se retournant, elle se jeta au cou de son fiance, et
        alla, toute joyeuse et toute folatre, sauter dans la gondole, sans
        attendre l'escorte ceremonieuse du protecteur un peu mortifie.
        XV.
        Le comte, voyant que Consuelo etait insensible a l'appat du gain, essaya
        de faire jouer les ressorts de la vanite, et lui offrit des bijoux et
        des parures: elle les refusa. D'abord Zustiniani s'imagina qu'elle
        comprenait ses intentions secretes; mais bientot il s'apercut que
        c'etait uniquement chez elle une sorte de rustique fierte, et qu'elle ne
        voulait pas recevoir de recompenses avant de les avoir meritees en
        travaillant a la prosperite de son theatre. Cependant il lui fit
        accepter un habillement complet de satin blanc, en lui disant qu'elle ne
        pouvait pas decemment paraitre dans son salon avec sa robe d'indienne,
        et qu'il exigeait que, par egard pour lui, elle quittat la livree du
        peuple. Elle se soumit, et abandonna sa belle taille aux couturieres a
        la mode, qui n'en tirerent point mauvais parti et n'epargnerent point
        l'etoffe. Ainsi transformee au bout de deux jours en femme elegante,
        forcee d'accepter aussi un rang de perles fines que le comte lui
        presenta comme le paiement de la soiree ou elle avait chante devant lui
        et ses amis, elle fut encore belle, sinon comme il convenait a son genre
        de beaute, mais comme il fallait qu'elle le devint pour etre comprise
        par les yeux vulgaires. Ce resultat ne fut pourtant jamais completement
        obtenu. Au premier abord, Consuelo ne frappait et n'eblouissait
        personne. Elle fut toujours pale, et ses habitudes studieuses et
        modestes oterent a son regard cet eclat continuel qu'acquierent les yeux
        des femmes dont l'unique pensee est de briller. Le fond de son caractere
        comme celui de sa physionomie etait serieux et reflechi. On pouvait la
        regarder manger, parler de choses indifferentes, s'ennuyer poliment au
        milieu des banalites de la vie du monde, sans se douter qu'elle fut
        belle. Mais que le sourire d'un enjouement qui s'alliait aisement a
        cette serenite de son ame vint effleurer ses traits, on commencait a la
        trouver agreable. Et puis, qu'elle s'animat davantage, qu'elle
        s'interessat vivement a l'action exterieure, qu'elle s'attendrit,
        qu'elle s'exaltat, qu'elle entrat dans la manifestation de son sentiment
        interieur et dans l'exercice de sa force cachee, elle rayonnait de tous
        les feux du genie et de l'amour; c'etait un autre reve: on etait ravi,
        passionne, aneanti a son gre, et sans qu'elle se rendit compte du
        mystere de sa puissance.
        Aussi ce que le comte eprouvait pour elle l'etonnait et le tourmentait
        etrangement. Il y avait dans cet homme du monde des fibres d'artiste qui
        n'avaient pas encore vibre, et qu'elle faisait fremir de mouvements
        inconnus. Mais cette revelation ne pouvait penetrer assez avant dans
        l'ame du patricien, pour qu'il comprit l'impuissance et la pauvrete des
        moyens de seduction qu'il voulait employer aupres d'une femme en tout
        differente de celle qu'il avait su corrompre.
        Il prit patience, et resolut d'essayer sur elle les effets de
        l'emulation. Il la conduisit dans sa loge au theatre, afin qu'elle vit
        les succes de la Corilla, et que l'ambition s'eveillat en elle. Mais le
        resultat de cette epreuve fut fort different de ce qu'il en attendait.
        Consuelo sortit du theatre froide, silencieuse, fatiguee et non emue de
        ce bruit et de ces applaudissements. La Corilla lui avait paru manquer
        d'un talent solide, d'une passion noble, d'une puissance de bon aloi.
        Elle se sentit competente pour juger ce talent factice, force, et deja
        ruine dans sa source par une vie de desordre et d'egoisme. Elle battit
        des mains d'un air impassible, prononca des paroles d'approbation
        mesuree, et dedaigna de jouer cette vaine comedie d'un genereux
        enthousiasme pour une rivale qu'elle ne pouvait ni craindre ni admirer.
        Un instant, le comte la crut tourmentee d'une secrete jalousie, sinon
        pour le talent, du moins pour le succes de la prima-donna.

«Ce succes n'est rien aupres de celui que vous remporterez, lui dit-il;
        qu'il vous serve seulement a pressentir les triomphes qui vous
        attendent, si vous etes devant le public ce que vous avez ete devant
        nous. J'espere que vous n'etes pas effrayee de ce que vous voyez?
        --Non, seigneur comte, repondit Consuelo en souriant: Ce public ne
        m'effraie pas, car je ne pense pas a lui; je pense au parti qu'on peut
        tirer de ce role que la Corilla remplit d'une maniere brillante, mais ou
        il reste a trouver d'autres effets qu'elle n'apercoit point.
        --Quoi! vous ne pensez pas au public?
        --Non: je pense a la partition, aux intentions du compositeur, a
        l'esprit du role, a l'orchestre qui a ses qualites et ses defauts, les
        uns dont il faut tirer parti, les autres qu'il faut couvrir en se
        surpassant a de certains endroits. J'ecoute les choeurs, qui ne sont pas
        toujours satisfaisants, et qui ont besoin d'une direction plus severe;
        j'examine les passages ou il faut donner tous ses moyens, par consequent
        ceux auxquels il faudrait se menager. Vous voyez, monsieur le comte, que
        j'ai a penser a beaucoup de choses avant de penser au public, qui ne
        sait rien de tout cela, et qui ne peut rien m'en apprendre.»
        Cette securite de jugement et cette gravite d'examen surprirent
        tellement Zustiniani, qu'il n'osa plus lui adresser une seule question,
        et qu'il se demanda avec effroi quelle prise un galant comme lui pouvait
        avoir sur un esprit de cette trempe.
        L'apparition des deux debutants fut preparee avec toutes les rubriques
        usitees en pareille occasion. Ce fut une source de differends et de
        discussions continuelles entre le comte et Porpora, entre Consuelo et
        son amant. Le vieux maitre et sa forte eleve blamaient le charlatanisme
        des pompeuses annonces et de ces mille vilains petits moyens que nous
        avons si bien fait progresser en impertinence et en mauvaise foi. A
        Venise, en ce temps-la, les journaux ne jouaient pas un grand role dans
        de telles affaires. On ne travaillait pas aussi savamment la composition
        de l'auditoire; on ignorait les ressources profondes de la reclame, les
        hableries du bulletin biographique, et jusqu'aux puissantes machines
        appelees claqueurs. Il y avait de fortes brigues, d'ardentes cabales;
        mais tout cela s'elaborait dans les coteries, et s'operait par la seule
        force d'un public engoue naivement des uns, hostile sincerement aux
        autres. L'art n'etait pas toujours le mobile. De petites et de grandes
        passions, etrangeres a l'art et au talent, venaient bien, comme
        aujourd'hui, batailler dans le temple. Mais on etait moins habile a
        cacher ces causes de discorde, et a les mettre sur le compte d'un
        dilettantisme severe. Enfin c'etait le meme fond aussi vulgairement
        humain, avec une surface moins compliquee par la civilisation.
        Zustiniani menait ces sortes d'affaires en grand seigneur plus qu'en
        directeur de spectacle. Son ostentation etait un moteur plus puissant
        que la cupidite des speculateurs ordinaires. C'etait dans les salons
        qu'il preparait son public, et chauffait les succes de ses
        representations. Ses moyens n'etaient donc jamais bas ni laches; mais il
        y portait la puerilite de son amour-propre, l'activite de ses passions
        galantes, et le commerage adroit de la bonne compagnie. Il allait donc
        demolissant piece a piece, avec assez d'art, l'edifice eleve naguere de
        ses propres mains a la gloire de Corilla. Tout le monde voyait bien
        qu'il voulait edifier une autre gloire; et comme on lui attribuait la
        possession complete de cette pretendue merveille qu'il voulait produire,
        la pauvre Consuelo ne se doutait pas encore des sentiments du comte pour
        elle, que deja tout Venise disait que, degoute de la Corilla, il faisait
        debuter a sa place une nouvelle maitresse. Plusieurs ajoutaient: «Grande
        mystification pour son public, et grand dommage pour son theatre! car sa
        favorite est une petite chanteuse des rues qui ne sait rien , et ne
        possede rien qu'une belle voix et une figure passable.»
        De la des cabales pour la Corilla, qui, de son cote, allait jouant le
        role de rivale sacrifiee, et invoquait son nombreux entourage
        d'adorateurs, afin qu'ils fissent, eux et leurs amis, justice des
        pretentions insolentes de la Zingarella (petite bohemienne). De la
        aussi des cabales en faveur de la Consuelo, de la part des femmes dont
        la Corilla avait detourne ou dispute les amants et les maris, ou bien de
        la part des maris qui souhaitaient qu'un certain groupe de Don Juan
        venitiens se serrat autour de la debutante plutot qu'autour de leurs
        femmes, ou bien encore de la part des amants rebutes ou trahis par la
        Corilla et qui desiraient de se voir venges par le triomphe d'une autre.
        Quant aux veritables dilettanti di musica , ils etaient egalement
        partages entre le suffrage des maitres serieux, tels que le Porpora,
        Marcello, Jomelli, etc., qui annoncaient, avec le debut d'une excellente
        musicienne, le retour des bonnes traditions et des bonnes partitions; et
        le depit des compositeurs secondaires, dont la Corilla avait toujours
        prefere les oeuvres faciles, et qui se voyaient menaces dans sa
        personne. Les musiciens de l'orchestre, qu'on menacait aussi de remettre
        a des partitions depuis longtemps negligees, et de faire travailler
        serieusement; tout le personnel du theatre, qui prevoyait les reformes
        resultant toujours d'un notable changement dans la composition de la
        troupe; enfin jusqu'aux machinistes des decorations, aux habilleuses des
        actrices et au perruquier des figurantes, tout etait en rumeur au
        theatre San-Samuel, pour ou contre le debut; et il est vrai de dire
        qu'on s'en occupait beaucoup plus dans la republique que des actes de la
        nouvelle administration du doge Pietro Grimaldi, lequel venait de
        succeder paisiblement a son predecesseur le doge Luigi Pisani.
        Consuelo s'affligeait et s'ennuyait profondement de ces lenteurs et de
        ces miseres attachees a sa carriere naissante. Elle eut voulu debuter
        tout de suite, sans preparation autre que celle de ses propres moyens et
        de l'etude de la piece nouvelle. Elle ne comprenait rien a ces mille
        intrigues qui lui semblaient plus dangereuses qu'utiles, et dont elle
        sentait bien qu'elle pouvait se passer. Mais le comte, qui voyait de
        plus pres les secrets du metier, et qui voulait etre envie et non bafoue
        dans son bonheur imaginaire aupres d'elle, n'epargnait rien pour lui
        faire des partisans. Il la faisait venir tous les jours chez lui, et la
        presentait a toutes les aristocraties de la ville et de la campagne. La
        modestie et la souffrance interieure de Consuelo secondaient mal ses
        desseins; mais il la faisait chanter, et la victoire etait brillante,
        decisive, incontestable.
        Anzoleto etait loin de partager la repugnance de son amie pour les
        moyens secondaires. Son succes a lui n'etait pas a beaucoup pres aussi
        assure. D'abord le comte n'y portait pas la meme ardeur; ensuite le
        tenor auquel il allait succeder etait un talent de premier ordre, qu'il
        ne pouvait point se flatter de faire oublier aisement. Il est vrai que
        tous les soirs il chantait aussi chez le comte; que Consuelo, dans les
        duos, le faisait admirablement ressortir, et que, pousse et soutenu par
        l'entrainement magnetique de ce genie superieur au sien, il s'elevait
        souvent a une grande hauteur. Il etait donc fort applaudi et fort
        encourage. Mais apres la surprise que sa belle voix excitait a la
        premiere audition, apres surtout que Consuelo s'etait revelee, on
        sentait bien les imperfections du debutant, et il les sentait lui-meme
        avec effroi. C'etait le moment de travailler avec une fureur nouvelle;
        mais en vain Consuelo l'y exhortait et lui donnait rendez-vous chaque
        matin a la Corte-Minelli , ou elle s'obstinait a demeurer, en depit des
        prieres du comte, qui voulait l'etablir plus convenablement: Anzoleto se
        lancait dans tant de demarches, de visites, de sollicitations et
        d'intrigues, il se preoccupait de tant de soucis et d'anxietes
        miserables, qu'il ne lui restait ni temps ni courage pour etudier.
        Au milieu de ces perplexites, prevoyant que la plus forte opposition a
        son succes viendrait de la Corilla, sachant que le comte ne la voyait
        plus et ne s'occupait d'elle en aucune facon, il se resolut a l'aller
        voir afin de se la rendre favorable. Il avait oui dire qu'elle prenait
        tres gaiement et avec une ironie philosophique l'abandon et les
        vengeances de Zustiniani; qu'elle avait recu de brillantes propositions
        de la part de l'Opera italien de Paris, et qu'en attendant l'echec de sa
        rivale, sur lequel elle paraissait compter, elle riait a gorge deployee
        des illusions du comte et de son entourage. Il pensa qu'avec de la
        prudence et de la faussete il desarmerait cette ennemie redoutable; et,
        s'etant pare et parfume de son mieux, il penetra dans ses appartements,
        un apres-midi, a l'heure ou l'habitude de la sieste rend les visites
        rares et les palais silencieux.
        XVI.
        Il trouva la Corilla seule, dans un boudoir exquis, assoupie encore sur
        sa chaise longue, et dans un deshabille des plus galants, comme on
        disait alors; mais l'alteration de ses traits au grand jour lui fit
        penser que sa securite n'etait pas aussi profonde sur le chapitre de
        Consuelo, que voulaient bien le dire ses partisans fideles. Neanmoins
        elle le recut d'un air fort enjoue, et lui frappant la joue avec malice:

«Ah! ah! c'est toi, petit fourbe? lui dit-elle en faisant signe a sa
        suivante de sortir et de fermer la porte; viens-tu encore m'en conter,
        et te flattes-tu de me faire croire que tu n'es pas le plus traitre des
        conteurs de fleurettes, et le plus intrigant des postulants a la gloire?
        Vous etes un maitre fat, mon bel ami, si vous avez cru me desesperer par
        votre abandon subit, apres de si tendres declarations; et vous avez ete
        un maitre sot de vous faire desirer: car je vous ai parfaitement oublie
        au bout de vingt-quatre heures d'attente.
        --Vingt-quatre heures! c'est immense, repondit Anzoleto en baisant le
        bras lourd et puissant de la Corilla. Ob! si je le croyais, je serais
        bien orgueilleux; mais je sais bien que si je m'etais abuse au point de
        vous croire lorsque vous me disiez....
        --Ce que je te disais, je te conseille de l'oublier aussi; et si tu
        etais venu me voir, tu aurais trouve ma porte fermee. Mais qui te donne
        l'impudence de venir aujourd'hui?.
        --N'est-il pas de bon gout de s'abstenir de prosternations devant ceux
        qui sont dans la faveur, et de venir apporter son coeur et son
        devouement a ceux qui....
        --Acheve! a ceux qui sont dans la disgrace? C'est bien genereux et tres
        humain de ta part, mon illustre ami.» Et la Corilla se renversa sur son
        oreiller de satin noir, en poussant des eclats de rire aigus et tant
        soit peu forces.
        Quoique la prima-donna disgraciee ne fut pas de la premiere fraicheur,
        que la clarte de midi ne lui fut pas tres favorable, et que le depit
        concentre de ces derniers temps eut un peu amolli les plans de son beau
        visage, florissant d'embonpoint, Anzoleto, qui n'avait jamais vu de si
        pres en tete-a-tete une femme si paree et si renommee, se sentit
        emouvoir dans les regions de son ame ou Consuelo n'avait pas voulu
        descendre, et d'ou il avait banni volontairement sa pure image. Les
        hommes corrompus avant l'age peuvent encore ressentir l'amitie pour une
        femme honnete et sans art; mais pour ranimer leurs passions, il faut les
        avances d'une coquette. Anzoleto conjura les railleries de la Corilla
        par les temoignages d'un amour qu'il s'etait promis de feindre et qu'il
        commenca a ressentir veritablement. Je dis amour, faute d'un mot plus
        convenable; mais c'est profaner un si beau nom que de l'appliquer a
        l'attrait qu'inspirent des femmes froidement provoquantes comme l'etait
        la Corilla. Quand elle vit que le jeune tenor etait emu tout de bon,
        elle s'adoucit, et le railla plus amicalement.

«Tu m'as plu tout un soir, je le confesse, dit-elle, mais au fond je ne
        t'estime pas. Je te sais ambitieux, par consequent faux, et pret a
        toutes les infidelites: je ne saurais me fier a toi. Tu fis le jaloux,
        une certaine nuit dans ma gondole; tu te posas comme un despote. Cela
        m'eut desennuyee des fades galanteries de nos patriciens; mais tu me
        trompais, lache enfant! tu etais epris d'une autre, et tu n'as pas cesse
        de l'etre, et tu vas epouser ... qui!... Oh! je le sais fort bien, ma
        rivale, mon ennemie, la debutante, la nouvelle maitresse de Zustiniani.
        Honte a nous deux, a nous trois, a nous quatre! ajouta-t-elle en
        s'animant malgre elle et en retirant sa main de celles d'Anzoleto.
        --Cruelle, lui dit-il en s'efforcant de ressaisir cette main potelee,
        vous devriez comprendre ce qui s'est passe en moi lorsque je vous vis
        pour la premiere fois, et ne pas vous soucier de ce qui m'occupait avant
        ce moment terrible. Quant a ce qui s'est passe depuis, ne pouvez-vous le
        deviner, et avons-nous besoin d'y songer desormais?
        --Je ne me paie pas de demi-mots et de reticences. Tu aimes toujours la
        zingarella tu l'epouses?
        --Et si je l'aimais, comment se fait-il que je ne l'aie pas encore
        epousee?
        --Parce que le comte s'y opposait peut-etre. A present, chacun sait
        qu'il le desire. On dit meme qu'il a sujet d'en etre impatient, et la
        petite encore plus.»
        Le rouge monta a la figure d'Anzoleto en entendant ces outrages
        prodigues a l'etre qu'il venerait en lui-meme au-dessus de tout.
        --Ah! tu es outre de mes suppositions, repondit la Corilla, c'est bon;
        voila ce que je voulais savoir. Tu l'aimes; et quand l'epouses-tu?
        --Je ne l'epouse point du tout.
        --Alors vous partagez? Tu es bien avant dans la faveur de monsieur le
        comte!
        --Pour l'amour du ciel, madame, ne parlons ni du comte, ni de personne
        autre que de vous et de moi.
        --Eh bien, soit, dit la Corilla. Aussi bien a cette heure, mon ex-amant
        et ta future epouse ...»
        Anzoleto etait indigne. Il se leva pour sortir. Mais qu'allait-il faire?
        allumer de plus en plus la haine de cette femme, qu'il etait venu
        calmer. Il resta indecis, horriblement humilie et malheureux du role
        qu'il s'etait impose.
        La Corilla brulait d'envie de le rendre infidele; non qu'elle l'aimat,
        mais parce que c'etait une maniere de se venger de cette Consuelo
        qu'elle n'etait pas certaine d'avoir outragee, avec justice.

«Tu vois bien, lui dit-elle en l'enchainant au seuil de son boudoir, par
        un regard penetrant, que j'ai raison de me mefier de toi: car en ce
        moment tu trompes quelqu'un ici. Est-ce elle ou moi?
        --Ni l'une ni l'autre, s'ecria-t-il en cherchant a se justifier a ses
        propres yeux; je ne suis point son amant, je ne le fus jamais. Je n'ai
        pas d'amour pour elle; car je ne suis pas jaloux du comte.
        --En voici bien d'une autre! Ah! tu es jaloux au point de le nier, et tu
        viens ici pour te guerir ou te distraire? grand merci!
        --Je ne suis point jaloux, je vous le repete; et pour vous prouver que
        ce n'est pas le depit qui me fait parler, je vous dis que le comte n'est
        pas plus son amant que moi; qu'elle est honnete comme un enfant qu'elle
        est, et que le seul coupable envers vous, c'est le comte Zustiniani.
        --Ainsi, je puis faire siffler la zingarella sans t'affliger? Tu seras
        dans ma loge et tu la siffleras, et en sortant de la tu seras mon unique
        amant. Accepte vite, ou je me retracte.
        --Helas, madame, vous voulez donc m'empecher de debuter? car vous savez
        bien que je dois debuter en meme temps que la Consuelo? Si vous la
        faites siffler, moi qui chanterai avec elle, je tomberai donc, victime
        de votre courroux? Et qu'ai-je fait, malheureux que je suis, pour vous
        deplaire? Helas! j'ai fait un reve delicieux et funeste! je me suis
        imagine tout un soir que vous preniez quelque interet a moi, et que je
        grandirais sous votre protection. Et voila que je suis l'objet de votre
        mepris et de votre haine, moi qui vous ai aimee et respectee au point de
        vous fuir! Eh bien, madame, contentez votre aversion. Faites-moi tomber,
        perdez-moi, fermez-moi la carriere. Pourvu qu'ici en secret vous me
        disiez que je ne vous suis point odieux, j'accepterai les marques
        publiques de votre courroux.
        --Serpent que tu es, s'ecria la Corilla, ou as-tu suce le poison de la
        flatterie que ta langue et tes yeux distillent? Je donnerais beaucoup
        pour te connaitre et te comprendre; mais je te crains, car tu es le plus
        aimable des amants ou le plus dangereux des ennemis.
        --Moi, votre ennemi! Et comment oserais-je jamais me poser ainsi, quand
        meme je ne serais pas subjugue par vos charmes? Est-ce que vous avez des
        ennemis, divine Corilla? Est-ce que vous pouvez en avoir a Venise, ou
        l'on vous connait et ou vous avez toujours regne sans partage? Une
        querelle d'amour jette le comte dans un depit douloureux. Il veut vous
        eloigner, il veut cesser de souffrir. Il rencontre sur son chemin une
        petite fille qui semble montrer quelques moyens et qui ne demande pas
        mieux que de debuter. Est-ce un crime de la part d'une pauvre enfant qui
        n'entend prononcer votre nom illustre qu'avec terreur, et qui ne le
        prononce elle-meme qu'avec respect? Vous attribuez a cette pauvrette des
        pretentions insolentes qu'elle ne saurait avoir. Les efforts du comte
        pour la faire gouter a ses amis, l'obligeance de ces memes amis qui vont
        exagerant son merite, l'amertume des votres qui repandent des calomnies
        pour vous aigrir et vous affliger, tandis qu'ils devraient rendre le
        calme a votre belle ame en vous montrant votre gloire inattaquable et
        votre rivale tremblante; voila les causes de ces preventions que je
        decouvre en vous, et dont je suis si etonne, si stupefait, que je sais a
        peine comment m'y prendre pour les combattre.
        --Tu ne le sais que trop bien, langue maudite, dit la Corilla en le
        regardant avec un attendrissement voluptueux, encore mele de defiance;
        j'ecoute tes douces paroles, mais ma raison me dit encore de te
        redouter. Je gage que cette Consuelo est divinement belle, quoiqu'on
        m'ait dit le contraire, et qu'elle a du merite dans un certain genre
        oppose au mien, puisque le Porpora, que je connais si severe, le
        proclame hautement.
        --Vous connaissez le Porpora? donc vous savez ses bizarreries, ses
        manies, on peut dire. Ennemi de toute originalite chez les autres et de
        toute innovation dans l'art du chant, qu'une petite eleve soit bien
        attentive a ses radotages, bien soumise a ses pedantesques lecons, le
        voila qui, pour une gamme vocalisee proprement, declare que cela est
        preferable a toutes les merveilles que le public idolatre. Depuis quand
        vous tourmentez-vous des lubies de ce vieux fou?
        --Elle est donc sans talent?
        --Elle a une belle voix, et chante honnetement a l'eglise; mais elle ne
        doit rien savoir du theatre, et quant a la puissance qu'il y faudrait
        deployer, elle est tellement paralysee par la peur, qu'il est fort a
        craindre qu'elle y perde le peu de moyens que le ciel lui a donnes.
        --Elle a peur! On m'a dit qu'elle etait au contraire d'une rare
        impudence.
        --Oh! la pauvre fille! helas, on lui en veut donc bien? Vous
        l'entendrez, divine Corilla, et vous serez emue d'une noble pitie, et
        vous l'encouragerez au lieu de la faire siffler, comme vous le disiez en
        raillant tout a l'heure.
        --Ou tu me trompes, ou mes amis m'ont bien trompee sur son compte.
        --Vos amis se sont laisse tromper eux-memes. Dans leur zele indiscret,
        ils se sont effrayes de vous voir une rivale: effrayes d'un enfant!
        effrayes pour vous! Ah! que ces gens-la vous aiment mal, puisqu'ils vous
        connaissent si peu! Oh! si j'avais le bonheur d'etre votre ami, je
        saurais mieux ce que vous etes, et je ne vous ferais pas l'injure de
        m'effrayer pour vous d'une rivalite quelconque, fut-ce celle d'une
        Faustina ou d'une Molteni.
        --Ne crois pas que j'aie ete effrayee. Je ne suis ni jalouse ni
        mechante; et les succes d'autrui n'ayant jamais fait de tort aux miens,
        je ne m'en suis jamais affligee. Mais quand je crois qu'on veut me
        braver et me faire souffrir....
        --Voulez-vous que j'amene la petite Consuelo a vos pieds? Si elle l'eut
        ose, elle serait venue deja vous demander votre appui et vos conseils.
        Mais c'est un enfant si timide! Et puis, on vous a calomniee aussi
        aupres d'elle. A elle aussi on est venu dire que vous etiez cruelle,
        vindicative, et que vous comptiez la faire tomber.
        --On lui a dit cela? En ce cas je comprends pourquoi tu es ici.
        --Non, madame, vous ne le comprenez pas; car je ne l'ai pas cru un
        instant, je ne le croirai jamais. Oh! non, madame! vous ne me comprenez
        pas!»
        En parlant ainsi, Anzoleto fit scintiller ses yeux noirs, et flechit le
        genou devant la Corilla avec une expression de langueur et d'amour
        incomparable.
        La Corilla n'etait pas depourvue de malice et de penetration; mais,
        comme il arrive aux femmes excessivement eprises d'elles-memes, la
        vanite lui mettait souvent un epais bandeau sur les yeux, et la faisait
        tomber dans des pieges fort grossiers. D'ailleurs elle etait d'humeur
        galante. Anzoleto etait le plus beau garcon qu'elle eut jamais vu. Elle
        ne put resister a ses mielleuses paroles, et peu a peu, apres avoir
        goute avec lui le plaisir de la vengeance, elle s'attacha a lui par les
        plaisirs de la possession. Huit jours apres cette premiere entrevue,
        elle en etait folle, et menacait a tout moment de trahir le secret de
        leur intimite par des jalousies et des emportements terribles. Anzoleto,
        epris d'elle aussi d'une certaine facon (sans que son coeur put reussir
        a etre infidele a Consuelo), etait fort effraye du trop rapide et trop
        complet succes de son entreprise. Cependant il se flattait de la dominer
        assez longtemps pour en venir a ses fins, c'est-a-dire pour l'empecher
        de nuire a ses debuts et au succes de Consuelo. Il deployait avec elle
        une grande habilete, et possedait l'art d'exprimer le mensonge avec un
        air de verite diabolique. Il sut l'enchainer, la persuader, et la
        reduire; il vint a bout de lui faire croire que ce qu'il aimait
        par-dessus tout dans une femme c'etait la generosite, la douceur et la
        droiture; et il lui traca finement le role qu'elle avait a jouer devant
        le public avec Consuelo, si elle ne voulait etre haie et meprisee par
        lui-meme. Il sut etre severe avec tendresse; et, masquant la menace sous
        la louange, il feignit de la prendre pour un ange de bonte. La pauvre
        Corilla avait joue tous les roles dans son boudoir, excepte celui-la; et
        celui-la, elle l'avait toujours mal joue sur la scene. Elle s'y soumit
        pourtant, dans la crainte de perdre des voluptes dont elle n'etait pas
        encore rassasiee, et que, sous divers pretextes, Anzoleto sut lui
        menager et lui rendre desirables. Il lui fit croire que le comte etait
        toujours epris d'elle, malgre son depit, et secretement jaloux en se
        vantant du contraire.

«S'il venait a decouvrir le bonheur que je goute pres de toi, lui
        disait-il, c'en serait fait de mes debuts et peut-etre de mon avenir:
        car je vois a son refroidissement, depuis le jour ou tu as eu
        l'imprudence de trahir mon amour pour toi, qu'il me poursuivrait
        eternellement de sa haine s'il savait que je t'ai consolee.»
        Cela etait peu vraisemblable, au point ou en etaient les choses; le
        comte eut ete charme de savoir Anzoleto infidele a sa fiancee. Mais la
        vanite de Corilla aimait a se laisser abuser. Elle crut aussi n'avoir
        rien a craindre des sentiments d'Anzoleto pour la debutante. Lorsqu'il
        se justifiait sur ce point, et jurait par tous les dieux n'avoir ete
        jamais que le frere de cette jeune fille, comme il disait materiellement
        la verite, il y avait tant d'assurance dans ses denegations que la
        jalousie de Corilla etait vaincue. Enfin le grand jour approchait, et la
        cabale qu'elle avait preparee etait aneantie. Pour son compte, elle
        travaillait desormais en sens contraire, persuadee que la timide et
        inexperimentee Consuelo tomberait d'elle-meme, et qu'Anzoleto lui
        saurait un gre infini de n'y avoir pas contribue. En outre, il avait
        deja eu le talent de la brouiller avec ses plus fermes champions, en
        feignant d'etre jaloux de leurs assiduites, et en la forcant a les
        econduire un peu brusquement.
        Tandis qu'il travaillait ainsi dans l'ombre a dejouer les esperances de
        la femme qu'il pressait chaque nuit dans ses bras, le ruse Venitien
        jouait un autre role avec le comte et Consuelo. Il se vantait a eux
        d'avoir desarme par d'adroites demarches, des visites interessees, et
        des mensonges effrontes, la redoutable ennemie de leur triomphe. Le
        comte, frivole et un peu commere, s'amusait infiniment des contes de son
        protege. Son amour-propre triomphait des regrets que celui-ci attribuait
        a la Corilla par rapport a leur rupture, et il poussait ce jeune homme a
        de laches perfidies avec cette legerete cruelle qu'on porte dans les
        relations du theatre et la galanterie. Consuelo s'en etonnait et s'en
        affligeait:

«Tu ferais mieux, lui disait-elle, de travailler ta voie et d'etudier
        ton role. Tu crois avoir fait beaucoup en desarmant l'ennemi. Mais une
        note bien epuree, une inflexion bien sentie, feraient beaucoup plus sur
        le public impartial que le silence des envieux. C'est a ce public seul
        qu'il faudrait songer, et je vois avec chagrin que tu n'y songes
        nullement.
        --Sois donc tranquille, chere Consuelita, lui repondait-il. Ton erreur
        est de croire a un public a la fois impartial et eclaire. Les gens qui
        s'y connaissent ne sont presque jamais de bonne foi, et ceux qui sont de
        bonne foi s'y connaissent si peu qu'il suffit d'un peu d'audace pour les
        eblouir et les entrainer.
        XVII.
        La jalousie d'Anzoleto a l'egard du comte s'etait endormie au milieu des
        distractions que lui donnaient la soif du succes et les ardeurs de la
        Corilla. Heureusement Consuelo n'avait pas besoin d'un defenseur plus
        moral et plus vigilant. Preservee par sa propre innocence, elle
        echappait encore aux hardiesses de Zustiniani et le tenait a distance,
        precisement par le peu de souci qu'elle en prenait. Au bout de quinze
        jours, ce roue Venitien avait reconnu qu'elle n'avait point encore les
        passions mondaines qui menent a la corruption, et il n'epargnait rien
        pour les faire eclore. Mais comme, a cet egard meme, il n'etait pas plus
        avance que le premier jour, il ne voulait point ruiner ses esperances
        par trop d'empressement. Si Anzoleto l'eut contrarie par sa
        surveillance, peut-etre le depit l'eut-il pousse a brusquer les choses;
        mais Anzoleto lui laissait le champ libre, Consuelo ne se mefiait de
        rien: tout ce qu'il avait a faire, c'etait de se rendre agreable, en
        attendant qu'il devint necessaire. Il n'y avait donc sorte de
        prevenances delicates, de galanteries raffinees, dont il ne s'ingeniat
        pour plaire. Consuelo recevait toutes ces idolatries en s'obstinant a
        les mettre sur le compte des moeurs elegantes et liberales du patriciat,
        du dilettantisme passionne et de la bonte naturelle de son protecteur.
        Elle eprouvait pour lui une amitie vraie, une sainte reconnaissance; et
        lui, heureux et inquiet de cet abandon d'une ame pure, commencait a
        s'effrayer du sentiment qu'il inspirerait lorsqu'il voudrait rompre
        enfin la glace.
        Tandis qu'il se livrait avec crainte, et non sans douceur a un sentiment
        tout nouveau pour lui (se consolant un peu de ses mecomptes par
        l'opinion ou tout Venise etait de son triomphe), la Corilla sentait
        s'operer en elle aussi une sorte de transformation. Elle aimait sinon
        avec noblesse, du moins avec ardeur; et son ame irritable et imperieuse
        pliait sous le joug de son jeune Adonis. C'etait bien vraiment
        l'impudique Venus eprise du chasseur superbe, et pour la premiere fois
        humble et craintive devant un mortel prefere. Elle se soumettait jusqu'a
        feindre des vertus qui n'etaient point en elle, et qu'elle n'affectait
        cependant point sans en ressentir une sorte d'attendrissement voluptueux
        et doux; tant il est vrai que l'idolatrie qu'on se retire a soi-meme,
        pour la reporter sur un autre etre, eleve et ennoblit par instants les
        ames les moins susceptibles de grandeur et de devouement.
        L'emotion qu'elle eprouvait reagissait sur son talent, et l'on
        remarquait au theatre qu'elle jouait avec plus de naturel et de
        sensibilite les roles pathetiques. Mais comme son caractere et l'essence
        meme de sa nature etaient pour ainsi dire brises, comme il fallait une
        crise interieure violente et penible pour operer cette metamorphose, sa
        force physique succombait dans la lutte; et chaque jour on s'apercevait
        avec surprise, les uns avec une joie maligne, les autres avec un effroi
        serieux, de la perte de ses moyens. Sa voix s'eteignait a chaque
        instant. Les brillants caprices de son improvisation etaient trahis par
        une respiration courte et des intonations hasardees. Le deplaisir et la
        terreur qu'elle en ressentait achevaient de l'affaiblir; et, a la
        representation qui preceda les debuts de Consuelo, elle chanta tellement
        faux et manqua tant de passages eclatants, que ses amis l'applaudirent
        faiblement et furent bientot reduits au silence de la consternation par
        les murmures des opposants.
        Enfin ce grand jour arriva, et la salle fut si remplie qu'on y pouvait a
        peine respirer. Corilla, vetue de noir, pale, emue, plus morte que vive,
        partagee entre la crainte de voir tomber son amant et celle de voir
        triompher sa rivale, alla s'asseoir au fond de sa petite loge obscure
        sur le theatre. Tout le ban et l'arriere-ban des aristocraties et des
        beautes de Venise vinrent etaler les fleurs et les pierreries en un
        triple hemicycle etincelant. Les hommes charmants encombraient les
        coulisses et, comme c'etait alors l'usage, une partie du theatre. La
        dogaresse se montra a l'avant-scene avec tous les grands dignitaires de
        la republique. Le Porpora dirigea l'orchestre en personne, et le comte
        Zustiniani attendit a la porte de la loge de Consuelo qu'elle eut acheve
        sa toilette, tandis qu'Anzoleto, pare en guerrier antique avec toute la
        coquetterie bizarre de l'epoque, s'evanouissait dans la coulisse et
        avalait un grand verre de vin de Chypre pour se remettre sur ses jambes.
        L'opera n'etait ni d'un classique ni d'un novateur, ni d'un ancien
        severe ni d'un moderne audacieux. C'etait l'oeuvre inconnue d'un
        etranger. Pour echapper aux cabales que son propre nom, ou tout autre
        nom celebre, n'eut pas manque de soulever chez les compositeurs rivaux,
        le Porpora desirant, avant tout, le succes de son eleve, avait propose
        et mis a l'etude la partition d' Ipermnestre , debut lyrique d'un jeune
        Allemand qui n'avait encore en Italie, et nulle part au monde, ni
        ennemis, ni seides, et qui s'appelait tout simplement monsieur
        Christophe Gluck.
        Lorsque Anzoleto parut sur la scene, un murmure d'admiration courut dans
        toute la salle. Le tenor auquel il succedait, admirable chanteur, qui
        avait eu le tort d'attendre pour prendre sa retraite que l'age eut
        extenue sa voix et enlaidi son visage, etait peu regrette d'un public
        ingrat; et le beau sexe, qui ecoute plus souvent avec les yeux qu'avec
        les oreilles, fut ravi de voir, a la place de ce gros homme bourgeonne,
        un garcon de vingt-quatre ans, frais comme une rose, blond comme Phebus,
        bati comme si Phidias s'en fut mele, un vrai fils des lagunes: Bianco,
        crespo, e grassotto .
        Il etait trop emu pour bien chanter son premier air, mais sa voix
        magnifique, ses belles poses, quelques traits heureux et neufs suffirent
        pour lui conquerir l'engouement des femmes et des indigenes. Le debutant
        avait de grands moyens, de l'avenir: il fut applaudi a trois reprises et
        rappele deux fois sur la scene apres etre rentre dans la coulisse, comme
        cela se pratique en Italie et a a Venise plus que partout ailleurs.
        Ce succes lui rendit le courage; et lorsqu'il reparut avec
        Ipermnestre , il n'avait plus peur. Mais tout l'effet de cette scene
        etait pour Consuelo: on ne voyait, on n'ecoutait plus qu'elle. On se
        disait: «La voila; oui, c'est elle! Qui? L'Espagnole? Oui, la
        debutante, l' amante del Zustiniani .»
        Consuelo entra gravement et froidement. Elle fit des yeux le tour de son
        public, recut les salves d'applaudissements de ses protecteurs avec une
        reverence sans humilite et sans coquetterie, et entonna son recitatif
        d'une voix si ferme, avec un accent si grandiose, et une securite si
        victorieuse, qu'a la premiere phrase des cris d'admiration partirent de
        tous les points de la salle.

«Ah! le perfide s'est joue de moi,» s'ecria la Corilla en lancant un
        regard terrible a Anzoleto, qui ne put s'empecher en cet instant de
        lever les yeux vers elle avec un sourire mal deguise.
        Et elle se rejeta au fond de sa loge, en fondant en larmes.
        Consuelo dit encore quelques phrases. On entendit la voix cassee du
        vieux Lotti qui disait dans son coin: « Amici miei, questo e un
        portento! »
        Elle chanta son grand air de debut, et fut interrompue dix fois; on cria
        bis! on la rappela sept fois sur la scene; il y eut des hurlements
        d'enthousiasme. Enfin la fureur du dilettantisme venitien s'exhala dans
        toute sa fougue a la fois entrainante et ridicule.

«Qu'ont-ils donc a crier ainsi? dit Consuelo en rentrant dans la
        coulisse pour en etre arrachee aussitot par les vociferations du
        parterre: on dirait qu'ils veulent me lapider.»
        De ce moment on ne s'occupa plus que tres secondairement d'Anzoleto. On
        le traita bien, parce qu'on etait en veine de satisfaction; mais la
        froideur indulgente avec laquelle on laissa passer les endroits
        defectueux de son chant, sans le consoler immoderement a ceux ou il s'en
        releva, lui prouva que si sa figure plaisait aux femmes, la majorite
        expansive et bruyante, le public masculin faisait bon marche de lui et
        reservait ses tempetes d'exaltation pour la prima-donna. Parmi tous ceux
        qui etaient venus avec des intentions hostiles, il n'y en eut pas un qui
        hasarda un murmure, et la verite est qu'il n'y en eut pas trois qui
        resisterent a l'entrainement et au besoin invincible d'applaudir la
        merveille du jour.
        La partition eut le plus grand succes, quoiqu'elle ne fut point ecoutee
        et que personne ne s'occupat de la musique en elle-meme. C'etait une
        musique tout italienne, gracieuse, moderement pathetique, et qui ne
        faisait point encore pressentir, dit-on, l'auteur d' Alceste et
        d' Orphee . Il n'y avait pas assez de beautes frappantes pour choquer
        l'auditoire. Des le premier entr'acte, le maestro allemand fut rappele
        devant le rideau avec le debutant, la debutante, voire la Clorinda qui,
        grace a la protection de Consuelo, avait nasille le second role d'une
        voix pateuse et avec un accent commun, mais dont les beaux bras avaient
        desarme tout le monde: la Rosalba, qu'elle remplacait, etait fort
        maigre.
        Au dernier entracte, Anzoleto, qui surveillait Corilla a la derobee et
        qui s'etait apercu de son agitation croissante, jugea prudent d'aller la
        trouver dans sa loge pour prevenir quelque explosion. Aussitot qu'elle
        l'apercut, elle se jeta sur lui comme une tigresse, et lui appliqua deux
        ou trois vigoureux soufflets, dont le dernier se termina d'une maniere
        assez crochue pour faire couler quelques gouttes de sang et laisser une
        marque que le rouge et le blanc ne purent ensuite couvrir. Le tenor
        outrage mit ordre a ces emportements par un grand coup de poing dans la
        poitrine, qui fit tomber la cantatrice a demi pamee dans les bras de sa
        soeur Rosalba.

«Infame, traitre, buggiardo! murmura-t-elle d'une voix etouffee; ta
        Consuelo et toi ne perirez que de ma main.
        --Si tu as le malheur de faire un pas, un geste, une inconvenance
        quelconque ce soir, je te poignarde a la face de Venise, repondit
        Anzoleto pale et les dents serrees, en faisant briller devant ses yeux
        son couteau fidele qu'il savait lancer avec toute la dexterite d'un
        homme des lagunes.
        --Il le ferait comme il le dit, murmura la Rosalba epouvantee. Tais-toi;
        allons-nous-en, nous sommes ici en danger de mort.
        --Oui, vous y etes, ne l'oubliez pas,» repondit Anzoleto; et se
        retirant, il poussa la porte de la loge avec violence en les y enfermant
        a double tour.
        Bien que cette scene tragi-comique se fut passee a la maniere venitienne
        dans un mezzo-voce mysterieux et rapide, en voyant le debutant traverser
        rapidement les coulisses pour regagner sa loge la joue cachee dans son
        mouchoir, on se douta de quelque mignonne bisbille; et le perruquier,
        qui fut appele a rajuster les boucles de la coiffure du prince grec et a
        replatrer sa cicatrice, raconta a toute la bande des choristes et des
        comparses, qu'une chatte amoureuse avait joue des griffes sur la face du
        heros. Ledit perruquier se connaissait a ces sortes de blessures, et
        n'etait pas novice confident de pareilles aventures de coulisse.
        L'anecdote fit le tour de la scene, sauta, je ne sais comment,
        par-dessus la rampe, et alla se promener de l'orchestre aux balcons, et
        de la dans les loges, d'ou elle redescendit, un peu grossie en chemin,
        jusque dans les profondeurs du parterre. On ignorait encore les
        relations d'Anzoleto avec Corilla; mais quelques personnes l'avaient vu
        empresse en apparence aupres de la Clorinda, et le bruit general fut que
        la seconda-donna , jalouse de la prima-donna , venait de crever un
        oeil et de casser trois dents au plus beau des tenori .
        Ce fut une desolation pour les uns (je devrais dire les unes), et un
        delicieux petit scandale pour la plupart. On se demandait si la
        representation serait suspendue, si on verrait reparaitre le vieux tenor
        Stefanini pour achever le role, un cahier a la main. La toile se releva,
        et tout fut oublie lorsqu'on vit revenir Consuelo aussi calme et aussi
        sublime qu'au commencement. Quoique son role ne fut pas extremement
        tragique, elle le rendit tel par la puissance de son jeu et l'expression
        de son chant. Elle fit verser des larmes; et quand le tenor reparut, sa
        mince egratignure n'excita qu'un sourire. Mais cet incident ridicule
        empecha cependant son succes d'etre aussi brillant qu'il eut pu l'etre;
        et tous les honneurs de la soiree demeurerent a Consuelo, qui fut encore
        rappelee et applaudie a la fin avec frenesie.
        Apres le spectacle on alla souper au palais Zustiniani, et Anzoleto
        oublia la Corilla qu'il avait enfermee dans sa loge, et qui fut forcee
        d'en sortir avec effraction. Dans le tumulte qui suit dans l'interieur
        du theatre une representation aussi brillante, on ne s'apercut guere de
        sa retraite. Mais le lendemain cette porte brisee vint coincider avec le
        coup de griffe recu par Anzoleto, et c'est ainsi qu'on fut sur la voie
        de l'intrigue qu'il avait jusque la cachee si soigneusement.
        A peine etait-il assis au somptueux banquet que donnait le comte en
        l'honneur de Consuelo, et tandis que tous les abbes de la litterature
        venitienne debitaient a la triomphatrice les sonnets et madrigaux
        improvises de la veille, un valet glissa sous l'assiette d'Anzoleto un
        petit billet de la Corilla, qu'il lut a la derobee, et qui etait ainsi
        concu:

«Si tu ne viens me trouver a l'instant meme, je vais te chercher et
        faire un eclat, fusses-tu au bout du monde, fusses-tu dans les bras de
        ta Consuelo, trois fois maudite.»
        Anzoleto feignit d'etre pris d'une quinte de toux, et sortit pour ecrire
        cette reponse au crayon sur un bout de papier regle arrache dans
        l'antichambre a un cahier de musique:

«Viens si tu veux; mon couteau est toujours pret, et avec lui mon mepris
        et ma haine.»
        Le despote savait bien qu'avec une nature comme celle a qui il avait
        affaire, la peur etait le seul frein, la menace le seul expedient du
        moment. Mais, malgre lui, il fut sombre et distrait durant la fete; et
        lorsqu'on se leva de table, il s'esquiva pour courir chez la Corilla.
        Il trouva cette malheureuse fille dans un etat digne de pitie. Aux
        convulsions avaient succede des torrents de larmes; elle etait assise a
        sa fenetre, echevelee, les yeux meurtris de sanglots; et sa robe,
        qu'elle avait dechiree de rage, tombait en lambeaux sur sa poitrine
        haletante. Elle renvoya sa soeur et sa femme de chambre; et, malgre
        elle, un eclair de joie ranima ses traits en se trouvant aupres de celui
        qu'elle avait craint de ne plus revoir. Mais Anzoleto la connaissait
        trop pour chercher a la consoler. Il savait bien qu'au premier
        temoignage de pitie ou de repentir, il verrait sa fureur se reveiller et
        abuser de la vengeance. Il prit le parti de perseverer dans son role de
        durete inflexible; et bien qu'il fut touche de son desespoir, il
        l'accabla des plus cruels reproches, et lui declara qu'il venait lui
        faire d'eternels adieux. Il l'amena a se jeter a ses pieds, a se trainer
        sur ses genoux jusqu'a la porte et a implorer son pardon dans l'angoisse
        d'une mortelle douleur. Quand il l'eut ainsi brisee et aneantie, il
        feignit de se laisser attendrir; et tout eperdu d'orgueil et de je ne
        sais quelle emotion fougueuse, en voyant cette femme si belle et si
        fiere se rouler devant lui dans la poussiere comme une Madeleine
        penitente, il ceda a ses transports et la plongea dans de nouvelles
        ivresses. Mais en se familiarisant avec cette lionne domptee, il
        n'oublia pas un instant que c'etait une bete feroce, et garda jusqu'au
        bout l'attitude d'un maitre offense qui pardonne.
        L'aube commencait a poindre lorsque cette femme, enivree et avilie,
        appuyant son bras de marbre sur le balcon humide du froid matinal et
        ensevelissant sa face pale sous ses longs cheveux noirs, se mit a se
        plaindre d'une voix douce et caressante des tortures que son amour lui
        faisait eprouver.

«Eh bien, oui, lui dit-elle, je suis jalouse, et si tu le veux
        absolument, je suis pis que cela, je suis envieuse. Je ne puis voir ma
        gloire de dix annees eclipsee en un instant par une puissance nouvelle
        qui s'eleve et devant laquelle une foule oublieuse et cruelle m'immole
        sans menagement et sans regret. Quand tu auras connu les transports du
        triomphe et les humiliations de la decadence, tu ne seras plus si
        exigeant et si austere envers toi-meme que tu l'es aujourd'hui envers
        moi. Je suis encore puissante, dis-tu; comblee de vanites, de succes, de
        richesses, et d'esperances superbes, je vais voir de nouvelles contrees,
        subjuguer de nouveaux amants, charmer un peuple nouveau. Quand tout cela
        serait vrai, crois-tu que quelque chose au monde puisse me consoler
        d'avoir ete abandonnee de tous mes amis, chassee de mon trone, et d'y
        voir monter devant moi une autre idole? Et cette honte, la premiere de
        ma vie, la seule dans toute ma carriere, elle m'est infligee sous tes
        yeux; que dis-je! elle m'est infligee par toi; elle est l'ouvrage de mon
        amant, du premier homme que j'aie aime lachement, eperdument! Tu dis
        encore que je suis fausse et mechante, que j'ai affecte devant toi une
        grandeur hypocrite, une generosite menteuse; c'est toi qui l'as voulu
        ainsi, Anzoleto. J'etais offensee, tu m'as prescrit de paraitre
        tranquille, et je me suis tenue tranquille; j'etais mefiante, tu m'as
        commande de te croire sincere, et j'ai cru en toi; j'avais la rage et la
        mort dans l'ame, tu m'as dit de sourire, et j'ai souri; j'etais furieuse
        et desesperee, tu m'as ordonne de garder le silence, et je me suis tue.
        Que pouvais-je faire de plus que de m'imposer un caractere qui n'etait
        pas le mien, et de me parer d'un courage qui m'est impossible? Et quand
        ce courage m'abandonne, quand ce supplice devient intolerable, quand je
        deviens folle et que mes tortures devraient briser ton coeur, tu me
        foules aux pieds, et tu veux m'abandonner mourante dans la fange ou tu
        m'as plongee! Anzoleto, vous avez un coeur de bronze, et moi je suis
        aussi peu de chose que le sable des greves qui se laisse tourmenter et
        emporter par le flot rongeur. Ah! gronde-moi, frappe-moi, outrage-moi,
        puisque c'est le besoin de ta force; mais plains-moi du moins au fond de
        ton ame; et a la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l'immensite
        de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande a le souffrir
        encore.

«Mais ecoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en
        l'enlacant dans ses bras: ce que tu m'as fait souffrir n'est rien aupres
        de ce que j'eprouve en songeant a ton avenir et a ton propre bonheur. Tu
        es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto! perdu sans retour. Tu ne le sais pas,
        tu ne t'en doutes pas, et moi je le vois, et je me dis: «Si du moins
        j'avais ete sacrifiee a son ambition si ma chute servait a edifier son
        triomphe! Mais non! elle n'a servi qu'a sa perte, et je suis
        l'instrument d'une rivale qui met son pied sur nos deux tetes.»
        --Que veux-tu dire, insensee? reprit Anzoleto; je ne te comprends pas.
        --Tu devrais me comprendre pourtant! tu devrais comprendre du moins ce
        qui s'est passe ce soir. Tu n'as donc pas vu la froideur du public
        succeder a l'enthousiasme que ton premier air avait excite, apres
        qu'elle a eu chante, helas! comme elle chantera toujours, mieux que moi,
        mieux que tout le monde, et faut-il te le dire? mieux que toi, mille
        fois, mon cher Anzoleto. Ah! tu ne vois pas que cette femme t'ecrasera,
        et que deja elle t'a ecrase en naissant? Tu ne vois pas que ta beaute
        est eclipsee par sa laideur; car elle est laide, je le soutiens; mais je
        sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses
        passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus
        parfaites beautes de la terre. Tu ne vois pas qu'on l'idolatre et que
        partout ou tu seras aupres d'elle, tu seras efface et passeras inapercu?
        Tu ne sais pas que pour se developper et pour prendre son essor, le
        talent du theatre a besoin de louanges et de succes, comme l'enfant qui
        vient au monde a besoin d'air pour vivre et pour grandir; que la moindre
        rivalite absorbe une partie de la vie que l'artiste aspire, et qu'une
        rivalite redoutable, c'est le vide qui se fait autour de nous, c'est la
        mort qui penetre dans notre ame! Tu le vois bien par mon triste exemple:
        la seule apprehension de cette rivale que je ne connaissais pas, et que
        tu voulais m'empecher de craindre, a suffi pour me paralyser depuis un
        mois; et plus j'approchais du jour de son triomphe, plus ma voix
        s'eteignait, plus je me sentais deperir. Et je croyais a peine a ce
        triomphe possible! Que sera-ce donc maintenant que je l'ai vu certain,
        eclatant, inattaquable? Sais-tu bien que je ne peux plus reparaitre a
        Venise, et peut-etre en Italie sur aucun theatre, parce que je serais
        demoralisee, tremblante, frappee d'impuissance? Et qui sait ou ce
        souvenir ne m'atteindra pas, ou le nom et la presence de cette rivale
        victorieuse ne viendront pas me poursuivre et me mettre en fuite? Ah!
        moi, je suis perdue; mais tu l'es aussi, Anzoleto. Tu es mort avant
        d'avoir vecu; et si j'etais aussi mechante que tu le dis, je m'en
        rejouirais, je te pousserais a ta perte, et je serais vengee; au lieu
        que je te le dis avec desespoir: si tu reparais une seule fois aupres
        d'elle a Venise, tu n'as plus d'avenir a Venise; si tu la suis dans ses
        voyages, la honte et le neant voyageront avec toi. Si, vivant de ses
        recettes, partageant son opulence, et t'abritant sous sa renommee, tu
        traines a ses cotes une existence pale et miserable, sais-tu quel sera
        ton titre aupres du public? Quel est, dira-t-on en te voyant, ce beau
        jeune homme qu'on apercoit derriere elle? Rien, repondra-t-on; moins que
        rien: c'est le mari ou l'amant de la divine cantatrice.»
        Anzoleto devint sombre comme les nuees orageuses qui montaient a
        l'orient du ciel.

«Tu es une folle, chere Corilla, repondit-il; la Consuelo n'est pas
        aussi redoutable pour toi que tu te l'es representee aujourd'hui dans
        ton imagination malade. Quant a moi, je te l'ai dit, je ne suis pas son
        amant, je ne serai surement jamais son mari, et je ne vivrai pas comme
        un oiseau chetif sous l'ombre de ses larges ailes. Laisse-la prendre son
        vol. Il y a dans le ciel de l'air et de l'espace pour tous ceux qu'un
        essor puissant enleve de terre. Tiens, regarde ce passereau; ne
        vole-t-il pas aussi bien sur le canal que le plus lourd goeland sur la
        mer? Allons! treve a ces reveries! le jour me chasse de tes bras. A
        demain. Si tu veux que je revienne, reprends cette douceur et cette
        patience qui m'avaient charme, et qui vont mieux a ta beaute que les
        cris et les emportements de la jalousie.»
        Anzoleto, absorbe pourtant dans de noires pensees, se retira chez lui,
        et ce ne fut que couche et pret a s'endormir, qu'il se demanda qui avait
        du accompagner Consuelo au sortir du palais Zustiniani pour la ramener
        chez elle. C'etait un soin qu'il n'avait jamais laisse prendre a
        personne.

«Apres tout, se dit-il en donnant de grands coups de poing a son
        oreiller pour l'arranger sous sa tete, si la destinee veut que le comte
        en vienne a ses fins, autant vaut pour moi que cela arrive plus tot que
        plus tard!»
        XVIII.
        Lorsque Anzoleto s'eveilla, il sentit se reveiller aussi la jalousie que
        lui avait inspiree le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se
        partageaient son ame. D'abord cette autre jalousie que la Corilla avait
        eveillee en lui pour le genie et le succes de Consuelo. Celle-la
        s'enfoncait plus avant dans son sein, a mesure qu'il comparait le
        triomphe de sa fiancee a ce que, dans son ambition trompee, il appelait
        sa propre chute. Ensuite l'humiliation d'etre supplante peut-etre dans
        la realite, comme il l'etait deja dans l'opinion, aupres de cette femme
        desormais celebre et toute-puissante dont il etait si flatte la veille
        d'etre l'unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient
        dans sa pensee, et il ne savait a laquelle se livrer pour eteindre
        l'autre. Il avait a choisir entre deux partis: ou d'eloigner Consuelo du
        comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de
        l'abandonner a son rival, et d'aller au loin tenter seul les chances
        d'un succes qu'elle ne viendrait plus contre-balancer. Dans cette
        incertitude de plus en plus poignante, au lieu d'aller reprendre du
        calme aupres de sa veritable amie, il se lanca de nouveau dans l'orage
        en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui demontrant,
        avec plus de force que la veille, tout le desavantage de sa position.

«Nul n'est prophete en son pays, lui dit-elle; et c'est deja un mauvais
        milieu pour toi que la ville ou tu es ne, ou l'on t'a vu courir en
        haillons sur la place publique, ou chacun peut se dire (et Dieu sait que
        les nobles aiment a se vanter de leurs bienfaits, meme imaginaires,
        envers les artistes): «C'est moi qui l'ai protege; je me suis apercu le
        premier de son talent; c'est moi qui l'ai recommande a celui-ci, c'est
        moi qui l'ai prefere a celui-la.» Tu as beaucoup trop vecu ici au grand
        air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappe tous les
        passants avant qu'on sut qu'il y avait en toi de l'avenir. Le moyen
        d'eblouir des gens qui t'ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner
        quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs
        commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie
        retiree, est ici une merveille etrangere. Elle est Espagnole d'ailleurs,
        elle n'a pas l'accent venitien. Sa prononciation belle, quoiqu'un peu
        singuliere, leur plairait encore, quand meme elle serait detestable:
        c'est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beaute
        a ete pour les trois quarts dans le petit succes que tu as eu au premier
        acte. Au dernier on y etait deja habitue.
        --Dites aussi que la belle cicatrice que vous m'avez faite au-dessous de
        l'oeil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n'a pas peu
        contribue a m'enlever ce dernier, ce frivole avantage.
        --Serieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole a ceux des
        hommes. Avec les unes, tu regneras dans les salons; sans les autres, tu
        succomberas au theatre. Et comment veux-tu les occuper, quand c'est une
        femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non-seulement les
        dilettanti serieux, mais qui enivre encore, par sa grace et le prestige
        de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique!
        Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science a
        Stefanini, a Saverio, et a tous ceux qui ont paru avec moi sur la scene!
        --A ce compte, chere Corilla, je courrais autant de risques en me
        montrant aupres de toi, que j'en cours aupres de la Consuelo. Si j'avais
        eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais la un bon
        avertissement.»
        Ces mots echappes a Anzoleto furent un trait de lumiere pour la Corilla.
        Elle vit qu'elle avait frappe plus juste qu'elle ne s'en flattait
        encore; car la pensee de quitter Venise s'etait deja formulee dans
        l'esprit de son amant. Des qu'elle concut l'espoir de l'entrainer avec
        elle, elle n'epargna rien pour lui faire gouter ce projet. Elle
        s'abaissa elle-meme tant qu'elle put, et elle se mit au-dessous de sa
        rivale avec une modestie sans bornes. Elle se resigna meme a dire
        qu'elle n'etait ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer
        des passions dans le public. Et comme tout cela etait plus vrai qu'elle
        ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s'en apercevait de reste, et
        ne s'etait jamais abuse sur l'immense superiorite de Consuelo, elle
        n'eut pas de peine a le lui persuader. Leur association et leur fuite
        furent donc a peu pres resolues dans cette seance; et Anzoleto y
        songeait serieusement, bien qu'il se gardat toujours une porte de
        derriere pour echapper a cet engagement dans l'occasion.
        Corilla, voyant qu'il lui restait un fond d'incertitude, l'engagea
        fortement a continuer ses debuts, le flattant de l'esperance d'un
        meilleur sort pour les autres representations; mais bien certaine, au
        fond, que ces epreuves malheureuses le degouteraient completement et de
        Venise et de Consuelo.
        En sortant de chez sa maitresse, il se rendit chez son amie. Un
        invincible besoin de la revoir l'y poussait imperieusement. C'etait la
        premiere fois qu'il avait fini et commence une journee sans recevoir son
        chaste baiser au front. Mais comme, apres ce qui venait de se passer
        avec la Corilla, il eut rougi de sa versatilite, il essaya de se
        persuader qu'il allait chercher aupres d'elle la certitude de son
        infidelite, et le desabusement complet de son amour. Sans nul doute, se
        disait-il, le comte aura profite de l'occasion et du depit cause par mon
        absence, et il est impossible qu'un libertin tel que lui se soit trouve
        avec elle la nuit en tete-a-tete, sans que la pauvrette ait succombe.
        Cette idee lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s'il
        s'y arretait, la certitude du remords et du desespoir de Consuelo
        brisait son ame, et il hatait le pas, s'imaginant la trouver, noyee de
        larmes. Et puis une voix interieure, plus forte que toutes les autres,
        lui disait qu'une chute aussi prompte et aussi honteuse etait impossible
        a un etre aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en
        songeant a lui-meme, a l'odieux de sa conduite, a l'egoisme de son
        ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et
        sa conscience.
        Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et
        aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu'il l'avait toujours
        vue. Elle courut a lui avec la meme effusion qu'a l'ordinaire, et
        l'interrogea avec inquietude, mais sans reproche et sans mefiance, sur
        l'emploi de ce temps passe loin d'elle.

«J'ai ete souffrant, lui repondit-il avec l'abattement profond que lui
        causait son humiliation interieure. Ce coup que je me suis donne a la
        tete contre un decor, et dont je t'ai montre la marque en te disant que
        ce n'etait rien, m'a pourtant cause un si fort ebranlement au cerveau
        qu'il m'a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m'y
        evanouir, et que j'ai eu besoin de garder le lit toute la matinee.
        --O mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale;
        tu as souffert, et tu souffres encore?
        --Non, ce repos m'a fait du bien. N'y songe plus, et dis-moi comment tu
        as fait pour revenir toute seule cette nuit?
        --Toute seule? Oh! non, le comte m'a ramenee dans sa gondole.
        --Ah! j'en etais sur! s'ecria Anzoleto avec un accent etrange. Et sans
        doute ... il t'a dit de bien belles choses dans ce tete-a-tete?
        --Qu'eut-il pu me dire qu'il ne m'ait dit cent fois devant tout le
        monde? Il me gate, et me donnerait de la vanite si je n'etais en garde
        contre cette maladie. D'ailleurs, nous n'etions pas tete-a-tete; mon bon
        maitre a voulu m'accompagner aussi. Oh! l'excellent ami!
        --Quel maitre? que excellent ami? dit Anzoleto rassure et deja
        preoccupe.
        --Eh! le Porpora! A quoi songes-tu donc?
        --Je songe, chere Consuelo, a ton triomphe d'hier soir; et toi, y
        songes-tu?
        --Moins qu'au tien, je te jure!
        --Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a ete si pale
        qu'il ressemblait beaucoup a une chute.»
        Consuelo palit de surprise. Elle n'avait pas eu, malgre sa fermete
        remarquable, tout le sang-froid necessaire pour apprecier la difference
        des applaudissements qu'elle et son amant avaient recueillis. II y a
        dans ces sortes d'ovations un trouble auquel l'artiste le plus sage ne
        peut se derober, et qui fait souvent illusion a quelques-uns, au point
        de leur faire prendre l'appui d'une cabale pour la clameur d'un succes.
        Mais au lieu de s'exagerer l'amour de son public, Consuelo, presque
        effrayee d'un bruit si terrible, avait eu peine a le comprendre, et
        n'avait pas constate la preference qu'on lui avait donnee sur Anzoleto.
        Elle le gronda naivement de son exigence envers la fortune; et voyant
        qu'elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui
        reprocha doucement d'etre trop amoureux de la gloire, et d'attacher trop
        de prix a la faveur du monde.

«Je te l'ai toujours predit, lui dit-elle, tu preferes les resultats de
        l'art a l'art lui-meme. Quand on a fait de son mieux, quand on sent
        qu'on a fait bien, il me semble qu'un peu plus ou un peu moins
        d'approbation n'ote ni n'ajoute rien au contentement interieur.
        Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la premiere fois que j'ai
        chante au palais Zustiniani: Quiconque se sent penetre d'un amour vrai
        pour son art ne peut rien craindre ...
        --Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous
        nourrir de ces belles maximes. Rien n'est si aise que de philosopher sur
        les maux de la vie quand on n'en connait que les biens. Le Porpora,
        quoique pauvre et conteste, a un nom illustre. Il a cueilli assez de
        lauriers pour que sa vieille tete puisse blanchir en paix sous leur
        ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible a la peur. Tu
        t'eleves du premier bond au sommet de l'echelle, et tu reproches a ceux
        qui n'ont pas de jambes d'avoir le vertige. C'est peu charitable,
        Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m'est pas
        applicable: tu dis que l'on doit mepriser l'assentiment du public quand
        on a le sien propre; mais si je ne l'ai pas, ce temoignage interieur
        d'avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mecontent
        de moi-meme? N'as-tu pas vu que j'etais detestable? N'as-tu pas entendu
        que j'ai chante pitoyablement?
        --Non, car cela n'est pas. Tu n'as ete ni au-dessus ni au-dessous de
        toi-meme. L'emotion que tu eprouvais n'a presque rien ote a tes moyens.
        Elle s'est vite dissipee d'ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu
        les a bien rendues.
        --Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses
        grands yeux noirs creuses par la fatigue et le chagrin.
        Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en
        l'embrassant:

«Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu
        etudier serieusement pendant les repetitions ... Te l'ai-je dit? Mais ce
        n'est pas le moment de faire des reproches, c'est le moment au contraire
        de tout reparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu
        verras que nous triompherons vite de ce qui t'arrete.
        --Sera-ce donc l'affaire d'un jour?
        --Ce sera l'affaire de quelques mois tout au plus.
        --Et cependant je joue demain! je continue a debuter devant un public
        qui me juge sur mes defauts beaucoup plus que sur mes qualites.
        --Mais qui s'apercevra bien de tes progres.
        --Qui sait? S'il me prend en aversion!
        --Il t'a prouve le contraire.
        --Oui! tu trouves qu'il a ete indulgent pour moi?
        --Eh bien, oui, il l'a ete, mon ami. La ou tu as ete faible, il a ete
        bienveillant; la ou tu as ete fort, il t'a rendu justice.
        --Mais, en attendant, on va me faire en consequence un engagement
        miserable.
        --Le comte est magnifique en tout et n'epargne pas l'argent. D'ailleurs
        ne m'en offre-t-il pas plus qu'il ne nous en faut pour vivre tous deux
        dans l'opulence?
        --C'est cela! je vivrais de ton succes!
        --J'ai bien assez longtemps vecu de ta faveur.
        --Ce n'est pas de l'argent qu'il s'agit. Qu'il m'engage a peu de frais,
        peu importe; mais il m'engagera pour les seconds ou les troisiemes
        roles.
        --Il n'a pas d'autre primo-uomo sous la main. Il y a longtemps qu'il
        compte sur toi et ne songe qu'a toi. D'ailleurs il est tout porte pour
        toi. Tu disais qu'il serait contraire a notre mariage! Loin de la, il
        semble le desirer, et me demande souvent quand je l'inviterai a ma noce.
        --Ah! vraiment? C'est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!
        --Que veux-tu dire?
        --Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m'empecher de
        debuter jusqu'a ce que mes defauts que tu connaissais si bien, se
        fussent corriges dans de meilleures etudes. Car tu les connais, mes
        defauts, je le repete.
        --Ai-je manque de franchise? ne t'ai-je pas averti souvent? Mais tu m'as
        toujours dit que le public ne s'y connaissait pas; et quand j'ai su quel
        succes tu avais remporte chez le comte la premiere fois que tu as chante
        dans son salon, j'ai pense que ...
        --Que les gens du monde ne s'y connaissaient pas plus que le public
        vulgaire?
        --J'ai pense que tes qualites frapperaient plus que tes defauts; et il
        en a ete ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l'autre.
        --Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes
        debuts.... Mais c'est courir le risque de voir appeler a ma place un
        tenor qui ne me la cederait plus. Voyons! dit-il apres avoir fait
        plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes defauts?
        --Ceux que je t'ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de
        preparation; une energie plus fievreuse que sentie; des effets
        dramatiques qui sont l'ouvrage de la volonte plus que ceux de
        l'attendrissement. Tu ne t'es pas penetre de l'ensemble de ton role. Tu
        l'as appris par fragments. Tu n'y as vu qu'une succession de morceaux
        plus ou moins brillants. Tu n'en as saisi ni la gradation, ni le
        developpement, ni le resume. Presse de montrer ta belle voix et
        l'habilete que tu as a certains egards, tu as donne ton dernier mot
        presque en entrant en scene. A la moindre occasion, tu as cherche un
        effet, et tous tes effets ont ete semblables. A la fin du premier acte,
        on te connaissait, on te savait par coeur; mais on ne savait pas que
        c'etait tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin.
        Ce quelque chose n'etait pas en toi. Ton emotion etait epuisee, et ta
        voix n'avait plus la meme fraicheur. Tu l'as senti, tu as force l'une et
        l'autre; on l'a senti aussi, et l'on est reste froid, a ta grande
        surprise, au moment ou tu te croyais le plus pathetique. C'est qu'a ce
        moment-la on ne voyait pas l'artiste inspire par la passion, mais
        l'acteur aux prises avec le succes.
        --Et comment donc font les autres? s'ecria Anzoleto en frappant du pied.
        Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu'on a applaudis a
        Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand
        la voix lui manquait? Et cependant on l'applaudissait avec rage.
        --II est vrai, et je n'ai pas compris que le public put s'y tromper.
        Sans doute on se souvenait du temps ou il y avait eu en lui plus de
        puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son age.
        --Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu'elle ne
        forcait pas les situations? Est-ce-qu'elle ne faisait pas des efforts
        penibles a voir et a entendre? Est-ce qu'elle etait passionnee tout de
        bon, quand on la portait aux nues?
        --C'est parce que j'ai trouve ses moyens factices, ses effets
        detestables, son jeu comme son chant depourvus de gout et de grandeur,
        que je me suis presentee si tranquillement sur la scene, persuadee comme
        toi que le public ne s'y connaissait pas beaucoup.
        --Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma
        plaie, pauvre Consuelo!
        --Comment cela, mon bien-aime?
        --Comment cela? tu me le demandes? Nous nous etions trompes, Consuelo.
        Le public s'y connait. Son coeur lui apprend ce que son ignorance lui
        voile. C'est un grand enfant qui a besoin d'amusement et d'emotion. Il
        se contente de ce qu'on lui donne; mais qu'on lui montre quelque chose
        de mieux, et le voila qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait
        encore le charmer la semaine derniere, bien qu'elle chantat faux et
        manquat de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est
        effacee, enterree. Qu'elle reparaisse, on la sifflera. Si j'avais debute
        aupres d'elle, j'aurais eu un succes complet comme celui que j'ai eu
        chez le comte, la premiere fois que j'ai chante apres elle. Mais aupres
        de toi, j'ai ete eclipse. Il en devait etre ainsi, et il en sera
        toujours ainsi. Le public avait le gout du clinquant. Il prenait des
        oripeaux pour des pierreries; il en etait ebloui. On lui montre un
        diamant fin, et deja il ne comprend plus qu'on ait pu le tromper si
        grossierement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait
        justice. Voila mon malheur, Consuelo: c'est d'avoir ete produit, moi,
        verroterie de Venise, a cote d'une perle sortie du fond des mers.»
        Consuelo ne comprit pas tout ce qu'il y avait d'amertume et de verite
        dans ces reflexions. Elle les mit sur le compte de l'amour de son
        fiance, et ne repondit a ce qu'elle prit pour de douces flatteries, que
        par des sourires et des caresses. Elle pretendit qu'il la surpasserait,
        le jour ou il voudrait s'en donner la peine, et releva son courage en
        lui persuadant que rien n'etait plus facile que de chanter comme elle.
        Elle etait de bonne foi en ceci, n'ayant jamais ete arretee par aucune
        difficulte, et ne sachant pas que le travail meme est le premier des
        obstacles, pour quiconque n'en a pas l'amour et la perseverance.
        XIX.
        Encourage par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le
        pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit a
        travailler avec ardeur; et a la seconde representation d' Ipermnestre ,
        il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gre.
        Mais, comme le succes de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas
        satisfait du sien, et commenca a se sentir demoralise par cette nouvelle
        constatation de son inferiorite. Des ce moment, tout prit a ses yeux un
        aspect sinistre. Il lui sembla qu'on ne l'ecoutait pas, que les
        spectateurs places pres de lui murmuraient des reflexions humiliantes
        sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l'encourageaient
        dans les coulisses avaient l'air de le plaindre profondement. Tous leurs
        eloges eurent pour lui un double sens dont il s'appliqua le plus
        mauvais. La Corilla, qu'il alla consulter dans sa loge durant
        l'entr'acte, affecta de lui demander d'un air effraye s'il n'etait pas
        malade.
        --Pourquoi? lui dit-il avec impatience.

«Parce que ta voix est sourde aujourd'hui, et que tu sembles accable!
        Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralyses par
        la crainte ou le decouragement.
        --N'ai-je pas bien dit mon premier air?
        --Pas a beaucoup pres aussi bien que la premiere fois. J'en ai eu le
        coeur si serre que j'ai failli me trouver mal.
        --Mais on m'a applaudi, pourtant?
        --Helas!... n'importe: j'ai tort de t'oter l'illusion. Continue ...
        Seulement tache de derouiller ta voix.»

«Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d'instinct,
        et reussit pour son propre compte. Mais ou aurait-elle pris l'experience
        de m'enseigner a dominer ce public recalcitrant? En suivant la direction
        qu'elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte
        de l'amelioration de ma maniere. Voyons! revenons a mon audace premiere.
        N'ai-je pas eprouve, a mon debut chez le comte, que je pouvais eblouir
        meme ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m'a-t-il pas dit
        que j'avais les taches du genie? Allons donc! que ce public subisse mes
        taches et qu'il plie sous mon genie.»
        Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut ecoute
        avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d'autres imposerent
        silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela
        etait sublime ou detestable.
        Encore un peu d'audace, et peut-etre qu'Anzoleto l'emportait. Mais cet
        echec le troubla au point que sa tete s'egara, et qu'il manqua
        honteusement tout le reste de son role.
        A la troisieme representation, il avait repris son courage, et, resolu
        d'aller a sa guise sans ecouter les conseils de Consuelo; il hasarda les
        plus etranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes, honte!
        deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces
        tentatives desesperees. Le bon et genereux public fit taire les sifflets
        et se mit a battre des mains; il n'y avait pas moyen de s'abuser sur
        cette bienveillance envers la personne et sur ce blame envers l'artiste.
        Anzoleto dechira son costume en rentrant dans sa loge, et, a peine la
        piece finie, il courut s'enfermer avec la Corilla, en proie a une rage
        profonde et determine a fuir avec elle au bout de la terre.
        Trois jours s'ecoulerent sans qu'il revit Consuelo. Elle lui inspirait
        non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son ame
        bourrelee de remords, il la cherissait toujours et souffrait
        mortellement de ne pas la voir), mais une veritable terreur. Il sentait
        la domination de cet etre qui l'ecrasait en public de toute sa grandeur,
        et qui en secret reprenait a son gre possession de sa confiance et de sa
        volonte. Dans son agitation il n'eut pas la force de cacher a la Corilla
        combien il etait attache a sa noble fiancee, et combien elle avait
        encore d'empire sur ses convictions. La Corilla en concut un depit amer,
        qu'elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et
        quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en
        faisant savoir sous main a Zustiniani sa propre intimite avec Anzoleto,
        pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d'en
        instruire l'objet de ses desirs, et de rendre a Anzoleto le retour
        impossible.
        Surprise de voir un jour entier s'ecouler dans la solitude de sa
        mansarde, Consuelo s'inquieta; et le lendemain d'un nouveau jour
        d'attente vaine et d'angoisse mortelle, a la nuit tombante, elle
        s'enveloppa d'une mante epaisse (car la cantatrice celebre n'etait plus
        garantie par son obscurite contre les mechants propos), et courut a la
        maison qu'occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus
        convenable que les precedents, et que le comte lui avait assigne dans
        une des nombreuses maisons qu'il possedait dans la ville. Elle ne l'y
        trouva point, et apprit qu'il y passait rarement la nuit.
        Cette circonstance ne l'eclaira pas sur son infidelite. Elle connaissait
        ses habitudes de vagabondage poetique, et pensa que, ne pouvant
        s'habituer a ces somptueuses demeures, il retournait a quelqu'un de ses
        anciens gites. Elle allait se hasarder a l'y chercher, lorsqu'en se
        retournant pour repasser la porte, elle se trouva face a face avec
        maitre Porpora.

«Consuelo, lui dit-il a voix basse, il est inutile de me cacher tes
        traits; je viens d'entendre ta voix, et ne puis m'y meprendre. Que
        viens-tu faire ici, a cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu
        dans cette maison?
        --J'y cherche mon fiance, repondit Consuelo en s'attachant au bras de
        son vieux maitre. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l'avouer a
        mon meilleur ami. Je sais bien que vous blamez mon attachement pour lui;
        mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiete. Je n'ai pas
        vu Anzoleto depuis avant-hier au theatre. Je le crois malade.
        --Malade? lui! dit le professeur en haussant les epaules. Viens avec
        moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin
        le parti de m'ouvrir ton coeur, il faut que je t'ouvre le mien aussi.
        Donne-moi le bras, mous parlerons en marchant. Ecoute, Consuelo; et
        penetre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois
        pas etre la femme de ce jeune homme. Je te le defends, au nom du Dieu
        vivant qui m'a donne pour toi des entrailles de pere.
        --O mon maitre, repondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de
        ma vie, mais non celui de mon amour.
        --Je ne le demande pas, je l'exige, repondit le Porpora avec fermete.
        Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne
        l'abjures a l'instant meme.
        --Cher maitre, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous
        m'avez dit cela bien souvent; mais j'ai vainement essaye de vous obeir.
        Vous haissez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis
        certaine que vous reviendrez de vos preventions.
        --Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t'ai fait jusqu'ici
        d'assez vaines objections et de tres-inutiles defenses, je le sais. Je
        t'ai parle en artiste, et comme a une artiste; je ne voyais non plus
        dans ton fiance que l'artiste. Aujourd'hui, je te parle en homme, et je
        te parle d'un homme, et je te parle comme a une femme. Cette femme a mal
        place son amour, cet homme en est indigne, et l'homme qui te le dit en
        est certain.
        --O mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon
        protecteur, mon frere! Ah! vous ne savez pas comme il m'a aidee et comme
        il m'a respectee depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le
        dise.»
        Et Consuelo raconta toute l'histoire de sa vie et de son amour, qui
        etait une seule et meme histoire.
        Le Porpora en fut emu, mais non ebranle.

«Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidelite, ta
        vertu. Quant a lui, je vois bien le besoin qu'il a eu de ta societe et
        de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu'il
        doit le peu qu'il sait et le peu qu'il vaut; mais il n'en est pas moins
        vrai que cet amant si chaste et si pur n'est que le rebut de toutes les
        femmes perdues de Venise, qu'il apaise l'ardeur des feux que tu lui
        inspires dans les maisons de debauche, et qu'il ne songe qu'a
        t'exploiter, tandis qu'il assouvit ailleurs ses honteuses passions.
        --Prenez garde a ce que vous dites, repondit Consuelo d'une voix
        etouffee; j'ai coutume de croire en vous comme en Dieu, o mon maitre!
        Mais en ce qui concerne Anzoleto, j'ai resolu de vous fermer mes
        oreilles et mon coeur ... Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en
        essayant de detacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la
        mort.
        --Je veux donner la mort a ta passion funeste, et par la verite je veux
        te rendre a la vie, repondit-il en serrant le bras de l'enfant contre sa
        poitrine genereuse et indignee. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je
        ne sais pas etre autrement, et c'est a cause de cela que j'ai retarde,
        tant que je l'ai pu, le coup que je vais te porter. J'ai espere que tu
        ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi.
        Mais au lieu de t'eclairer par l'experience, tu te lances en aveugle au
        milieu des abimes. Je ne veux pas t'y laisser tomber! moi! Tu es le seul
        etre que j'aie estime depuis dix ans. Il ne faut pas que tu perisses,
        non, il ne le faut pas.
        --Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente
        quand je vous jure, par tout ce qu'il y a de sacre, que j'ai respecte le
        serment fait au lit de mort de ma mere? Anzoleto le respecte aussi. Je
        ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maitresse.
        --Mais qu'il dise un mot, et tu seras l'une et l'autre!
        --Ma mere elle-meme nous l'a fait promettre.
        --Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et
        qui ne peut pas etre ton mari?
        --Qui vous l'a dit?
        --La Corilla lui permettrait-elle jamais de ...
        --La Corilla? Qu'y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?
        --Nous sommes a deux pas de la demeure de cette fille ... Tu cherchais
        ton fiance ... allons l'y trouver. T'en sens-tu le courage?
        --Non! non! mille fois non! repondit Consuelo en flechissant dans sa
        marche et en s'appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon
        maitre; ne me tuez pas avant que j'aie vecu. Je vous dis que vous me
        faites mourir.
        --Il faut que tu boives ce calice, reprit l'inexorable vieillard; je
        fais ici le role du destin. N'ayant jamais fait que des ingrats et par
        consequent des malheureux par ma tendresse et ma mansuetude, il faut que
        je dise la verite a ceux que j'aime. C'est le seul bien que puisse
        operer un coeur desseche par le malheur et petrifie par la souffrance.
        Je te plains, ma pauvre fille, de n'avoir pas un ami plus doux et plus
        humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l'on m'a
        fait, il faut que j'agisse sur les autres et que j'eclaire par le
        rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil.
        Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens a ce palais. Je
        veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l'impure Corilla. Si
        tu ne peux marcher, je te trainerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! Le
        vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colere divine brule
        dans ses entrailles!
        --Grace! grace! s'ecria Consuelo plus pale que la mort. Laissez-moi
        douter encore ... Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en
        lui; je ne suis pas preparee a ce supplice ...
        --Non, pas un jour, pas une heure, repondit-il d'un ton inflexible; car
        cette heure qui s'ecoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la
        verite sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l'infame en
        profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec
        moi; je te l'ordonne, je le veux.
        --Eh bien, oui! j'irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une
        violente reaction de l'amour. J'irai avec vous pour constater votre
        injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et
        vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous
        etes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»
        Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main
        nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison
        qu'il habitait, ou, apres lui avoir fait parcourir tous les corridors et
        monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse superieure,
        d'ou l'on distinguait, au-dessus d'une maison plus basse, completement
        inhabitee, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, a l'exception
        d'une seule fenetre qui etait eclairee et ouverte sur la facade noire et
        silencieuse de la maison deserte. Il semblait, de cette fenetre, qu'on
        ne put etre apercu de nulle part; car un balcon avance empechait que
        d'en bas on put rien distinguer. De niveau, il n'y avait rien, et
        au-dessus seulement les combles de la maison qu'habitait le Porpora, et
        qui n'etait pas tournee de facon a pouvoir plonger dans le palais de la
        cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu'a l'angle de ces combles il y
        avait un rebord festonne de plomb, une sorte de niche en plein air, ou,
        derriere un large tuyau de cheminee, le maestro, par un caprice
        d'artiste, venait chaque soir regarder les etoiles, fuir ses semblables,
        et rever a ses sujets sacres ou dramatiques. Le hasard lui avait fait
        ainsi decouvrir le mystere des amours d'Anzoleto, et Consuelo n'eut qu'a
        regarder dans la direction qu'il lui donnait, pour voir son amant aupres
        de sa rivale dans un voluptueux tete-a-tete. Elle se detourna aussitot;
        et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de desespoir, la
        tenait avec une force surhumaine, la ramena a l'etage inferieur et la
        fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenetre pour
        ensevelir dans le mystere l'explosion qu'il prevoyait.
        XX.
        Mais il n'y eut point d'explosion. Consuelo resta muette et atterree. Le
        Porpora lui adressa la parole. Elle ne repondit pas, et lui fit signe de
        ne pas l'interroger; puis elle se leva, alla boire, a grands verres,
        toute une carafe d'eau glacee qui etait sur le clavecin, fit quelques
        tours dans la chambre, et revint s'asseoir en face de son maitre sans
        dire une parole.
        Le vieillard austere ne comprit pas la profondeur de sa souffrance.

«Eh bien, lui dit-il, t'avais-je trompee? Que penses-tu faire
        maintenant?»
        Un frisson douloureux ebranla la statue; et apres avoir passe la main
        sur son front: «Je pense ne rien faire, dit-elle, avant d'avoir compris
        ce qui m'arrive.
        --Et que te reste-t-il a comprendre?
        --Tout! car je ne comprends rien; et vous me voyez occupee a chercher la
        cause de mon malheur, sans rien trouver qui me l'explique. Quel mal
        ai-je fait a Anzoleto pour qu'il ne m'aime plus? Quelle faute ai-je
        commise qui m'ait rendue meprisable a ses yeux? Vous ne pouvez pas me le
        dire, vous! puisque moi qui lis dans ma propre conscience, je n'y vois
        rien qui me donne la clef de ce mystere. Oh! c'est un prodige
        inconcevable! Ma mere croyait a la puissance des philtres: cette Corilla
        serait-elle une magicienne?
        --Pauvre enfant! dit le maestro; il y a bien ici une magicienne, mais
        elle s'appelle Vanite; il y a bien un poison, mais il s'appelle Envie.
        La Corilla a pu le verser; mais ce n'est pas elle qui a petri cette ame
        si propre a le recevoir. Le venin coulait deja dans les veines impures
        d'Anzoleto. Une dose de plus l'a rendu traitre, de fourbe qu'il etait;
        infidele, d'ingrat qu'il a toujours ete.
        --Quelle vanite? quelle envie?
        --La vanite de surpasser tous les autres, l'envie de te surpasser, la
        rage d'etre surpasse par toi.
        --Cela est-il croyable? Un homme peut-il etre jaloux des avantages d'une
        femme? Un amant peut-il hair le succes de son amante? Il y a donc bien
        des choses que je ne sais pas, et que je ne puis pas comprendre!
        --Tu ne les comprendras jamais; mais tu les constateras a toute heure de
        ta vie. Tu sauras qu'un homme peut etre jaloux des avantages d'une
        femme, quand cet homme est un artiste vaniteux; et qu'un amant peut hair
        les succes de son amante, quand le theatre est le milieu ou ils vivent.
        C'est qu'un comedien n'est pas un homme, Consuelo; c'est une femme. Il
        ne vit que de vanite maladive; il ne songe qu'a satisfaire sa vanite; il
        ne travaille que pour s'enivrer de vanite. La beaute d'une femme lui
        fait du tort. Le talent d'une femme efface ou conteste le sien. Une
        femme est son rival, ou plutot il est la rivale d'une femme; il a toutes
        les petitesses, tous les caprices, toutes les exigences, tous les
        ridicules d'une coquette. Voila le caractere de la plupart des hommes de
        theatre. Il y a de grandes exceptions; elles sont si rares, elles sont
        si meritoires, qu'il faut se prosterner devant elles; et leur faire plus
        d'honneur qu'aux docteurs les plus sages. Anzoleto n'est point une
        exception; parmi les vaniteux, c'est un des plus vaniteux: voila tout le
        secret de sa conduite.
        --Mais quelle vengeance incomprehensible! mais quels moyens pauvres et
        inefficaces! En quoi la Corilla peut-elle le dedommager de ses mecomptes
        aupres du public? S'il m'eut dit franchement sa souffrance ... (Ah! il ne
        fallait qu'un mot pour cela!) je l'aurais comprise, peut-etre; du moins
        j'y aurais compati; je me serais effacee pour lui faire place.
        --Le propre des ames envieuses est de hair les gens en raison du bonheur
        qu'ils leur derobent. Et le propre de l'amour, helas! n'est-il pas de
        detester, dans l'objet qu'on aime, les plaisirs qu'on ne lui procure
        pas? Tandis que ton amant abhorre le public qui te comble de gloire, ne
        hais-tu pas la rivale qui l'enivre de plaisirs?
        --Vous dites la, mon maitre, une chose profonde et a laquelle je veux
        reflechir.
        --C'est une chose vraie. En meme temps qu'Anzoleto te hait pour ton
        bonheur sur la scene, tu le hais pour ses voluptes dans le boudoir de la
        Corilla.
        --Cela n'est pas. Je ne saurais le hair, et vous me faites comprendre
        qu'il serait lache et honteux de hair ma rivale. Reste donc ce plaisir
        dont elle l'enivre et auquel je ne puis songer sans fremir. Mais
        pourquoi? je l'ignore. Si c'est un crime involontaire, Anzoleto n'est
        donc pas si coupable de hair mon triomphe.
        --Tu es prompte a interpreter les choses de maniere a excuser sa
        conduite et ses sentiments. Non, Anzoleto n'est pas innocent et
        respectable comme toi dans sa souffrance. Il te trompe, il t'avilit,
        tandis que tu t'efforces de le rehabiliter. Au reste, ce n'est pas la
        haine et le ressentiment que j'ai voulu t'inspirer; c'est le calme et
        l'indifference. Le caractere de cet homme entraine les actions de sa
        vie. Jamais tu ne le changeras. Prends ton parti, et songe a toi-meme.
        --A moi-meme! c'est-a-dire a moi seule? a moi sans espoir et sans amour?
        --Songe a la musique, a l'art divin, Consuelo; oserais-tu dire que tu ne
        l'aimes que pour Anzoleto?
        --J'ai aime l'art pour lui-meme aussi; mais je n'avais jamais separe
        dans ma pensee ces deux choses indivisibles: ma vie et celle d'Anzoleto.
        Et je ne vois pas comment il restera quelque chose de moi pour aimer
        quelque chose, quand la moitie necessaire de ma vie me sera enlevee.
        --Anzoleto n'etait pour toi qu'une idee, et cette idee te faisait vivre.
        Tu la remplaceras par une idee plus grande, plus pure et plus
        vivifiante. Ton ame, ton genie, ton etre enfin ne sera plus a la merci
        d'une forme fragile et trompeuse; tu contempleras l'ideal sublime
        depouille de ce voile terrestre; tu t'elanceras dans le ciel, et tu
        vivras d'un hymen sacre avec Dieu meme.
        --Voulez-vous dire que je me ferai religieuse, comme vous m'y avez
        engagee autrefois?
        --Non, ce serait borner l'exercice de tes facultes d'artiste a un seul
        genre, et tu dois les embrasser tous. Quoi que tu fasses et ou que tu
        sois, au theatre comme dans le cloitre, tu peux etre une sainte, une
        vierge celeste, la fiancee de l'ideal sacre.
        --Ce que vous dites presente un sens sublime entoure de figures
        mysterieuses. Laissez-moi me retirer, mon maitre. J'ai besoin de me
        recueillir et de me connaitre.
        --Tu as dit |e mot, Consuelo, tu as besoin de te connaitre. Jusqu'ici tu
        t'es meconnue en livrant ton ame et ton avenir a un etre inferieur a toi
        dans tous les sens. Tu as meconnu ta destinee, en ne voyant pas que tu
        es nee sans egal, et par consequent sans associe possible en ce monde.
        Il te faut la solitude, la liberte absolue. Je ne te veux ni mari, ni
        amant, ni famille, ni passions, ni liens d'aucune sorte. C'est ainsi que
        j'ai toujours concu ton existence et compris ta carriere. Le jour ou tu
        te donneras a un mortel, tu perdras ta divinite. Ah! si la Minotaure et
        la Mollendo, mes illustres eleves, mes puissantes creations, avaient
        voulu me croire, elles auraient vecu sans rivales sur la terre. Mais la
        femme est faible et curieuse; la vanite l'aveugle, de vains desirs
        l'agitent, le caprice l'entraine. Qu'ont-elles recueilli de leur
        inquietude satisfaite? des orages, de la fatigue, la perte ou
        l'alteration de leur genie. Ne voudras-tu pas etre plus qu'elles,
        Consuelo? n'auras-tu pas une ambition superieure a tous les faux biens
        de cette vie? ne voudras-tu pas eteindre les vains besoins de ton coeur
        pour saisir la plus belle couronne qui ait jamais servi d'aureole au
        genie?»
        Le Porpora parla encore longtemps, mais avec une energie et une
        eloquence que je ne saurais vous rendre. Consuelo l'ecouta, la tete
        penchee et les yeux attaches a la terre. Quand il eut tout dit: «Mon
        maitre, lui repondit-elle, vous etes grand; mais je ne le suis pas assez
        pour vous comprendre. Il me semble que vous outragez la nature humaine
        en proscrivant ses plus nobles passions. Il me semble que vous etouffez
        les instincts que Dieu meme nous a donnes, pour faire une sorte de
        deification d'un egoisme monstrueux et antihumain. Peut-etre vous
        comprendrais-je mieux si j'etais plus chretienne: je tacherai de le
        devenir; voila ce que je puis vous promettre.»
        Elle se retira tranquille en apparence, mais devoree au fond de l'ame.
        Le grand et sauvage artiste la reconduisit jusque chez elle,
        l'endoctrinant toujours, sans pouvoir la convaincre. Il lui fit du bien
        cependant, en ouvrant a sa pensee, un vaste champ de meditations
        profondes et serieuses, au milieu desquelles le crime d'Anzoleto vint
        s'abimer comme un fait particulier servant d'introduction douloureuse,
        mais solennelle, a des reveries infinies. Elle passa de longues heures a
        prier, a pleurer et a reflechir; et puis elle s'endormit avec la
        conscience de sa vertu, et l'esperance en un Dieu initiateur et
        secourable.
        Le lendemain Porpora vint lui annoncer qu'il y aurait repetition
        d' Ipermnestre pour Stefanini, qui prenait le role d'Anzoleto. Ce
        dernier etait malade, gardait le lit, et se plaignait d'une extinction
        de voix. Le premier mouvement de Consuelo fut de courir chez lui pour le
        soigner.

«Epargne-toi cette peine, lui dit le professeur; il se porte a
        merveille; le medecin du theatre l'a constate, et il ira ce soir chez la
        Corilla. Mais le comte Zustiniani, qui comprend fort bien ce que cela
        veut dire, et qui consent sans beaucoup de regrets a ce qu'il suspende
        ses debuts, a defendu au medecin de demasquer la feinte, et a prie le
        bon Stefanini de rentrer au theatre pour quelques jours.
        --Mais, mon Dieu, que compte donc faire Anzoleto? Est-il decourage au
        point de quitter le theatre?
        --Oui, le theatre de San-Samuel. Il part dans un mois, pour la France
        avec la Corilla. Cela t'etonne? Il fuit l'ombre que tu projettes sur
        lui. Il remet son sort dans les mains d'une femme moins redoutable, et
        qu'il trahira quand il n'aura plus besoin d'elle.»
        La Consuelo palit et mit les deux mains sur son coeur pret a se briser.
        Peut-etre s'etait-elle flattee de ramener Anzoleto, en lui reprochant
        doucement sa faute; et en lui offrant de suspendre ses propres debuts.
        Cette nouvelle etait un coup de poignard, et la pensee de ne plus revoir
        celui qu'elle avait tant aime ne pouvait entrer dans son esprit:

«Ah! c'est un mauvais reve, s'ecria-t-elle; il faut que j'aille le
        trouver et qu'il m'explique cette vision. Il ne peut pas suivre cette
        femme, ce serait sa perte. Je ne peux pas, moi, l'y laisser courir; je
        le retiendrai, je lui ferai comprendre ses veritables interets, s'il est
        vrai qu'il ne comprenne plus autre chose ... Venez avec moi, mon cher
        maitre, ne l'abandonnons pas ainsi ...
        --Je t'abandonnerais, moi, et pour toujours, s'ecria le Porpora indigne,
        si tu commettais une pareille lachete. Implorer ce miserable, le
        disputer a une Corilla? Ah! sainte Cecile, mefie-toi de ton origine
        bohemienne, et songe a en etouffer les instincts aveugles et vagabonds.
        Allons, suis-moi: on t'attend pour repeter. Tu auras, malgre toi, un
        certain plaisir ce soir a chanter avec un maitre comme Stefanini. Tu
        verras un artiste savant, modeste et genereux.»
        Il la traina au theatre, et la, pour la premiere fois, elle sentit
        l'horreur de cette vie d'artiste, enchainee aux exigences du public,
        condamnee a etouffer ses sentiments et a refouler ses emotions pour
        obeir aux sentiments et flatter les emotions d'autrui. Cette repetition,
        ensuite la toilette, et la representation du soir furent un supplice
        atroce. Anzoleto ne parut pas. Le surlendemain il fallait debuter dans
        un opera-bouffe de Galuppi: Arcifanfano re de' matti . On avait choisi
        cette farce pour plaire a Stefanini, qui y etait d'un comique excellent.
        Il fallut que Consuelo s'evertuat a faire rire ceux qu'elle avait fait
        pleurer. Elle fut brillante, charmante, plaisante au dernier point avec
        la mort dans l'ame. Deux ou trois fois des sanglots remplirent sa
        poitrine et s'exhalerent en une gaite forcee, affreuse a voir pour qui
        l'eut comprise! En rentrant dans sa loge elle tomba en convulsions. Le
        public voulait la revoir pour l'applaudir; elle tarda, on fit un
        horrible vacarme; on voulait casser les banquettes, escalader la rampe.
        Stefanini vint la chercher a demi vetue, les cheveux en desordre, pale
        comme un spectre; elle se laissa trainer sur la scene, et, accablee
        d'une pluie de fleurs, elle fut forcee de se baisser pour ramasser une
        couronne de laurier.

«Ah! les betes feroces! murmura-t-elle en rentrant dans la coulisse.
        --Ma belle, lui dit le vieux chanteur qui lui donnait la main, tu es
        bien souffrante; mais ces petites choses-la, ajouta-t-il en lui
        remettant une gerbe des fleurs qu'il avait ramassees pour elle, sont un
        specifique merveilleux pour tous nos maux. Tu t'y habitueras, et un jour
        viendra ou tu ne sentiras ton mal et ta fatigue que les jours ou l'on
        oubliera de te couronner.
        --Oh! qu'ils sont vains et petits! pensa la pauvre Consuelo.»
        Rentree dans sa loge, elle s'evanouit litteralement sur un lit de fleurs
        qu'on avait recueillies sur le theatre et jetees pele-mele sur le sofa.
        L'habilleuse sortit pour appeler un medecin. Le comte Zustiniani resta
        seul quelques instants aupres de sa belle cantatrice, pale et brisee
        comme les jasmins qui jonchaient sa couche. En cet instant de trouble et
        d'enivrement, Zustiniani perdit la tete et ceda a la folle inspiration
        de la ranimer par ses caresses. Mais son premier baiser fut odieux aux
        levres pures de Consuelo. Elle se ranima pour le repousser, comme si
        c'eut ete la morsure d'un serpent.

«Ah! loin de moi, dit-elle en s'agitant dans une sorte de delire, loin
        de moi l'amour et les caresses et les douces paroles! Jamais d'amour!
        jamais d'epoux! jamais d'amant! jamais de famille! Mon maitre l'a dit!
        la liberte, l'ideal, la solitude, la gloire!...»
        Et elle fondit en larmes si dechirantes, que le comte effraye se jeta a
        genoux aupres d'elle et s'efforca de la calmer. Mais il ne put rien dire
        de salutaire a cette ame blessee, et sa passion, arrivee en cet instant
        a son plus haut paroxysme, s'exprima en depit de lui-meme. Il ne
        comprenait que trop le desespoir de l'amante trahie. Il fit parler
        l'enthousiasme de l'amant qui espere. Consuelo eut l'air de l'ecouter,
        et retira machinalement sa main des siennes avec un sourire egare que le
        comte prit pour un faible encouragement. Certains hommes, pleins de tact
        et de penetration dans le monde, sont absurdes dans de pareilles
        entreprises. Le medecin arriva et administra un calmant a la mode qu'on
        appelait des gouttes . Consuelo fut ensuite enveloppee de sa mante et
        portee dans sa gondole. Le comte y entra avec elle, la soutenant dans
        ses bras et parlant toujours de son amour, voire avec une certaine
        eloquence qui lui semblait devoir porter la conviction. Au bout d'un
        quart d'heure, n'obtenant pas de reponse, il implora un mot, un regard.

«A quoi donc dois-je repondre? lui dit Consuelo, sortant comme d'un
        reve. Je n'ai rien entendu.»
        Zustiniani, decourage d'abord, pensa que l'occasion ne pouvait revenir
        meilleure, et que cette ame brisee serait plus accessible en cet instant
        qu'apres la reflexion et le conseil de la raison. Il parla donc encore
        et trouva le meme silence, la meme preoccupation, seulement une sorte
        d'empressement instinctif a repousser ses bras et ses levres qui ne se
        dementit pas, quoiqu'il n'y eut pas d'energie pour la colere. Quand la
        gondole aborda, il essaya de retenir Consuelo encore un instant pour en
        obtenir une parole plus encourageante.

«Ah! seigneur comte, lui repondit-elle avec une froide douceur, excusez
        l'etat de faiblesse ou je me trouve; j'ai mal ecoute, mais je comprends.
        Oh! oui, j'ai fort bien compris. Je vous demande la nuit pour reflechir,
        pour me remettre du trouble ou je suis. Demain, oui ... demain, je vous
        repondrai sans detour.
        --Demain, chere Consuelo, oh! c'est un siecle; mais je me soumettrai si
        vous me permettez d'esperer que du moins votre amitie ...
        --Oh! oui! oui! il y a lieu d'esperer! repondit Consuelo d'un ton
        etrange en posant les pieds sur la rive; mais ne me suivez pas, dit-elle
        en faisant le geste imperieux de le repousser au fond de sa gondole.
        Sans cela vous n'auriez pas sujet d'esperer.»
        La honte et l'indignation venaient de lui rendre la force; mais une
        force nerveuse, febrile, et qui s'exhala en un rire sardonique effrayant
        tandis qu'elle montait l'escalier.

«Vous etes bien joyeuse, Consuelo! lui dit dans l'obscurite une voix qui
        faillit la foudroyer. Je vous felicite de votre gaite!
        --Ah! oui, repondit-elle en saisissant avec force le bras d'Anzoleto et
        en montant rapidement avec lui a sa chambre; je te remercie, Anzoleto,
        tu as bien raison de me feliciter, je suis vraiment joyeuse; oh! tout a
        fait joyeuse!»
        Anzoleto, qui l'avait entendue, avait deja allume la lampe. Quand la
        clarte bleuatre tomba sur leurs traits decomposes, ils se firent peur
        l'un a l'autre.

«Nous sommes bien heureux, n'est-ce pas, Anzoleto? dit-elle d'une voix
        apre, en contractant ses traits par un sourire qui fit couler sur ses
        joues un ruisseau de larmes. Que penses-tu de notre bonheur?
        --Je pense, Consuelo repondit-il avec un sourire amer et des yeux secs,
        que nous avons eu quelque peine a y souscrire, mais que nous finirons
        par nous y habituer.
        --Tu m'as semble fort bien habitue au boudoir de la Corilla.
        --Et-moi, je te retrouve tres-aguerrie avec la gondole de monsieur le
        comte.
        --Monsieur le comte?... Tu savais donc, Anzoleto, que monsieur le comte
        voulait faire de moi sa maitresse?
        --Et c'est pour ne pas te gener, ma chere, que j'ai discretement battu
        en retraite.
        --Ah! tu savais cela? et c'est le moment que tu as choisi pour
        m'abandonner?
        --N'ai-je pas bien fait, et n'es-tu pas satisfaite de ton sort? Le comte
        est un amant magnifique, et le pauvre debutant tombe n'eut pas pu lutter
        avec lui, je pense?
        --Le Porpora avait raison: vous etes un homme infame. Sortez d'ici! vous
        ne meritez pas que je me justifie, et il me semble que je serais
        souillee par un regret de vous. Sortez, vous dis-je! Mais sachez
        auparavant que vous pouvez debuter a Venise et rentrer a San-Samuel avec
        la Corilla: jamais plus la fille de ma mere ne remettra les pieds sur
        ces ignobles treteaux qu'on appelle le theatre.
        --La fille de votre mere la Zingara va donc faire la grande dame dans
        la villa de Zustiniani, aux bords de la Brenta? Ce sera une belle
        existence, et je m'en rejouis!
        --O ma mere!» dit Consuelo en se retournant vers son lit, et en s'y
        jetant a genoux, la face enfoncee dans la couverture qui avait servi de
        linceul a la zingara.
        Anzoleto fut effraye et penetre de ce mouvement energique et de ces
        sanglots terribles qu'il entendait gronder dans la poitrine de Consuelo.
        Le remords frappa un grand coup dans la sienne, et il s'approcha pour
        prendre son amie dans ses bras et la relever. Mais elle se releva
        d'elle-meme, et le repoussant avec une force sauvage, elle le jeta a la
        porte en lui criant: «Hors de chez moi, hors de mon coeur, hors de mon
        souvenir! A tout jamais, adieu! adieu!»
        Anzoleto etait venu la trouver avec une pensee d'egoisme atroce, et
        c'etait pourtant la meilleure pensee qu'il eut pu concevoir. Il ne
        s'etait pas senti la force de s'eloigner d'elle, et il avait trouve un
        terme moyen pour tout concilier: c'etait de lui dire qu'elle etait
        menacee dans son honneur par les projets amoureux de Zustiniani, et de
        l'eloigner ainsi du theatre. Il y avait, dans cette resolution, un
        hommage rendu a la purete et a la fierte de Consuelo. Il la savait
        incapable de transiger avec une position equivoque, et d'accepter une
        protection qui la ferait rougir. Il y avait encore dans son ame coupable
        et corrompue une foi inebranlable dans l'innocence de cette jeune fille,
        qu'il comptait retrouver aussi chaste, aussi fidele; aussi devouee qu'il
        l'avait laissee quelques jours auparavant. Mais comment concilier cette
        religion envers elle, avec le dessein arrete de la tromper et de rester
        son fiance, son ami, sans rompre avec la Corilla? Il voulait faire
        rentrer cette derniere avec lui au theatre, et ne pouvait songer a s'en
        detacher dans un moment ou son succes allait dependre d'elle
        entierement. Ce plan audacieux et lache etait cependant formule dans sa
        pensee, et il traitait Consuelo comme ces madones dont les femmes
        italiennes implorent la protection a l'heure du repentir, et dont elles
        voilent la face a l'heure du peche.
        Quand il la vit si brillante et si folle en apparence au theatre, dans
        son role bouffe, il commenca a craindre d'avoir perdu trop de temps a
        murir son projet. Quand il la vit rentrer dans la gondole du comte, et
        approcher avec un eclat de rire convulsif, ne comprenant pas la detresse
        de cette ame en delire, il pensa qu'il venait trop tard, et le depit
        s'empara de lui. Mais quand il la vit se relever de ses insultes et le
        chasser avec mepris, le respect lui revint avec la crainte, et il erra
        longtemps dans l'escalier et sur la rive attendant qu'elle le rappelat.
        Il se hasarda meme a frapper et a implorer son pardon a travers la
        porte. Mais un profond silence regna dans cette chambre, dont il ne
        devait plus jamais repasser le seuil avec Consuelo. Il se retira confus
        et depite, se promettant de revenir le lendemain et se flattant d'etre
        plus heureux. «Apres tout, se disait-il, mon projet va reussir; elle
        sait l'amour du comte; la besogne est a moitie faite.»
        Accable de fatigue, il dormit longtemps; et dans l'apres-midi il se
        rendit chez la Corilla.

«Grande nouvelle! s'ecria-t-elle en lui tendant les bras: la Consuelo
        est partie!
        --Partie! et avec qui, grand Dieu! et pour quel pays?
        --Pour Vienne, ou le Porpora l'envoie, en attendant qu'il s'y rende
        lui-meme. Elle nous a tous trompes, cette petite masque. Elle etait
        engagee pour le theatre de l'empereur, ou le Porpora va faire
        representer son nouvel opera.
        --Partie! partie sans me dire un mot! s'ecria Anzoleto en courant vers
        la porte.
        --Oh! rien ne te servira de la chercher a Venise, dit la Corilla avec un
        rire mechant et un regard de triomphe. Elle s'est embarquee pour
        Palestrine au jour naissant; elle est deja loin en terre ferme.
        Zustiniani, qui se croyait aime et qui etait joue, est furieux; il est
        au lit avec la fievre. Mais il m'a depeche tout a l'heure le Porpora,
        pour me prier de chanter ce soir; et Stefanini, qui est tres-fatigue du
        theatre et tres impatient d'aller jouir dans son chateau des douceurs de
        la retraite, est fort desireux de te voir reprendre tes debuts. Ainsi
        songe a reparaitre demain dans, Ipermnestre . Moi, je vais a la
        repetition: on m'attend. Tu peux, si tu ne me crois pas, aller faire un
        tour dans la ville, tu te convaincras de la verite.
        --Ah! furie! s'ecria Anzoleto, tu l'emportes! mais tu m'arraches la
        vie.»
        Et il tomba evanoui sur le tapis de Perse de la courtisane.
        XXI.
        Le plus embarrasse de son role, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le
        comte Zustiniani. Apres avoir laisse dire et donne a penser a tout
        Venise que la merveilleuse debutante etait sa maitresse, comment
        expliquer d'une maniere flatteuse pour son amour-propre qu'au premier
        mot de declaration elle s'etait soustraite brusquement et
        mysterieusement a ses desirs et a ses esperances? Plusieurs personnes
        penserent que, jaloux de son tresor, il l'avait cachee dans une de ses
        maisons de campagne. Mais lorsqu'on entendit le Porpora dire avec cette
        austerite de franchise qui ne s'etait jamais dementie, le parti qu'avait
        pris son eleve d'aller l'attendre en Allemagne, il n'y eut plus qu'a
        chercher les motifs de cette etrange resolution. Le comte affecta bien,
        pour donner le change, de ne montrer ni depit ni surprise; mais son
        chagrin perca malgre lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne
        fortune dont on l'avait tant felicite. La majeure partie de la verite
        devint claire pour tout le monde; savoir: l'infidelite d'Anzoleto, la
        rivalite de Corilla, et le desespoir de la pauvre Espagnole, qu'on se
        prit a plaindre et a regretter vivement.
        Le premier mouvement d'Anzoleto avait ete de courir chez le Porpora;
        mais celui-ci l'avait repousse severement:

«Cesse de m'interroger, jeune ambitieux sans coeur et sans-foi, lui
        avait repondu le maitre indigne; tu ne meritas jamais l'affection de
        cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu'elle est devenue.
        Je mettrai tous mes soins a ce que tu ne retrouves pas sa trace, et
        j'espere que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera
        effacee de son coeur et de sa memoire autant que je le desire et que j'y
        travaille.»
        De chez le Porpora, Anzoleto s'etait rendu a la Corte-Minelli. Il avait
        trouve la chambre de Consuelo deja livree a un nouvel occupant et tout
        encombree des materiaux de son travail. C'etait un ouvrier en
        verroterie, installe depuis longtemps dans la maison, et qui
        transportait la son atelier avec beaucoup de gaiete.

«Ah!'ah! c'est toi mon garcon, dit-il au jeune tenor. Tu viens me voir
        dans mon nouveau logement? J'y serai fort bien, et ma femme est toute
        joyeuse d'avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu?
        Consuelina aurait-elle oublie quelque chose ici? Cherche, mon enfant;
        regarde. Cela ne me fache point.
        --Ou a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout trouble, et dechire au
        fond du coeur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce
        lieu consacre aux plus pures jouissances de toute sa vie passee.
        --Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau a la mere
        Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu
        d'argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon coeur. Elle n'a
        pas laisse un sou de dette dans la Corte ; et elle a fait un petit
        present a tout le monde en s'en allant. Elle n'a emporte que son
        crucifix. C'est drole tout de meme, ce depart, au milieu de la nuit et
        sans prevenir personne! Maitre Porpora est venu ici des le matin
        arranger toutes ses affaires; c'etait comme l'execution d'un testament.
        Ca a fait de la peine a tous les voisins; mais enfin on s'en console en
        pensant qu'elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, a
        present qu'elle est riche et grande dame! Moi, j'avais toujours dit
        qu'elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et a quand
        la noce, Anzoleto? J'espere que tu m'acheteras quelque chose pour faire
        de petits presents aux jeunes filles du quartier.
        --Oui, oui! repondit Anzoleto tout egare.»
        Il s'enfuit la mort dans l'ame, et vit dans la cour toutes les commeres
        de l'endroit qui mettaient a l'enchere le lit et la table de Consuelo;
        ce lit ou il l'avait vue dormir, cette table ou il l'avait vue
        travailler!

«O mon Dieu! deja plus rien d'elle!» s'ecria-t-il involontairement en se
        tordant les mains.
        Il eut envie d'aller poignarder la Corilla.
        Au bout de trois jours il remonta sur le theatre avec la Corilla. Tous
        deux furent outrageusement siffles, et on fut oblige de baisser le
        rideau sans pouvoir achever la piece: Anzoleto etait furieux, et la
        Corilla impassible.

«Voila ce que me vaut ta protection,» lui dit-il d'un ton menacant des
        qu'il se retrouva seul avec elle.
        La prima-donna lui repondit avec beaucoup de tranquillite:

«Tu t'affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais
        guere le public et que tu n'as jamais affronte ses caprices. J'etais si
        bien preparee a l'echec de ce soir, que je ne m'etais pas donne la peine
        de repasser mon role: et si je ne t'ai pas annonce ce qui devait
        arriver, c'est parce que je savais bien que tu n'aurais pas le courage
        d'entrer en scene avec la certitude d'etre siffle. Maintenant il faut
        que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons
        maltraites de plus belle. Trois, quatre, six, huit representations
        peut-etre, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se
        manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du
        monde, l'esprit de contradiction et d'independance nous susciterait
        encore des partisans de plus en plus zeles. Il y a tant de gens qui
        croient se grandir en outrageant les autres, qu'il n'en manque pas qui
        croient se grandir aussi en les protegeant. Apres une douzaine
        d'epreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre
        les sifflets et les applaudissements, les recalcitrants se fatigueront,
        les opiniatres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La
        portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous
        ecoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau debut, et
        alors; c'est a nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de
        rester les maitres. Je te predis de grands succes pour ce moment-la,
        cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguere sera dissipe. Tu
        respireras une atmosphere d'encouragements et de douces louanges qui te
        rendra ta puissance. Rappelle-toi l'effet que tu as produit chez
        Zustiniani la premiere fois que tu t'es fait entendre. Tu n'eus pas le
        temps de consolider ta conquete; un astre plus brillant est venu trop
        tot t'eclipser: mais cet astre s'est laisse retomber sous l'horizon, et
        tu dois te preparer a remonter avec moi dans l'empyree.»
        Tout se passa ainsi que la Corilla l'avait predit. A la verite, on fit
        payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le
        public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance a
        braver la tempete epuisa un courroux trop expansif pour etre durable. Le
        comte encouragea les efforts de Corilla. Quant a Anzoleto, apres avoir
        fait de vaines demarches pour attirer a Venise un primo-uomo dans une
        saison avancee, ou tous les engagements etaient faits avec les
        principaux theatres de l'Europe, le comte prit son parti, et l'accepta
        pour champion dans la lutte qui s'etablissait entre le public et
        l'administration de son theatre. Ce theatre avait eu une vogue trop
        brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne
        pouvait vaincre les habitudes consacrees. Toutes les loges etaient
        louees pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient
        comme de coutume. Les vrais dilettanti bouderent quelque temps; ils
        etaient en trop petit nombre pour qu'on s'en apercut. D'ailleurs ils
        finirent par s'ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla,
        ayant chante avec feu, fut unanimement rappelee. Elle reparut,
        entrainant avec elle Anzoleto, qu'on ne redemandait pas, et qui semblait
        ceder a une douce violence d'un air modeste et craintif. Il recut sa
        part des applaudissements, et fut rappele le lendemain. Enfin, avant
        qu'un mois se fut ecoule, Consuelo etait oubliee, comme l'eclair qui
        traverse un ciel d'ete. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le
        meritait peut-etre davantage; car l'emulation lui avait donne plus
        d' entrain , et l'amour lui inspirait parfois une expression mieux
        sentie. Quant a Anzoleto, quoiqu'il n'eut point perdu ses defauts, il
        avait reussi a deployer ses incontestables qualites. On s'etait habitue
        aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les
        femmes: on se l'arrachait dans les salons, d'autant plus que la jalousie
        de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il etait
        l'objet. La Clorinda aussi developpait ses moyens au theatre,
        c'est-a-dire sa lourde beaute et la nonchalance lascive d'une stupidite
        sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des
        spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d'un chagrin assez profond,
        en avait fait sa maitresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux
        premiers roles, esperant la faire succeder dans cet emploi a la Corilla,
        qui s'etait definitivement engagee avec Paris pour la saison suivante.
        Corilla voyait sans depit cette concurrence dont elle n'avait rien a
        craindre, ni dans le present, ni dans l'avenir; elle prenait meme un
        mechant plaisir a faire ressortir cette incapacite froidement impudente
        qui ne reculait devant rien. Ces deux creatures vivaient donc en bonne
        intelligence, et gouvernaient souverainement l'administration. Elles
        mettaient a l'index toute partition serieuse, et se vengeaient du
        Porpora en refusant ses operas pour accepter et faire briller ses plus
        indignes rivaux. Elles s'entendaient pour nuire a tout ce qui leur
        deplaisait, pour proteger tout ce qui s'humiliait devant leur pouvoir.
        Grace a elles, on applaudit cette annee-la a Venise les oeuvres de la
        decadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait regne
        naguere.
        Au milieu de son succes et de sa prosperite (car le comte lui avait fait
        un engagement assez avantageux), Anzoleto etait accable d'un profond
        degout, et succombait sous le poids d'un bonheur deplorable. C'etait
        pitie de le voir se trainer aux repetitions, attache au bras de la
        triomphante Corilla, pale, languissant, beau comme un ange, ridicule de
        fatuite, ennuye comme un homme qu'on adore, aneanti et debraille sous
        les lauriers et les myrtes qu'il avait si aisement et si largement
        cueillis. Meme aux representations, lorsqu'il etait en scene avec sa
        fougueuse amante, il cedait au besoin de protester contre elle par son
        attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu'elle le devorait
        des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N'allez pas
        croire que je reponde a tant d'amour. Qui m'en delivrera, au contraire,
        me rendra un grand service.
        Le fait est qu'Anzoleto, gate et corrompu par la Corilla, tournait
        contre elle les instincts d'egoisme et d'ingratitude qu'elle lui
        suggerait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le coeur
        qu'un sentiment vrai et pur dans son essence: l'indestructible amour
        qu'en depit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s'en
        distraire, grace a sa legerete naturelle; mais il n'en pouvait pas
        guerir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture,
        au milieu de ses plus coupables egarements. Infidele a la Corilla,
        adonne a mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se
        venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beaute du
        grand monde, et le troisieme avec la plus malpropre des comparses;
        passant du boudoir mysterieux a l'orgie insolente, et des fureurs de la
        Corilla aux insouciantes debauches de la table, il semblait qu'il eut
        pris a tache d'etouffer en lui tout souvenir du passe. Mais au milieu de
        ce desordre, un spectre semblait s'acharner a ses pas; et de longs
        sanglots s'echappaient de sa poitrine, lorsqu'au milieu de la nuit, il
        passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des
        sombres masures de la Corte-Minelli.
        La Corilla, longtemps dominee par ses mauvais traitements, et portee,
        comme toutes les ames viles, a n'aimer qu'en raison des mepris et des
        outrages qu'elle recevait, commencait pourtant elle-meme a se lasser de
        cette passion funeste. Elle s'etait flattee de vaincre et d'enchainer
        cette sauvage independance. Elle y avait travaille avec acharnement,
        elle y avait tout sacrifie. Quand elle reconnut qu'elle n'y parviendrait
        jamais, elle commenca a le hair, et a chercher des distractions et des
        vengeances. Une nuit qu'Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la
        Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal eteint
        annoncait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d'attention; mais la
        Clorinda, qui, dans sa frayeur d'etre decouverte, etait toujours aux
        aguets, lui dit:

«Allons plus lentement. C'est la gondole du comte; j'ai reconnu le
        gondolier.
        --En ce cas, allons plus vite, repondit Anzoleto; je veux le rejoindre,
        et savoir de quelle infidelite il paie la tienne cette nuit.
        --Non, non, retournons! s'ecria Clorinda. Il a l'oeil si percant; et
        l'oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.
        --Marche! te dis-je, cria Anzoleto a son barcarolle; je veux rejoindre
        cette barque que tu vois la devant nous.»
        Ce fut, malgre la priere et la terreur de Clorinda, l'affaire d'un
        instant. Les deux barques s'effleurerent de nouveau, et Anzoleto
        entendit un eclat de rire mal etouffe partir de la gondole.

«A la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c'est la Corilla
        qui prend le frais avec monsieur le comte.»
        En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l'avant de sa gondole, prit la rame
        des mains de son barcarolle, et suivant l'autre gondole avec rapidite,
        la rejoignit, l'effleura de nouveau, et, soit qu'il eut entendu son nom
        au milieu des eclats de rire de la Corilla, soit qu'un acces de demence
        se fut empare de lui, il se mit a dire tout haut:

«Chere Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimee de
        toutes les femmes.
        --J'en disais autant tout a l'heure a la Corilla, repondit aussitot le
        comte en sortant de sa cabanette, et en s'avancant vers l'autre barque
        avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminees
        de part et d'autre, nous pourrions faire un echange, comme entre gens de
        bonne foi qui trafiquent de richesses equivalentes:

«Monsieur le comte rend justice a ma loyaute, repondit Anzoleto sur le
        meme ton. Je vais, s'il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour
        qu'il puisse venir reprendre son bien ou il le retrouve.»
        Le comte avanca le bras pour s'appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais
        quelle intention railleuse et meprisante pour lui et leurs communes
        maitresses. Mais le tenor, devore de haine, et transporte d'une rage
        profonde, s'elanca de tout le poids de son corps sur la gondole du
        comte, et la fit chavirer en s'ecriant d'une voix sauvage:

«Femme pour femme, monsieur le comte; et gondole pour gondole! »
        Puis, abandonnant ses victimes a leur destinee, ainsi que la Clorinda a
        sa stupeur et aux consequences de l'aventure, il gagna a la nage la rive
        opposee, prit sa course a travers les rues sombres et tortueuses, entra
        dans son logement, changea de vetements en un clin d'oeil, emporta tout
        l'argent qu'il possedait, sortit, se jeta dans la premiere chaloupe qui
        mettait a la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts
        en signe de triomphe, en voyant les clochers et les domes de Venise
        s'abaisser sous les flots aux premieres clartes du matin.
        XXII.
        Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui separe la
        Boheme de la Baviere, et qui prend dans ces contrees le nom de
        Boehmer-Wald (foret de Boheme), s'elevait encore, il y a une centaine
        d'annees, un vieux manoir tres vaste, appele, en vertu de je ne sais
        quelle tradition, le Chateau des Geants . Quoiqu'il eut de loin
        l'apparence d'une antique forteresse, ce n'etait plus qu'une maison de
        plaisance, decoree a l'interieur, dans le gout, deja suranne a cette
        epoque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L'architecture
        feodale avait aussi subi d'heureuses modifications dans les parties de
        l'edifice occupees par les seigneurs de Rudolstadt, maitres de ce riche
        domaine.
        Cette famille, d'origine boheme, avait germanise son nom en abjurant la
        Reforme a l'epoque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble
        et vaillant aieul, protestant inflexible, avait ete massacre sur la
        montagne voisine de son chateau par la soldatesque fanatique. Sa veuve,
        qui etait de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes
        enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l'education des
        heritiers de Rudolstadt a des jesuites. Apres deux generations, la
        Boheme etant muette et opprimee, la puissance autrichienne
        definitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Reforme
        oublies, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient
        doucement les vertus chretiennes, professaient le dogme romain, et
        vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicite, en bons
        aristocrates et en fideles serviteurs de Marie-Therese. Ils avaient fait
        leurs preuves de bravoure autrefois au service de l'empereur Charles VI.
        Mais on s'etonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante,
        le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n'eut
        point porte les armes dans la guerre de succession qui venait de finir,
        et qu'il fut arrive a l'age de trente ans sans avoir connu ni recherche
        d'autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette
        conduite etrange avait inspire a sa souveraine des soupcons de
        complicite avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l'honneur
        de recevoir l'imperatrice dans son chateau, lui avait donne de la
        conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De
        l'entretien de Marie-Therese avec le comte de Rudolstadt, rien n'avait
        transpire. Un mystere etrange regnait dans le sanctuaire de cette
        famille devote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne
        frequentait assidument; qu'aucune affaire, aucun plaisir, aucune
        agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait
        largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant
        aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui,
        enfin, ne semblait plus vivre de la meme vie que les autres nobles, et
        de laquelle on se mefiait, bien qu'on n'eut jamais eu a enregistrer de
        ses faits exterieurs que de bonnes actions et de nobles procedes. Ne
        sachant a quoi attribuer cette vie froide et retiree, on accusait les
        Rudolstadt, tantot de misanthropie, tantot d'avarice; mais comme, a
        chaque instant, leur conduite donnait un dementi a ces imputations, on
        etait reduit a leur reprocher simplement trop d'apathie et de
        nonchalance. On disait que le comte Christian n'avait pas voulu exposer
        les jours de son fils unique, dernier heritier de son nom, dans ces
        guerres desastreuses, et que l'imperatrice avait accepte, en echange de
        ses services militaires, une somme d'argent assez forte pour equiper un
        regiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles a marier
        disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu'elles apprirent
        la resolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans
        sa propre famille, en lui faisant epouser la fille du baron Frederick,
        son frere; quand elles surent que la jeune baronne Amelie venait de
        quitter le couvent ou elle avait ete elevee a Prague, pour habiter
        desormais, aupres de son cousin, le chateau des Geants, ces nobles dames
        declarerent unanimement que la famille des Rudolstadt etait une taniere
        de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres.
        Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis devoues surent seuls
        le secret de la famille, et le garderent fidelement.
        Cette noble famille etait rassemblee un soir autour d'une table chargee
        a profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aieux se
        nourrissaient encore a cette epoque dans les pays slaves, en depit des
        raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes
        aristocratiques d'une grande partie de l'Europe. Un poele immense, ou
        brulaient des chenes tout entiers, rechauffait la salle vaste et sombre.
        Le comte Christian venait d'achever a voix haute le Benedicite , que
        les autres membres de la famille avaient ecoute debout. De nombreux
        serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes
        de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de
        leurs maitres reveres. Le chapelain du chateau s'assit a la droite du
        comte, et sa niece, la jeune baronne Amelie, a sa gauche, le cote du
        coeur , comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austere
        et paternelle. Le baron Frederick, son frere puine, qu'il appelait
        toujours son jeune frere, parce qu'il n'avait guere que soixante ans, se
        placa en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa soeur
        ainee, respectable personnage sexagenaire afflige d'une bosse enorme et
        d'une maigreur effrayante, s'assit a un bout de la table, et le comte
        Albert, fils du comte Christian, le fiance d'Amelie, le dernier des
        Rudolstadt, vint, pale et morne, s'installer d'un air distrait a l'autre
        bout, vis-a-vis de sa noble tante.
        De tous ces personnages silencieux, Albert etait certainement le moins
        dispose et le moins habitue a donner de l'animation aux autres. Le
        chapelain etait si devoue a ses maitres et si respectueux envers le chef
        de la famille, qu'il n'ouvrait guere la bouche sans y etre sollicite par
        un regard du comte Christian; et celui-ci etait d'une nature si paisible
        et si recueillie, qu'il n'eprouvait presque jamais le besoin de chercher
        dans les autres une distraction a ses propres pensees.
        Le baron Frederick etait un caractere moins profond et un temperament
        plus actif; mais son esprit n'etait guere plus anime. Aussi doux et
        aussi bienveillant que son aine, il avait moins d'intelligence et
        d'enthousiasme interieur. Sa devotion etait toute d'habitude et de
        savoir-vivre. Son unique passion etait la chasse. Il y passait toutes
        ses journees, rentrait chaque soir, non fatigue (c'etait un corps de
        fer), mais rouge, essouffle, et affame. Il mangeait comme dix, buvait
        comme trente, s'egayait un peu au dessert en racontant comment son chien
        Saphyr avait force le lievre, comment sa chienne Panthere avait depiste
        le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on
        l'avait ecoute avec une complaisance inepuisable, il s'assoupissait
        doucement aupres du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu'a ce
        que sa fille l'eut averti que son heure d'aller se mettre au lit venait
        de sonner.
        La chanoinesse etait la plus causeuse de la famille. Elle pouvait meme
        passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par
        semaine de discuter un quart d'heure durant avec le chapelain sur la
        genealogie des familles bohemes, hongroises et saxonnes, qu'elle savait
        sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu'a celle du moindre
        gentilhomme.
        Quant au comte Albert, son exterieur avait quelque chose d'effrayant et
        de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eut ete un
        presage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie
        inexplicable a quiconque n'etait pas initie au secret de la maison, des
        qu'il ouvrait la bouche, ce qui n'arrivait pas toujours une fois par
        vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se
        portaient sur lui; et alors on eut pu lire sur tous les visages une
        anxiete profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepte
        cependant sur celui de la jeune Amelie, qui n'accueillait pas toujours
        ses paroles sans un melange d'impatience ou de moquerie, et qui, seule,
        osait y repondre avec une familiarite dedaigneuse ou enjouee, suivant sa
        disposition du moment.
        Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite,
        etait une petite perle de beaute; et quand sa femme de chambre le lui
        disait pour la consoler de son ennui: «Helas! repondait la jeune fille,
        je suis une perle enfermee dans ma triste famille comme dans une huitre
        dont cet affreux chateau des Geants est l'ecaille.» C'est en dire assez
        pour faire comprendre au lecteur quel petulant oiseau renfermait cette
        impitoyable cage.
        Ce soir-la le silence solennel qui pesait sur la famille,
        particulierement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la
        chanoinesse et le chapelain avaient une solidite et une regularite
        d'appetit qui ne se dementaient en aucune saison de l'annee), fut
        interrompue par le comte Albert.

«Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.
        Chacun se regarda avec surprise; car si le temps etait devenu sombre et
        menacant, depuis une heure qu'on se tenait dans l'interieur du chateau
        et que les epais volets de chene etaient fermes, nul ne pouvait s'en
        apercevoir. Un calme profond regnait au dehors comme au dedans, et rien
        n'annoncait qu'une tempete dut eclater prochainement.
        Cependant nul ne s'avisa de contredire Albert; et Amelie seule se
        contenta de hausser les epaules, tandis que le jeu des fourchettes et le
        cliquetis de la vaisselle, echangee lentement par les valets,
        recommencait apres un moment d'interruption et d'inquietude.

«N'entendez-vous pas le vent qui se dechaine dans les sapins du
        Boehmer-Wald, et la voix du torrent qui monte jusqu'a vous?» reprit
        Albert d'une voix plus haute, et avec un regard fixe dirige vers son
        pere.
        Le comte Christian ne repondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout
        concilier, repondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu'il
        taillait d'une main athletique comme il eut fait d'un quartier de
        granit:

«En effet, le vent etait a la pluie au coucher du soleil, et nous
        pourrions bien avoir mauvais temps pour la journee de demain.»
        Albert sourit d'un air etrange, et tout redevint morne.
        Mais cinq minutes s'etaient a peine ecoulees qu'un coup de vent terrible
        ebranla les vitraux des immenses croisees, rugit a plusieurs reprises en
        battant comme d'un fouet les eaux du fosse, et se perdit dans les
        hauteurs de la montagne avec un gemissement si aigu et si plaintif que
        tous les visages en palirent, a l'exception de celui d'Albert, qui
        sourit encore avec la meme expression indefinissable que la premiere
        fois.

«Il y a en ce moment, dit-il, une ame que l'orage pousse vers nous. Vous
        feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans
        nos apres montagnes sous le coup de la tempete.
        --Je prie a toute heure et du fond de mon ame, repondit le chapelain
        tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la
        vie, sous la tempete des passions humaines.
        --Ne lui repondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amelie sans faire
        attention aux regards et aux signes qui l'avertissaient de tous cotes de
        ne pas donner de suite a cet entretien; vous savez bien que mon cousin
        se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par enigmes.
        Quant a moi, je ne tiens guere a savoir le mot des siennes.»
        Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dedains de sa
        cousine qu'elle ne pretendait en accorder a ses discours bizarres. Il
        mit un coude dans son assiette, qui etait presque toujours vide et nette
        devant lui, et regarda fixement la nappe damassee, dont il semblait
        compter les fleurons et les rosaces, bien qu'il fut absorbe dans une
        sorte de reve extatique.
        XXIII.
        Une tempete furieuse eclata durant le souper; lequel durait toujours
        deux heures, ni plus ni moins, meme les jours d'abstinence, que l'on
        observait religieusement, mais qui ne degageaient point le comte du joug
        de ses habitudes, aussi sacrees pour lui que les ordonnances de l'eglise
        romaine. L'orage etait trop frequent dans ces montagnes, et les immenses
        forets qui couvraient encore leurs flancs a cette epoque, donnaient au
        bruit du vent et de la foudre des retentissements et des echos trop
        connus des hotes du chateau, pour qu'un accident de cette nature les
        emut enormement. Cependant l'agitation extraordinaire que montrait le
        comte Albert se communiqua involontairement a la famille; et le baron,
        trouble dans les douceurs de sa refection, en eut eprouve quelque
        humeur, s'il eut ete possible a sa douceur bienveillante de se dementir
        un seul instant. Il se contenta de soupirer profondement lorsqu'un
        epouvantable eclat de la foudre, survenu a l'entremets, impressionna
        l'ecuyer tranchant au point de lui faire manquer la noix du jambon de
        sanglier qu'il entamait en cet instant.

«C'est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant
        au pauvre ecuyer consterne de sa mesaventure.
        --Oui, mon oncle, vous avez raison! s'ecria le comte Albert d'une voix
        forte, et en se levant; c'est une affaire faite. Le Hussite est
        abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son
        feuillage.
        --Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse;
        parles-tu du grand chene de Schreckenstein[1]?

[1 Schreckenstein ( pierre d'epouvante ); plusieurs endroits portent ce
        nom dans ces contrees.]
        --Oui, mon pere, je parle du grand chene aux branches duquel nous avons
        fait pendre, l'autre semaine, plus de vingt moines augustins.
        --Il prend les siecles pour des semaines, a present! dit la chanoinesse
        a voix basse en faisant un grand signe de croix. S'il est vrai, mon cher
        enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s'adressant a son neveu, que vous
        ayez vu dans votre reve une chose reellement arrivee, ou devant arriver
        prochainement (comme en effet ce hasard singulier s'est rencontre
        plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte
        pour nous que ce vilain chene a moitie desseche, qui nous rappelle,
        ainsi que le rocher qu'il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.
        --Quant a moi, reprit vivement Amelie, heureuse de trouver enfin une
        occasion de degourdir un peu sa petite langue, je remercierais l'orage
        de nous avoir debarrasses du spectacle de cette affreuse potence dont
        les branches ressemblent a des ossements, et dont le tronc couvert d'une
        mousse rougeatre parait toujours suinter du sang. Je ne suis jamais
        passee le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui
        rale dans son feuillage, comme des soupirs d'agonie, et je recommande
        alors mon ame a Dieu tout en doublant le pas et en detournant la tete.
        --Amelie, reprit le jeune comte, qui, pour la premiere fois peut-etre,
        depuis bien des jours, avait ecoute avec attention les paroles de sa
        cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le Hussite , comme
        je l'ai fait des heures et des nuits entieres. Vous eussiez vu et
        entendu la des choses qui vous eussent glacee d'effroi, et dont le
        souvenir ne se fut jamais efface de votre memoire.
        --Taisez-vous, s'ecria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise
        comme pour s'eloigner de la table ou s'appuyait Albert, je ne comprends
        pas l'insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur,
        chaque fois qu'il vous plait de desserrer les dents.
        --Plut au ciel, ma chere Amelie, dit le vieux Christian avec douceur,
        que ce fut en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles
        choses!
        --Non, mon pere, c'est tres-serieusement que je vous parle, reprit le
        comte Albert. Le chene de la pierre d'epouvante est renverse, fendu en
        quatre, et vous pouvez demain envoyer les bucherons pour le depecer; je
        planterai un cypres a la place, et je l'appellerai non plus le Hussite,
        mais le Penitent; et la pierre d'epouvante, il y a longtemps que vous
        eussiez du la nommer pierre d'expiation .
        --Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extreme.
        Eloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous a Dieu du soin de
        juger les actions des hommes.
        --Les tristes images ont disparu, mon pere; elles rentrent dans le neant
        avec ces instruments de supplice que le souffle de l'orage et le feu du
        ciel viennent de coucher dans la poussiere. Je vois, a la place des
        squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le
        zephyr balance aux rameaux d'une tige nouvelle. A la place de l'homme
        noir qui chaque nuit rallumait le bucher, je vois une ame toute blanche
        et toute celeste qui plane sur ma tete et sur la votre. L'orage se
        dissipe, o mes chers parents! Le danger est passe, ceux qui voyagent
        sont a l'abri; mon ame est en paix. Le temps de l'expiation touche a sa
        fin. Je me sens renaitre.
        --Puisses-tu dire vrai, o mon fils bien-aime! repondit le vieux
        Christian d'une voix emue et avec un accent de tendresse profonde;
        puisses-tu etre delivre des visions et des fantomes qui assiegent ton
        repos! Dieu me ferait-il cette grace, de rendre a mon cher Albert le
        repos, l'esperance, et la lumiere de la foi!»
        Avant que le vieillard eut acheve ces affectueuses paroles, Albert
        s'etait doucement incline sur la table, et paraissait tombe subitement
        dans un paisible sommeil.

«Qu'est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne a son pere; le
        voila qui s'endort a table? c'est vraiment fort galant!
        --Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune
        homme avec interet, est une crise favorable et qui me fait presager,
        pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.
        --Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche a le
        tirer de cet assoupissement.
        --Seigneur misericordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant
        les mains, faites que sa prediction constante se realise, et que le jour
        ou il entre dans sa trentieme annee soit celui de sa guerison
        definitive!
        --Amen, ajouta le chapelain avec componction. Elevons tous nos coeurs
        vers le Dieu de misericorde; et, en lui rendant graces de la nourriture
        que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la delivrance
        de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»
        On se leva pour reciter les graces , et chacun resta debout pendant
        quelques minutes, occupe a prier interieurement pour le dernier des
        Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses
        larmes coulerent sur ses joues fletries.
        Le vieillard venait de donner a ses fideles serviteurs l'ordre
        d'emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frederick,
        ayant cherche naivement dans sa cervelle par quel acte de devouement il
        pourrait contribuer au bien-etre de son cher neveu, dit a son aine d'un
        air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idee, frere. Si
        ton fils se reveille dans la solitude de son appartement, au milieu de
        sa digestion, il peut lui venir encore quelques idees noires, par suite
        de quelques mauvais reves. Fais-le transporter dans le salon, et qu'on
        l'asseye sur mon grand fauteuil. C'est le meilleur de la maison pour
        dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se reveillera, il
        trouvera du moins un bon feu pour egayer ses regards, et des figures
        amies pour rejouir son coeur.
        --Vous avez raison, mon frere, repondit Christian: on peut en effet le
        transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.
        --Il est tres-pernicieux de dormir etendu apres souper, s'ecria le
        baron. Croyez-moi, frere, je sais cela par experience. Il faut lui
        donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu'il ait mon fauteuil.»
        Christian comprit que refuser l'offre de son frere serait lui faire un
        veritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de
        cuir du vieux chasseur, sans qu'il s'apercut en aucune facon du
        derangement, tant son sommeil etait voisin de l'etat lethargique. Le
        baron s'assit tout joyeux et tout fier sur un autre siege, se chauffant
        les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d'un air
        de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce
        sommeil du comte Albert devait avoir un heureux resultat. Le bonhomme se
        promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de
        s'associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais,
        au bout d'un quart d'heure, il s'habitua si bien a son nouveau siege,
        qu'il se mit a ronfler sur un ton a couvrir les derniers grondements du
        tonnerre, qui se perdaient par degres dans l'eloignement.
        Le bruit de la grosse cloche du chateau (celle qu'on ne sonnait que pour
        les visites extraordinaires) se fit tout a coup entendre, et le vieux
        Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu apres, tenant une
        grande lettre qu'il presenta au comte Christian, sans dire une seule
        parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de
        son maitre; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jete les yeux sur la
        signature, presenta ce papier a la jeune baronne en la priant de lui en
        faire la lecture. Amelie, curieuse et empressee, s'approcha d'une
        bougie, et lut tout haut ce qui suit:

«Illustre et bien-aime seigneur comte,»

«Votre excellence me fait l'honneur de me demander un service. C'est
        m'en rendre un plus grand encore que tous ceux que j'ai recus d'elle, et
        dont mon coeur cherit et conserve le souvenir. Malgre mon empressement a
        executer ses ordres reveres, je n'esperais pas, cependant, trouver la
        personne qu'elle me demande aussi promptement et aussi convenablement
        que je desirais le faire. Mais des circonstances favorables venant a
        coincider d'une maniere imprevue avec les desirs de votre seigneurie, je
        m'empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des
        conditions imposees. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je
        ne l'envoie que provisoirement, et pour donner a votre illustre et
        aimable niece le loisir d'attendre sans trop d'impatience un resultat
        plus complet de mes recherches et de mes demarches.»

«La personne qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre est mon
        eleve, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le
        desire l'aimable baronne Amelie, a la fois une demoiselle de compagnie
        obligeante, et gracieuse, et une institutrice savante dans la musique.
        Elle n'a point, du reste, l'instruction que vous reclamez d'une
        gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les
        sait peut-etre pas assez correctement pour les enseigner. Elle possede a
        fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de
        son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de
        la douceur et de la dignite de son caractere, et vos seigneuries
        pourront l'admettre dans leur intimite sans crainte de lui voir jamais
        commettre une inconvenance, ni donner la preuve d'un mauvais sentiment.
        Elle desire etre libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble
        famille, et ne point recevoir d'honoraires. En un mot, ce n'est ni une
        duegne ni une suivante que j'adresse a l'aimable baronne, mais une
        compagne et une amie , ainsi qu'elle m'a fait l'honneur de me le
        demander dans le gracieux post-scriptum ajoute de sa belle main a la
        lettre de votre excellence.»

«Le seigneur Corner, nomme a l'ambassade d'Autriche, attend l'ordre de
        son depart. Mais il est a peu pres certain que cet ordre n'arrivera pas
        avant deux mois. La signora Corner, sa digne epouse et ma genereuse
        eleve, veut m'emmener, a Vienne, ou, selon elle, ma carriere doit
        prendre une face plus heureuse. Sans croire a un meilleur avenir, je
        cede a ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l'ingrate
        Venise ou je n'ai eprouve que deceptions, affronts et revers de tous
        genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, ou j'ai connu des
        jours plus heureux et plus doux, et les amis venerables que j'y ai
        laisses. Votre seigneurie sait bien qu'elle occupe une des premieres
        places dans les souvenirs de ce vieux coeur froisse, mais non refroidi,
        qu'elle a rempli d'une eternelle affection et d'une profonde gratitude.
        C'est donc a vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie
        ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalite, protection et
        benediction. Elle saura reconnaitre vos bontes par son zele a se rendre
        utile et agreable a la jeune baronne. Dans trois mois au plus j'irai la
        reprendre, et vous presenter a sa place une institutrice qui pourra
        contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.»

«En attendant ce jour fortune ou je presserai dans mes mains la main du
        meilleur des hommes, j'ose me dire, avec respect et fierte, le plus
        humble des serviteurs et le plus devoue des amis de votre excellence
        chiarissima, stimatissima, illustrissima , etc.»

«NICOLAS PORPORA.
        Maitre de chapelle, compositeur et professeur de chant,

«Venise, le...., 17..»
        Amelie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte
        repetait a plusieurs reprises avec attendrissement: «Digne Porpora,
        excellent ami, homme respectable!
        --Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagee
        entre la crainte de voir les habitudes de la famille derangees par
        l'arrivee d'une etrangere, et le desir d'exercer noblement les devoirs
        de l'hospitalite: il faudra la bien recevoir, la bien traiter ... Pourvu
        qu'elle ne s'ennuie pas ici!...
        --Mais, mon oncle, ou donc est ma future amie, ma precieuse maitresse?
        s'ecria la jeune baronne sans ecouter les reflexions de sa tante. Sans
        doute elle va arriver bientot en personne?... Je l'attends avec une
        impatience ...»
        Le comte Christian sonna. «Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui
        cette lettre vous a-t-elle ete remise?
        --Par une dame, monseigneur maitre.
        --Elle est deja ici? s'ecria Amelie. Ou donc, ou donc?
        --Dans sa chaise de poste, a l'entree du pont-levis.
        --Et vous l'avez laissee se morfondre a la porte du chateau, au lieu de
        l'introduire tout de suite au salon?
        --Oui, madame la baronne, j'ai pris la lettre; j'ai defendu au postillon
        de mettre le pied hors de l'etrier, ni de quitter ses renes. J'ai fait
        relever le pont derriere moi, et j'ai remis la lettre a monseigneur
        maitre.
        --Mais c'est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le
        mauvais temps les hotes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous
        sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont
        des ennemis! Courez donc, Hanz!»
        Hanz resta, immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le
        regret de ne pouvoir obeir aux desirs de sa jeune maitresse; mais un
        boulet de canon passant sur sa tete n'eut pas derange d'une ligne
        l'attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains
        de son vieux maitre.

«Le fidele Hanz ne connait que son devoir et sa consigne, ma chere
        enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir
        le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et
        baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la
        voyageuse; qu'elle soit ici la bienvenue!»
        Hanz ne montra pas la moindre surprise d'avoir a introduire d'emblee une
        inconnue dans cette maison, ou les parents les plus proches et les amis
        les plus surs n'etaient jamais admis sans precautions et sans lenteurs.
        La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l'etrangere.
        Amelie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant a honneur
        d'aller lui-meme a la rencontre de son hotesse, lui offrit son bras; et
        force fut a l'impetueuse petite baronne de se trainer majestueusement
        jusqu'au peristyle, ou deja la chaise de poste venait de deposer sur les
        premieres marches l'errante et fugitive Consuelo.
        XXIV.
        Depuis trois mois que la baronne Amelie s'etait mis en tete d'avoir une
        compagne, pour l'instruire bien moins que pour dissiper l'ennui de son
        isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de
        sa future amie. Connaissant l'humeur chagrine du Porpora, elle avait
        craint qu'il ne lui envoyat une gouvernante austere et pedante. Aussi
        avait-elle ecrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu'elle
        ferait un tres mauvais accueil a toute gouvernante agee de plus de
        vingt-cinq ans, comme s'il n'eut pas suffi qu'elle exprimat son desir a
        de vieux parents dont elle etait l'idole et la souveraine.
        En lisant la reponse du Porpora, elle fut si transportee, qu'elle
        improvisa tout d'un trait dans sa tete une nouvelle image de la
        musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Venitienne surtout,
        c'est-a-dire, dans les idees d'Amelie, faite expres pour elle, a sa
        guise et a sa ressemblance.
        Elle fut donc un peu deconcertee lorsqu'au lieu de l'espiegle enfant
        couleur de rose qu'elle revait deja, elle vit une jeune personne pale,
        melancolique et tres interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre
        coeur etait accable, et a la fatigue d'un long et rapide voyage, une
        impression penible et presque mortelle etait venue se joindre dans l'ame
        de Consuelo, au milieu de ces vastes forets de sapins battues par
        l'orage, au sein de cette nuit lugubre traversee de livides eclairs, et
        surtout a l'aspect de ce sombre chateau, ou les hurlements de la meute
        du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs
        repandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le
        firmamento lucido de Marcello, le silence harmonieux des nuits de
        Venise, la liberte confiante de sa vie passee au sein de l'amour et de
        la riante poesie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis
        qui resonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse
        retomba derriere elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu'elle
        entrait dans l'enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son
        ame a Dieu.
        Sa figure etait donc bouleversee lorsqu'elle se presenta devant ses
        hotes; et celle du comte Christian venant a la frapper tout d'un coup,
        cette longue figure bleme, fletrie par l'age et le chagrin, et ce grand
        corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le
        spectre d'un chatelain du moyen age; et, prenant tout ce qui l'entourait
        pour une vision, elle recula en etouffant un cri d'effroi.
        Le vieux comte, n'attribuant son hesitation et sa paleur qu'a
        l'engourdissement de la voiture et a la fatigue du voyage, lui offrit
        son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques
        paroles d'interet et de politesse. Mais le digne homme, outre que la
        nature lui avait donne un exterieur froid et reserve, etait devenu,
        depuis plusieurs annees d'une retraite absolue, tellement etranger au
        monde, que sa timidite avait redouble, et que, sous un aspect grave et
        severe au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d'un
        enfant. L'obligation qu'il s'imposa de parler italien (langue qu'il
        avait sue passablement, mais dont il n'avait plus l'habitude) ajoutant a
        son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo
        entendit a peine, et qu'elle prit pour le langage inconnu et mysterieux
        des ombres.
        Amelie, qui s'etait promis de se jeter a son cou pour l'apprivoiser tout
        de suite, ne trouva rien a lui dire, ainsi qu'il arrive souvent par
        contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidite
        d'autrui semble prete a reculer devant leurs prevenances.
        Consuelo fut introduite dans la grande salle ou l'on avait soupe. Le
        comte, partage entre le desir de lui faire honneur, et la crainte de lui
        montrer son fils plonge dans un sommeil lethargique, s'arreta irresolu;
        et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux flechir, se laissa
        tomber sur le premier siege qui se trouva aupres d'elle.

«Mon oncle, dit Amelie qui comprenait l'embarras du vieux comte, je
        crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus
        chaud que dans le grand salon, et elle doit etre transie par ce vent
        d'orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu'elle tombe
        de fatigue, et je suis sure qu'elle a plus besoin d'un bon souper et
        d'un bon sommeil que de toutes nos ceremonies. N'est-il pas vrai, ma
        chere signora?» ajouta-t-elle en s'enhardissant jusqu'a presser
        doucement de sa jolie main potelee le bras languissant de Consuelo.
        Le son de cette voix fraiche qui prononcait l'italien avec une rudesse
        allemande tres-franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voiles par
        la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard echange
        entre elles rompit la glace aussitot. La voyageuse comprit tout de suite
        que c'etait la son eleve, et que cette charmante tete n'etait pas celle
        d'un fantome. Elle repondit a l'etreinte de sa main, confessa qu'elle
        etait tout etourdie du bruit de la voiture, et que l'orage l'avait
        beaucoup effrayee. Elle se preta a tous les soins qu'Amelie voulut lui
        rendre, s'approcha du feu, se laissa debarrasser de son mantelet,
        accepta l'offre du souper quoiqu'elle n'eut pas faim le moins du monde,
        et, de plus en plus rassuree par l'amabilite croissante de sa jeune
        hotesse, elle retrouva enfin la faculte de voir, d'entendre et de
        repondre.
        Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation
        s'engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d'entendre
        le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son egal, et presque
        de son superieur. Puis on en revint a parler du voyage de Consuelo, de
        la route qu'elle avait tenue, et surtout de l'orage qui avait du
        l'epouvanter.

«Nous sommes habitues, a Venise, repondit Consuelo, a des tempetes
        encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos
        gondoles, en traversant la ville, et jusqu'au seuil de nos maisons, nous
        risquons de faire naufrage. L'eau, qui sert de pave a nos rues, grossit
        et s'agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le
        long des murailles avec tant de violence, qu'elles peuvent s'y briser
        avant que nous ayons eu le temps d'aborder. Cependant, bien que j'aie vu
        de pres de semblables accidents et que je ne sois pas tres peureuse,
        j'ai ete plus effrayee ce soir que je ne l'avais ete de ma vie, par la
        chute d'un grand arbre que la foudre a jete du haut de la montagne en
        travers de la route; les chevaux se sont cabres tout droits, et le
        postillon s'est ecrie: C'est l'arbre du malheur qui tombe; c'est le
        Hussite! Ne pourriez-vous m'expliquer, signora baronessa , ce que cela
        signifie?»
        Ni le comte ni Amelie ne songerent a repondre a cette question. Ils
        venaient de tressaillir fortement en se regardant l'un l'autre.

«Mon fils ne s'etait donc pas trompe! dit le vieillard; etrange,
        etrange, en verite!»
        Et, ramene a sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour
        aller le rejoindre, tandis qu'Amelie murmurait en joignant les mains:

«II y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!»
        Ces bizarres propos ramenerent Consuelo au sentiment de terreur
        superstitieuse qu'elle avait eprouve en entrant dans la demeure des
        Rudolstadt. La subite paleur d'Amelie, le silence solennel de ces vieux
        valets a culottes rouges, a figures cramoisies, toutes semblables,
        toutes larges et carrees, avec ces yeux sans regards et sans vie que
        donnent l'amour et l'eternite de la servitude; la profondeur de cette
        salle, boisee de chene noir, ou la clarte d'un lustre charge de bougies
        ne suffisait pas a dissiper l'obscurite; les cris de l'effraie qui
        recommencait sa chasse apres l'orage autour du chateau; les grands
        portraits de famille, les enormes tetes de cerf et de sanglier sculptees
        en relief sur la boiserie, tout, jusqu'aux moindres circonstances,
        reveillait en elle les sinistres emotions qui venaient a peine de se
        dissiper. Les reflexions de la jeune baronne n'etaient pas de nature a
        la rassurer beaucoup.

«Ma chere signora, disait-elle en s'appretant a la servir, il faut vous
        preparer a voir ici des choses inouies, inexplicables, fastidieuses le
        plus souvent, effrayantes parfois; de veritables scenes de roman, que
        personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez
        engagee sur l'honneur a ensevelir dans un eternel silence.»
        Comme la baronne parlait ainsi, la porte s'ouvrit lentement, et la
        chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son
        costume severe, rehausse du grand cordon de son ordre qu'elle ne
        quittait jamais, entra de l'air le plus majestueusement affable qu'elle
        eut eu depuis le jour memorable ou l'imperatrice Marie-Therese, au
        retour de son voyage en Hongrie, avait fait au chateau des Geants
        l'insigne honneur d'y prendre, avec sa suite, un verre d'hypocras et une
        heure de repos. Elle s'avanca vers Consuelo, qui surprise et terrifiee,
        la regardait d'un oeil hagard sans songer a se lever, lui fit deux
        reverences, et, apres un discours en allemand qu'elle semblait avoir
        appris par coeur longtemps d'avance, tant il etait compasse, s'approcha
        d'elle pour l'embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu'un
        marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prete a s'evanouir,
        murmura un remerciement inintelligible.
        Quand la chanoinesse eut passe dans le salon, car elle voyait bien que
        sa presence intimidait la voyageuse plus qu'elle ne l'avait desire,
        Amelie partit d'un grand eclat de rire.

«Vous avez cru, je gage, dit-elle a sa compagne, voir le spectre de la
        reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma
        tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»
        A peine remise de cette emotion, Consuelo entendit craquer derriere elle
        de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesure ebranla le pave, et
        une figure massive, rouge et carree au point que celles des gros
        serviteurs parurent pales et fines a cote d'elle, traversa la salle dans
        un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui
        ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau
        rire d'Amelie.

«Celui-ci, dit-elle, c'est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le
        plus dormeur, et le plus tendre des peres. Il vient d'achever sa sieste
        au salon. A neuf heures sonnantes, il se leve de son fauteuil, sans pour
        cela se reveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien
        entendre, monte l'escalier, toujours endormi; se couche sans avoir
        conscience de rien, et s'eveille avec le jour, aussi dispos, aussi
        alerte, et aussi actif qu'un jeune homme, pour aller preparer ses
        chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»
        A peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint a
        passer. Celui-la aussi etait gros, mais court et bleme comme un
        lymphatique. La vie contemplative ne convient pas a ces epaisses natures
        slaves, et l'embonpoint du saint homme etait maladif. Il se contenta de
        saluer profondement les deux dames, parla bas a un domestique, et
        disparut par le meme chemin que le baron avait pris. Aussitot, le vieux
        Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les
        uns des autres, tant ils appartenaient au meme type robuste et grave, se
        dirigerent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire
        semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant
        qu'ils eussent franchi la porte situee derriere elle, une nouvelle
        apparition plus saisissante que toutes les autres se presenta sur le
        seuil: c'etait un jeune homme d'une haute taille et d'une superbe
        figure, mais d'une paleur effrayante. Il etait vetu de noir de la tete
        aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre etait
        retenue sur ses epaules par des brandebourgs et des agrafes d'or. Ses
        longs cheveux, noirs comme l'ebene, tombaient en desordre sur ses joues
        pales, un peu voilees par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement.
        Il fit aux serviteurs qui s'etaient avances a sa rencontre un geste
        imperatif, qui les forca de reculer et les tint immobiles a distance,
        comme si son regard les eut fascines. Puis, se retournant vers le comte
        Christian, qui venait derriere lui:

«Je vous assure, mon pere, dit-il d'une voix harmonieuse et avec
        l'accent le plus noble, que je n'ai jamais ete aussi calme. Quelque
        chose de grand s'est accompli dans ma destinee, et la paix du ciel est
        descendue sur notre maison.
        --Que Dieu t'entende, mon enfant!» repondit le vieillard en etendant la
        main, comme pour le benir.
        Le jeune homme inclina profondement sa tete sous la main de son pere;
        puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s'avanca
        jusqu'au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des
        doigts la main que lui tendait Amelie, et regarda fixement Consuelo
        pendant quelques secondes. Frappee d'un respect involontaire, Consuelo
        le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et
        continua a la regarder.

«Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c'est celle
        que ...»
        Mais il l'interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas,
        ne derangez pas le cours de mes pensees. Puis il se detourna sans donner
        le moindre temoignage de surprise ou d'interet, et sortit lentement par
        la grande porte.

«Il faut, ma chere demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez....
        --Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amelie; mais
        vous parlez allemand a la signora qui ne l'entend point.
        --Pardonnez-moi, bonne signora, repondit Consuelo en italien; j'ai parle
        beaucoup de langues dans mon enfance, car j'ai beaucoup voyage; je me
        souviens assez de l'allemand pour le comprendre parfaitement. Je n'ose
        pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner
        quelques lecons, j'espere m'y remettre dans peu de jours.
        --Vraiment, c'est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je
        comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais
        parler sa langue. Puisqu'elle m'entend, je lui dirai que mon neveu vient
        de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu'elle voudra bien
        pardonner lorsqu'elle saura que ce jeune homme a ete ce soir fortement
        indispose ... et qu'apres son evanouissement il etait encore si faible,
        que sans doute il ne l'a point vue ... N'est-il pas vrai, mon frere?
        ajouta la bonne Wenceslawa, toute troublee des mensonges qu'elle venait
        de faire, et cherchant son excuse dans les yeux du comte Christian.
        --Ma chere soeur, repondit le vieillard, vous etes genereuse d'excuser
        mon fils. La signora voudra bien ne pas trop s'etonner de certaines
        choses que nous lui apprendrons demain a coeur ouvert, avec la confiance
        que doit nous inspirer la fille adoptive du Porpora, j'espere dire
        bientot l'amie de notre famille.»
        C'etait l'heure ou chacun se retirait, et la maison etait soumise a des
        habitudes si regulieres, que si les deux jeunes filles fussent restees
        plus longtemps a table, les serviteurs, comme de veritables machines,
        eussent emporte, je crois, leurs sieges et souffle les bougies sans
        tenir compte de leur presence. D'ailleurs il tardait a Consuelo de se
        retirer; et Amelie la conduisit a la chambre elegante et confortable
        qu'elle lui avait fait reserver tout a cote de la sienne propre.

«J'aurais bien envie de causer avec vous une heure ou deux, lui dit-elle
        aussitot que la chanoinesse, qui avait fait gravement les honneurs de
        l'appartement, se fut retiree. Il me tarde de vous mettre au courant de
        tout ce qui se passe ici, avant que vous ayez a supporter nos
        bizarreries. Mais vous etes si fatiguee que vous devez desirer avant
        tout de vous reposer.
        --Qu'a cela ne tienne, signora, repondit Consuelo. J'ai les membres
        brises, il est vrai; mais j'ai la tete si echauffee, que je suis bien
        certaine de ne pas dormir de la nuit. Ainsi parlez-moi tant que vous
        voudrez; mais a condition que ce sera en allemand, cela me servira de
        lecon; car je vois que l'italien n'est pas familier au seigneur comte,
        et encore moins a madame la chanoinesse.
        --Faisons un accord, dit Amelie. Vous allez vous mettre au lit pour
        reposer vos pauvres membres brises. Pendant ce temps, j'irai passer une
        robe de nuit et congedier ma femme de chambre. Je reviendrai apres
        m'asseoir a votre chevet, et nous parlerons allemand jusqu'a ce que le
        sommeil nous vienne. Est-ce convenu?
        --De tout mon coeur, repondit la nouvelle gouvernante.
        XXV.

«Sachez donc, ma chere ... dit Amelie lorsqu'elle eut fait ses
        arrangements pour la conversation projetee. Mais je m'apercois que je ne
        sais point votre nom, ajouta-t-elle en souriant. Il serait temps de
        supprimer entre nous les titres et les ceremonies. Je veux que vous
        m'appeliez desormais Amelie, comme je veux vous appeler ...
        --J'ai un nom etranger, difficile a prononcer, repondit Consuelo.
        L'excellent maitre Porpora, en m'envoyant ici, m'a ordonne de prendre le
        sien, comme c'est l'usage des protecteurs ou des maitres envers leurs
        eleves privilegies; je partage donc desormais, avec le grand chanteur
        Huber (dit le Porporino), l'honneur de me nommer la Porporina; mais par
        abreviation vous m'appellerez, si vous voulez tout simplement Nina .
        --Va pour Nina, entre nous, reprit Amelie. Maintenant ecoutez-moi, car
        j'ai une assez longue histoire a vous raconter, et si je ne remonte un
        peu haut dans le passe, vous ne pourrez jamais comprendre ce qui se
        passe aujourd'hui dans cette maison.
        --Je suis toute attention et toute oreilles, dit la nouvelle Porporina.
        --Vous n'etes pas, ma chere Nina, sans connaitre un peu l'histoire de la
        Boheme? dit la jeune baronne.
        --Helas, repondit Consuelo, ainsi que mon maitre a du vous l'ecrire, je
        suis tout a fait depourvue d'instruction; je connais tout au plus un peu
        l'histoire de la musique; mais celle de la Boheme, je ne la connais pas
        plus que celle d'aucun pays du monde.
        --En ce cas, reprit Amelie, je vais vous en dire succinctement ce qu'il
        vous importe d'en savoir pour l'intelligence de mon recit. Il y a trois
        cents ans et plus, le peuple opprime et efface au milieu duquel vous
        voici transplantee etait un grand peuple, audacieux, indomptable,
        heroique. Il avait des lors, a la verite, des maitres etrangers, une
        religion qu'il ne comprenait pas bien et qu'on voulait lui imposer de
        force. Des moines innombrables le pressuraient; un roi cruel et debauche
        se jouait de sa dignite et froissait toutes ses sympathies. Mais une
        fureur secrete, une haine profonde, fermentaient de plus en plus, et un
        jour l'orage eclata: les maitres etrangers furent chasses, la religion
        fut reformee, les couvents pilles et rases, l'ivrogne Wenceslas jete en
        prison et depouille de sa couronne. Le signal de la revolte avait ete le
        supplice de Jean Huss et de Jerome de Prague, deux savants courageux de
        Boheme qui voulaient examiner et eclaircir le mystere du catholicisme,
        et qu'un concile appela, condamna et fit bruler, apres leur avoir promis
        la vie sauve et la liberte de la discussion. Cette trahison et cette
        infamie furent si sensibles a l'honneur national, que la guerre
        ensanglanta la Boheme et une grande partie de l'Allemagne, pendant de
        longues annees. Cette guerre d'extermination fut appelee la guerre des
        Hussites. Des crimes odieux et innombrables y furent commis de part et
        d'autre. Les moeurs du temps etaient farouches et impitoyables sur toute
        la face de la terre. L'esprit de parti et le fanatisme religieux les
        rendirent plus terribles encore, et la Boheme fut l'epouvante de
        l'Europe. Je n'effraierai pas votre imagination, deja emue, de l'aspect
        de ce pays sauvage, par le recit des scenes effroyables qui s'y
        passerent. Ce ne sont, d'une part, que meurtres, incendies, pestes,
        buchers, destructions, eglises profanees, moines et religieux mutiles,
        pendus, jetes dans la poix bouillante; de l'autre, que villes detruites,
        pays desoles, trahisons, mensonges, cruautes, hussites jetes par
        milliers dans les mines, comblant des abimes de leurs cadavres, et
        jonchant la terre de leurs ossements et de ceux de leurs ennemis. Ces
        affreux Hussites furent longtemps invincibles; aujourd'hui nous ne
        prononcons leur nom qu'avec effroi: et cependant leur patriotisme, leur
        constance intrepide et leurs exploits fabuleux laissent en nous un
        secret sentiment d'admiration et d'orgueil que de jeunes esprits comme
        le mien ont parfois de la peine a dissimuler.
        --Et pourquoi dissimuler? demanda Consuelo naivement.
        --C'est que la Boheme est retombee, apres bien des luttes, sous le joug
        de l'esclavage; c'est qu'il n'y a plus de Boheme, ma pauvre Nina. Nos
        maitres savaient bien que la liberte religieuse de notre pays, c'etait
        sa liberte politique. Voila pourquoi ils ont etouffe l'une et l'autre.
        --Voyez, reprit Consuelo, combien je suis ignorante! Je n'avais jamais
        entendu parler de ces choses, et je ne savais pas que les hommes eussent
        ete si malheureux et si mechants.
        --Cent ans apres Jean Huss, un nouveau savant, un nouveau sectaire, un
        pauvre moine, appele Martin Luther, vint reveiller l'esprit national, et
        inspirer a la Boheme et a toutes les provinces independantes de
        l'Allemagne la haine du joug etranger et la revolte contre les papes.
        Les plus puissants rois demeurerent catholiques, non pas tant par amour
        de la religion que par amour du pouvoir absolu. L'Autriche s'unit a nous
        pour nous accabler, et une nouvelle guerre, appelee la guerre de trente
        ans, vint ebranler et detruire notre nationalite. Des le commencement de
        cette guerre, la Boheme fut la proie du plus fort; l'Autriche nous
        traita en vaincus, nous ota notre foi, notre liberte, notre langue, et
        jusqu'a notre nom. Nos peres resisterent courageusement, mais le joug
        imperial s'est de plus en plus appesanti sur nous. Il y a cent vingt ans
        que notre noblesse, ruinee et decimee par les exactions, les combats et
        les supplices, a ete forcee de s'expatrier ou de se denationaliser, en
        abjurant ses origines, en germanisant ses noms (faites attention a ceci)
        et en renoncant a la liberte de ses croyances religieuses. On a brule
        nos livres, on a detruit nos ecoles, on nous a faits Autrichiens en un
        mot. Nous ne sommes plus qu'une province de l'Empire, et vous entendez
        parler allemand dans un pays slave; c'est vous en dire assez.
        --Et maintenant, vous souffrez de cet esclavage et vous en rougissez? Je
        le comprends, et je hais deja l'Autriche de tout mon coeur.
        --Oh! parlez plus bas! s'ecria la jeune baronne. Nul ne peut parler
        ainsi sans danger, sous le ciel noir de la Boheme; et dans ce chateau,
        il n'y a qu'une seule personne qui ait l'audace et la folie de dire ce
        que vous venez de dire, ma chere Nina! C'est mon cousin Albert.
        --Voila donc la cause du chagrin qu'on lit sur son visage? Je me suis
        sentie saisie de respect en le regardant.
        --Ah! ma belle lionne de Saint-Marc! dit Amelie, surprise de l'animation
        genereuse qui tout a coup fit resplendir le pale visage de sa compagne;
        vous prenez les choses trop au serieux. Je crains bien que dans peu de
        jours mon pauvre cousin ne vous inspire plus de pitie que de respect.
        --L'un pourrait bien ne pas empecher l'autre, reprit Consuelo; mais
        expliquez-vous, chere baronne.
        --Ecoutez bien, dit Amelie. Nous sommes une famille tres-catholique,
        tres-fidele a l'eglise et a l'empire. Nous portons un nom saxon, et nos
        ancetres de la branche saxonne furent toujours tres-orthodoxes. Si ma
        tante la chanoinesse entreprend un jour, pour votre malheur, de vous
        raconter les services que nos aieux les comtes et les barons allemands
        ont rendus a la sainte cause, vous verrez qu'il n'y a pas, selon elle,
        la plus petite tache d'heresie sur notre ecusson. Meme au temps ou la
        Saxe etait protestante, les Rudolstadt aimerent mieux abandonner leurs
        electeurs protestants que le giron de l'eglise romaine. Mais ma tante ne
        s'avisera jamais de vanter ces choses-la en presence du comte Albert,
        sans quoi vous entendriez dire a celui-ci les choses les plus
        surprenantes que jamais oreilles humaines aient entendues.
        --Vous piquez toujours ma curiosite sans la satisfaire. Je comprends
        jusqu'ici que je ne dois pas avoir l'air, devant vos nobles parents, de
        partager vos sympathies et celle du comte Albert pour la vieille Boheme.
        Vous pouvez, chere baronne, vous en rapporter a ma prudence. D'ailleurs
        je suis nee en pays catholique, et le respect que j'ai pour ma religion,
        autant que celui que je dois a votre famille, suffiraient pour m'imposer
        silence en toute occasion.
        --Ce sera prudent; car je vous avertis encore une fois que nous sommes
        terriblement collets-montes a cet endroit-la. Quant a moi, en
        particulier, chere Nina, je suis de meilleure composition. Je ne suis ni
        protestante ni catholique. J'ai ete elevee par des religieuses; leurs
        sermons et leurs patenotres m'ont ennuyee considerablement. Le meme
        ennui me poursuit jusqu'ici, et ma tante Wenceslawa resume en elle seule
        le pedantisme et les superstitions de toute une communaute. Mais je suis
        trop de mon siecle pour me jeter par reaction dans les controverses non
        moins assommantes des lutheriens: et quant aux hussites, c'est de
        l'histoire si ancienne, que je n'en suis guere plus engouee que de la
        gloire des Grecs ou des Romains. L'esprit francais est mon ideal, et je
        ne crois pas qu'il y ait d'autre raison, d'autre philosophie et d'autre
        civilisation que celle que l'on pratique dans cet aimable et riant pays
        de France, dont je lis quelquefois les ecrits en cachette, et dont
        j'apercois le bonheur, la liberte et les plaisirs de loin, comme dans un
        reve a travers les fentes de ma prison.
        --Vous me surprenez a chaque instant davantage, dit Consuelo avec
        simplicite. D'ou vient donc que tout a l'heure vous me sembliez pleine
        d'heroisme en rappelant les exploits de vos antiques Bohemiens? Je vous
        ai crue Bohemienne et quelque peu heretique.
        --Je suis plus qu'heretique, et plus que Bohemienne, repondit Amelie en
        riant, je suis un peu incredule, et tout a fait rebelle. Je hais toute
        espece de domination, qu'elle soit spirituelle ou temporelle, et je
        proteste tout bas contre l'Autriche, qui de toutes les duegnes est la
        plus guindee et la plus devote.
        --Et le comte Albert est-il incredule de la meme maniere? A-t-il aussi
        l'esprit francais? Vous devez, en ce cas, vous entendre a merveille?
        --Oh! nous ne nous entendons pas le moins du monde, et voici, enfin,
        apres tous mes preambules necessaires, le moment de vous parler de lui:

«Le comte Christian, mon oncle, n'eut pas d'enfants de sa premiere
        femme. Remarie a l'age de quarante ans, il eut de la seconde cinq fils
        qui moururent tous, ainsi que leur mere, de la meme maladie nee avec
        eux, une douleur continuelle et une sorte de fievre dans le cerveau.
        Cette seconde femme etait de pur sang boheme et avait, dit-on, une
        grande beaute et beaucoup d'esprit. Je ne l'ai pas connue. Vous verrez
        son portrait, en corset de pierreries et en manteau d'ecarlate, dans le
        grand salon. Albert lui ressemble prodigieusement. C'est le sixieme et
        le dernier de ses enfants, le seul qui ait atteint l'age de trente ans;
        et ce n'est pas sans peine: car, sans etre malade en apparence, il a
        passe par de rudes epreuves, et d'etranges symptomes de maladie du
        cerveau donnent encore a craindre pour ses jours. Entre nous, je ne
        crois pas qu'il depasse de beaucoup ce terme fatal que sa mere n'a pu
        franchir. Quoiqu'il fut ne d'un pere deja avance en age, Albert est doue
        pourtant d'une forte constitution; mais, comme il le dit lui-meme, le
        mal est dans son ame, et ce mal a ete toujours en augmentant. Des sa
        premiere enfance, il eut l'esprit frappe d'idees bizarres et
        superstitieuses. A l'age de quatre ans, il pretendait voir souvent sa
        mere aupres de son berceau, bien qu'elle fut morte et qu'il l'eut vu
        ensevelir. La nuit il s'eveillait pour lui repondre; et ma tante
        Wenceslawa en fut parfois si effrayee, qu'elle faisait toujours coucher
        plusieurs femmes dans sa chambre aupres de l'enfant, tandis que le
        chapelain usait je ne sais combien d'eau benite pour exorciser le
        fantome, et disait des messes par douzaines pour l'obliger a se tenir
        tranquille. Mais rien n'y fit; car l'enfant n'ayant plus parle de ces
        apparitions pendant bien longtemps, il avoua pourtant un jour en
        confidence a sa nourrice qu'il voyait toujours sa petite mere , mais
        qu'il ne voulait plus le raconter, parce que monsieur le chapelain
        disait ensuite dans la chambre de mechantes paroles pour l'empecher de
        revenir.

«C'etait un enfant sombre et taciturne. On s'efforcait de le distraire,
        on l'accablait de jouets et de divertissements qui ne servirent pendant
        longtemps qu'a l'attrister davantage. Enfin on prit le parti de ne pas
        contrarier le gout qu'il montrait pour l'etude, et en effet, cette
        passion satisfaite lui donna plus d'animation; mais cela ne fit que
        changer sa melancolie calme et languissante en une exaltation bizarre,
        melee d'acces de chagrin dont les causes etaient impossibles a prevoir
        et a detourner. Par exemple, lorsqu'il voyait des pauvres, il fondait en
        larmes, et se depouillait de toutes ses petites richesses, se reprochant
        et s'affligeant toujours de ne pouvoir leur donner assez. S'il voyait
        battre un enfant, ou rudoyer un paysan, il entrait dans de telles
        indignations, qu'il tombait ou evanoui, ou en convulsion pour des heures
        entieres. Tout cela annoncait un bon naturel et un grand coeur; mais les
        meilleures qualites poussees a l'exces deviennent des defauts ou des
        ridicules. La raison ne se developpait point dans le jeune Albert en
        meme temps que le sentiment et l'imagination. L'etude de l'histoire le
        passionnait sans l'eclairer. Il etait toujours, en apprenant les crimes
        et les injustices des hommes, agite d'emotions par trop naives, comme ce
        roi barbare qui, en ecoutant la lecture de la passion de Notre-Seigneur,
        s'ecriait en brandissant sa lance: «Ah! si j'avais ete la avec mes
        hommes d'armes, de telles choses ne seraient pas arrivees! j'aurais
        hache ces mechants Juifs en mille pieces!»

«Albert ne pouvait pas accepter les hommes pour ce qu'ils ont ete et
        pour ce qu'ils sont encore. Il trouvait le ciel injuste de ne les avoir
        pas crees tous bons et compatissants comme lui; et a force de tendresse
        et de vertu, il ne s'apercevait pas qu'il devenait impie et misanthrope.
        Il ne comprenait que ce qu'il eprouvait, et, a dix-huit ans, il etait
        aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la societe le
        role que sa position exigeait, que s'il n'eut eu que six mois. Si
        quelqu'un emettait devant lui une de ces pensees d'egoisme dont notre
        pauvre monde fourmille et sans lequel il n'existerait pas, sans se
        soucier de la qualite de cette personne, ni des egards que sa famille
        pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un eloignement
        invincible, et rien ne l'eut decide a lui faire le moindre accueil. Il
        faisait sa societe des etres les plus vulgaires et les plus disgracies
        de la fortune et meme de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne
        se plaisait qu'avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont
        la stupidite ou les infirmites n'eussent inspire a tout autre que
        l'ennui et le degout. Il n'a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne
        serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve.

«Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d'esprit, de
        memoire et d'aptitude pour les beaux-arts, son pere et sa bonne tante
        Wenceslawa, qui l'elevaient avec amour, n'avaient point sujet de rougir
        de lui dans le monde. On attribuait ses ingenuites a un peu de
        sauvagerie, contractee dans les habitudes de la campagne; et lorsqu'il
        etait dispose a les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous
        quelque pretexte, aux personnes qui auraient pu s'en offenser. Mais,
        malgre ses admirables qualites et ses heureuses dispositions, le comte
        et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature independante et
        insensible a beaucoup d'egards, se refuser de plus en plus aux lois de
        la bienseance et aux usages du monde.
        --Mais jusqu'ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette
        deraison dont vous parlez.
        --C'est que vous etes vous-meme, a ce que je pense, repondit Amelie, une
        belle ame tout a fait candide.... Mais peut-etre etes-vous fatiguee de
        m'entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.
        --Nullement, chere baronne, je vous supplie de continuer, repondit
        Consuelo.»
        Amelie reprit son recit en ces termes :
        XXVI.

«Vous dites, chere Nina, que vous ne voyez jusqu'ici aucune extravagance
        dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de
        meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, a coup sur, les
        meilleurs chretiens et les ames les plus charitables qu'il y ait au
        monde. Ils ont toujours repandu les aumones autour d'eux a pleines
        mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d'orgueil dans
        l'emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon
        cousin trouvait leur maniere de vivre tout a fait contraire a l'esprit
        evangelique. Il eut voulu qu'a l'exemple des premiers chretiens, ils
        vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, apres les avoir
        distribues aux pauvres. S'il ne disait pas cela precisement, retenu par
        le respect et l'amour qu'il leur portait, il faisait bien voir que telle
        etait sa pensee, en plaignant avec amertume le sort des miserables qui
        ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le
        bien-etre et l'oisivete. Quand il avait donne tout l'argent qu'on lui
        permettait de depenser, ce n'etait, selon lui, qu'une goutte d'eau dans
        la mer; et il demandait d'autres sommes plus considerables, qu'on
        n'osait trop lui refuser, et qui s'ecoulaient comme de l'eau entre ses
        mains. Il en a tant donne, que vous ne verrez pas un indigent dans le
        pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons
        pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en
        raison des concessions qu'on leur fait, et nos bons paysans, jadis si
        humbles et si doux, levent beaucoup la tete, grace aux prodigalites et
        aux beaux discours de leur jeune maitre. Si nous n'avions la force
        imperiale au-dessus de nous tous, pour nous proteger d'une part, tandis
        qu'elle nous opprime de l'autre, je crois que nos terres et nos chateaux
        eussent ete pilles et devastes vingt fois par les bandes de paysans des
        districts voisins que la guerre a affames, et que l'inepuisable pitie
        d'Albert (celebre a trente lieues a la ronde) nous a mis sur le dos,
        surtout dans ces dernieres affaires de la succession de l'empereur
        Charles.»

«Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages
        remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c'etait s'oter le
        moyen de donner le lendemain:
        --Eh quoi, mon pere bien-aime, lui repondait-il, n'avons-nous pas, pour
        nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers
        d'infortunes n'ont que le ciel inclement et froid sur leurs tetes?
        N'avons-nous pas chacun plus d'habits qu'il n'en faudrait pour vetir une
        de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table,
        chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu'il n'en
        faudrait pour rassasier et reconforter ces mendiants epuises de besoin
        et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que
        nous avons au dela du necessaire? Et le necessaire meme, nous est-il
        permis d'en user quand les autres ne l'ont pas? La loi du Christ
        a-t-elle change?

«Que pouvaient repondre a de si belles paroles le comte, et la
        chanoinesse, et le chapelain, qui avaient eleve ce jeune homme dans des
        principes de religion si fervents et si austeres? Aussi se
        trouvaient-ils bien embarrasses en le voyant prendre ainsi les choses au
        pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions
        avec le siecle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout
        l'edifice des societes.

«C'etait bien autre chose quand il s'agissait de politique. Albert
        trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains a
        faire tuer des millions d'hommes, et a ruiner des contrees immenses,
        pour les caprices de leur orgueil et les interets de leur vanite. Son
        intolerance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n'osaient
        plus le mener a Vienne, ni a Prague, ni dans aucune grande ville, ou son
        fanatisme de vertu leur eut fait de mauvaises affaires. Ils n'etaient
        pas plus rassures a l'endroit de ses principes religieux; car il y
        avait, dans sa piete exaltee, tout ce qu'il faut pour faire un heretique
        a pendre et a bruler. Il haissait les papes, ces apotres de Jesus-Christ
        qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignite des peuples.
        Il blamait le luxe des eveques et l'esprit mondain des abbes, et
        l'ambition de tous les hommes d'eglise. Il faisait au pauvre chapelain
        des sermons renouveles de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert
        passait des heures entieres prosterne sur le pave des chapelles, plonge
        dans des meditations et des extases dignes d'un saint. Il observait les
        jeunes et les abstinences bien au dela des prescriptions de l'Eglise; on
        dit meme qu'il portait un cilice, et qu'il fallut toute l'autorite de
        son pere et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer a ces
        macerations qui ne contribuaient pas peu a exalter sa pauvre tete.

«Quand ces bons et sages parents virent qu'il etait en chemin de
        dissiper tout son patrimoine en peu d'annees, et de se faire jeter en
        prison comme rebelle a la Sainte-Eglise et au Saint-Empire, ils prirent
        enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, esperant qu'a force
        de voir les hommes et leurs lois fondamentales, a peu pres les memes
        dans tout le monde civilise, il s'habituerait a vivre comme eux et avec
        eux. Ils le confierent donc a un gouverneur, fin jesuite, homme du monde
        et homme d'esprit s'il en fut, qui comprit son role a demi-mot, et se
        chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu'on n'osait
        pas lui demander. Pour parler clair, il s'agissait de corrompre et
        d'emousser cette ame farouche, de la faconner au joug social, en lui
        infusant goutte a goutte les poisons si doux et si necessaires de
        l'ambition, de la vanite, de l'indifference religieuse, politique et
        morale.--Ne froncez pas ainsi le sourcil en m'ecoutant, chere Porporina.
        Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui des sa jeunesse, a
        accepte toutes ces choses, telles qu'on les lui a donnees, et qui a su,
        dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen,
        la tolerance et la religion, les devoirs du chretien et ceux du grand
        seigneur. Dans un monde et dans un siecle ou l'on trouve un homme comme
        Albert sur des millions comme nous autres, celui qui marche avec le
        siecle et le monde est sage, et celui qui veut remonter de deux mille
        ans dans le passe est un fou qui scandalise ses pareils et ne convertit
        personne.

«Albert a voyage pendant huit ans. Il a vu l'Italie, la France,
        l'Angleterre, la Prusse, la Pologne, la Russie, les Turcs meme; il est
        revenu par la Hongrie, l'Allemagne meridionale et la Baviere. Il s'est
        conduit sagement durant ces longues excursions, ne depensant point au
        dela du revenu honorable que ses parents lui avaient assigne, leur
        ecrivant des lettres fort douces et tres affectueuses, ou il ne parlait
        jamais que des choses qui avaient frappe ses yeux, sans faire aucune
        reflexion approfondie sur quoi que ce fut, et sans donner a l'abbe, son
        gouverneur, aucun sujet de plainte ou d'ingratitude.

«Revenu ici au commencement de l'annee derniere, apres les premiers
        embrassements, il se retira, dit-on, dans la chambre qu'avait habitee sa
        mere, y resta enferme pendant plusieurs heures, et en sortit fort pale,
        pour s'en aller promener seul sur la montagne.

«Pendant ce temps, l'abbe parla en confidence a la chanoinesse
        Wenceslawa et au chapelain, qui avaient exige de lui une complete
        sincerite sur l'etat physique et moral du jeune comte. Le comte Albert,
        leur dit-il, soit que l'effet du voyage l'ait subitement metamorphose,
        soit que, d'apres ce que vos seigneuries m'avaient raconte de son
        enfance, je me fusse fait une fausse idee de lui, le comte Albert,
        dis-je, s'est montre a moi, des le premier jour de notre association,
        tel que vous le verrez aujourd'hui, doux, calme, longanime, patient, et
        d'une exquise politesse. Cette excellente maniere d'etre ne s'est pas
        dementie un seul instant, et je serais le plus injuste des hommes si je
        formulais la moindre plainte contre lui. Rien de ce que je craignais de
        ses folles depenses, de ses brusqueries, de ses declamations, de son
        ascetisme exalte, n'est arrive. Il ne m'a pas demande une seule fois a
        administrer par lui-meme la petite fortune que vous m'aviez confiee, et
        n'a jamais exprime le moindre mecontentement. Il est vrai que j'ai
        toujours prevenu ses desirs, et que, lorsque je voyais un pauvre
        s'approcher de sa voiture, je me hatais de le renvoyer satisfait avant
        qu'il eut tendu la main. Cette facon d'agir a completement reussi, et je
        puis dire que le spectacle de la misere et des infirmites n'ayant
        presque plus attriste les regards de sa seigneurie, elle ne m'a pas
        semble une seule fois se rappeler ses anciennes preoccupations sur ce
        point. Jamais je ne l'ai entendu gronder personne, ni blamer aucun
        usage, ni porter un jugement defavorable sur aucune institution. Cette
        devotion ardente, dont vous redoutiez l'exces, a semble faire place a
        une regularite de conduite et de pratiques tout a fait convenables a un
        homme du monde. Il a vu les plus brillantes cours de l'Europe, et les
        plus nobles compagnies sans paraitre ni enivre ni scandalise d'aucune
        chose. Partout on a remarque sa belle figure, son noble maintien, sa
        politesse sans emphase, et le bon gout qui presidait aux paroles qu'il a
        su dire toujours a propos. Ses moeurs sont demeurees aussi pures que
        celles d'une jeune fille parfaitement elevee, sans qu'il ait montre
        aucune pruderie de mauvais ton. Il a vu les theatres, les musees et les
        monuments; il a parle sobrement et judicieusement sur les arts. Enfin,
        je ne concois en aucune facon l'inquietude qu'il avait donnee a vos
        seigneuries, n'ayant jamais vu, pour ma part, d'homme plus raisonnable.
        S'il y a quelque chose d'extraordinaire en lui, c'est precisement cette
        mesure, cette prudence, ce sang-froid, cette absence d'entrainements et
        de passions que je n'ai jamais rencontres dans un jeune homme aussi
        avantageusement pourvu par la nature, la naissance, et la fortune.

«Ceci n'etait, au reste, que la confirmation des frequentes lettres que
        l'abbe avait ecrites a la famille; mais on avait toujours craint quelque
        exageration de sa part, et l'on n'etait vraiment tranquille que de ce
        moment ou il affirmait la guerison morale de mon cousin, sans crainte
        d'etre dementi par la conduite qu'il tiendrait sous les yeux de ses
        parents. On accabla l'abbe de presents et de caresses, et l'on attendit
        avec impatience qu'Albert fut rentre de sa promenade. Elle dura
        longtemps, et, lorsqu'il vint enfin se mettre a table a l'heure du
        souper, on fut frappe de la paleur et de la gravite de sa physionomie.
        Dans le premier moment d'effusion, ses traits avaient exprime une
        satisfaction douce et profonde qu'on n'y retrouvait deja plus. On s'en
        etonna, et on en parla tout bas a l'abbe avec inquietude. Il regarda
        Albert, et se retournant avec surprise vers ceux qui l'interrogeaient
        dans un coin de l'appartement:

«--Je ne trouve rien d'extraordinaire dans la figure de monsieur le
        comte, repondit-il; il a l'expression digne et paisible quo je lui ai
        vue depuis huit ans que j'ai l'honneur de l'accompagner.

«Le comte Christian se paya de cette reponse.

«--Nous l'avons quitte encore pare des roses de l'adolescence, dit-il a
        sa soeur, et souvent, helas! en proie a une sorte de fievre interieure
        qui faisait eclater sa voix et briller ses regards; nous le retrouvons
        bruni par le soleil des contrees meridionales, un peu creuse par la
        fatigue peut-etre, et de plus entoure de la gravite qui convient a un
        homme fait. Ne trouvez-vous pas, ma chere soeur, qu'il est mieux ainsi?

«--Je lui trouve l'air bien triste sous cette gravite, repondit ma bonne
        tante, et je n'ai jamais vu un homme de vingt-huit ans aussi flegmatique
        et aussi peu discoureur. Il nous repond par monosyllabes.

«--Monsieur le comte a toujours ete fort sobre de paroles, repondit
        l'abbe.

«--Il n'etait point ainsi autrefois, dit la chanoinesse. S'il avait des
        semaines de silence et de meditation, il avait des jours d'expansion et
        des heures d'eloquence.

«--Je ne l'ai jamais vu se departir, reprit l'abbe, de la reserve que
        votre seigneurie remarque en ce moment.

«--L'aimiez-vous donc mieux alors qu'il parlait trop, et disait des
        choses qui nous faisaient trembler? dit le comte Christian a sa soeur
        alarmee; voila bien les femmes!

«--Mais il existait, dit-elle, et maintenant il a l'air d'un habitant de
        l'autre monde, qui ne prend aucune part aux affaires de celui-ci.

«--C'est le caractere constant de monsieur le comte, repondit l'abbe;
        c'est un homme concentre, qui ne fait part a personne de ses
        impressions, et qui, si je dois dire toute ma pensee, ne s'impressionne
        de presque rien d'exterieur. C'est le fait des personnes froides,
        sensees, reflechies. Il est ainsi fait, et je crois qu'en cherchant a
        l'exciter, on ne ferait que porter le trouble dans cette ame ennemie de
        l'action et de toute initiative dangereuse.
        --Oh! je fais serment que ce n'est pas la son vrai caractere! s'ecria la
        chanoinesse.
        --Madame la chanoinesse reviendra des preventions qu'elle se forme
        contre un si rare avantage.
        --En effet, ma soeur, dit le comte, je trouve que monsieur l'abbe parle
        fort sagement. N'a-t-il pas obtenu par ses soins et sa condescendance le
        resultat que nous avons tant desire? N'a-t-il pas detourne les malheurs
        que nous redoutions? Albert s'annoncait comme un prodigue, un
        enthousiaste, un temeraire. Il nous revient tel qu'il doit etre pour
        meriter l'estime, la confiance et la consideration de ses semblables.
        --Mais efface comme un vieux livre, dit la chanoinesse, ou peut-etre
        raidi contre toutes choses, et dedaigneux de tout ce qui ne repond pas a
        ses secrets instincts. Il ne semble point heureux de nous revoir, nous
        qui l'attendions avec tant d'impatience!
        --Monsieur le comte etait impatient lui-meme de revenir, reprit l'abbe;
        je le voyais, bien qu'il ne le manifestat pas ouvertement. Il est si peu
        demonstratif! La nature l'a fait recueilli.
        --La nature l'a fait demonstratif, au contraire, repliqua-t-elle
        vivement. Il etait quelquefois violent, et quelquefois tendre a l'exces.
        Il me fachait souvent, mais il se jetait dans mes bras, et j'etais
        desarmee.

«--Avec moi, dit l'abbe, il n'a jamais eu rien a reparer.

«--Croyez-moi, ma soeur, c'est beaucoup mieux ainsi, dit mon oncle....

«--Helas! dit la chanoinesse, il aura donc toujours ce visage qui me
        consterne et me serre le coeur?
        --C'est un visage noble et fier qui sied a un homme de son rang,
        repondit l'abbe.

«--C'est un visage de pierre! s'ecria la chanoinesse. Il me semble que
        je vois ma mere, non pas telle que je l'ai connue, sensible et
        bienveillante, mais telle qu'elle est peinte, immobile et glacee dans
        son cadre de bois de chene.

«--Je repete a votre seigneurie, dit l'abbe, que c'est l'expression
        habituelle du comte Albert depuis huit annees.

«--Helas! il y a donc huit mortelles annees qu'il n'a souri a personne!
        dit la bonne tante en laissant couler ses larmes; car depuis deux heures
        que je le couve des yeux, je n'ai pas vu le moindre sourire animer sa
        bouche close et decoloree! Ah! j'ai envie de me precipiter vers lui et
        de le serrer bien fort sur mon coeur, en lui reprochant son
        indifference, en le grondant meme comme autrefois, pour voir si, comme
        autrefois, il ne se jettera pas a mon cou en sanglotant.

«--Gardez-vous de pareilles imprudences, ma chere soeur, dit le comte
        Christian en la forcant de se detourner d'Albert qu'elle regardait
        toujours avec des yeux humides. N'ecoutez pas les faiblesses d'un coeur
        maternel: nous avons bien assez eprouve qu'une sensibilite excessive
        etait le fleau de la vie et de la raison de notre enfant. En le
        distrayant, en eloignant de lui toute emotion vive, monsieur l'abbe,
        conformement a nos recommandations et a celles des medecins, est parvenu
        a calmer cette ame agitee; ne detruisez pas son ouvrage par les caprices
        d'une tendresse puerile.»

«La chanoinesse se rendit a ces raisons, et tacha de s'habituer a
        l'exterieur glace d'Albert; mais elle ne s'y habitua nullement, et elle
        disait souvent a l'oreille de son frere: Vous direz ce que vous voudrez,
        Christian, je crains qu'on ne nous l'ait abruti, en ne le traitant pas
        comme un homme, mais comme un enfant malade.

«Le soir, au moment de se separer, on s'embrassa; Albert recut
        respectueusement la benediction de son pere, et lorsque la chanoinesse
        le pressa sur son coeur, il s'apercut qu'elle tremblait et que sa voix
        etait emue. Elle se mit a trembler aussi, et s'arracha brusquement de
        ses bras, comme si une vive souffrance venait de s'eveiller en lui.

«--Vous le voyez, ma soeur, dit tout bas le comte, il n'est plus habitue
        a ces emotions, et vous lui faites du mal.

«En meme temps, peu rassure, et fort emu lui-meme, il suivait des yeux
        son fils, pour voir si dans ses manieres avec l'abbe, il surprendrait
        une preference exclusive pour ce personnage. Mais Albert salua son
        gouverneur avec une politesse tres-froide.

«--Mon fils, dit le comte, je crois avoir rempli vos intentions et
        satisfait votre coeur, en priant monsieur l'abbe de ne pas vous quitter
        comme il en manifestait deja le projet, et en l'engageant a rester pres
        de nous le plus longtemps qu'il lui sera possible. Je ne voudrais pas
        que le bonheur de nous retrouver en famille fut empoisonne pour vous par
        un regret, et j'espere que votre respectable ami nous aidera a vous
        donner cette joie sans melange.»

«Albert ne repondit que par un profond salut, et en meme temps un
        sourire etrange effleura ses levres.

«--Helas! dit la chanoinesse lorsqu'il se fut eloigne, c'est donc la son
        sourire a present.»
        XXVII.

«Durant l'absence d'Albert, le comte et la chanoinesse avaient fait
        beaucoup de projets pour l'avenir de leur cher enfant, et
        particulierement celui de le marier. Avec sa belle figure, son nom
        illustre et sa fortune encore considerable, Albert pouvait pretendre aux
        premiers partis. Mais dans le cas ou un reste d'indolence et de
        sauvagerie le rendrait inhabile a se produire et a se pousser dans le
        monde, on lui tenait en reserve une jeune personne aussi bien nee que
        lui, puisqu'elle etait sa cousine germaine et qu'elle portait son nom,
        moins riche que lui, mais fille unique, et assez jolie comme on l'est a
        seize ans, quand on est fraiche et paree de ce qu'on appelle en France
        la beaute du diable. Cette jeune personne, c'etait Amelie, baronne de
        Rudolstadt, votre humble servante et votre nouvelle amie.

«Celle-la, se disait-on au coin du feu, n'a encore vu aucun homme.
        Elevee au couvent, elle ne manquera pas d'envie d'en sortir pour se
        marier. Elle ne peut guere aspirer a un meilleur parti; et quant aux
        bizarreries que pourrait encore presenter le caractere de son cousin,
        d'anciennes d'habitudes d'enfance, la parente, quelques mois d'intimite
        aupres de nous, effaceront certainement toute repugnance, et
        l'engageront, ne fut-ce que par esprit de famille, a tolerer en silence
        ce qu'une etrangere ne supporterait peut-etre pas. On etait sur de
        l'assentiment de mon pere, qui n'a jamais eu d'autre volonte que celle
        de son aine et de sa soeur Wenceslawa, et qui, a vrai dire, n'a jamais
        eu une volonte en propre.

«Lorsque apres quinze jours d'examen attentif, on eut reconnu la
        constante melancolie et la reserve absolue qui semblaient etre le
        caractere decide de mon cousin, mon oncle et ma tante se dirent que le
        dernier rejeton de leur race n'etait destine a lui rendre aucun eclat
        par sa conduite personnelle. Il ne montrait d'inclination pour aucun
        role brillant dans le monde, ni pour les armes, ni pour la diplomatie,
        ni pour les charges civiles. A tout ce qu'on lui proposait, il repondait
        d'un air de resignation qu'il obeirait aux volontes de ses parents, mais
        qu'il n'avait pour lui-meme aucun besoin de luxe ou de gloire. Apres
        tout, ce naturel indolent n'etait que la repetition exageree de celui de
        son pere, cet homme calme dont la patience est voisine de l'apathie, et
        chez qui la modestie est une sorte d'abnegation. Ce qui donne a mon
        oncle une physionomie que son fils n'a pas, c'est un sentiment
        energique, quoique depourvu d'emphase et d'orgueil, du devoir social.
        Albert semblait desormais comprendre les devoirs de la famille; mais les
        devoirs publics, tels que nous les concevons, ne paraissaient pas
        l'occuper plus qu'aux jours de son enfance. Son pere et le mien avaient
        suivi la carriere des armes sous Montecuculli contre Turenne. Ils
        avaient porte dans la guerre une sorte de sentiment religieux inspire
        par la majeste imperiale. C'etait le devoir de leur temps d'obeir et de
        croire aveuglement a des maitres. Ce temps-ci, plus eclaire, depouille
        les souverains de l'aureole, et la jeunesse se permet de ne pas croire a
        la couronne plus qu'a la tiare. Lorsque mon oncle essayait de ranimer
        dans son fils l'antique ardeur chevaleresque, il voyait bien que ses
        discours n'avaient aucun sens pour ce raisonneur dedaigneux.

«Puisqu'il en est ainsi, se dirent mon oncle et ma tante, ne le
        contrarions pas. Ne compromettons pas cette guerison assez triste qui
        nous a rendu un homme eteint a la place d'un homme exaspere. Laissons-le
        vivre paisiblement a sa guise, et qu'il soit un philosophe studieux,
        comme l'ont ete plusieurs de ses ancetres, ou un chasseur passionne
        contre notre frere Frederick, ou un seigneur juste et bienfaisant comme
        nous nous efforcons de l'etre. Qu'il mene des a present la vie
        tranquille et inoffensive des vieillards: ce sera le premier des
        Rudolstadt qui n'aura point eu de jeunesse. Mais comme il ne faut pas
        qu'il soit le dernier de sa race, hatons-nous de le marier, afin que les
        heritiers de notre nom effacent cette lacune dans l'eclat de nos
        destinees. Qui sait? peut-etre le genereux sang de ses aieux se
        repose-t-il en lui par l'ordre de la Providence, afin de se ranimer plus
        bouillant et plus fier dans les veines de ses descendants.

«Et il fut decide qu'on parlerait mariage a mon cousin Albert.

«On lui en parla doucement d'abord; et comme on le trouvait aussi peu
        dispose a ce parti qu'a tous les autres, on lui en parla serieusement et
        vivement. Il objecta sa timidite, sa gaucherie aupres des femmes. «II
        est certain, disait ma tante, que, dans ma jeunesse, un pretendant aussi
        serieux qu'Albert m'eut fait plus de peur que d'envie, et que je n'eusse
        pas echange ma bosse contre sa conversation.»

«--II faut donc, lui dit mon oncle, revenir a notre pis-aller, et lui
        faire epouser Amelie. Il l'a connue enfant, il la considere comme sa
        soeur, il sera moins timide aupres d'elle; et comme elle est d'un
        caractere enjoue et decide, elle corrigera, par sa bonne humeur,
        l'humeur noire dans laquelle il semble retomber de plus en plus.

«Albert ne repoussa pas ce projet, et sans se prononcer ouvertement,
        consentit a me voir et a me connaitre. Il fut convenu que je ne serais
        avertie de rien, afin de me sauver la mortification d'un refus toujours
        possible de sa part. On ecrivit a mon pere; et des qu'on eut son
        assentiment, on commenca les demarches pour obtenir du pape les
        dispenses necessaires a cause de notre parente. En meme temps mon pere
        me retira du couvent, et un beau matin nous arrivames au chateau des
        Geants, moi fort contente de respirer le grand air, et fort impatiente
        de voir mon fiance; mon bon pere plein d'esperance, et s'imaginant
        m'avoir bien cache un projet qu'a son insu il m'avait, chemin faisant,
        revele a chaque mot.

«La premiere chose qui me frappa chez Albert, ce fut sa belle figure et
        son air digne. Je vous avouerai, ma chere Nina, que mon coeur battit
        bien fort lorsqu'il me baisa la main, et que pendant quelques jours je
        fus sous le charme de son regard et de ses moindres paroles. Ses
        manieres serieuses ne me deplaisaient pas; il ne semblait pas contraint
        le moins du monde aupres de moi. Il me tutoyait comme aux jours de notre
        enfance, et lorsqu'il voulait se reprendre, dans la crainte de manquer
        aux convenances, nos parents l'autorisaient et le priaient, en quelque
        sorte, de conserver avec moi son ancienne familiarite. Ma gaiete le
        faisait quelquefois sourire sans effort, et ma bonne tante, transportee
        de joie, m'attribuait l'honneur de cette guerison qu'elle croyait devoir
        etre radicale. Enfin il me traitait avec la bienveillance et la douceur
        qu'on a pour un enfant; et je m'en contentais, persuadee que bientot il
        ferait plus d'attention a ma petite mine eveillee et aux jolies
        toilettes que je prodiguais pour lui plaire.

«Mais j'eus bientot la mortification de voir qu'il se souciait fort peu
        de l'une, et qu'il ne voyait pas seulement les autres. Un jour, ma bonne
        tante voulut lui faire remarquer une charmante robe bleu lapis qui
        dessinait ma taille a ravir. Il pretendit que la robe etait d'un beau
        rouge. L'abbe, son gouverneur, qui avait toujours des compliments fort
        mielleux au bord des levres, et qui voulait lui donner une lecon de
        galanterie, s'ecria qu'il comprenait fort bien que le comte Albert ne
        vit pas seulement la couleur de mon vetement. C'etait pour Albert
        l'occasion de me dire quelque chose de flatteur sur les roses de mes
        joues, ou sur l'or de ma chevelure. Il se contenta de repondre a l'abbe,
        d'un ton fort sec, qu'il etait aussi capable que lui de distinguer les
        couleurs, et que ma robe etait rouge comme du sang.

«Je ne sais pourquoi cette brutalite et cette bizarrerie d'expression me
        donnerent le frisson. Je regardai Albert, et lui trouvai un regard qui
        me fit peur. De ce jour-la, je commencai a le craindre plus qu'a
        l'aimer. Bientot je ne l'aimai plus du tout, et aujourd'hui je ne le
        crains ni ne l'aime. Je le plains, et c'est tout. Vous verrez pourquoi,
        peu a peu, et vous me comprendrez.

«Le lendemain, nous devions aller faire quelques emplettes a Tauss; la
        ville la plus voisine. Je me promettais un grand plaisir de cette
        promenade; Albert devait m'accompagner a cheval. J'etais prete, et
        j'attendais qu'il vint me presenter la main. Les voitures attendaient
        aussi dans la cour. Il n'avait pas encore paru. Son valet de chambre
        disait avoir frappe a sa porte a l'heure accoutumee. On envoya de
        nouveau savoir s'il se preparait. Albert avait la manie de s'habiller
        toujours lui-meme, et de ne jamais laisser aucun valet entrer dans sa
        chambre avant qu'il en fut sorti. On frappa en vain; il ne repondit pas.
        Son pere, inquiet de ce silence, monta a sa chambre, et ne put ni ouvrir
        la porte, qui etait barricadee en dedans, ni obtenir un mot. On
        commencait a s'effrayer, lorsque l'abbe dit d'un air fort tranquille que
        le comte Albert etait sujet a de longs acces de sommeil qui tenaient de
        l'engourdissement, et que lorsqu'on voulait l'en tirer brusquement, il
        etait agite et comme souffrant pendant plusieurs jours.

«--Mais c'est une maladie, cela, dit la chanoinesse avec inquietude.

«--Je ne le pense pas, repondit l'abbe. Je ne l'ai jamais entendu se
        plaindre de rien. Les medecins que j'ai fait venir lorsqu'il dormait
        ainsi, ne lui ont trouve aucun symptome de fievre, et ont attribue cet
        accablement a quelque exces de travail ou de reflexion. Ils ont
        grandement conseille de ne pas contrarier ce besoin de repos et d'oubli
        de toutes choses.

«--Et cela est frequent? demanda mon oncle.

«--J'ai observe ce phenomene cinq ou six fois seulement durant huit
        annees, repondit l'abbe; et, ne l'ayant jamais trouble par mes
        empressements, je ne l'ai jamais vu avoir de suites facheuses.

«--Et cela dure-t-il longtemps? demandai-je a mon tour, fort
        impatientee.

«--Plus ou moins, dit l'abbe, suivant la duree de l'insomnie qui precede
        ou occasionne ces fatigues: mais nul ne peut le savoir, car monsieur le
        comte ne se souvient jamais de cette cause, ou ne veut jamais la dire.
        Il est extremement assidu au travail, et s'en cache avec une modestie
        bien rare.

«--Il est donc bien savant? repris-je.

«--Il est extremement savant.

«--Et il ne le montre jamais?

«--Il en fait mystere, et ne s'en doute pas lui-meme.

«--A quoi cela lui sert-il, en ce cas?

«--Le genie est comme la beaute, repondit ce jesuite courtisan en me
        regardant d'un air doucereux: ce sont des graces du ciel qui ne
        suggerent ni orgueil ni agitation a ceux qui les possedent.»

«Je compris la lecon, et n'en eus que plus de depit, comme vous pouvez
        croire. On resolut d'attendre, pour sortir, le reveil de mon cousin;
        mais lorsqu'au bout de deux heures, je vis qu'il ne bougeait, j'allai
        quitter mon riche habit d'amazone, et je me mis a broder au metier, non
        sans casser beaucoup de soies, et sans sauter beaucoup de points.
        J'etais outree de l'impertinence d'Albert, qui s'etait oublie sur ses
        livres la veille d'une promenade avec moi, et qui, maintenant,
        s'abandonnait aux douceurs d'un paisible sommeil, pendant que je
        l'attendais. L'heure s'avancait, et force fut de renoncer au projet de
        la journee. Mon pere, bien confiant aux paroles de l'abbe, prit son
        fusil, et alla tuer un lievre ou deux. Ma tante, moins rassuree, monta
        les escaliers plus de vingt fois pour ecouter a la porte de son neveu,
        sans pouvoir entendre meme le bruit de sa respiration. La pauvre femme
        etait desolee de mon mecontentement. Quant a mon oncle, il prit un livre
        de devotion pour se distraire de son inquietude, et se mit a lire dans
        un coin du salon avec une resignation qui me donnait envie de sauter par
        les fenetres. Enfin, vers le soir, ma tante, toute joyeuse, vint nous
        dire qu'elle avait entendu Albert se lever et s'habiller. L'abbe nous
        recommanda de ne paraitre ni inquiets ni surpris, de ne pas adresser de
        questions a monsieur le comte, et de tacher de le distraire s'il
        montrait quelque chagrin de sa mesaventure.

«--Mais si mon cousin n'est pas malade, il est donc maniaque?
        m'ecriai-je avec un peu d'emportement.

«Je vis la figure de mon oncle se decomposer a cette dure parole, et
        j'en eus des remords sur-le-champ. Mais lorsque Albert entra sans faire
        d'excuses a personne, et sans paraitre se douter le moins du monde de
        notre contrariete, je fus outree, et lui fis un accueil tres-sec. Il ne
        s'en apercut seulement pas. Il paraissait plonge dans ses reflexions.
        Le soir, mon pere pensa qu'un peu de musique l'egaierait. Je n'avais pas
        encore chante devant Albert. Ma harpe n'etait arrivee que de la veille.
        Ce n'est pas devant vous, savante Porporina, que je puis me piquer de
        connaitre la musique. Mais vous verrez que j'ai une jolie voix, et que
        je ne manque pas de gout naturel. Je me fis prier; j'avais plus envie de
        pleurer que de chanter; Albert ne dit pas un mot pour m'y encourager.
        Enfin je cedai; mais je chantai fort mal, et Albert, comme si je lui
        eusse ecorche les oreilles, eut la grossierete de sortir au bout de
        quelques mesures. Il me fallut toute la force de mon orgueil pour ne pas
        fondre en larmes, et pour achever mon air sans faire sauter les cordes
        de ma harpe. Ma tante avait suivi son neveu, mon pere s'etait endormi,
        mon oncle attendait pres de la porte que sa soeur vint lui dire quelque
        chose de son fils. L'abbe resta seul a me faire des compliments qui
        m'irriterent encore plus que l'indifference des autres.

«--Il parait, lui dis-je, que mon cousin n'aime pas la musique.

«--Il l'aime beaucoup, au contraire, repondit-il; mais c'est selon ...

«--C'est selon la maniere dont on chante? lui dis-je en l'interrompant.

«--C'est, reprit-il sans se deconcerter, selon la disposition de son
        ame; quelquefois la musique lui fait du bien, et quelquefois du mal.
        Vous l'aurez emu, j'en suis certain, au point qu'il aura craint de ne
        pouvoir se contenir. Cette fuite est plus flatteuse pour vous que les
        plus grands eloges.»

«Les adulations de ce jesuite avaient quelque chose de sournois et de
        railleur qui me le faisait detester. Mais j'en fus bientot delivree,
        comme vous allez l'apprendre tout a l'heure.»
        XXVIII.

«Le lendemain, ma tante, qui ne parle guere lorsque son coeur n'est pas
        vivement emu, eut la malheureuse idee de s'engager dans une conversation
        avec l'abbe et le chapelain. Et comme, en dehors de ses affections de
        famille, qui l'absorbent presque entierement, il n'y a pour elle au
        monde qu'une distraction possible, laquelle est son orgueil de famille,
        elle ne manqua pas de s'y livrer en dissertant sur sa genealogie, et en
        prouvant a ces deux pretres que notre race etait la plus pure, la plus
        illustre, et la plus excellente de toutes les familles de l'Allemagne,
        du cote des femmes particulierement. L'abbe l'ecoutait avec patience et
        notre chapelain avec reverence, lorsque Albert, qui ne paraissait pas
        l'ecouter du tout, l'interrompit avec un peu de vivacite:

«--Il me semble, ma bonne tante, lui dit-il, que vous vous faites
        quelques illusions sur la preeminence de notre famille. Il est vrai que
        la noblesse et les titres de nos ancetres remontent assez haut dans le
        passe; mais une famille qui perd son nom, qui l'abjure en quelque sorte,
        pour prendre celui d'une femme de race et de religion etrangere, renonce
        au droit de se faire valoir comme antique en vertu et fidele a la gloire
        de son pays.

«Cette remarque contraria beaucoup la chanoinesse; mais, comme l'abbe
        avait paru ouvrir l'oreille, elle crut devoir y repondre.

«--Je ne suis pas de votre avis, mon cher enfant, dit-elle. On a vu bien
        souvent d'illustres maisons se rendre, a bon droit, plus illustres
        encore, en joignant a leur nom celui d'une branche maternelle, afin de
        ne pas priver leurs hoirs de l'honneur qui leur revenait d'etre issus
        d'une femme glorieusement apparentee.

«--Mais ce n'est pas ici le cas d'appliquer cette regle, reprit Albert
        avec une tenacite a laquelle il n'etait point sujet. Je concois
        l'alliance de deux noms illustres. Je trouve fort legitime qu'une femme
        transmette a ses enfants son nom accole a celui de son epoux. Mais
        l'effacement complet de ce dernier nom me parait un outrage de la part
        de celle qui l'exige, une lachete de la part de celui qui s'y soumet.

«--Vous rappelez des choses bien anciennes, Albert, dit la chanoinesse
        avec un profond soupir, et vous appliquez la regle plus mal a propos que
        moi. Monsieur l'abbe pourrait croire, en vous entendant, que quelque
        male, dans notre ascendance, aurait ete capable d'une lachete; et
        puisque vous savez si bien des choses dont je vous croyais a peine
        instruit, vous n'auriez pas du faire une pareille reflexion a propos des
        evenements politiques ... deja bien loin de nous, Dieu merci!

«--Si ma reflexion vous inquiete, je vais rapporter le fait, afin de
        laver notre aieul Withold, dernier comte des Rudolstadt, de toute
        imputation injurieuse a sa memoire. Cela parait interesser ma cousine,
        ajouta-t-il en voyant que je l'ecoutais avec de grands yeux, tout
        etonnee que j'etais de le voir se lancer dans une discussion si
        contraire a ses idees philosophiques et a ses habitudes de silence.
        Sachez donc, Amelie, que notre arriere-grand-pere Wratislaw n'avait pas
        plus de quatre ans lorsque sa mere Ulrique de Rudolstadt crut devoir lui
        infliger la fletrissure de quitter son veritable nom, le nom de ses
        peres, qui etait Podiebrad, pour lui donner ce nom saxon que vous et moi
        portons aujourd'hui, vous sans en rougir, et moi sans m'en glorifier.

«--Il est au moins inutile, dit mon oncle Christian, qui paraissait fort
        mal a l'aise, de rappeler des choses si eloignees du temps ou nous
        vivons.

«--II me semble, reprit Albert, que ma tante a remonte bien plus haut
        dans le passe en nous racontant les hauts faits des Rudolstadt, et je ne
        sais pas pourquoi l'un de nous, venant par hasard a se rappeler qu'il
        est Boheme, et non pas Saxon d'origine, qu'il s'appelle Podiebrad, et
        non pas Rudolstadt, ferait une chose de mauvais gout en parlant
        d'evenements qui n'ont guere plus de cent vingt ans de date.

«--Je savais bien, observa l'abbe qui avait ecoute Albert avec un
        certain interet, que votre illustre famille etait alliee, dans le passe,
        a la royaute nationale de George Podiebrad; mais j'ignorais qu'elle en
        descendit par une ligne assez directe pour en porter le nom.

«--C'est que ma tante, qui sait dessiner des arbres genealogiques, a
        juge a propos d'abattre dans sa memoire l'arbre antique et venerable
        dont la souche nous a produits. Mais un arbre genealogique sur lequel
        notre histoire glorieuse et sombre a ete tracee en caracteres de sang,
        est encore debout sur la montagne voisine.»

«Comme Albert s'animait beaucoup en parlant ainsi, et que le visage de
        mon oncle paraissait s'assombrir, l'abbe essaya de detourner la
        conversation, bien que sa curiosite fut fort excitee. Mais la mienne ne
        me permit pas de rester en si beau chemin.

«--Que voulez-vous dire, Albert? m'ecriai-je en me rapprochant de lui.

«--Je veux dire ce qu'une Podiebrad ne devrait pas ignorer, repondit-il.
        C'est que le vieux chene de la pierre d'epouvante , que vous voyez tous
        les jours de votre fenetre, Amelie, et sous lequel je vous engage a ne
        jamais vous asseoir sans elever votre ame a Dieu, a porte, il y a trois
        cents ans, des fruits un peu plus lourds que les glands desseches qu'il
        a peine a produire aujourd'hui.

«--C'est une histoire affreuse, dit le chapelain tout effare, et
        j'ignore qui a pu l'apprendre au comte Albert.

«--La tradition du pays, et peut-etre quelque chose de plus certain
        encore, repondit Albert. Car on a beau bruler les archives des familles
        et les documents de l'histoire, monsieur le chapelain; on a beau elever
        les enfants dans l'ignorance de la vie anterieure; on a beau imposer
        silence aux simples par le sophisme, et aux faibles par la menace: ni la
        crainte du despotisme, ni celle de l'enfer, ne peuvent etouffer les
        mille voix du passe qui s'elevent de toutes parts. Non, non, elles
        parlent trop haut, ces voix terribles, pour que celle d'un pretre leur
        impose silence! Elles parlent a nos ames dans le sommeil, par la bouche
        des spectres qui se levent pour nous avertir; elles parlent a nos
        oreilles, par tous les bruits de la nature; elles sortent meme du tronc
        des arbres, comme autrefois, celle des dieux dans les bois sacres, pour
        nous raconter les crimes, les malheurs, et les exploits de nos peres.

«--Et pourquoi, mon pauvre enfant, dit la chanoinesse, nourrir ton
        esprit de ces pensees ameres et de ces souvenirs funestes?

«--Ce sont vos genealogies, ma tante, c'est le voyage que vous venez de
        faire dans les siecles passes, qui ont reveille en moi le souvenir de
        ces quinze moines pendus aux branches du chene, de la propre main d'un
        de mes aieux, a moi ... oh! le plus grand, le plus terrible, le plus
        perseverant, celui qu'on appelait le redoutable aveugle, l'invincible
        Jean Ziska du Calice!»

«Le nom sublime et abhorre du chef des Taborites, sectaires qui
        rencherirent durant la guerre des Hussites sur l'energie, la bravoure,
        et les cruautes des autres religionnaires, tomba comme la foudre sur
        l'abbe et sur le chapelain. Le dernier fit un grand signe de croix; ma
        tante recula sa chaise, qui touchait celle d'Albert.

«--Bonte divine! s'ecria-t-elle; de quoi et de qui parle donc cet
        enfant? Ne l'ecoutez pas, monsieur l'abbe! Jamais, non, jamais, notre
        famille n'a eu ni lien, ni rapport avec le reprouve dont il vient de
        prononcer le nom abominable.

«--Parlez pour vous, ma tante, reprit Albert avec energie. Vous etes une
        Rudolstadt dans le fond de l'ame, bien que vous soyez dans le fait une
        Podiebrad. Mais, quant a moi, j'ai dans les veines un sang colore de
        quelques gouttes de plus de sang boheme, purifie de quelques gouttes de
        moins de sang etranger. Ma mere n'avait ni Saxons, ni Bavarois, ni
        Prussiens, dans son arbre genealogique: elle etait de pure race slave;
        et comme vous paraissez ne pas vous soucier beaucoup d'une noblesse a
        laquelle vous ne pouvez pretendre, moi, qui tiens a ma noblesse
        personnelle, je vous apprendrai, si vous l'ignorez, je vous rappellerai,
        si vous l'avez oublie, que Jean Ziska laissa une fille, laquelle epousa
        un seigneur de Prachalitz, et que ma mere, etant une Prachalitz
        elle-meme, descendait en ligne directe de Jean Ziska par les femmes,
        comme vous descendez des Rudolstadt, ma tante!

«--Ceci est un reve, une erreur, Albert!...

«--Non, ma chere tante; j'en appelle a monsieur le chapelain, qui est un
        homme veridique et craignant Dieu. Il a eu entre les mains les
        parchemins qui le prouvaient.

«--Moi? s'ecria le chapelain, pale comme la mort.

«--Vous pouvez l'avouer sans rougir devant monsieur l'abbe, repondit
        Albert avec une amere ironie, puisque vous avez fait votre devoir de
        pretre catholique et de sujet autrichien en les brulant le lendemain de
        la mort de ma mere!

«--Cette action, que me commandait ma conscience, n'a eu que Dieu pour
        temoin! reprit l'abbe, plus pale encore. Comte Albert, qui a pu vous
        reveler ...?

«--Je vous l'ai dit, monsieur le chapelain, la voix qui parle plus haut
        que celle du pretre!

«--Quelle voix, Albert? demandai-je vivement interessee.

«--La voix qui parle dans le sommeil, repondit Albert.

«--Mais ceci n'explique rien, mon fils, dit le comte Christian tout
        pensif et tout triste.

«--La voix du sang, mon pere! repondit Albert d'un ton qui nous fit tous
        tressaillir.

«--Helas! mon Dieu! dit mon oncle en joignant les mains, ce sont les
        memes reveries, les memes imaginations, qui tourmentaient sa pauvre
        mere. Il faut que, dans sa maladie, elle ait parle de tout cela devant
        notre enfant, ajouta-t-il en se penchant vers ma tante, et que son
        esprit en ait ete frappe de bonne heure.

«--Impossible, mon frere, repondit la chanoinesse: Albert n'avait pas
        trois ans lorsqu'il perdit sa mere.

«--Il faut plutot, dit le chapelain a voix basse, qu'il soit reste dans
        la maison quelques-uns de ces maudits ecrits heretiques, tout remplis de
        mensonge et tissus d'impietes, qu'elle avait conserves par esprit de
        famille, et dont elle eut pourtant la vertu de me faire le sacrifice a
        son heure supreme.

«--Non, il n'en est pas reste, repondit Albert, qui n'avait pas perdu
        une seule parole du chapelain, bien que celui-ci eut parle assez bas, et
        qu'Albert, qui se promenait avec agitation, fut en ce moment a l'autre
        bout du grand salon. Vous savez bien monsieur le chapelain, que vous
        avez tout detruit, et que vous avez encore, au lendemain de son
        dernier jour, cherche et furete dans tous les coins de sa chambre.

«--Qui donc a ainsi aide ou egare votre memoire, Albert? demanda le
        comte Christian d'un ton severe. Quel serviteur infidele ou imprudent
        s'est donc avise de troubler votre jeune esprit par le recit, sans doute
        exagere, de ces evenements domestiques?

«--Aucun, mon pere; je vous le jure sur ma religion et sur ma
        conscience.

«--L'ennemi du genre humain est intervenu dans tout ceci, dit le
        chapelain consterne.

«--Il serait plus vraisemblable et plus chretien de penser, observa
        l'abbe, que le comte Albert est doue d'une memoire extraordinaire, et
        que des evenements dont le spectacle ne frappe point ordinairement l'age
        tendre sont restes graves dans son esprit. Ce que j'ai vu de sa rare
        intelligence me fait aisement croire que sa raison a du avoir un
        developpement fort precoce; et quant a sa faculte de garder le souvenir
        des choses, j'ai reconnu qu'elle etait prodigieuse en effet.

«--- Elle ne vous semble prodigieuse que parce que vous en etes tout a
        fait depourvu, repondit Albert sechement. Par exemple, vous ne vous
        rappelez pas ce que vous avez fait en l'annee 1619, apres que Withold
        Podiebrad le protestant, le vaillant, le fidele (votre grand-pere, ma
        chere tante), le dernier qui porta notre nom, eut rougi de son sang la
        pierre d'epouvante? Vous avez oublie votre conduite en cette
        circonstance, je le parierais, monsieur l'abbe?

«--Je l'ai oubliee entierement, je l'avoue, repondit l'abbe avec un
        sourire railleur qui n'etait pas de trop bon gout dans un moment ou il
        devenait evident pour nous tous qu'Albert divaguait completement.

«--Eh bien! je vais vous la rappeler, reprit Albert sans se deconcerter.
        Vous allates bien vite conseiller a ceux des soldats imperiaux qui
        avaient fait le coup de se sauver ou de se cacher, parce que les
        ouvriers de Pilsen, qui avaient le courage de s'avouer protestants, et
        qui adoraient Withold, venaient pour venger la mort de leur maitre, et
        s'appretaient a les mettre en pieces. Puis, vous vintes trouver mon
        aieule Ulrique, la veuve tremblante et consternee de Withold, et vous
        lui promites de faire sa paix avec l'empereur Ferdinand II, de lui
        conserver ses biens, ses titres, sa liberte, et la tete de ses enfants,
        si elle voulait suivre vos conseils et vous payer vos services a prix
        d'or; elle y consentit: son amour maternel lui suggera cet acte de
        faiblesse. Elle ne respecta pas le martyre de son noble epoux. Elle
        etait nee catholique, et n'avait abjure que par amour pour lui. Elle ne
        sut point accepter la misere, la proscription, la persecution, pour
        conserver a ses enfants une foi que Withold venait de signer de son
        sang, et un nom qu'il venait de rendre plus illustre encore que tous
        ceux de ses ancetres hussites, calixtins, taborites, orphelins, freres
        de l'union, et lutheriens . (Tous ces noms, ma chere Porporina, sont
        ceux des diverses sectes qui joignent l'heresie de Jean Huss a celle de
        Luther, et qu'avait probablement suivies la branche des Podiebrad dont
        nous descendons.) Enfin, continua Albert, la Saxonne eut peur, et ceda.
        Vous prites possession du chateau, vous en eloignates les bandes
        imperiales, vous fites respecter nos terres. Vous fites un immense
        auto-da-fe de nos titres et de nos archives. C'est pourquoi ma tante,
        pour son bonheur, n'a pu retablir l'arbre genealogique des Podiebrad, et
        s'est rejetee sur la pature moins indigeste des Rudolstadt. Pour prix de
        vos services, vous futes riche, tres-riche. Trois mois apres, il fut
        permis a Ulrique d'aller embrasser a Vienne les genoux de l'empereur,
        qui lui permit gracieusement de denationaliser ses enfants, de les faire
        elever par vous dans la religion romaine, et de les enroler ensuite sous
        les drapeaux contre lesquels leur pere et leurs aieux avaient si
        vaillamment combattu. Nous fumes incorpores mes fils et moi, dans les
        rangs de la tyrannie autrichienne ...

«--Tes fils et toi!... dit ma tante desesperee, voyant qu'il battait la
        campagne.

«--Oui, mes fils Sigismond et Rodolphe, repondit tres-serieusement
        Albert.

«--C'est le nom de mon pere et de mon oncle, dit le comte Christian.
        Albert, ou est ton esprit? Reviens a toi, mon fils. Plus d'un siecle
        nous separe de ces evenements douloureux accomplis par l'ordre de la
        Providence.»

«Albert n'en voulut point demordre. Il se persuada et voulut nous
        persuader qu'il etait le meme que Wratislaw, fils de Withold, et le
        premier des Podiebrad qui eut porte le nom maternel de Rudolstadt. Il
        nous raconta son enfance, le souvenir distinct qu'il avait garde du
        supplice du comte Withold, supplice dont il attribuait tout l'odieux au
        jesuite Dithmar (lequel, selon lui, n'etait autre que l'abbe, son
        gouverneur), la haine profonde que, pendant son enfance, il avait
        eprouvee pour ce Dithmar, pour l'Autriche, pour les imperiaux et pour
        les catholiques. Et puis, ses souvenirs parurent se confondre, et il
        ajouta mille choses incomprehensibles sur la vie eternelle et
        perpetuelle, sur la reapparition des hommes sur la terre, se fondant sur
        cet article de la croyance hussitique, que Jean Huss devait revenir en
        Boheme cent ans apres sa mort, et completer son oeuvre; prediction qui
        s'etait accomplie, puisque, selon lui, Luther etait Jean Huss
        ressuscite. Enfin ses discours furent un melange d'heresie, de
        superstition, de metaphysique obscure, de delire poetique; et tout cela
        fut debite avec une telle apparence de conviction, avec des souvenirs si
        detailles, si precis, et si interessants, de ce qu'il pretendait avoir
        vu, non-seulement dans la personne de Wratislaw, mais encore dans celle
        de Jean Ziska, et de je ne sais combien d'autres morts qu'il soutenait
        avoir ete ses propres apparitions dans la vie du passe, que nous
        restames tous beants a l'ecouter, sans qu'aucun de nous eut la force de
        l'interrompre ou de le contredire. Mon oncle et ma tante, qui
        souffraient horriblement de cette demence, impie selon eux, voulaient du
        moins la connaitre a fond; car c'etait la premiere fois qu'elle se
        manifestait ouvertement, et il fallait bien en savoir la source pour
        tacher ensuite de la combattre. L'abbe s'efforcait de tourner la chose
        en plaisanterie, et de nous faire croire que le comte Albert etait un
        esprit fort plaisant et fort malicieux, qui prenait plaisir a nous
        mystifier par son incroyable erudition.

«--II a tant lu, nous disait-il, qu'il pourrait nous raconter ainsi
        l'histoire de tous les siecles, chapitre par chapitre, avec assez de
        details et de precision pour faire accroire a des esprits un peu portes
        au merveilleux, qu'il a veritablement assiste aux scenes qu'il raconte.»

«La chanoinesse, qui, dans sa devotion ardente, n'est pas tres-eloignee
        de la superstition, et qui commencait a croire son neveu sur parole,
        prit tres-mal les insinuations de l'abbe, et lui conseilla de garder ses
        explications badines pour une occasion plus gaie; puis elle fit un grand
        effort pour amener Albert a retracter les erreurs dont il avait la tete
        remplie.

«--Prenez garde, ma tante; s'ecria Albert avec impatience, que je ne
        vous dise qui vous etes. Jusqu'ici je n'ai pas voulu le savoir; mais
        quelque chose m'avertit en ce moment que la Saxonne Ulrique est aupres
        de moi.

«--Eh quoi, mon pauvre enfant, repondit-elle, cette aieule prudente et
        devouee qui sut conserver a ses enfants la vie, et a ses descendants
        l'independance, les biens et les honneurs dont ils jouissent, vous
        pensez qu'elle revit en moi? Eh bien, Albert, je vous aime tant, que
        pour vous je ferais plus encore: je sacrifierais ma vie, si je pouvais,
        a ce prix, calmer votre esprit egare.»

«Albert la regarda quelques instants avec des yeux a la fois severes et
        attendris.

«--Non, non, dit-il enfin en s'approchant d'elle, et en s'agenouillant a
        ses pieds, vous etes un ange, et vous avez communie jadis dans la coupe
        de bois des Hussites. Mais la Saxonne est ici, cependant, et sa voix a
        frappe mon oreille aujourd'hui a plusieurs reprises.

«--Prenez que c'est moi, Albert, lui dis-je en m'efforcant de l'egayer,
        et ne m'en veuillez pas trop de ne pas vous avoir livre aux bourreaux en
        l'annee 1619.

«--Vous, ma mere, dit-il en me regardant avec des yeux effrayants, ne
        dites pas cela; car je ne puis vous pardonner. Dieu m'a fait renaitre
        dans le sein d! une femme plus forte; il m'a retrempe dans le sang de
        Ziska, dans ma propre substance, qui s'etait egaree je ne sais comment.
        Amelie, ne me regardez pas, ne me parlez pas surtout! C'est votre voix,
        Ulrique, qui me fait aujourd'hui tout le mal que je souffre.»

«En disant cela, Albert sortit precipitamment, et nous restames tous
        consternes de la triste decouverte qu'il venait enfin de nous faire
        faire sur le derangement de son esprit.

«Il etait alors deux heures apres midi; nous avions dine paisiblement,
        Albert n'avait bu que de l'eau. Rien ne pouvait nous donner l'espoir que
        cette demence fut l'effet de l'ivresse. Le chapelain et ma tante se
        leverent aussitot pour le suivre et pour le soigner, le jugeant fort
        malade. Mais, chose inconcevable! Albert avait deja disparu comme par
        enchantement; on ne le trouva ni dans sa chambre, ni dans celle de sa
        mere, ou il avait coutume de s'enfermer souvent, ni dans aucun recoin du
        chateau; on le chercha dans le jardin, dans la garenne, dans les bois
        environnants, dans les montagnes. Personne ne l'avait vu de pres ni de
        loin. La trace de ses pas n'etait restee nulle part. La journee et la
        nuit s'ecoulerent ainsi. Personne ne se coucha dans la maison. Nos gens
        furent sur pied jusqu'au jour pour le chercher avec des flambeaux.

«Toute la famille se mit en prieres. La journee du lendemain se passa
        dans les memes anxietes, et la nuit suivante dans la meme consternation.
        Je ne puis vous dire quelle terreur j'eprouvai, moi qui n'avais jamais
        souffert, jamais tremble de ma vie pour des evenements domestiques de
        cette importance. Je crus tres-serieusement qu'Albert s'etait donne la
        mort ou s'etait enfui pour jamais. J'en pris des convulsions et une
        fievre assez forte. Il y avait encore en moi un reste d'amour, au milieu
        de l'effroi que m'inspirait un etre si fatal et si bizarre. Mon pere
        conservait la force d'aller a la chasse, s'imaginant que, dans ses
        courses lointaines, il retrouverait Albert au fond des bois. Ma pauvre
        tante, devoree de douleur, mais active et courageuse, me soignait, et
        cherchait a rassurer tout le monde. Mon oncle priait jour et nuit. En
        voyant sa foi et sa soumission stoique aux volontes du ciel, je
        regrettais de n'etre pas devote.

«L'abbe feignait un peu de chagrin, mais affectait de n'avoir aucune
        inquietude. Il est vrai, disait-il, qu'Albert n'avait jamais disparu
        ainsi de sa presence; mais il etait sujet a des besoins de solitude et
        de recueillement.
        Sa conclusion etait que le seul remede a ces singularites etait de ne
        jamais les contrarier, et de ne pas paraitre les remarquer beaucoup. Le
        fait est que ce subalterne intrigant et profondement egoiste ne s'etait
        soucie que de gagner les larges appointements attaches a son role
        surveillant, et qu'il les avait fait durer le plus longtemps possible en
        trompant la famille sur le resultat de ses bons offices. Occupe de ses
        affaires et de ses plaisirs, il avait abandonne Albert a ses penchants
        extremes. Peut-etre l'avait-il vu souvent malade et souvent exalte. Il
        avait sans doute laisse un libre cours a ses fantaisies. Ce qu'il y a de
        certain, c'est qu'il avait eu l'habilete de les cacher a tous ceux qui
        eussent pu nous en rendre compte; car dans toutes les lettres que recut
        mon oncle au sujet de son fils, il n'y eut jamais que des eloges de son
        exterieur et des felicitations sur les avantages de sa personne. Albert
        n'a laisse nulle part la reputation d'un malade ou d'un insense. Quoi
        qu'il en soit, sa vie interieure durant ces huit ans d'absence est
        restee pour nous un secret impenetrable. L'abbe, voyant, au bout de
        trois jours, qu'il ne reparaissait pas, et craignant que ses propres
        affaires ne fussent gatees par cet incident, se mit en campagne,
        soi-disant pour le chercher a Prague, ou l'envie de chercher quelque
        livre rare pouvait, selon lui, l'avoir pousse.»

«--II est, disait-il, comme les savants qui s'abiment dans leurs
        recherches, et qui oublient le monde entier pour satisfaire leur
        innocente passion.»

«La-dessus l'abbe partit, et ne revint pas.»

«Au bout de sept jours d'angoisses mortelles, et comme nous commencions
        a desesperer, ma tante, passant vers le soir devant la chambre d'Albert,
        vit la porte ouverte, et Albert assis dans son fauteuil, caressant son
        chien qui l'avait suivi dans son mysterieux voyage. Ses vetements
        n'etaient ni salis ni dechires; seulement la dorure en etait noircie,
        comme s'il fut sorti d'un lieu humide, ou comme s'il eut passe les nuits
        a la belle etoile. Sa chaussure n'annoncait pas qu'il eut beaucoup
        marche; mais sa barbe et ses cheveux temoignaient d'un long oubli des
        soins de sa personne. Depuis ce jour-la, il a constamment refuse de se
        raser et de se poudrer comme les autres hommes; c'est pourquoi vous lui
        avez trouve l'aspect d'un revenant.»

«Ma tante s'elanca vers lui en faisant un grand cri.»

«--Qu'avez-vous donc, ma chere tante? dit-il en lui baisant la main. On
        dirait que vous ne m'avez pas vu depuis un siecle!»

«--Mais, malheureux enfant! s'ecria-t-elle; il y a sept jours que tu
        nous as quittes sans nous rien dire; sept mortels jours, sept affreuses
        nuits, que nous te cherchons, que nous te pleurons, et que nous prions
        pour toi!»

«--Sept jours? dit Albert en la regardant avec surprise. II faut que
        vous ayez voulu dire sept heures, ma chere tante; car je suis sorti ce
        matin pour me promener, et je rentre a temps pour souper avec vous.
        Comment ai-je pu vous causer une pareille inquietude par une si courte
        absence?»

«--Sans doute, dit-elle, craignant d'aggraver son mal en le lui
        revelant, la langue m'a tourne; j'ai voulu dire sept heures. Je me suis
        inquietee parce que tu n'as pas l'habitude de faire d'aussi longues
        promenades, et puis j'avais fait cette nuit un mauvais reve: j'etais
        folle.»

«--Bonne tante, excellente amie! dit Albert en couvrant ses mains de
        baisers, vous m'aimez comme un petit enfant. Mon pere n'a pas partage
        votre inquietude, j'espere?»

«--Nullement. Il t'attend pour souper. Tu dois avoir bien faim?

«--Fort peu. J'ai tres-bien dine.»

«--Ou donc, et quand donc, Albert?»

«--Ici, ce matin, avec vous, ma bonne tante. Vous n'etes pas encore
        revenue a vous-meme, je le vois. Oh! que je suis malheureux de vous
        avoir cause une telle frayeur! Comment aurais-je pu le prevoir?»

«--Tu sais que je suis ainsi. Laisse-moi donc te demander ou tu as
        mange, ou tu as dormi depuis que tu nous as quittes!»

«--Depuis ce matin, comment aurais-je eu envie de dormir ou de manger?»

«--Tu ne te sens pas malade?

«--Pas le moins du monde.

«--Point fatigue? Tu as sans, doute beaucoup marche! gravi les
        montagnes? cela est fort penible. Ou as-tu ete?»

«Albert mit la main sur ses yeux comme pour se rappeler; mais il ne put
        le dire.
        --Je vous avoue, repondit-il, que je n'en sais plus rien. J'ai ete fort
        preoccupe. J'ai marche sans rien voir, comme je faisais dans mon
        enfance, vous savez? je ne pouvais jamais vous repondre quand vous
        m'interrogiez.
        --Et durant tes voyages, faisais-tu plus d'attention a ce que tu voyais?
        --Quelquefois, mais pas toujours. J'ai observe bien des choses; mais
        j'en ai oublie beaucoup d'autres, Dieu merci!
        --Et pourquoi Dieu merci ?
        --Parce qu'il y a des choses affreuses a voir sur la face de ce monde!
        repondit-il en se levant avec un visage sombre, que jusque-la ma tante
        ne lui avait pas trouve.

«Elle vit qu'il ne fallait pas le faire causer davantage, et courut
        annoncer a mon oncle que son fils etait retrouve. Personne ne le savait
        encore dans la maison, personne ne l'avait vu rentrer. Son retour
        n'avait pas laisse plus de traces que son depart.

«Mon pauvre oncle, qui avait eu tant de courage pour supporter le
        malheur, n'en eut pas dans le premier moment pour la joie. Il perdit
        connaissance; et lorsque Albert reparut devant lui, il avait la figure
        plus alteree que celle de son fils. Albert, qui depuis ses longs voyages
        semblait ne remarquer aucune emotion autour de lui, parut ce jour-la
        tout renouvele et tout different de ce qu'on l'avait vu jusqu'alors. Il
        fit mille caresses a son pere, s'inquieta de le voir si change, et
        voulut en savoir la cause. Mais quand on se hasarda a la lui faire
        pressentir, il ne put jamais la comprendre, et toutes ses reponses
        furent faites avec une bonne foi et une assurance qui semblaient bien
        prouver l'ignorance complete ou il etait des sept jours de sa
        disparition.»
        --Ce que vous me racontez ressemble a un reve, dit Consuelo, et me porte
        a divaguer plutot qu'a dormir, ma chere baronne. Comment est-il possible
        qu'un homme vive pendant sept jours sans avoir conscience de rien?
        --Ceci n'est rien aupres de ce que j'ai encore a vous raconter; et
        jusqu'a ce que vous ayez vu par vous-meme que, loin d'exagerer,
        j'attenue pour abreger, vous aurez, je le concois, de la peine a me
        croire. Moi-meme qui vous rapporte ce dont j'ai ete temoin, je me
        demande encore quelquefois si Albert est sorcier ou s'il se moque de
        nous. Mais l'heure est avancee, et veritablement je crains d'abuser de
        votre complaisance.
        --C'est moi qui abuse de la votre, repondit Consuelo; vous devez etre
        fatiguee de parler. Remettons donc a demain soir, si vous le voulez
        bien, la suite de cette incroyable histoire.
        --A demain soit, dit la jeune baronne en l'embrassant.
        XXIX.
        L'histoire incroyable, en effet, qu'elle venait d'entendre tint Consuelo
        assez longtemps eveillee. La nuit sombre, pluvieuse, et pleine de
        gemissements, contribuait aussi a l'agiter de sentiments superstitieux
        qu'elle ne connaissait pas encore. Il y a donc une fatalite
        incomprehensible, se disait-elle, qui pese sur certains etres? Qu'avait
        fait a Dieu cette jeune fille qui me parlait tout a l'heure, avec tant
        d'abandon, de son naif amour-propre blesse et de ses beaux reves decus?
        Et qu'avais-je fait de mal moi-meme pour que mon seul amour fut si
        horriblement froisse et brise dans mon coeur? Mais, helas! quelle faute
        a donc commise ce farouche Albert de Rudolstadt pour perdre ainsi la
        conscience et la direction de sa propre vie? Quelle horreur la
        Providence a-t-elle concue pour Anzoleto de l'abandonner, ainsi qu'elle
        l'a fait, aux mauvais penchants et aux perverses tentations?
        Vaincue enfin par la fatigue, elle s'endormit, et se perdit dans une
        suite de reves sans rapport et sans issue. Deux ou trois fois elle
        s'eveilla et se rendormit sans pouvoir se rendre compte du lieu ou elle
        etait, se croyant toujours en voyage. Le Porpora, Anzoleto, le comte
        Zustiniani et la Corilla passaient tour a tour devant ses yeux, lui
        disant des choses etranges et douloureuses, lui reprochant je ne sais
        quel crime dont elle portait la peine sans pouvoir se souvenir de
        l'avoir commis. Mais toutes ces visions s'effacaient devant celle du
        comte Albert, qui repassait toujours devant elle avec sa barbe noire,
        son oeil fixe, et son vetement de deuil rehausse d'or, par moments seme
        de larmes comme un drap mortuaire.
        Elle trouva, en s'eveillant tout a fait, Amelie deja paree avec
        elegance, fraiche et souriante a cote de son lit.

«Savez-vous, ma chere Porporina, lui dit la jeune baronne en lui donnant
        un baiser au front, que vous avez en vous quelque chose d'etrange? Je
        suis destinee a vivre avec des etres extraordinaires; car certainement
        vous en etes un, vous aussi. Il y a un quart d'heure que je vous regarde
        dormir, pour voir au grand jour si vous etes plus belle que moi. Je vous
        confesse que cela me donne quelque souci, et que, malgre l'abjuration
        complete et empressee que j'ai faite de mon amour pour Albert, je serais
        un peu piquee de le voir vous regarder avec interet. Que voulez-vous?
        c'est le seul homme qui soit ici, et jusqu'ici j'y etais la seule femme.
        Maintenant nous sommes deux, et nous aurons maille a partir si vous
        m'effacez trop.
        --Vous aimez a railler, repondit Consuelo; ce n'est pas genereux de
        votre part. Mais voulez-vous bien laisser le chapitre des mechancetes,
        et me dire ce que j'ai d'extraordinaire? C'est peut-etre ma laideur qui
        est tout a fait revenue. Il me semble qu'en effet cela doit etre.
        --Je vous dirai la verite, Nina. Au premier coup d'oeil que j'ai jete
        sur vous ce matin, votre paleur, vos grands yeux a demi clos et plutot
        fixes qu'endormis, votre bras maigre hors du lit, m'ont donne un moment
        de triomphe. Et puis, en vous regardant toujours, j'ai ete comme
        effrayee de votre immobilite et de votre attitude vraiment royale. Votre
        bras est celui d'une reine, je le soutiens, et votre calme a quelque
        chose de dominateur et d'ecrasant dont je ne peux pas me rendre compte.
        Voila que je me prends a vous trouver horriblement belle, et cependant
        il y a de la douceur dans votre regard. Dites-moi donc quelle personne
        vous etes. Vous m'attirez et vous m'intimidez: je suis toute honteuse
        des folies que je vous ai racontees de moi cette nuit. Vous ne m'avez
        encore rien dit de vous; et cependant vous savez a peu pres tous mes
        defauts.
        --Si j'ai l'air d'une reine, ce dont je ne me serais guere doutee,
        repondit Consuelo avec un triste sourire, ce doit etre l'air piteux
        d'une reine detronee. Quant a ma beaute, elle m'a toujours paru
        tres-contestable; et quant a l'opinion que j'ai de vous, chere baronne
        Amelie, elle est toute en faveur de votre franchise et de votre bonte.
        --Pour franche, je le suis; mais vous, Nina, l'etes-vous? Oui, vous avez
        un air de grandeur et de loyaute. Mais etes-vous expansive? Je ne le
        crois pas.
        --Ce n'est pas a moi de l'etre la premiere, convenez-en. C'est a vous,
        protectrice et maitresse, de ma destinee en ce moment, de me faire les
        avances.
        --Vous avez raison. Mais votre grand sens me fait peur. Si je vous
        parais ecervelee, vous ne me precherez pas trop, n'est-ce pas?
        --Je n'en ai le droit en aucune facon. Je suis votre maitresse de
        musique, et rien de plus. D'ailleurs une pauvre fille du peuple, comme
        moi, saura toujours se tenir a sa place.
        --Vous, une fille du peuple, fiere Porporina! Oh! vous mentez; cela est
        impossible. Je vous croirais plutot un enfant mysterieux de quelque
        famille de princes. Que faisait votre mere?
        --Elle chantait, comme moi.
        --Et votre pere?»
        Consuelo resta interdite. Elle n'avait pas prepare toutes ses reponses
        aux questions familierement indiscretes de la petite baronne. La verite
        est qu'elle n'avait jamais entendu parler de son pere, et qu'elle
        n'avait jamais songe a demander si elle en avait un.

«Allons! dit Amelie en eclatant de rire, c'est cela, j'en etais sure;
        votre pere est quelque grand d'Espagne, ou quelque doge de Venise.»
        Ces facons de parler parurent legeres et blessantes a Consuelo.

«Ainsi, dit-elle avec un peu de mecontentement, un honnete ouvrier, ou
        un pauvre artiste, n'aurait pas eu le droit de transmettre a son enfant
        quelque distinction naturelle? Il faut absolument que les enfants du
        peuple soient grossiers et difformes!
        --Ce dernier mot est une epigramme pour ma tante Wenceslawa, repliqua la
        baronne riant plus fort. Allons, chere Nina, pardonnez-moi si je vous
        fache un peu, et laissez-moi batir dans ma cervelle un plus beau roman
        sur vous. Mais faites vite votre toilette, mon enfant; car la cloche va
        sonner, et ma tante ferait mourir de faim toute la famille plutot que de
        laisser servir le dejeuner sans vous. Je vais vous aider a ouvrir vos
        caisses; donnez-moi les clefs. Je suis sure que vous apportez de Venise
        les plus jolies toilettes, et que vous allez me mettre au courant des
        modes, moi qui vis dans ce pays de sauvages, et depuis si longtemps!»
        Consuelo, se hatant d'arranger ses cheveux, lui donna les clefs sans
        l'entendre, et Amelie s'empressa d'ouvrir une caisse qu'elle s'imaginait
        remplie de chiffons; mais, a sa grande surprise, elle n'y trouva qu'un
        amas de vieille musique, de cahiers imprimes, effaces par un long usage,
        et de manuscrits en apparence indechiffrables.

«Ah! qu'est-ce que tout cela? s'ecria-t-elle en essuyant ses jolis
        doigts bien vite. Vous avez la, ma chere enfant, une singuliere
        garde-robe!
        --Ce sont des tresors, traitez-les avec respect, ma chere baronne,
        repondit Consuelo. Il y a des autographes des plus grands maitres, et
        j'aimerais mieux perdre ma voix que de ne pas les remettre au Porpora
        qui me les a confies.»
        Amelie ouvrit une seconde caisse, et la trouva pleine de papier regle,
        de traites sur la musique, et d'autres livres sur la composition,
        l'harmonie et le contre-point.

«Ah! je comprends, dit-elle en riant, ceci est votre ecrin.
        --Je n'en ai pas d'autre, repondit Consuelo, et j'espere que vous
        voudrez bien vous en servir souvent.
        --A la bonne heure, je vois que vous etes une maitresse severe. Mais
        peut-on vous demander sans vous offenser, ma chere Nina, ou vous avez
        mis vos robes?
        --La-bas dans ce petit carton, repondit Consuelo en allant le chercher,
        et en montrant a la baronne une petite robe de soie noire qui y etait
        soigneusement et fraichement pliee.
        --Est-ce la tout? dit Amelie.
        --C'est la tout, dit Consuelo, avec ma robe de voyage. Dans quelques
        jours d'ici, je me ferai une seconde robe noire, toute pareille a
        l'autre, pour changer.
        --Ah! ma chere enfant, vous etes donc en deuil?
        --Peut-etre, signora, repondit gravement Consuelo.
        --En ce cas, pardonnez-moi. J'aurais du comprendre a vos manieres que
        vous aviez quelque chagrin dans le coeur, et je vous aime autant ainsi.
        Nous sympathiserons encore plus vite; car moi aussi j'ai bien des sujets
        de tristesse, et je pourrais deja porter le deuil de l'epoux qu'on
        m'avait destine. Ah! ma chere Nina, ne vous effarouchez pas de ma
        gaiete; c'est souvent un effort pour cacher des peines profondes.»
        Elles s'embrasserent, et descendirent au salon ou on les attendait.
        Consuelo vit, des le premier coup d'oeil, que sa modeste robe noire, et
        son fichu blanc ferme jusqu'au menton par une epingle de jais, donnaient
        d'elle a la chanoinesse une opinion tres-favorable. Le vieux Christian
        fut un peu moins embarrasse et tout aussi affable envers elle que la
        veille. Le baron Frederick, qui, par courtoisie, s'etait abstenu d'aller
        a la chasse ce jour-la, ne sut pas trouver un mot a lui dire, quoiqu'il
        eut prepare mille gracieusetes pour les soins qu'elle venait rendre a sa
        fille. Mais il s'assit a table a cote d'elle, et s'empressa de la
        servir, avec une importunite si naive et si minutieuse, qu'il n'eut pas
        le temps de satisfaire son propre appetit. Le chapelain lui demanda dans
        quel ordre le patriarche faisait la procession a Venise, et l'interrogea
        sur le luxe et les ornements des eglises. Il vit a ses reponses qu'elle
        les avait beaucoup frequentees; et quand il sut qu'elle avait appris a
        chanter au service divin, il eut pour elle une grande consideration.
        Quant au comte Albert, Consuelo avait a peine ose lever les yeux sur
        lui, precisement parce qu'il etait le seul qui lui inspirat un vif
        sentiment de curiosite. Elle ne savait pas quel accueil il lui avait
        fait. Seulement elle l'avait regarde dans une glace en traversant le
        salon, et l'avait vu habille avec une sorte de recherche, quoique
        toujours en noir. C'etait bien la tournure d'un grand seigneur; mais sa
        barbe et ses cheveux denoues, avec son teint sombre et jaunatre, lui
        donnaient la tete pensive et negligee d'un beau pecheur de l'Adriatique,
        sur les epaules d'un noble personnage.
        Cependant la sonorite de sa voix, qui flattait les oreilles musicales de
        Consuelo, enhardit peu a peu cette derniere a le regarder. Elle fut
        surprise de lui trouver l'air et les manieres d'un homme tres-sense. Il
        parlait peu, mais judicieusement; et lorsqu'elle se leva de table, il
        lui offrit la main, sans la regarder il est vrai (il ne lui avait pas
        fait cet honneur depuis la veille), mais avec beaucoup d'aisance et de
        politesse. Elle trembla de tous ses membres en mettant sa main dans
        celle de ce heros fantastique des recits et des reves de la nuit
        precedente; elle s'attendait a la trouver froide comme celle d'un
        cadavre. Mais elle etait douce et tiede comme la main d'un homme
        soigneux et bien portant. A vrai dire, Consuelo ne put guere constater
        ce fait. Son emotion interieure lui donnait une sorte de vertige; et le
        regard d'Amelie, qui suivait tous ses mouvements, eut acheve de la
        deconcerter, si elle ne se fut armee de toute la force dont elle sentait
        avoir besoin pour conserver sa dignite vis-a-vis de cette malicieuse
        jeune fille. Elle rendit au comte Albert le profond salut qu'il lui fit
        en la conduisant aupres d'un siege; et pas un mot, pas un regard ne fut
        echange entre eux.

«Savez-vous, perfide Porporina, dit Amelie a sa compagne en s'asseyant
        tout pres d'elle pour chuchoter librement a son oreille, que vous faites
        merveille sur mon cousin?
        --Je ne m'en apercois pas beaucoup jusqu'ici, repondit Consuelo.
        --C'est que vous ne daignez pas vous apercevoir de ses manieres avec
        moi. Depuis un an, il ne m'a pas offert une seule fois la main pour
        passer a table ou pour en sortir, et voila qu'il s'execute avec vous de
        la meilleure grace! Il est vrai qu'il est dans un de ses moments les
        plus lucides. On dirait que vous lui avez apporte la raison et la sante.
        Mais ne vous fiez point aux apparences, Nina. Ce sera avec vous comme
        avec moi. Apres trois jours de cordialite, il ne se souviendra pas
        seulement de votre existence.
        --Je vois, dit Consuelo, qu'il faut que je m'habitue a la plaisanterie.
        --N'est-il pas vrai, ma petite tante, dit a voix basse Amelie en
        s'adressant a la chanoinesse, qui etait venue s'asseoir aupres d'elle et
        de Consuelo, que mon cousin est tout a fait charmant pour la chere
        Porporina?
        --Ne vous moquez pas de lui, Amelie, repondit Wenceslawa avec douceur;
        mademoiselle s'apercevra assez tot de la cause de nos chagrins.
        --Je ne me moque pas, bonne tante. Albert est tout a fait bien ce matin,
        et je me rejouis de le voir comme je ne l'ai pas encore vu peut-etre
        depuis que je suis ici. S'il etait rase et poudre comme tout le monde,
        on pourrait croire aujourd'hui qu'il n'a jamais ete malade.
        --Cet air de calme et de sante me frappe en effet bien agreablement, dit
        la chanoinesse; mais je n'ose plus me flatter de voir durer un si
        heureux etat de choses.
        --Comme il a l'air noble et bon! dit Consuelo, voulant gagner le coeur de
        la chanoinesse par l'endroit le plus sensible.
        --Vous trouvez? dit Amelie. la transpercant de son regard espiegle et
        moqueur.
        --Oui, je le trouve, repondit Consuelo avec fermete, et je vous l'ai dit
        hier soir, signora; jamais visage humain ne m'a inspire plus de respect.
        --Ah! chere fille, dit la chanoinesse en quittant tout a coup son air
        guinde pour serrer avec emotion la main de Consuelo; les bons c?urs se
        devinent! Je craignais que mon pauvre enfant ne vous fit peur; c'est une
        si grande peine pour moi que de lire sur le visage des autres
        l'eloignement qu'inspirent toujours de pareilles souffrances! Mais vous
        avez de la sensibilite, je le vois, et vous avez compris tout de suite
        qu'il y a dans ce corps malade et fletri une ame sublime, bien digne
        d'un meilleur sort.
        Consuelo fut touchee jusqu'aux larmes des paroles de l'excellente
        chanoinesse, et elle lui baisa la main avec effusion. Elle sentait deja
        plus de confiance et de sympathie dans son coeur pour cette vieille
        bossue que pour la brillante et frivole Amelie.
        Elles furent interrompues par le baron Frederick, lequel, comptant sur
        son courage plus que sur ses moyens, s'approchait avec l'intention de
        demander une grace a la signora Porporina. Encore plus gauche aupres des
        dames que ne l'etait son frere aine (cette gaucherie etait, a ce qu'il
        parait, une maladie de famille, qu'on ne devait pas s'etonner beaucoup
        de retrouver developpee jusqu'a la sauvagerie chez Albert), il balbutia
        un discours et beaucoup d'excuses qu'Amelie se chargea de comprendre et
        de traduire a Consuelo.

«Mon pere vous demande, lui dit-elle, si vous vous sentez le courage de
        vous remettre a la musique, apres un voyage aussi penible, et si ce ne
        serait pas abuser de votre bonte que de vous prier d'entendre ma voix et
        de juger ma methode.
        --De tout mon coeur, repondit Consuelo en se levant avec vivacite et en
        allant ouvrir le clavecin.
        --Vous allez voir, lui dit tout bas Amelie en arrangeant son cahier sur
        le pupitre, que ceci va mettre Albert en fuite malgre vos beaux yeux et
        les miens.»
        En effet, Amelie avait a peine prelude pendant quelques minutes,
        qu'Albert se leva, et sortit sur la pointe du pied comme un homme qui se
        flatte d'etre inapercu.

«C'est beaucoup, dit Amelie en causant toujours a voix basse, tandis
        qu'elle jouait a contre-mesure, qu'il n'ait pas jete les portes avec
        fureur, comme cela lui arrive souvent quand je chante. Il est tout a
        fait aimable, on peut meme dire galant aujourd'hui.»
        Le chapelain, s'imaginant masquer la sortie d'Albert, se rapprocha du
        clavecin, et feignit d'ecouter avec attention. Le reste de la famille
        fit a distance un demi-cercle pour attendre respectueusement le jugement
        que Consuelo porterait sur son eleve.
        Amelie choisit bravement un air de l' Achille in Scyro de Pergolese, et
        le chanta avec assurance d'un bout a l'autre, avec une voix fraiche et
        percante, accompagnee d'un accent allemand si comique, que Consuelo,
        n'ayant jamais rien entendu de pareil, se tint a quatre pour ne pas
        sourire a chaque mot. Il ne lui fallut pas ecouter quatre mesures pour
        se convaincre que la jeune baronne n'avait aucune notion vraie, aucune
        intelligence de la musique. Elle avait le timbre flexible, et pouvait
        avoir recu de bonnes lecons; mais son caractere etait trop leger pour
        lui permettre d'etudier quoi que ce fut en conscience. Par la meme
        raison, elle ne doutait pas de ses forces, et sabrait avec un sang-froid
        germanique les traits les plus audacieux et les plus difficiles. Elle
        les manquait tous sans se deconcerter, et croyait couvrir ses
        maladresses en forcant l'intonation, et en frappant l'accompagnement
        avec vigueur, retablissant la mesure comme elle pouvait, en ajoutant des
        temps aux mesures qui suivaient celles ou elle en avait supprime, et
        changeant le caractere de la musique a tel point que Consuelo eut eu
        peine a reconnaitre ce qu'elle entendait, si le cahier n'eut ete devant
        ses yeux.
        Cependant le comte Christian, qui s'y connaissait bien, mais qui
        supposait a sa niece la timidite qu'il aurait eue a sa place, disait de
        temps en temps pour l'encourager: «Bien, Amelie, bien! belle musique, en
        verite, belle musique!»
        La chanoinesse, qui n'y entendait pas grand'chose, cherchait avec
        sollicitude dans les yeux de Consuelo a pressentir son opinion; et le
        baron, qui n'aimait pas d'autre musique que celle des fanfares de
        chasse, s'imaginant que sa fille chantait trop bien pour qu'il put la
        comprendre, attendait avec confiance l'expression du contentement de son
        juge. Le chapelain seul etait charme de ces gargouillades, qu'il n'avait
        jamais entendues avant l'arrivee d'Amelie au chateau, et balancait sa
        grosse tete ave un sourire de beatitude.
        Consuelo vit bien que dire la verite crument serait porter la
        consternation dans la famille. Elle se reserva d'eclairer son eleve en
        particulier sur tout ce qu'elle avait a oublier avant d'apprendre
        quelque chose, donna des eloges a sa voix, la questionna sur ses etudes,
        approuva le choix des maitres qu'on lui avait fait etudier, et se
        dispensa ainsi de declarer qu'elle les avait etudies a contre-sens.
        On se separa fort satisfait d'une epreuve qui n'avait ete cruelle que
        pour Consuelo. Elle eut besoin d'aller s'enfermer dans sa chambre avec
        la musique qu'elle venait d'entendre profaner, et de la lire des yeux,
        en la chantant mentalement, pour effacer de son cerveau l'impression
        desagreable qu'elle venait de recevoir.
        XXX
        Lorsqu'on se rassembla de nouveau vers le soir, Consuelo se sentant plus
        a l'aise avec toutes ces personnes qu'elle commencait a connaitre,
        repondit avec moins de reserve et de brievete aux questions que, de leur
        cote, elles s'enhardirent a lui adresser sur son pays, sur son art, et
        sur ses voyages. Elle evita soigneusement, ainsi qu'elle se l'etait
        prescrit, de parler d'elle-meme, et raconta les choses au milieu
        desquelles elle avait vecu sans jamais faire mention du role qu'elle y
        avait joue. C'est en vain que la curieuse Amelie s'efforca de l'amener
        dans la conversation a developper sa personnalite. Consuelo ne tomba pas
        dans ses pieges, et ne trahit pas un seul instant l'incognito qu'elle
        s'etait promis de garder. Il serait difficile de dire precisement
        pourquoi ce mystere avait pour elle un charme particulier. Plusieurs
        raisons l'y portaient. D'abord elle avait promis, jure au Porpora, de se
        tenir si cachee et si effacee de toutes manieres qu'il fut impossible a
        Anzoleto de retrouver sa trace au cas ou il se mettrait a la poursuivre;
        precaution bien inutile, puisqu'a cette epoque Anzoleto, apres quelques
        velleites de ce genre, rapidement etouffees, n'etait plus occupe que de
        ses debuts et de son succes a Venise.
        En second lieu, Consuelo, voulant se concilier l'affection et l'estime
        de la famille qui donnait un asile momentane a son isolement et a sa
        douleur, comprenait bien qu'on l'accepterait plus volontiers simple
        musicienne, eleve du Porpora et maitresse de chant, que prima donna ,
        femme de theatre et cantatrice celebre. Elle savait qu'une telle
        situation avouee lui imposerait un role difficile au milieu de ces gens
        simples et pieux; et il est probable que, malgre les recommandations du
        Porpora, l'arrivee de Consuelo, la debutante, la merveille de
        San-Samuel, les eut passablement effarouches. Mais ces deux puissants
        motifs n'eussent-ils pas existe, Consuelo aurait encore eprouve le
        besoin de se taire et de ne laisser pressentir a personne l'eclat et les
        miseres de sa destinee. Tout se tenait dans sa vie, sa puissance et sa
        faiblesse, sa gloire et son amour. Elle ne pouvait soulever le moindre
        coin du voile sans montrer une des plaies de son ame; et ces plaies
        etaient trop vives, trop profondes, pour qu'aucun secours humain put les
        soulager. Elle n'eprouvait d'allegement au contraire que dans l'espece
        de rempart qu'elle venait d'elever entre ses douloureux souvenirs et le
        calme energique de sa nouvelle existence. Ce changement de pays,
        d'entourage, et de nom, la transportait tout a coup dans un milieu
        inconnu ou, en jouant un role different, elle aspirait a devenir un
        nouvel etre.
        Cette abjuration de toutes les vanites qui eussent console une autre
        femme, fut le salut de cette ame courageuse. En renoncant a toute pitie
        comme a toute gloire humaine, elle sentit une force celeste venir a son
        secours. Il faut que je retrouve une partie de mon ancien bonheur, se
        disait-elle; celui que j'ai goute longtemps et qui consistait tout
        entier a aimer les autres et a en etre aimee. Le jour ou j'ai cherche
        leur admiration, ils m'ont retire leur amour, et j'ai paye trop cher les
        honneurs qu'ils ont mis a la place de leur bienveillance. Refaisons-nous
        donc obscure et petite, afin de n'avoir ni envieux, ni ingrats, ni
        ennemis sur la terre. La moindre marque de sympathie est douce, et le
        plus grand temoignage d'admiration est mele d'amertume. S'il est des
        coeurs orgueilleux et forts a qui la louange suffit, et que le triomphe
        console, le mien n'est pas de ce nombre, je l'ai trop cruellement
        eprouve. Helas! la gloire m'a ravi le c?ur de mon amant; que l'humilite
        me rende du moins quelques amis!
        Ce n'etait pas ainsi que l'entendait le Porpora. En eloignant Consuelo
        de Venise, en la soustrayant aux dangers et aux dechirements de sa
        passion, il n'avait songe qu'a lui procurer quelques jours de repos
        avant de la rappeler sur la scene des ambitions, et de la lancer de
        nouveau dans les orages de la vie d'artiste. Il ne connaissait pas bien
        son eleve. Il la croyait plus femme, c'est-a-dire, plus mobile qu'elle
        ne l'etait. En songeant a elle dans ce moment-la, il ne se la
        representait pas calme, affectueuse, et occupee des autres, comme elle
        avait deja la force de l'etre. Il la croyait noyee dans les pleurs et
        devoree de regrets. Mais il pensait qu'une grande reaction devait
        bientot s'operer en elle, et qu'il la retrouverait guerie de son amour,
        ardente a reprendre l'exercice de sa force et les privileges de son
        genie.
        Ce sentiment interieur si pur et si religieux que Consuelo venait de
        concevoir de son role dans la famille de Rudolstadt, repandit, des ce
        premier jour, une sainte serenite sur ses paroles, sur ses actions, et
        sur son visage. Qui l'eut vue naguere resplendissante d'amour et de joie
        au soleil de Venise, n'eut pas compris aisement comment elle pouvait
        etre tout a coup tranquille et affectueuse au milieu d'inconnus, au fond
        des sombres forets, avec son amour fletri dans le passe et ruine dans
        l'avenir. C'est que la bonte trouve la force, la ou l'orgueil ne
        rencontrerait que le desespoir. Consuelo fut belle ce soir-la, d'une
        beaute qui ne s'etait pas encore manifestee en elle. Ce n'etait plus ni
        l'engourdissement d'une grande nature qui s'ignore elle-meme et qui
        attend son reveil, ni l'epanouissement d'une puissance qui prend l'essor
        avec surprise et ravissement. Ce n'etait donc plus ni la beaute voilee
        et incomprehensible de la scolare zingarella , ni la beaute splendide
        et saisissante de la cantatrice couronnee; c'etait le charme penetrant
        et suave de la femme pure et recueillie qui se connait elle-meme et se
        gouverne par la saintete de sa propre impulsion.
        Ses vieux hotes, simples et affectueux, n'eurent pas besoin d'autre
        lumiere que celle de leur genereux instinct pour aspirer, si je puis
        ainsi dire, le parfum mysterieux qu'exhalait dans leur atmosphere
        intellectuelle l'ame angelique de Consuelo. Ils eprouverent, en la
        regardant, un bien-etre moral dont ils ne se rendirent pas bien compte,
        mais dont la douceur les remplit comme d'une vie nouvelle. Albert
        lui-meme semblait jouir pour la premiere fois de ses facultes avec
        plenitude et liberte. Il etait prevenant et affectueux avec tout le
        monde: il l'etait avec Consuelo dans la mesure convenable, et il lui
        parla a plusieurs reprises de maniere a prouver qu'il n'abdiquait pas,
        ainsi qu'on l'avait cru jusqu'alors, l'esprit eleve et le jugement
        lumineux que la nature lui avait donnes. Le baron ne s'endormit pas, la
        chanoinesse ne soupira pas une seule fois; et le comte Christian, qui
        avait l'habitude de s'affaisser melancoliquement le soir dans son
        fauteuil sous le poids de la vieillesse et du chagrin, resta debout le
        dos a la cheminee comme au centre de sa famille, et prenant part a
        l'entretien aise et presque enjoue qui dura sans tomber jusqu'a neuf
        heures du soir.

«Dieu semble avoir exauce enfin nos ardentes prieres, dit le chapelain
        au comte Christian et a la chanoinesse, restes les derniers au salon,
        apres le depart du baron et des jeunes gens. Le comte Albert est entre
        aujourd'hui dans sa trentieme annee, et ce jour solennel, dont l'attente
        avait toujours si vivement frappe son imagination et la notre, s'est
        ecoule avec un calme et un bonheur inconcevables.
        --Oui, rendons graces a Dieu! dit le vieux comte. Je ne sais si c'est un
        songe bienfaisant qu'il nous envoie pour nous soulager un instant; mais
        je me suis persuade durant toute cette journee, et ce soir
        particulierement, que mon fils etait gueri pour toujours.
        --Mon frere, dit la chanoinesse, je vous en demande pardon ainsi qu'a
        vous, monsieur le chapelain, qui avez toujours cru Albert tourmente par
        l'ennemi du genre humain. Moi je l'ai toujours cru aux prises avec deux
        puissances contraires qui se disputaient sa pauvre ame; car bien souvent
        lorsqu'il semblait repeter les discours du mauvais ange, le ciel parlait
        par sa bouche un instant apres. Rappelez-vous maintenant tout ce qu'il
        disait hier soir durant l'orage et ses dernieres paroles en nous
        quittant: «La paix du Seigneur est descendue sur cette «maison.» Albert
        sentait s'accomplir en lui un miracle de la grace, et j'ai foi a sa
        guerison comme a la promesse divine.»
        Le chapelain etait trop timore pour accepter d'emblee une proposition si
        hardie. Il se tirait toujours d'embarras en disant: «Rapportons-nous-en
        a la sagesse eternelle; Dieu lit dans les choses cachees; l'esprit doit
        s'abimer en Dieu;» et autres sentences plus consolantes que nouvelles.
        Le comte Christian etait partage entre le desir d'accepter l'ascetisme
        un peu tourne au merveilleux de sa bonne soeur, et le respect que lui
        imposait l'orthodoxie meticuleuse et prudente de son confesseur. Il crut
        detourner la conversation en parlant de la Porporina, et en louant le
        maintien charmant de cette jeune personne. La chanoinesse, qui l'aimait
        deja, rencherit sur ces eloges, et le chapelain donna sa sanction a
        l'entrainement de coeur qu'ils eprouvaient pour elle. Il ne leur vint
        pas a l'esprit d'attribuer a la presence de Consuelo le miracle qui
        venait de s'accomplir dans leur interieur. Ils en recueillirent le
        bienfait sans en reconnaitre la source; c'est tout ce que Consuelo eut
        demande a Dieu, si elle eut ete consultee.
        Amelie avait fait des remarques un peu plus precises. Il devenait bien
        evident pour elle que son cousin avait, dans l'occasion, assez d'empire
        sur lui-meme pour cacher le desordre de ses pensees aux personnes dont
        il se mefiait, comme a celles qu'il considerait particulierement. Devant
        certains parents ou certains amis de sa famille qui lui inspiraient ou
        de la sympathie ou de l'antipathie, il n'avait jamais trahi par aucun
        fait exterieur l'excentricite de son caractere. Aussi, lorsque Consuelo
        lui exprima sa surprise de ce qu'elle lui avait entendu raconter la
        veille, Amelie, tourmentee d'un secret depit, s'efforca de lui rendre
        l'effroi que ses recits avaient deja provoque en elle pour le comte
        Albert.

«Eh! ma pauvre amie, lui dit-elle, mefiez-vous de ce calme trompeur;
        c'est le temps d'arret qui separe toujours chez lui une crise recente
        d'une crise prochaine. Vous l'avez vu aujourd'hui tel que je l'ai vu en
        arrivant ici au commencement de l'annee derniere. Helas! si vous etiez
        destinee par la volonte d'autrui a devenir la femme d'un pareil
        visionnaire, si, pour vaincre votre tacite resistance, on avait
        tacitement complote de vous tenir captive indefiniment dans cet affreux
        chateau, avec un regime continu de surprises, de terreurs et
        d'agitations, avec des pleurs, des exorcismes et des extravagances pour
        tout spectacle, en attendant une guerison a laquelle on croit toujours
        et qui n'arrivera jamais, vous seriez comme moi bien desenchantee des
        belles manieres d'Albert et des douces paroles de la famille.
        --Il n'est pas croyable, dit Consuelo, qu'on veuille forcer votre
        volonte au point de vous unir malgre vous a un homme que vous n'aimez
        point. Vous me paraissez etre l'idole de vos parents.
        --On ne me forcera a rien: on sait bien que ce serait tenter
        l'impossible. Mais on oubliera qu'Albert n'est pas le seul mari qui
        puisse me convenir, et Dieu sait quand on renoncera a la folle esperance
        de me voir reprendre pour lui l'affection que j'avais eprouvee d'abord.
        Et puis mon pauvre pere, qui a la passion de la chasse, et qui a ici de
        quoi se satisfaire, se trouve fort bien dans ce maudit chateau, et fait
        toujours valoir quelque pretexte pour retarder notre depart, vingt fois
        projete et jamais arrete. Ah! si vous saviez, ma chere Nina, quelque
        secret pour faire perir dans une nuit tout le gibier de la contree, vous
        me rendriez le plus grand service qu'ame humaine puisse me rendre.
        --Je ne puis malheureusement que m'efforcer de vous distraire en vous
        faisant faire de la musique, et en causant avec vous le soir, lorsque
        vous n'aurez pas envie, de dormir. Je tacherai d'etre pour vous un
        calmant et un somnifere.
        --Vous me rappelez, dit Amelie, que j'ai le reste d'une histoire a vous
        raconter. Je commence, afin de ne pas vous faire coucher trop tard:

«Quelques jours apres la mysterieuse absence qu'il avait faite (toujours
        persuade que cette semaine de disparition n'avait dure que sept heures),
        Albert commenca seulement a remarquer que l'abbe n'etait plus au
        chateau, et il demanda ou on l'avait envoye.»

«--Sa presence aupres de vous n'etant plus necessaire, lui repondit-on,
        il est retourne a ses affaires. Ne vous en etiez-vous pas encore apercu?

«--Je m'en apercevais, repondit Albert: quelque chose manquait a ma
        souffrance ; mais je ne me rendais pas compte de ce que ce pouvait etre.

«--Vous souffrez donc beaucoup, Albert? lui demanda la chanoinesse.

«--Beaucoup, repondit-il du ton d'un homme a qui l'on demande s'il a
        bien dormi.

«--Et l'abbe vous etait donc bien desagreable? lui demanda le comte
        Christian.

«--Beaucoup, repondit Albert du meme ton.

«--Et pourquoi donc, mon fils, ne l'avez-vous pas dit plus tot? Comment
        avez-vous supporte pendant si longtemps la presence d'un homme qui vous
        etait antipathique, sans me faire part de votre deplaisir? Doutez-vous,
        mon cher enfant, que je n'eusse fait cesser au plus vite votre
        souffrance?

«--C'etait un bien faible accessoire a ma douleur, repondit Albert avec
        une effrayante tranquillite; et vos bontes, dont je ne doute pas, mon
        pere, n'eussent pu que la soulager legerement en me donnant un autre
        surveillant.

«--Dites un autre compagnon de voyage, mon fils. Vous vous servez d'une
        expression injurieuse pour ma tendresse.

«--C'est votre tendresse qui causait votre sollicitude, o mon pere! Vous
        ne pouviez pas savoir le mal que vous me faisiez en m'eloignant de vous
        et de cette maison, ou ma place etait marquee par la Providence jusqu'a
        une epoque ou ses desseins sur moi doivent s'accomplir. Vous avez cru
        travailler a ma guerison et a mon repos; moi qui comprenais mieux que
        vous ce qui convient a nous deux, je savais bien que je devais vous
        seconder et vous obeir: J'ai connu mon devoir et je l'ai rempli.

«--Je sais votre vertu et votre affection pour nous, Albert; mais ne
        sauriez-vous expliquer plus clairement votre pensee?

«--Cela est bien facile, repondit Albert, et le moment de le faire est
        venu.

«Il parlait avec tant de calme, que nous crumes toucher au moment
        fortune ou l'ame d'Albert allait cesser d'etre pour nous une enigme
        douloureuse. Nous nous serrames autour de lui, l'encourageant par nos
        regards et nos caresses a s'epancher entierement pour la premiere fois
        de sa vie. Il parut decide a nous accorder enfin cette confiance, et il
        parla ainsi.

«--Vous m'avez toujours pris, vous me prenez encore tous pour un malade
        et pour un insense. Si je n'avais pour vous tous une veneration et une
        tendresse infinies, j'oserais peut-etre approfondir l'abime qui nous
        separe, et je vous montrerais que vous etes dans un monde d'erreur et de
        prejuges, tandis que le ciel m'a donne acces dans une sphere de lumiere
        et de verite. Mais vous ne pourriez pas me comprendre sans renoncer a
        tout ce qui fait votre calme, votre religion et votre securite. Lorsque,
        emporte a mon insu par des acces d'enthousiasme, quelques paroles
        imprudentes m'echappent, je m'apercois bientot apres que je vous ai fait
        un mal affreux en voulant deraciner vos chimeres et secouer devant vos
        yeux affaiblis la flamme eclatante que je porte dans mes mains. Tous les
        details, toutes les habitudes de votre vie, tous les fibres de votre
        coeur, tous les ressorts de votre intelligence sont tellement lies,
        enlaces et rives au joug du mensonge, a la loi des tenebres, qu'il
        semble que je vous donne la mort en voulant vous donner la foi. Il y a
        pourtant une voix qui me crie dans la veille et dans le sommeil, dans le
        calme et dans l'orage, de vous eclairer et de vous convertir. Mais je
        suis un homme trop aimant et trop faible pour l'entreprendre. Quand je
        vois vos yeux pleins de larmes, vos poitrines gonflees, vos fronts
        abattus, quand je sens que je porte en vous la tristesse et l'epouvante,
        je m'enfuis, je me cache pour resister au cri de ma conscience et a
        l'ordre de ma destinee. Voila mon mal, voila mon tourment, voila ma
        croix et mon supplice; me comprenez-vous maintenant?»

«Mon oncle, ma tante et le chapelain comprenaient jusqu'a un certain
        point qu'Albert s'etait fait une morale et une religion completement
        differentes des leurs; mais, timides comme des devots, ils craignaient
        d'aller trop avant, et n'osaient plus encourager sa franchise. Quant a
        moi, qui ne savais encore que vaguement les particularites de son
        enfance et de sa premiere jeunesse, je ne comprenais pas du tout.
        D'ailleurs, a cette epoque, j'etais a peu pres au meme point que vous,
        Nina; je savais fort peu ce que c'etait que ce Hussitisme et ce
        Lutherianisme dont j'ai entendu si souvent parler depuis, et dont les
        controverses debattues entre Albert et le chapelain m'ont accablee d'un
        si lamentable ennui. J'attendais donc impatiemment une plus ample
        explication; mais elle ne vint pas.

«--Je vois, dit Albert, frappe du silence qui se faisait autour de lui,
        que vous ne voulez pas me comprendre, de peur de me comprendre trop.
        Qu'il en soit donc comme vous le voulez. Votre aveuglement a porte
        depuis longtemps l'arret dont je subis la rigueur. Eternellement
        malheureux, eternellement seul, eternellement etranger parmi ceux que
        j'aime, je n'ai de refuge et de soutien que dans la consolation qui m'a
        ete promise.

«--Quelle est donc cette consolation, mon fils? dit le comte Christian
        mortellement afflige; ne peut-elle venir de nous, et ne pouvons-nous
        jamais arriver a nous entendre?

«--Jamais, mon pere. Aimons-nous, puisque cela seul nous est permis. Le
        ciel m'est temoin que notre desaccord immense, irreparable, n'a jamais
        altere en moi l'amour que je vous porte.
        --Et cela ne suffit-il pas? dit la chanoinesse en lui prenant une main,
        tandis que son frere pressait l'autre main d'Albert dans les siennes; ne
        peux-tu oublier tes idees etranges, tes bizarres croyances, pour vivre
        d'affection au milieu de nous?

«Je vis d'affection, repondit Albert. C'est un bien qui se communique et
        s'echange delicieusement ou amerement, selon que la foi religieuse est
        commune ou opposee. Nos coeurs communient ensemble, o ma tante
        Wenceslawa! mais nos intelligences se font la guerre, et c'est une
        grande infortune pour nous tous! Je sais qu'elle ne cessera point avant
        plusieurs siecles, voila pourquoi j'attendrai dans celui-ci un bien qui
        m'est promis, et qui me donnera la force d'esperer.

«--Quel est ce bien, Albert? ne peux-tu me le dire?

«--Non, je ne puis le dire, parce que je l'ignore; mais il viendra. Ma
        mere n'a point passe une semaine sans me l'annoncer dans mon sommeil, et
        toutes les voix de la foret me l'ont repete chaque fois que je les ai
        interrogees. Un ange voltige souvent, et me montre sa face pale et
        lumineuse au-dessus de la pierre d'epouvante; a cet endroit sinistre,
        sous l'ombrage de ce chene, ou, lorsque les hommes mes contemporains
        m'appelaient Ziska, je fus transporte de la colere du Seigneur, et
        devins pour la premiere fois l'instrument de ses vengeances; au pied de
        cette roche ou, lorsque je m'appelais Wratislaw, je vis rouler d'un coup
        de sabre la tete mutilee et defiguree de mon pere Withold, redoutable
        expiation qui m'apprit ce que c'est que la douleur et la pitie, jour de
        remuneration fatale, ou le sang lutherien lava le sang catholique, et
        qui fit de moi un homme faible et tendre, au lieu d'un homme de
        fanatisme et de destruction que j'avais ete cent ans auparavant....
        --Bonte divine, s'ecria ma tante en se signant, voila sa folie qui le
        reprend!
        --Ne le contrariez point, ma soeur, dit le comte Christian en faisant un
        grand effort sur lui-meme; laissez-le s'expliquer. Parle, mon fils,
        qu'est-ce que l'ange t'a dit sur la pierre d'epouvante?

«--Il m'a dit que ma consolation etait proche, repondit Albert avec un
        visage rayonnant d'enthousiasme, et qu'elle descendrait dans mon coeur
        lorsque j'aurais accompli ma vingt-neuvieme annee.

«Mon oncle laissa retomber sa tete sur son sein. Albert semblait faire
        allusion a sa mort en designant l'age ou sa mere etait morte, et il
        parait qu'elle avait souvent predit, durant sa maladie, que ni elle ni
        ses fils n'atteindraient l'age de trente ans. Il parait que ma tante
        Wanda etait aussi un peu illuminee pour ne rien dire de plus; mais je
        n'ai jamais pu rien savoir de precis a cet egard. C'est un souvenir trop
        douloureux pour mon oncle, et personne n'ose le reveiller autour de lui.

«Le chapelain tenta d'eloigner la funeste pensee que cette prediction
        faisait naitre, en amenant Albert a s'expliquer sur le compte de l'abbe.
        C'etait par la que la conversation avait commence.»
        Albert fit a son tour un effort pour lui repondre.

«--Je vous parle de choses divines et eternelles, reprit-il apres un peu
        d'hesitation, et vous me rappelez les courts instants qui s'envolent,
        les soucis puerils et ephemeres dont le souvenir s'efface deja en moi.

«--Parle encore, mon fils, parle, reprit le comte Christian; il faut que
        nous te connaissions aujourd'hui.

«--Vous ne m'avez point connu, mon pere, repondit Albert, et vous ne me
        connaitrez point dans ce que vous appelez cette vie. Mais si vous voulez
        savoir pourquoi j'ai voyage, pourquoi j'ai supporte ce gardien infidele
        et insouciant que vous aviez attache a mes pas comme un chien gourmand
        et paresseux au bras d'un aveugle, je vous le dirai en peu de mots. Je
        vous avais fait assez souffrir. Il fallait vous derober le spectacle
        d'un fils rebelle a vos lecons et sourd a vos remontrances. Je savais
        bien que je ne guerirais pas de ce que vous appeliez mon delire; mais il
        fallait vous laisser le repos et l'esperance: j'ai consenti a
        m'eloigner. Vous aviez exige de moi la promesse que je ne me separerais
        point, sans votre consentement, de ce guide que vous m'aviez donne, et
        que je me laisserais conduire par lui a travers le monde. J'ai voulu
        tenir ma promesse; j'ai voulu aussi qu'il put entretenir votre esperance
        et votre securite, en vous rendant compte de ma douceur et de ma
        patience. J'ai ete doux et patient. Je lui ai ferme mon coeur et mes
        oreilles; il a eu l'esprit de ne pas songer seulement a se les faire
        ouvrir. Il m'a promene, habille et nourri comme un enfant. J'ai renonce
        a vivre comme je l'entendais; je me suis habitue a voir le malheur,
        l'injustice et la demence regner sur la terre. J'ai vu les hommes et
        leurs institutions; l'indignation a fait place dans mon coeur a la
        pitie, en reconnaissant que l'infortune des opprimes etait moindre que
        celle des oppresseurs. Dans mon enfance, je n'aimais que les victimes:
        je me suis pris de charite pour les bourreaux, penitents deplorables qui
        portent dans cette generation la peine des crimes qu'ils ont commis dans
        des existences anterieures, et que Dieu condamne a etre mechants,
        supplice mille fois plus cruel que celui d'etre leur proie innocente.
        Voila pourquoi je ne fais plus l'aumone que pour me soulager
        personnellement du poids de la richesse, sans vous tourmenter de mes
        predications, connaissant aujourd'hui que le temps n'est pas venu d'etre
        heureux, puisque le temps d'etre bon est loin encore, pour parler le
        langage des hommes.

«--Et maintenant que tu es delivre de ce surveillant, comme tu
        l'appelles, maintenant que tu peux vivre tranquille, sans avoir sous les
        yeux le spectacle de miseres que tu eteins une a une autour de toi, sans
        que personne contrarie ton genereux entrainement, ne peux-tu faire un
        effort sur toi-meme pour chasser tes agitations interieures?

«--Ne m'interrogez plus; mes chers parents, repondit Albert; je ne dirai
        plus rien aujourd'hui.»

«Il tint parole, et au dela; car il ne desserra plus les dents de toute
        une semaine.
        XXXI.

«L'histoire d'Albert sera terminee en peu de mots, ma chere Porporina,
        parce qu'a moins de vous repeter ce que vous avez deja entendu, je n'ai
        presque plus rien a vous apprendre. La conduite de mon cousin durant les
        dix-huit mois que j'ai passes ici a ete une continuelle repetition des
        fantaisies que vous connaissez maintenant. Seulement son pretendu
        souvenir de ce qu'il avait ete et de ce qu'il avait vu dans les siecles
        passes prit une apparence de realite effrayante, lorsque Albert vint a
        manifester une faculte particuliere et vraiment inouie dont vous avez
        peut-etre entendu parler, mais a laquelle je ne croyais pas, avant d'en
        avoir eu les preuves qu'il en a donnees. Cette faculte s'appelle,
        dit-on, en d'autres pays, la seconde vue; et ceux qui la possedent sont
        l'objet d'une grande veneration parmi les gens superstitieux. Quant a
        moi, qui ne sais qu'en penser, et qui n'entreprendrai point de vous en
        donner une explication raisonnable, j'y trouve un motif de plus pour ne
        jamais etre la femme d'un homme qui verrait toutes mes actions, fut-il a
        cent lieues de moi, et qui lirait presque dans ma pensee. Une telle
        femme doit etre au moins une sainte, et le moyen de l'etre avec un homme
        qui semble voue au diable!»
        --Vous avez le don de plaisanter sur toutes choses, dit Consuelo, et
        j'admire l'enjouement avec lequel vous parlez de choses qui me font
        dresser les cheveux sur la tete. En quoi consiste donc cette seconde
        vue?
        --Albert voit et entend ce qu'aucun autre ne peut voir ni entendre.
        Lorsqu'une personne qu'il aime doit venir, bien que personne ne
        l'attende, il l'annonce et va a sa rencontre une heure d'avance. De meme
        il se retire et va s'enfermer dans sa chambre, quand il sent venir de
        loin quelqu'un qui lui deplait.

«Un jour qu'il se promenait avec mon pere dans un sentier de la
        montagne, il s'arreta tout a coup et fit un grand detour a travers les
        rochers et les epines, pour ne point passer sur une certaine place qui
        n'avait cependant rien de particulier. Ils revinrent sur leurs pas au
        bout de quelques instants, et Albert fit le meme manege. Mon pere, qui
        l'observait, feignit d'avoir perdu quelque chose, et voulut l'amener au
        pied d'un sapin qui paraissait etre l'objet de cette repugnance.
        Non-seulement Albert evita d'en approcher, mais encore il affecta de ne
        point marcher sur l'ombre que cet arbre projetait en travers du chemin;
        et, tandis que mon pere passait et repassait dessus, il montra un
        malaise et une angoisse extraordinaires. Enfin, mon pere s'etant arrete
        tout au pied de l'arbre, Albert fit un cri, et le rappela
        precipitamment. Mais il refusa bien longtemps de s'expliquer sur cette
        fantaisie, et ce ne fut que vaincu par les prieres de toute la famille,
        qu'il declara que cet arbre etait la marque d'une sepulture, et qu'un
        grand crime avait ete commis en ce lieu. Le chapelain pensa que si
        Albert avait connaissance de quelque meurtre commis jadis en cet
        endroit, il etait de son devoir de s'en informer, afin de donner la
        sepulture a des ossements abandonnes.

«--Prenez garde a ce que vous ferez, dit Albert avec l'air moqueur et
        triste a la fois qu'il sait prendre souvent. L'homme, la femme et
        l'enfant que vous trouverez la etaient hussites, et c'est l'ivrogne
        Wenceslas qui les a fait egorger par ses soldats, une nuit qu'il se
        cachait dans nos bois, et qu'il craignait d'etre observe et trahi par
        eux.

«On ne parla plus de cette circonstance a mon cousin. Mais mon oncle,
        qui voulait savoir si c'etait une inspiration ou un caprice de sa part,
        fit faire des fouilles durant la nuit a l'endroit que designa mon pere.
        On y trouva les squelettes d'un homme, d'une femme et d'un enfant.
        L'homme etait couvert d'un de ces enormes boucliers de bois que
        portaient les hussites, et qui sont bien reconnaissables a cause du
        calice qui est grave dessus, avec cette devise autour en latin: O Mort,
        que ton souvenir est amer aux mechants! mais que tu laisses calme celui
        dont toutes les actions sont justes et dirigees en vue du trepas! »[1]

[1 O mors, quam est amara memoria tua hominibus injustis, viro quieta
        cujus omnes res flunt ordinate et ad hoc . C'est une sentence empruntee
        a la Bible ( Ecclesiastique , ch. XLI;, v. 1 et 3). Mais, dans la Bible,
        au lieu des mechants, il y a les riches; au lieu des justes, les
        indigents.]

«On porta ces ossements dans un endroit plus retire de la foret, et
        lorsque Albert repassa a plusieurs jours de la au pied du sapin, mon
        pere remarqua qu'il n'eprouvait aucune repugnance a marcher sur cette
        place, qu'on avait cependant recouverte de pierres et de sable, et ou
        rien ne paraissait change. Il ne se souvenait pas meme de l'emotion
        qu'il avait eue en cette occasion, et il eut de la peine a se la
        rappeler lorsqu'on lui en parla.

«--II faut, dit-il a mon pere, que vous vous trompiez, et que j'aie ete
        averti-dans un autre endroit. Je suis certain qu'ici il n'y a rien;
        car je ne sens ni froid, ni douleur, ni tremblement dans mon corps.»

«Ma tante etait bien portee a attribuer cette puissance divinatoire a
        une faveur speciale de la Providence. Mais Albert est si sombre, si
        tourmente, et si malheureux, qu'on ne concoit guere pourquoi la
        Providence lui aurait fait un don si funeste. Si je croyais au diable,
        je trouverais bien plus acceptable la supposition de notre chapelain,
        qui lui met toutes les hallucinations d'Albert sur le dos. Mon oncle
        Christian, qui est un homme plus sense et plus ferme dans sa religion
        que nous tous, trouve a beaucoup de ces choses-la des eclaircissements
        fort vraisemblables. Il pense que malgre tous les soins qu'ont pris les
        jesuites de bruler, pendant et apres la guerre de trente ans, tous les
        heretiques de la Boheme, et en particulier ceux qui se trouvaient au
        chateau des Geants, malgre l'exploration minutieuse que notre chapelain
        a faite dans tous les coins apres la mort de ma tante Wanda, il doit
        etre reste, dans quelque cachette ignoree de tout le monde, des
        documents historiques du temps des hussites, et qu'Albert les a
        retrouves. Il pense que la lecture de ces dangereux papiers aura
        vivement frappe son imagination malade, et qu'il attribue naivement a
        des souvenirs merveilleux d'une existence anterieure sur la terre
        l'impression qu'il a recue de plusieurs details ignores aujourd'hui,
        mais consignes et rapportes avec exactitude dans ces manuscrits. Par la
        s'expliquent naturellement tous les contes qu'il nous a faits, et ses
        disparitions inexplicables durant des journees et des semaines entieres;
        car il est bon de vous dire que ce fait-la s'est renouvele plusieurs
        fois, et qu'il est impossible de supposer qu'il se soit accompli hors du
        chateau. Toutes les fois qu'il a disparu ainsi, il est reste
        introuvable, et nous sommes certains qu'aucun paysan ne lui a jamais
        donne asile ni nourriture. Nous savons deja qu'il a des acces de
        lethargie qui le retiennent enferme dans sa chambre des journees
        entieres. Quand on enfonce les portes, et qu'on s'agite autour de lui,
        il tombe en convulsions: Aussi s'en garde-t-on bien desormais. On le
        laisse en proie a son extase. Il se passe dans son esprit a ces
        moments-la des choses extraordinaires; mais aucun bruit, aucune
        agitation exterieure ne les trahissent: ses discours seuls nous les
        apprennent plus tard. Lorsqu'il en sort, il parait soulage et rendu a la
        raison; mais peu a peu l'agitation revient et va croissant jusqu'au
        retour de l'accablement. Il semble qu'il pressente la duree de ces
        crises; car, lorsqu'elles doivent etre longues, il s'en va au loin, ou
        se refugie dans cette cachette presumee, qui doit etre quelque grotte de
        la montagne ou quelque cave du chateau, connue de lui seul. Jusqu'ici on
        n'a pu le decouvrir. Cela est d'autant plus difficile qu'on ne peut le
        surveiller, et qu'on le rend dangereusement malade quand on veut le
        suivre, l'observer, ou seulement l'interroger. Aussi a-t-on pris le
        parti de le laisser absolument libre, puisque ces absences, si
        effrayantes pour nous dans les commencements, nous nous sommes habitues
        a les regarder comme des crises favorables dans sa maladie. Lorsqu'elles
        arrivent, ma tante souffre et mon oncle prie; mais personne ne bouge; et
        quant a moi, je vous avoue que je me suis beaucoup endurcie a cet
        egard-la. Le chagrin a amene l'ennui et le degout. J'aimerais mieux
        mourir que d'epouser ce maniaque. Je lui reconnais de grandes qualites;
        mais quoiqu'il vous semble que je ne dusse tenir aucun compte de ses
        travers, puisqu'ils sont le fait de son mal, je vous avoue que je m'en
        irrite comme d'un fleau dans ma vie et dans celle de ma famille.
        --Cela me semble un peu injuste, chere baronne, dit Consuelo. Que vous
        repugniez a devenir la femme du comte Albert, je le concois fort bien a
        present; mais que votre interet se retire de lui, je ne le concois pas.
        --C'est que je ne puis m'oter de l'esprit qu'il y a quelque chose de
        volontaire dans la folie de ce pauvre homme. Il est certain qu'il a
        beaucoup de force dans le caractere, et que, dans mille occasions, il a
        beaucoup d'empire sur lui-meme. Il sait retarder a son gre l'invasion de
        ses crises. Je l'ai vu les maitriser avec puissance quand on semblait
        dispose a ne pas les prendre au serieux. Au contraire, quand il nous
        voit disposes a la credulite et a la peur, il a l'air de vouloir faire
        de l'effet sur nous par ses extravagances, et il abuse de la faiblesse
        qu'on a pour lui. Voila pourquoi je lui en veux, et demande souvent a
        son patron Belzebuth de venir le chercher une bonne fois pour nous en
        debarrasser.
        --Voila des plaisanteries bien cruelles, dit Consuelo, a propos d'un
        homme si malheureux, et dont la maladie mentale me semble plus poetique
        et plus merveilleuse que repoussante.
        --A votre aise, chere Porporina! reprit Amelie. Admirez tant que vous
        voudrez ces sorcelleries, si vous pouvez y croire. Mais je fais devant
        ces choses-la comme notre chapelain, qui recommande son ame a Dieu et
        s'abstient de comprendre; je me refugie dans le sein de la raison, et je
        me dispense d'expliquer ce qui doit avoir une interpretation tout a fait
        naturelle, ignoree de nous jusqu'a present. La seule chose certaine dans
        cette malheureuse destinee de mon cousin, c'est que sa raison, a lui, a
        completement plie bagage, que l'imagination a deplie dans sa cervelle
        des ailes si larges que la boite se brise. Et puisqu'il faut parler net,
        et dire le mot que mon pauvre oncle Christian a ete force d'articuler en
        pleurant aux genoux de l'imperatrice Marie-Therese, laquelle ne se paie
        pas de demi-reponses et de demi-affirmations, en trois lettres, Albert
        de Rudolstadt est fou; aliene, si vous trouvez l'epithete plus decente.»
        Consuelo ne repondit que par un profond soupir. Amelie lui semblait en
        cet instant une personne haissable et un coeur de fer. Elle s'efforca de
        l'excuser a ses propres yeux, en se representant tout ce qu'elle devait
        avoir souffert depuis dix-huit mois d'une vie si triste et remplie
        d'emotions si multipliees. Puis, en faisant un retour sur son propre
        malheur: Ah! que ne puis-je mettre les fautes d'Anzoleto sur le compte
        de la folie! pensa-t-elle. S'il fut tombe dans le delire au milieu des
        enivrements et des deceptions de son debut, je sens, moi, que je ne l'en
        aurais pas moins aime; et je ne demanderais qu'a le savoir infidele et
        ingrat par demence, pour l'adorer comme auparavant et pour voler a son
        secours.
        Quelques jours se passerent sans qu'Albert donnat par ses manieres ou
        ses discours la moindre confirmation aux affirmations de sa cousine sur
        le derangement de son esprit. Mais, un beau jour, le chapelain l'ayant
        contrarie sans le vouloir, il commenca a dire des choses
        tres-incoherentes; et comme s'il s'en fut apercu lui-meme, il sortit
        brusquement du salon et courut s'enfermer dans sa chambre. On pensait
        qu'il y resterait longtemps; mais, une heure apres, il rentra, pale et
        languissant, se traina de chaise en chaise, tourna autour de Consuelo
        sans paraitre faire plus d'attention a elle que les autres jours, et
        finit par se refugier dans l'embrasure profonde d'une fenetre, ou il
        appuya sa tete sur ses mains et resta completement immobile.
        C'etait l'heure de la lecon de musique d'Amelie, et elle desirait la
        prendre; afin, disait-elle tout bas a Consuelo, de chasser cette
        sinistre figure qui lui otait toute sa gaiete et repandait dans l'air
        une odeur sepulcrale.

«Je crois, lui repondit Consuelo, que nous ferions mieux de monter dans
        votre chambre; votre epinette suffira bien pour accompagner. S'il est
        vrai que le comte Albert n'aime pas la musique, pourquoi augmenter ses
        souffrances, et par suite celle de ses parents?»
        Amelie se rendit a la derniere consideration, et elles monterent
        ensemble a leur appartement, dont elles laisserent la porte ouverte
        parce qu'elles y trouverent un peu de fumee. Amelie voulut faire a sa
        tete, comme a l'ordinaire, en chantant des cavatines a grand effet; mais
        Consuelo, qui commencait a se montrer severe, lui fit essayer des motifs
        fort simples et fort serieux extraits des chants religieux de
        Palestrina. La jeune baronne bailla, s'impatienta, et declara cette
        musique barbare et soporifique.

«C'est que vous ne la comprenez pas, dit Consuelo. Laissez-moi vous en
        faire entendre quelques phrases pour vous montrer qu'elle est
        admirablement ecrite pour la voix, outre qu'elle est sublime de pensees
        et d'intentions.
        Elle s'assit a l'epinette, et commenca a se faire entendre. C'etait la
        premiere fois qu'elle eveillait autour d'elle les echos du vieux
        chateau; et la sonorite de ces hautes et froides murailles lui causa un
        plaisir auquel elle s'abandonna. Sa voix, muette depuis longtemps,
        depuis le dernier soir qu'elle avait chante a San-Samuel et qu'elle s'y
        etait evanouie brisee de fatigue et de douleur, au lieu de souffrir de
        tant de souffrances et d'agitations, etait plus belle, plus prodigieuse,
        plus penetrante que jamais. Amelie en fut a la fois ravie et consternee.
        Elle comprenait enfin qu'elle ne savait rien; et peut-etre qu'elle ne
        pourrait jamais rien apprendre, lorsque la figure pale et pensive
        d'Albert se montra tout a coup en face des deux jeunes filles, au milieu
        de la chambre, et resta immobile et singulierement attendrie jusqu'a la
        fin du morceau. C'est alors seulement que Consuelo l'apercut, et en fut
        un peu effrayee. Mais Albert, pliant les deux genoux et levant vers elle
        ses grands yeux noirs ruisselants de larmes, s'ecria en espagnol sans le
        moindre accent germanique:

«O Consuelo, Consuelo! te voila donc enfin trouvee!
        --Consuelo? s'ecria la jeune fille interdite, en s'exprimant dans la
        meme langue. Pourquoi, seigneur, m'appelez-vous ainsi?
        --Je t'appelle consolation, reprit Albert toujours en espagnol, parce
        qu'une consolation a ete promise a ma vie desolee, et parce que tu es la
        consolation que Dieu accorde enfin a mes jours solitaires et funestes.
        --Je ne croyais, pas, dit Amelie avec une fureur concentree, que la
        musique put faire un effet si prodigieux sur mon cher cousin. La voix de
        Nina est faite pour accomplir des miracles, j'en conviens; mais je ferai
        remarquer a tous deux qu'il serait plus poli pour moi, et plus
        convenable en general, de s'exprimer dans une langue que je puisse
        comprendre.»
        Albert ne parut pas avoir entendu un mot de ce que disait sa fiancee. Il
        restait a genoux, regardant Consuelo avec une surprise et un ravissement
        indicibles, lui repetant toujours d'une voix attendrie:--Consuelo,
        Consuelo!

«Mais comment donc vous appelle-t-il? dit Amelie avec un peu
        d'emportement a sa compagne.
        --Il me demande un air espagnol que je ne connais pas, repondit Consuelo
        fort troublee; mais je crois que nous ferons bien d'en rester la, car la
        musique parait l'emouvoir beaucoup aujourd'hui.»
        Et elle se leva pour sortir.

«Consuelo, repeta Albert en espagnol, si tu te retires de moi, c'en est
        fait de ma vie, et je ne veux plus revenir sur la terre!»
        En parlant ainsi, il tomba evanoui a ses pieds; et les deux jeunes
        filles, effrayees, appelerent les valets pour l'emporter et le secourir.
        XXXII.
        Le comte Albert fut depose doucement sur son lit; et tandis que les deux
        domestiques qui l'y avaient transporte cherchaient, l'un le chapelain,
        qui etait une maniere de medecin pour la famille, l'autre le comte
        Christian, qui avait donne l'ordre qu'on vint toujours l'avertir a la
        moindre indisposition qu'eprouverait son fils, les deux jeunes filles,
        Amelie et Consuelo, s'etaient mises a la recherche de la chanoinesse.
        Mais avant qu'une seule de ces personnes se fut rendue aupres du malade,
        ce qui se fit pourtant avec le plus de celerite possible, Albert avait
        disparu. On trouva sa porte ouverte, son lit a peine foule par le repos
        d'un instant qu'il y avait pris, et sa chambre dans l'ordre accoutume.
        On le chercha partout, et, comme il arrivait toujours en ces sortes de
        circonstances, on ne le trouva nulle part; apres quoi la famille retomba
        dans un des acces de morne resignation dont Amelie avait parle a
        Consuelo, et l'on parut attendre, avec cette muette terreur qu'on
        s'etait habitue a ne plus exprimer, le retour, toujours espere et
        toujours incertain, du fantasque jeune homme.
        Bien que Consuelo eut desire ne pas faire part aux parents d'Albert de
        la scene etrange qui s'etait passee dans la chambre d'Amelie, cette
        derniere ne manqua pas de tout raconter, et de decrire sous de vives
        couleurs l'effet subit et violent que le chant de la Porporina avait
        produit sur son cousin.

«Il est donc bien certain que la musique lui fait du mal! observa le
        chapelain.
        --En ce cas, repondit Consuelo; je me garderai bien de me faire
        entendre; et lorsque je travaillerai avec notre jeune baronne, nous
        aurons soin de nous enfermer si bien, qu'aucun son ne puisse parvenir a
        l'oreille du comte Albert.
        --Ce sera une grande gene pour vous, ma chere demoiselle, dit la
        chanoinesse. Ah! il ne tient pas a moi que votre sejour ici ne soit plus
        agreable!
        --J'y veux partager vos peines et vos joies, reprit Consuelo, et je ne
        desire pas d'autre satisfaction que d'y etre associee par votre
        confiance et votre amitie.
        --Vous etes une noble enfant! dit la chanoinesse en lui tendant sa
        longue main, seche et luisante comme de l'ivoire jaune. Mais ecoutez,
        ajouta-t-elle; je ne crois pas que la musique fasse reellement du mal a
        mon cher Albert. D'apres ce que raconte Amelie de la scene de ce matin,
        je vois au contraire qu'il a eprouve une joie trop vive; et peut-etre sa
        souffrance n'est venue que de la suspension, trop prompte a son gre, de
        vos admirables melodies. Que vous disait-il en espagnol? C'est une
        langue qu'il parle parfaitemeut bien, m'a-t-on dit, ainsi que beaucoup
        d'autres qu'il a apprises dans ses voyages avec une facilite
        surprenante. Quand on lui demande comment il a pu retenir tant de
        langages differents, il repond qu'il les savait avant d'etre ne, et
        qu'il ne fait que se les rappeler, l'une pour l'avoir parlee il y a
        douze cents ans, l'autre lorsqu'il etait aux croisades; que sais-je?
        helas! Puisqu'on ne doit rien vous cacher, chere signora, vous entendrez
        d'etranges recits de ce qu'il appelle ses existences anterieures. Mais
        traduisez-moi dans notre allemand, que deja vous parlez tres-bien, le
        sens des paroles qu'il vous a dites dans votre langue, qu'aucun de nous
        ici ne connait.»
        Consuelo eprouva en cet instant un embarras dont elle-meme ne put se
        rendre compte. Cependant elle prit le parti de dire presque toute la
        verite, en expliquant que le comte Albert l'avait suppliee de continuer,
        de ne pas s'eloigner, et en lui disant qu'elle lui donnait beaucoup de
        consolation.

«Consolation! s'ecria la perspicace Amelie. S'est-il servi de ce mot?
        Vous savez, ma tante, combien il est significatif dans la bouche de mon
        cousin.
        --En effet, c'est un mot qu'il a bien souvent sur les levres, repondit
        Wenceslawa, et qui a pour lui un sens prophetique; mais je ne vois rien
        en cette rencontre que de fort naturel dans l'emploi d'un pareil mot.
        --Mais quel est donc celui qu'il vous a repete tant de fois, chere
        Porporina? reprit Amelie avec obstination. Il m'a semble qu'il vous
        disait a plusieurs reprises un mot particulier, que dans mon trouble je
        n'ai pu retenir.
        --Je ne l'ai pas compris moi-meme, repondit Consuelo en faisant un grand
        effort sur elle-meme pour mentir.
        --Ma chere Nina, lui dit Amelie a l'oreille, vous etes fine et prudente;
        quant a moi, qui ne suis pas tout a fait bornee, je crois tres-bien
        comprendre que vous etes la consolation mystique promise par la vision a
        la trentieme annee d'Albert. N'essayez pas de me cacher que vous l'avez
        compris encore mieux que moi: c'est une mission celeste dont je ne suis
        pas jalouse.
        --Ecoutez, chere Porporina, dit la chanoinesse apres avoir reve quelques
        instants: nous avons toujours pense qu'Albert, lorsqu'il disparaissait
        pour nous d'une facon qu'on pourrait appeler magique, etait cache non
        loin de nous, dans la maison peut-etre, grace a quelque retraite dont
        lui seul aurait le secret. Je ne sais pourquoi il me semble que si vous
        vous mettiez a chanter en ce moment, il l'entendrait et viendrait a
        nous.
        --Si je le croyais!... dit Consuelo prete a obeir.
        --Mais si Albert est pres de nous et que l'effet de la musique augmente
        son delire! remarqua la jalouse Amelie.
        --Eh bien, dit le comte Christian, c'est une epreuve qu'il faut tenter.
        J'ai oui dire que l'incomparable Farinelli avait le pouvoir de dissiper
        par ses chants la noire melancolie du roi d'Espagne, comme le jeune
        David avait celui d'apaiser les fureurs de Saul, au son de sa harpe.
        Essayez, genereuse Porporina; une ame aussi pure que la votre doit
        exercer une salutaire influence autour d'elle.»
        Consuelo, attendrie, se mit au clavecin, et chanta un cantique espagnol
        en l'honneur de Notre-Dame-de-Consolation, que sa mere lui avait appris
        dans son enfance, et qui commencait par ces mots: Consuelo de mi alma ,

«Consolation de mon ame,» etc. Elle chanta d'une voix si pure et avec un
        accent de piete si naive, que les hotes du vieux manoir oublierent
        presque le sujet de leur preoccupation, pour se livrer au sentiment de
        l'esperance et de la foi. Un profond silence regnait au dedans et au
        dehors du chateau; on avait ouvert les portes et les fenetres, afin que
        la voix de Consuelo put s'etendre aussi loin que possible, et la lune
        eclairait d'un reflet verdatre l'embrasure des vastes croisees. Tout
        etait calme, et une sorte de serenite religieuse succedait aux angoisses
        de l'ame, lorsqu'un profond soupir exhale comme d'une poitrine humaine
        vint repondre aux derniers sons que Consuelo fit entendre. Ce soupir fut
        si distinct et si long, que toutes les personnes presentes s'en
        apercurent meme le baron Frederick, qui s'eveilla a demi, et tourna la
        tete comme si quelqu'un l'eut appele. Tous palirent, et se regarderent
        comme pour se dire: Ce n'est pas moi; est-ce vous? Amelie ne put retenir
        un cri, et Consuelo, a qui ce soupir sembla partir tout a cote d'elle,
        quoiqu'elle fut isolee au clavecin du reste de la famille, eprouva une
        telle frayeur qu'elle n'eut pas la force de dire un mot.

«Bonte divine! dit la chanoinesse terrifiee; avez-vous entendu ce soupir
        qui semble partir des entrailles de la terre?
        --Dites plutot, ma tante, s'ecria Amelie, qu'il a passe sur nos tetes
        comme un souffle de la nuit.
        --Quelque chouette attiree par la bougie aura traverse l'appartement
        tandis que nous etions absorbes par la musique, et nous avons entendu le
        bruit leger de ses ailes au moment ou elle s'envolait par la fenetre.»
        Telle fut l'opinion emise par le chapelain, dont les dents claquaient
        pourtant de peur.
        --C'est peut-etre le chien d'Albert, dit le comte Christian.
        --Cynabre n'est point ici, repondit Amelie. La ou est Albert, Cynabre y
        est toujours avec lui. Quelqu'un a soupire ici etrangement. Si j'osais
        aller jusqu'a la fenetre, je verrais si quelqu'un a ecoute du jardin;
        mais il irait de ma vie que je n'en aurais pas la force.
        --Pour une personne aussi degagee des prejuges, lui dit tout bas
        Consuelo en s'efforcant de sourire, pour une petite philosophe
        francaise, vous n'etes pas brave, ma chere baronne; moi, je vais essayer
        de l'etre davantage.
        --N'y allez pas, ma chere, repondit tout haut Amelie, et ne faites pas
        la vaillante; car vous etes pale comme la mort, et vous allez vous
        trouver mal.
        --Quels enfantillages amusent votre chagrin, ma chere Amelie? dit le
        comte Christian en se dirigeant vers la fenetre d'un pas grave et
        ferme.»
        Il regarda dehors, ne vit personne, et il ferma la fenetre avec calme,
        en disant:

«Il semble que les maux reels ne soient pas assez cuisants pour
        l'ardente imagination des femmes; il faut toujours qu'elles y ajoutent
        les creations de leur cerveau trop ingenieux a souffrir. Ce soupir n'a
        certainement rien de mysterieux. Un de nous, attendri par la belle voix
        et l'immense talent de la signora, aura exhale, a son propre insu, cette
        sorte d'exclamation du fond de son ame. C'est peut-etre moi-meme, et
        pourtant je n'en ai pas eu conscience. Ah! Porpina, si vous ne
        reussissez point a guerir Albert, du moins vous saurez verser un baume
        celeste sur des blessures aussi profondes que les siennes.»
        La parole de ce saint vieillard, toujours sage et calme au milieu des
        adversites domestiques qui l'accablaient, etait elle-meme un baume
        celeste, et Consuelo en ressentit l'effet. Elle fut tentee de se mettre
        a genoux devant lui, et de lui demander sa benediction, comme elle avait
        recu celle du Porpora en le quittant, et celle de Marcello un beau jour
        de sa vie, qui avait commence la serie de ses jours malheureux et
        solitaires.
        XXXIII.
        Plusieurs jours s'ecoulerent sans qu'on eut aucune nouvelle du comte
        Albert; et Consuelo, a qui cette situation semblait mortellement
        sinistre, s'etonna de voir la famille de Rudolstadt rester sous le poids
        d'une si affreuse incertitude, sans temoigner ni desespoir ni
        impatience. L'habitude des plus cruelles anxietes donne une sorte
        d'apathie apparente ou d'endurcissement reel, qui blessent et irritent
        presque les ames dont la sensibilite n'est pas encore emoussee par de
        longs malheurs. Consuelo, en proie a une sorte de cauchemar, au milieu
        de ces impressions lugubres et de ces evenements inexplicables,
        s'etonnait de voir l'ordre de la maison a peine trouble, la chanoinesse
        toujours aussi vigilante, le baron toujours aussi ardent a la chasse, le
        chapelain toujours aussi regulier dans ses memes pratiques de devotion,
        et Amelie toujours aussi gaie et aussi railleuse. La vivacite enjouee de
        cette derniere etait ce qui la scandalisait particulierement. Elle ne
        concevait pas qu'elle put rire et folatrer, lorsqu'elle-meme pouvait a
        peine lire et travailler a l'aiguille.
        La chanoinesse cependant brodait un devant d'autel en tapisserie pour la
        chapelle du chateau. C'etait un chef-d'oeuvre de patience, de finesse et
        de proprete. A peine avait-elle fait un tour dans la maison, qu'elle
        revenait s'asseoir devant son metier, ne fut-ce que pour y ajouter,
        quelques points, en attendant que de nouveaux soins l'appelassent dans
        les granges, dans les offices, ou dans les celliers. Et il fallait voir
        avec quelle importance on traitait toutes ces petites choses, et comme
        cette chetive creature trottait d'un pas toujours egal, toujours digne
        et compasse, mais jamais ralenti, dans tous les coins de son petit
        empire; croisant mille fois par jour et dans tous les sens la surface
        etroite et monotone de son domaine domestique. Ce qui paraissait etrange
        aussi a Consuelo, c'etait le respect et l'admiration qui s'attachaient
        dans la famille et dans le pays a cet emploi de servante infatigable,
        que la vieille dame semblait avoir embrasse avec tant d'amour et de
        jalousie. A la voir regler parcimonieusement les plus chetives affaires,
        on l'eut crue cupide et mefiante. Et pourtant elle etait pleine de
        grandeur et de generosite dans le fond de son ame et dans les occasions
        decisives. Mais ces nobles qualites, surtout cette tendresse toute
        maternelle, qui la rendaient si sympathique et si venerable aux yeux de
        Consuelo, n'eussent pas suffi aux autres pour en faire l'heroine de la
        famille. Il lui fallait encore, il lui fallait surtout toutes ces
        puerilites du menage gouvernees solennellement, pour etre appreciee ce
        qu'elle etait (malgre tout cela), une femme d'un grand sens et d'un
        grand caractere. Il ne se passait pas un jour sans que le comte
        Christian, le baron ou le chapelain, ne repetassent chaque fois qu'elle
        tournait les talons:

«Quelle sagesse, quel courage, quelle force d'esprit resident dans la
        chanoinesse!»
        Amelie elle-meme, ne discernant pas la veritable elevation de la vie
        d'avec les enfantillages qui, sous une autre forme, remplissaient toute
        la sienne, n'osait pas denigrer sa tante sous ce point de vue, le seul
        qui, pour Consuelo, fit une ombre a cette vive lumiere dont rayonnait
        l'ame pure et aimante de la bossue Wenceslawa.
        Pour la Zingarella , nee sur les grands chemins, et perdue dans le
        monde, sans autre maitre et sans autre protecteur que son propre genie,
        tant de soucis, d'activite et de contention d'esprit, a propos d'aussi
        miserables resultats que la conservation et l'entretien de certains
        objets et de certaines denrees, paraissait un emploi monstrueux de
        l'intelligence. Elle qui ne possedait rien, et ne desirait rien des
        richesses de la terre, elle souffrait de voir une belle ame s'atrophier
        volontairement dans l'occupation de posseder du ble, du vin, du bois, du
        chanvre, des animaux et des meubles. Si on lui eut offert tous ces biens
        convoites par la plupart des hommes, elle eut demande, a la place, une
        minute de son ancien bonheur, ses haillons, son beau ciel, son pur amour
        et sa liberte sur les lagunes de Venise; souvenir amer et precieux qui
        se peignait dans son cerveau sous les plus brillantes couleurs, a mesure
        qu'elle s'eloignait de ce riant horizon pour penetrer dans la sphere
        glacee de ce qu'on appelle la vie positive.
        Son coeur se serrait affectueusement lorsqu'elle voyait, a la nuit
        tombante, la chanoinesse, suivie de Hanz, prendre un gros trousseau de
        clefs, et marcher elle-meme dans tous les batiments et dans toutes les
        cours, pour faire sa ronde, pour fermer les moindres issues, pour
        visiter les moindres recoins ou des malfaiteurs eussent pu se glisser,
        comme si personne n'eut du dormir en surete derriere ces murs
        formidables, avant que l'eau du torrent prisonnier derriere une ecluse
        voisine ne se fut elancee en mugissant dans les fosses du chateau,
        tandis qu'on cadenassait les grilles et qu'on relevait les ponts.
        Consuelo avait dormi tant de fois, dans ses courses lointaines, sur le
        bord d'un chemin, avec un pan du manteau troue de sa mere pour tout
        abri! Elle avait tant de fois salue l'aurore sur les dalles blanches de
        Venise, battues par les flots, sans avoir eu un instant de crainte pour
        sa pudeur, la seule richesse qu'elle eut a coeur de conserver! Helas! se
        disait-elle, que ces gens-ci sont a plaindre d'avoir tant de choses a
        garder! La securite est le but qu'ils poursuivent jour et nuit, et, a
        force de la chercher, ils n'ont ni le temps de la trouver, ni celui d'en
        jouir. Elle soupirait donc deja comme Amelie dans cette noire prison,
        dans ce morne chateau des Geants, ou le soleil lui-meme semblait
        craindre de penetrer. Mais au lieu que la jeune baronne revait de fetes,
        de parures et d'hommages, Consuelo revait d'un sillon, d'un buisson ou
        d'une barque pour palais, avec l'horizon pour toute enceinte, et
        l'immensite des cieux etoiles pour tout spectacle.
        Forcee par le froid du climat et par la cloture du chateau a changer
        l'habitude venitienne qu'elle avait prise de veiller une partie de la
        nuit et de se lever tard le matin, apres bien des heures d'insomnie,
        d'agitation et de reves lugubres, elle reussit enfin a se plier a la loi
        sauvage de la claustration; et elle s'en dedommagea en hasardant seule
        quelques promenades matinales dans les montagnes voisines. On ouvrait
        les portes et on baissait les ponts aux premieres clartes du jour; et
        tandis qu'Amelie, occupee une partie de la nuit a lire des romans en
        cachette, dormait jusqu'a l'appel de la cloche du dejeuner, la Porporina
        allait respirer l'air libre et fouler les plantes humides de la foret.
        Un matin qu'elle descendait bien doucement sur la pointe du pied pour
        n'eveiller personne, elle se trompa de direction dans les innombrables
        escaliers et dans les interminables corridors du chateau, qu'elle avait
        encore de la peine a comprendre. Egaree dans ce labyrinthe de galeries
        et de passages, elle traversa une sorte de vestibule qu'elle ne
        connaissait pas, et crut trouver par la une sortie sur les jardins. Mais
        elle n'arriva qu'a l'entree d'une petite chapelle d'un beau style
        ancien, a peine eclairee en haut par une rosace dans la voute, qui
        jetait une lueur blafarde sur le milieu du pave, et laissait le fond
        dans un vague mysterieux. Le soleil etait encore sous l'horizon, la
        matinee grise et brumeuse. Consuelo crut d'abord qu'elle etait dans la
        chapelle du chateau, ou deja elle avait entendu la messe un dimanche.
        Elle savait que cette chapelle donnait sur les jardins; mais avant de la
        traverser pour sortir, elle voulut saluer le sanctuaire de la priere, et
        s'agenouilla sur la premiere dalle. Cependant, comme il arrive souvent
        aux artistes de se laisser preoccuper par les objets exterieurs en depit
        de leurs tentatives pour remonter dans la sphere des idees abstraites,
        sa priere ne put l'absorber assez pour l'empecher de jeter un coup
        d'oeil curieux autour d'elle; et bientot elle s'apercut qu'elle n'etait
        pas dans la chapelle, mais dans un lieu ou elle n'avait pas encore
        penetre. Ce n'etait ni le meme vaisseau ni les memes ornements. Quoique
        cette chapelle inconnue fut assez petite, on distinguait encore mal les
        objets, et ce qui frappa le plus Consuelo fut une statue blanchatre,
        agenouillee vis-a-vis de l'autel, dans l'attitude froide et severe qu'on
        donnait jadis a toutes celles dont on decorait les tombeaux. Elle pensa
        qu'elle se trouvait dans un lieu reserve aux sepultures de quelques
        aieux d'elite; et, devenue un peu craintive et superstitieuse depuis son
        sejour en Boheme, elle abregea sa priere et se leva pour sortir.
        Mais au moment ou elle jetait un dernier regard timide sur cette figure
        agenouillee a dix pas d'elle, elle vit distinctement la statue
        disjoindre ses deux mains de pierre allongees l'une contre l'autre, et
        faire lentement un grand signe de croix en poussant un profond soupir.
        Consuelo faillit tomber a la renverse, et cependant elle ne put detacher
        ses yeux hagards de la terrible statue. Ce qui la confirmait dans la
        croyance que c'etait une figure de pierre, c'est qu'elle ne sembla pas
        entendre le cri d'effroi que Consuelo laissa echapper, et qu'elle remit
        ses deux grandes mains blanches l'une contre l'autre, sans paraitre
        avoir le moindre rapport avec le monde exterieur.
        XXXIV.
        Si l'ingenieuse et feconde Anne Radcliffe se fut trouvee a la place du
        candide et maladroit narrateur de cette tres veridique histoire, elle
        n'eut pas laisse echapper une si bonne occasion de vous promener, madame
        la lectrice, a travers les corridors, les trappes, les escaliers en
        spirale, les tenebres et les souterrains, pendant une demi-douzaine de
        beaux et attachants volumes, pour vous reveler, seulement au septieme,
        tous les arcanes de son oeuvre savante. Mais la lectrice esprit fort que
        nous avons charge de divertir ne prendrait peut-etre pas aussi bien, au
        temps ou nous sommes, l'innocent stratageme du romancier. D'ailleurs,
        comme il serait fort difficile de lui en faire accroire, nous lui
        dirons, aussi vite que nous le pourrons, le mot de toutes nos enigmes.
        Et pour lui en confesser deux d'un coup, nous lui avouerons que
        Consuelo, apres deux secondes de sang-froid, reconnut, dans la statue
        animee qu'elle avait devant les yeux, le vieux comte Christian qui
        recitait mentalement ses prieres du matin dans son oratoire; et dans ce
        soupir de componction qui venait de lui echapper a son insu, comme il
        arrive souvent aux vieillards, le meme soupir diabolique qu'elle avait
        cru entendre a son oreille un soir, apres avoir chante l'hymne de
        Notre-Dame-de-Consolation.
        Un peu honteuse de sa frayeur, Consuelo resta enchainee a sa place par
        le respect, et par la crainte de troubler une si fervente priere. Rien
        n'etait plus solennel et plus touchant a voir que ce vieillard prosterne
        sur la pierre, offrant son coeur a Dieu au lever de l'aube, et plonge
        dans une sorte de ravissement celeste qui semblait fermer ses sens a
        toute perception du monde physique. Sa noble figure ne trahissait aucune
        emotion douloureuse. Un vent frais, penetrant par la porte que Consuelo
        avait laissee entr'ouverte, agitait autour de sa nuque une demi-couronne
        de cheveux argentes; et son vaste front, depouille jusqu'au sommet du
        crane, avait le luisant jaunatre des vieux marbres. Revetu d'une robe de
        chambre de laine blanche a l'ancienne mode, qui ressemblait un peu a un
        froc de moine, et qui formait sur ses membres amaigris de gros plis
        raides et lourds, il avait tout l'air d'une statue de tombeau; et quand
        il eut repris son immobilite, Consuelo fut encore obligee de le regarder
        a deux fois pour ne pas retomber dans sa premiere illusion.
        Apres qu'elle l'eut considere attentivement, en se placant un peu de
        cote pour le mieux voir, elle se demanda, comme malgre elle, tout au
        milieu de son admiration et de son attendrissement, si le genre de
        priere que ce vieillard adressait a Dieu etait bien efficace pour la
        guerison de son malheureux fils, et si une ame aussi passivement soumise
        aux arrets du dogme et aux rudes decrets de la destinee avait jamais
        possede la chaleur, l'intelligence et le zele qu'Albert aurait eu besoin
        de trouver dans l'ame de son pere. Albert aussi avait une ame mystique:
        lui aussi avait eu une vie devote et contemplative, mais, d'apres tout
        ce qu'Amelie avait raconte a Consuelo, d'apres ce qu'elle avait vu de
        ses propres yeux depuis quelques jours passes dans le chateau, Albert
        n'avait jamais rencontre le conseil, le guide et l'ami qui eut pu
        diriger son imagination, apaiser la vehemence de ses sentiments, et
        attendrir la rudesse brulante de sa vertu. Elle comprenait qu'il avait
        du se sentir isole, et se regarder comme etranger au milieu de cette
        famille obstinee a le contredire ou a le plaindre en silence, comme un
        heretique ou comme un fou; elle le sentait elle-meme, a l'espece
        d'impatience que lui causait cette impassible et interminable priere
        adressee au ciel, comme pour se remettre a lui seul du soin qu'on eut du
        prendre soi-meme de chercher le fugitif, de le rejoindre, de le
        persuader, et de le ramener. Car il fallait de bien grands acces de
        desespoir, et un trouble interieur inexprimable, pour arracher ainsi un
        jeune homme si affectueux et si bon du sein de ses proches, pour le
        jeter dans un complet oubli de soi-meme, et pour lui ravir jusqu'au
        sentiment des inquietudes et des tourments qu'il pouvait causer aux
        etres les plus chers.
        Celte resolution qu'on avait prise de ne jamais le contrarier, et de
        feindre le calme au milieu de l'epouvante, semblait a l'esprit ferme et
        droit de Consuelo une sorte de negligence coupable ou d'erreur
        grossiere. Il y avait la l'espece d'orgueil et d'egoisme qu'inspire une
        foi etroite aux gens qui consentent a porter le bandeau de
        l'intolerance, et qui croient a un seul chemin, rigidement trace par la
        main du pretre, pour aller au ciel.

«Dieu bon! disait Consuelo en priant dans son coeur; cette grande ame
        d'Albert, si ardente, si charitable, si pure de passions humaines,
        serait-elle donc moins precieuse a vos yeux que les ames patientes et
        oisives qui acceptent les injustices du monde, et voient sans
        indignation la justice et la verite meconnues sur la terre? Etait-il
        donc inspire par le diable, ce jeune homme qui, des son enfance, donnait
        tous ses jouets et tous ses ornements aux enfants des pauvres, et qui,
        au premier eveil de la reflexion, voulait se depouiller de toutes ses
        richesses pour soulager les miseres humaines? Et eux, ces doux et
        benevoles seigneurs, qui plaignent le malheur avec des larmes steriles
        et le soulagent avec de faibles dons, sont-ils bien sages de croire
        qu'ils vont gagner le ciel avec des prieres et des actes de soumission a
        l'empereur et au pape, plus qu'avec de grandes oeuvres et d'immenses
        sacrifices? Non, Albert n'est pas fou; une voix me crie au fond de l'ame
        que c'est le plus beau type du juste et du saint qui soit sorti des
        mains de la nature. Et si des reves penibles, des illusions bizarres ont
        obscurci la lucidite de sa raison, s'il est devenu aliene enfin, comme
        ils le croient, c'est la contradiction aveugle, c'est l'absence de
        sympathie, c'est la solitude du coeur, qui ont amene ce resultat
        deplorable. J'ai vu la logette ou le Tasse a ete enferme comme fou, et
        j'ai pense que peut-etre il n'etait qu'exaspere par l'injustice. J'ai
        entendu traiter de fous, dans les salons de Venise, ces grands saints du
        christianisme dont l'histoire touchante m'a fait pleurer et rever dans
        mon enfance: on appelait leurs miracles des jongleries, et leurs
        revelations des songes maladifs. Mais de quel droit ces gens-ci, ce
        pieux vieillard, cette timide chanoinesse, qui croient aux miracles des
        saints et au genie des poetes, prononcent-ils sur leur enfant cette
        sentence de honte et de reprobation qui ne devrait s'attacher qu'aux
        infirmes et aux scelerats? Fou! Mais c'est horrible et repoussant, la
        folie! c'est un chatiment de Dieu apres les grands crimes; et a force de
        vertu un homme deviendrait fou! Je croyais qu'il suffisait de faiblir
        sous le poids d'un malheur immerite pour avoir droit au respect autant
        qu'a la pitie des hommes. Et si j'etais devenue folle, moi; si j'avais
        blaspheme le jour terrible ou j'ai vu Anzoleto dans les bras d'une
        autre, j'aurais donc perdu tout droit aux conseils, aux encouragements,
        et aux soins spirituels de mes freres les chretiens? On m'eut donc
        chassee ou laissee errante sur les chemins, en disant: Il n'y a pas de
        remede pour elle; faisons-lui l'aumone, et ne lui parlons pas; car pour
        avoir trop souffert, elle ne peut plus rien comprendre? Eh bien, c'est
        ainsi qu'on traite ce malheureux, comte Albert! On le nourrit, on
        l'habille, on le soigne, on lui fait en un mot, l'aumone d'une
        sollicitude puerile. Mais on ne lui parle pas; on se tait quand il
        interroge, on baisse la tete ou on la detourne quand il cherche a
        persuader. On le laisse fuir quand l'horreur de la solitude l'appelle
        dans des solitudes plus profondes encore, et on attend qu'il revienne,
        en priant Dieu de le surveiller et de le ramener sain et sauf, comme si
        l'Ocean etait entre lui et les objets de son affection! Et cependant on
        pense qu'il n'est pas loin; on me fait chanter pour l'eveiller, s'il est
        en proie au sommeil lethargique dans l'epaisseur de quelque muraille ou
        dans le tronc de quelque vieux arbre voisin. Et l'on n'a pas su explorer
        tous les secrets de cette antique masure, on n'a pas creuse jusqu'aux
        entrailles de ce sol mine! Ah! si j'etais le pere ou la tante d'Albert,
        je n'aurais pas laisse pierre sur pierre avant de l'avoir retrouve; pas
        un arbre de la foret ne serait reste debout avant de me l'avoir rendu.»
        Perdue dans ses pensees, Consuelo etait sortie sans bruit de l'oratoire
        du comte Christian, et elle avait trouve, sans savoir comment, une porte
        sur la campagne. Elle errait parmi les sentiers de la foret, et
        cherchait les plus sauvages, les plus difficiles, guidee, par un
        instinct romanesque et plein d'heroisme qui lui faisait esperer de
        retrouver Albert. Aucun attrait vulgaire, aucune ombre de fantaisie
        imprudente ne la portait a ce dessein aventureux. Albert remplissait son
        imagination, et occupait tous ses reves, il est vrai; mais a ses yeux ce
        n'etait point un jeune homme beau et enthousiasme d'elle qu'elle allait
        cherchant dans les lieux deserts, pour le voir et se trouver seule avec
        lui; c'etait un noble infortune qu'elle s'imaginait pouvoir sauver ou
        tout au moins calmer par la purete de son zele. Elle eut cherche de meme
        un venerable ermite malade pour le soigner, ou un enfant perdu pour le
        ramener a sa mere. Elle etait un enfant elle-meme, et cependant il y
        avait en elle une revelation de l'amour maternel; il y avait une foi
        naive, une charite brulante, une bravoure exaltee.
        Elle revait et entreprenait ce pelerinage, comme Jeanne d'Arc avait reve
        et entrepris la delivrance de sa patrie. Il ne lui venait pas seulement
        a l'esprit qu'on put railler ou blamer sa resolution; elle ne concevait
        pas qu'Amelie, guidee par la voix du sang, et, dans le principe, par les
        esperances de l'amour, n'eut pas concu le meme projet, et qu'elle n'eut
        pas reussi a l'executer. Elle marchait avec rapidite; aucun obstacle ne
        l'arretait. Le silence de ces grands bois ne portait plus la tristesse
        ni l'epouvante dans son ame. Elle voyait la piste des loups sur le
        sable, et ne s'inquietait pas de rencontrer leur troupe affamee. Il lui
        semblait qu'elle etait poussee par une main divine qui la rendait
        invulnerable. Elle qui savait le Tasse par coeur, pour l'avoir chante
        toutes les nuits sur les lagunes, elle s'imaginait marcher a l'abri de
        son talisman, comme le genereux Ubalde a la reconnaissance de Renaud a
        travers les embuches de la foret enchantee. Elle marchait svelte et
        legere, parmi les ronces et les rochers, le front rayonnant d'une
        secrete fierte, et les joues colorees d'une legere rougeur. Jamais elle
        n'avait ete plus belle a la scene dans les roles heroiques; et pourtant
        elle ne pensait pas plus a la scene en cet instant qu'elle n'avait pense
        a elle-meme en montant sur le theatre.
        De temps en temps elle s'arretait reveuse et recueillie.

«Et si je venais a le rencontrer tout a coup, se disait-elle, que lui
        dirais-je qui put le convaincre et le tranquilliser? Je ne sais rien de
        ces choses mysterieuses et profondes qui l'agitent. Je les comprends a
        travers un voile de poesie qu'on a a peine souleve devant mes yeux,
        eblouis de visions si nouvelles. Il faudrait avoir plus que le zele et
        la charite, il faudrait avoir la science et l'eloquence pour trouver des
        paroles dignes d'etre ecoutees par un homme si superieur a moi, par un
        fou si sage aupres de tous les etres raisonnables au milieu desquels
        j'ai vecu. Allons, Dieu m'inspirera quand le moment sera venu; car pour
        moi, j'aurais beau chercher, je me perdrais de plus en plus dans les
        tenebres de mon ignorance. Ah! si j'avais lu beaucoup de livres de
        religion et d'histoire, comme le comte Christian et la chanoinesse
        Wenceslawa! si je savais par coeur toutes les regles de la devotion et
        toutes les prieres de l'Eglise, je trouverais bien a en appliquer
        heureusement quelqu'une a la circonstance; mais j'ai a peine compris, a
        peine retenu par consequent quelques phrases du catechisme, et je ne
        sais prier qu'au lutrin. Quelque sensible qu'il soit a la musique, je ne
        persuaderai pas ce savant theologien avec une cadence ou avec une phrase
        de chant. N'importe! il me semble qu'il y a plus de puissance dans mon
        coeur penetre et resolu, que dans toutes les doctrines etudiees par ses
        parents, si bons et si doux, mais indecis et froids comme les
        brouillards et les neiges de leur patrie.»
        XXXV.
        Apres bien des detours et des retours dans les inextricables sentiers de
        cette foret jetee sur un terrain montueux et tourmente, Consuelo se
        trouva sur une elevation semee de roches et de ruines qu'il etait assez
        difficile de distinguer les unes des autres, tant la main de l'homme,
        jalouse de celle du temps, y avait ete destructive. Ce n'etait plus
        qu'une montagne de debris, ou jadis un village avait ete brule par
        l'ordre du redoutable aveugle , le celebre chef Calixtin Jean Ziska,
        dont Albert croyait descendre, et dont il descendait peut-etre en effet.
        Durant une nuit profonde et lugubre, le farouche et infatigable
        capitaine ayant commande a sa troupe de donner l'assaut a la forteresse
        des Geants, alors gardee pour l'Empereur par des Saxons, il avait
        entendu murmurer ses soldats, et un entre autres dire non loin de lui:

«Ce maudit aveugle croit que, pour agir, chacun peut, comme lui, se
        passer de la lumiere.» La-dessus Ziska, se tournant vers un des quatre
        disciples devoues qui l'accompagnaient partout, guidant son cheval ou
        son chariot, et lui rendant compte avec precision de la position
        topographique et des mouvements de l'ennemi, il lui avait dit, avec
        cette surete de memoire ou cet esprit de divination qui suppleaient en
        lui au sens de la vue: «II y a ici pres un village?--Oui, pere, avait
        repondu le conducteur taborite; a ta droite, sur une eminence, en face
        de la forteresse.» Alors Ziska avait fait appeler le soldat mecontent
        dont le murmure avait fixe son attention: «Enfant, lui avait-il dit, tu
        te plains des tenebres, va-t'en bien vite mettre le feu au village qui
        est sur l'eminence, a ma droite; et, a la lueur des flammes, nous
        pourrons marcher et combattre.»
        L'ordre terrible avait ete execute. Le village incendie avait eclaire la
        marche et l'assaut des Taborites. Le chateau des Geants avait ete
        emporte en deux heures, et Ziska en avait pris possession. Le lendemain,
        au jour, on remarqua et on lui fit savoir qu'au milieu des decombres du
        village, et tout au sommet de la colline qui avait servi de plate-forme
        aux soldats pour observer les mouvements de la forteresse, un jeune
        chene, unique dans ces contrees, et deja robuste, etait reste debout et
        verdoyant, preserve apparemment de la chaleur des flammes qui montaient
        autour de lui par l'eau d'une citerne qui baignait ses racines.

«Je connais bien la citerne, avait repondu Ziska. Dix des notres y ont
        ete jetes par les damnes habitants de ce village, et depuis ce temps la
        pierre qui la couvre n'a point ete levee. Qu'elle y reste et leur serve
        de monument, puisque, aussi bien, nous ne sommes pas de ceux qui croient
        les ames errantes repoussees a la porte des cieux par le patron romain
        (Pierre, le porte-clefs, dont ils ont fait un saint), parce que les
        cadavres pourrissent dans une terre non benite par la main des pretres
        de Belial. Que les os de nos freres reposent en paix dans cette citerne;
        leurs ames sont vivantes. Elles ont deja revetu d'autres corps, et ces
        martyrs combattent parmi nous, quoique nous ne les connaissions point.
        Quant aux habitants du village, ils ont recu leur paiement; et quant au
        chene, il a bien fait de se moquer de l'incendie: une destinee plus
        glorieuse que celle d'abriter des mecreants lui etait reservee. Nous
        avions besoin d'une potence, et la voici trouvee. Allez-moi chercher ces
        vingt moines augustins que nous avons pris hier dans leur couvent, et
        qui se font prier pour nous suivre. Courons les pendre haut et court aux
        branches de ce brave chene, a qui cet ornement rendra tout a fait la
        sante.»
        Aussitot dit, aussitot fait. Le chene, depuis ce temps la, avait ete
        nomme le Hussite , la pierre de la citerne, Pierre d'epouvante , et le
        village detruit sur la colline abandonnee, Schreckenstein .
        Consuelo avait deja entendu raconter dans tous ses details, par la
        baronne Amelie, cette sombre chronique. Mais, comme elle n'en avait
        encore apercu le theatre que de loin, ou pendant la nuit au moment de
        son arrivee au chateau, elle ne l'eut pas reconnu, si, en jetant les
        yeux au-dessous d'elle, elle n'eut vu, au fond du ravin que traversait
        la route, les formidables debris du chene, brise par la foudre, et
        qu'aucun habitant de la campagne, aucun serviteur du chateau n'avait ose
        depecer ni enlever, une crainte superstitieuse s'attachant encore pour
        eux, apres plusieurs siecles, a ce monument d'horreur, a ce contemporain
        de Jean Ziska.
        Les visions et les predictions d'Albert avaient donne a ce lieu tragique
        un caractere plus emouvant encore. Aussi Consuelo, en se trouvant seule
        et amenee a l'improviste a la pierre d'epouvante, sur laquelle meme elle
        venait de s'asseoir, brisee de fatigue, sentit-elle faiblir son courage,
        et son coeur se serrer etrangement. Non seulement, au dire d'Albert,
        mais a celui de tous les montagnards de la contree, des apparitions
        epouvantables hantaient le Schreckenstein, et en ecartaient les
        chasseurs assez temeraires pour venir y guetter le gibier. Cette
        colline, quoique tres-rapprochee du chateau, etait donc souvent le
        domicile des loups et des animaux sauvages, qui y trouvaient un refuge
        assure contre les poursuites du baron et de ses limiers. L'impassible
        Frederick ne croyait pas beaucoup, pour son compte, au danger d'y etre
        assailli par le diable, avec lequel il n'eut pas craint d'ailleurs de se
        mesurer corps a corps; mais, superstitieux a sa maniere, et dans l'ordre
        de ses preoccupations dominantes, il etait persuade qu'une pernicieuse
        influence y menacait ses chiens, et les y atteignait de maladies
        inconnues et incurables. Il en avait perdu plusieurs pour les avoir
        laisses se desalterer dans les filets d'eau claire qui s'echappaient des
        veines de la colline, et qui provenaient peut-etre de la citerne
        condamnee, antique tombeau des Hussites. Aussi rappelait-il de toute
        l'autorite de son sifflet sa griffonne Pankin ou son double-nez
        Saphyr, lorsqu'ils s'oubliaient aux alentours du Schreckenstein.
        Consuelo, rougissant des acces de pusillanimite qu'elle avait resolu de
        combattre, s'imposa de rester un instant sur la pierre fatale, et de ne
        s'en eloigner qu'avec la lenteur qui convient a un esprit calme, en ces
        sortes d'epreuves. Mais, au moment ou elle detournait ses regards du
        chene calcine qu'elle apercevait a deux cents pieds au-dessous d'elle,
        pour les reporter sur les objets environnants, elle vit qu'elle n'etait
        pas seule sur la pierre d'epouvante, et qu'une figure incomprehensible
        venait de s'y asseoir a ses cotes, sans annoncer son approche par le
        moindre bruit.
        C'etait une grosse tete ronde et beante, remuant sur un corps
        contrefait, grele et crochu comme une sauterelle, couvert d'un costume
        indefinissable qui n'etait d'aucun temps et d'aucun pays, et dont le
        delabrement touchait de pres a la malproprete. Cependant cette figure
        n'avait d'effrayant que son etrangete et l'imprevu de son apparition car
        elle n'avait rien d'hostile. Un sourire doux et caressant courait sur sa
        large bouche, et une expression enfantine adoucissait l'egarement
        d'esprit que trahissaient le regard vague et les gestes precipites.
        Consuelo, en se voyant seule avec un fou, dans un endroit ou personne
        assurement ne fut venu lui porter secours, eut veritablement peur,
        malgre les reverences multipliees et les rires affectueux que lui
        adressait cet insense. Elle crut devoir lui rendre ses saluts et ses
        signes de tete, pour ne pas l'irriter; mais elle se hata de se lever et
        de s'eloigner, toute pale et toute tremblante.
        Le fou ne la poursuivit point, et ne fit rien pour la rappeler; il
        grimpa seulement sur la pierre d'epouvante pour la suivre des yeux, et
        continua a la saluer de son bonnet en sautillant et en agitant ses bras
        et ses jambes, tout en articulant a plusieurs reprises un mot boheme que
        Consuelo ne comprit pas. Quand elle se vit a une certaine distance de
        lui, elle reprit un peu de courage pour le regarder et l'ecouter. Elle
        se reprochait deja d'avoir eu horreur de la presence d'un de ces
        malheureux que, dans son coeur, elle plaignait et vengeait des mepris et
        de l'abandon des hommes un instant auparavant. «C'est un fou
        bienveillant, se dit-elle, c'est peut-etre un fou par amour. Il n'a
        trouve de refuge contre l'insensibilite et le dedain que sur cette roche
        maudite ou nul autre n'oserait habiter, et ou les demons et les spectres
        sont plus humains pour lui que ses semblables, puisqu'ils ne l'en
        chassent pas et ne troublent pas l'enjouement de son humeur. Pauvre
        homme! qui ris et folatres comme un petit enfant, avec une barbe
        grisonnante et un dos voute! Dieu, sans doute, te protege et te benit
        dans ton malheur, puisqu'il ne t'envoie que des pensees riantes, et
        qu'il ne t'a point rendu misanthrope et furieux comme tu aurais droit de
        l'etre!»
        Le fou, voyant qu'elle ralentissait sa marche, et paraissant comprendre
        son regard bienveillant, se mit a lui parler boheme avec une excessive
        volubilite; et sa voix avait une douceur extreme, un charme penetrant,
        qui contrastait avec sa laideur. Consuelo, ne le comprenant pas, songea
        qu'elle devait lui donner l'aumone; et, tirant une piece de monnaie de
        sa poche, elle la posa sur une grosse pierre, apres avoir eleve le bras
        pour la lui montrer et lui designer l'endroit ou elle la deposait. Mais
        le fou se mit a rire plus fort en se frottant les mains et en lui disant
        en mauvais allemand:

«Inutile, inutile! Zdenko n'a besoin de rien, Zdenko est heureux, bien
        heureux! Zdenko a de la consolation, consolation, consolation!»
        Puis, comme s'il se fut rappele un mot qu'il cherchait depuis longtemps,
        il s'ecria avec un eclat de joie, et intelligiblement, quoiqu'il
        prononcat fort mal: « Consuelo, Consuelo, Consuelo de mi alma! »
        Consuelo s'arreta stupefaite, et lui adressant la parole en espagnol:

«Pourquoi m'appelles-tu ainsi? lui cria-t-elle, qui t'a appris ce nom?
        Comprends-tu la langue que je te parle?»
        A toutes ces questions, dont Consuelo attendit vainement la reponse, le
        fou ne fit que sautiller en se frottant les mains comme un homme
        enchante de lui-meme; et d'aussi loin qu'elle put saisir les sons de sa
        voix, elle lui entendit repeter son nom sur des inflexions differentes,
        avec des rires et des exclamations de joie, comme lorsqu'un oiseau
        parleur s'essaie a articuler un mot qu'on lui a appris, et qu'il
        entrecoupe du gazouillement de son chant naturel.
        En reprenant le chemin du chateau, Consuelo se perdait dans ses
        reflexions. «Qui donc, se disait-elle, a trahi le secret de mon
        incognito, au point que le premier sauvage que je rencontre dans ces
        solitudes me jette mon vrai nom a la tete? Ce fou m'aurait-il vue
        quelque part? Ces gens-la voyagent: peut-etre a-t-il ete en meme temps
        que moi a Venise.» Elle chercha en vain a se rappeler la figure de tous
        les mendiants et de tous les vagabonds qu'elle avait l'habitude de voir
        sur les quais et sur la place Saint-Marc, celle du fou de la pierre
        d'epouvante ne se presenta point a sa memoire.
        Mais, comme elle repassait le pont-levis, il lui vint a l'esprit un
        rapprochement d'idees plus logique et plus interessant. Elle resolut
        d'eclaircir ses soupcons, et se felicita secretement de n'avoir pas tout
        a fait manque son but dans l'expedition qu'elle venait de tenter.
        XXXVI.
        Lorsqu'elle se retrouva au milieu de la famille abattue et silencieuse,
        elle qui se sentait pleine d'animation et d'esperance, elle se reprocha
        la severite avec laquelle elle avait accuse secretement l'apathie de ces
        gens profondement affliges. Le comte Christian et la chanoinesse ne
        mangerent presque rien a dejeuner, et le chapelain n'osa pas satisfaire
        son appetit; Amelie paraissait en proie a un violent acces d'humeur.
        Lorsqu'on se leva de table, le vieux comte s'arreta un instant devant la
        fenetre, comme pour regarder le chemin sable de la garenne par ou Albert
        pouvait revenir, et il secoua tristement la tete comme pour dire: Encore
        un jour qui a mal commence et qui finira de meme!
        Consuelo s'efforca de les distraire en leur recitant avec ses doigts sur
        le clavier quelques-unes des dernieres compositions religieuses de
        Porpora, qu'ils ecoutaient toujours avec une admiration et un interet
        particuliers. Elle souffrait de les voir si accables et de ne pouvoir
        leur dire qu'elle avait de l'esperance. Mais quand elle vit le comte
        reprendre son livre, et la chanoinesse son aiguille, quand elle fut
        appelee aupres du metier de cette derniere pour decider si un certain
        ornement devait avoir au centre quelques points bleus ou blancs, elle ne
        put s'empecher de reporter son interet dominant sur Albert, qui expirait
        peut-etre de fatigue et d'inanition dans quelque coin de la foret, sans
        savoir retrouver sa route, ou qui reposait peut-etre sur quelque froide
        pierre, enchaine par la catalepsie foudroyante, expose aux loups et aux
        serpents, tandis que, sous la main adroite et perseverante de la tendre
        Wenceslawa, les fleurs les plus brillantes semblaient eclore par
        milliers sur la trame, arrosees parfois d'une larme furtive, mais
        sterile.
        Aussitot qu'elle put engager la conversation avec la boudeuse Amelie,
        elle lui demanda ce que c'etait qu'un fou fort mal fait qui courait le
        pays singulierement vetu, en riant comme un enfant aux personnes qu'il
        rencontrait.

«Eh! c'est Zdenko! repondit Amelie; vous ne l'aviez pas encore apercu
        dans vos promenades? On est sur de le rencontrer partout, car il
        n'habite nulle part.
        --Je l'ai vu ce matin pour la premiere fois, dit Consuelo, et j'ai cru
        qu'il etait l'hote attitre du Schreckenstein.
        --C'est donc la que vous avez ete courir des l'aurore? Je commence a
        croire que vous etes un peu folle vous-meme, ma chere Nina, d'aller
        ainsi seule de grand matin dans ces lieux deserts, ou vous pourriez
        faire de plus mauvaises rencontres que celle de l'inoffensif idiot
        Zdenko.
        --Etre abordee par quelque loup a jeun? reprit Consuelo en souriant; la
        carabine du baron votre pere doit, ce me semble, couvrir de sa
        protection tout le pays.
        --Il ne s'agit pas seulement des betes sauvages, dit Amelie; le pays
        n'est pas si sur que vous croyez, par rapport aux animaux les plus
        mechants de la creation, les brigands et les vagabonds. Les guerres qui
        viennent de finir ont ruine assez de familles pour que beaucoup de
        mendiants se soient habitues a aller au loin demander l'aumone, le
        pistolet a la main. Il y a aussi des nuees de ces Zingari egyptiens,
        qu'en France on nous fait l'honneur d'appeler Bohemiens, comme s'ils
        etaient originaires de nos montagnes pour les avoir infestees au
        commencement de leur apparition en Europe. Ces gens-la, chasses et
        rebutes de partout, laches et obsequieux devant un homme arme,
        pourraient bien etre audacieux avec une belle fille comme vous; et je
        crains que votre gout pour les courses aventureuses ne vous expose plus
        qu'il ne convient a une personne aussi raisonnable que ma chere
        Porporina affecte de l'etre.
        --Chere baronne, reprit Consuelo, quoique vous sembliez regarder la dent
        du loup comme un mince peril aupres de ceux qui m'attendent, je vous
        avouerai que je la craindrais beaucoup plus que celle des Zingari. Ce
        sont pour moi d'anciennes connaissances, et, en general, il m'est
        difficile d'avoir peur des etres faibles, pauvres et persecutes. Il me
        semble que je saurai toujours dire a ces gens-la ce qui doit m'attirer
        leur confiance et leur sympathie; car, si laids, si mal vetus et si
        meprises qu'ils soient, il m'est impossible de ne pas m'interesser a eux
        particulierement.
        --Brava, ma chere! s'ecria Amelie avec une aigreur croissante. Vous
        voila tout a fait arrivee aux beaux sentiments d'Albert pour les
        mendiants, les bandits et les alienes; et je ne serais pas surprise de
        vous voir un de ces matins vous promener comme lui, appuyee sur le bras
        un peu malpropre et tres-mal assure de l'agreable Zdenko.»
        Ces paroles frapperent Consuelo d'un trait de lumiere qu'elle cherchait
        depuis le commencement de l'entretien, et qui la consola de l'amertume
        de sa compagne.

«Le comte Albert vit donc en bonne intelligence avec Zdenko?
        demanda-t-elle avec un air de satisfaction qu'elle ne songea point a
        dissimuler.
        --C'est son plus intime, son plus precieux ami, repondit Amelie avec un
        sourire de dedain. C'est le compagnon de ses promenades, le confident de
        ses secrets, le messager, dit-on, de sa correspondance avec le diable.
        Zdenko et Albert sont les seuls qui osent aller a toute heure
        s'entretenir des choses divines les plus biscornues sur la pierre
        d'epouvante. Albert et Zdenko sont les seuls qui ne rougissent point de
        s'asseoir sur l'herbe avec les Zingari qui font halte sous nos sapins,
        et de partager avec eux la cuisine degoutante que preparent ces gens-la
        dans leurs ecuelles de bois. Ils appellent cela communier, et on peut
        dire que c'est communier sous toutes les especes possibles. Ah! quel
        epoux! quel amant desirable que mon cousin Albert, lorsqu'il saisira la
        main de sa fiancee dans une main qui vient de presser celle d'un Zingaro
        pestifere, pour la porter a cette bouche qui vient de boire le vin du
        calice dans la meme coupe que Zdenko!
        --Tout ceci peut etre fort plaisant, dit Consuelo; mais, quant a moi, je
        n'y comprends rien du tout.
        --C'est que vous n'avez pas de gout pour l'histoire, reprit Amelie, et
        que vous n'avez pas bien ecoute tout ce que je vous ai raconte des
        Hussites et des Protestants, depuis plusieurs jours que je m'egosille a
        vous expliquer scientifiquement les enigmes et les pratiques saugrenues
        de mon cousin. Ne vous ai-je pas dit que la grande querelle des Hussites
        avec l'eglise romaine etait venue a propos de la communion sous les deux
        especes? Le concile de Bale avait prononce que c'etait une profanation
        de donner aux laiques le sang du Christ sous l'espece du vin, alleguant,
        voyez le beau raisonnement! que son corps et son sang etaient egalement
        contenus sous les deux especes, et que qui mangeait l'un buvait l'autre.
        Comprenez-vous?
        --Il me semble que les Peres du concile ne se comprenaient pas beaucoup
        eux-memes. Ils eussent du dire, pour etre dans la logique, que la
        communion du vin etait inutile; mais profanatoire! pourquoi, si, en
        mangeant le pain, on boit aussi le sang?
        --C'est que les Hussites avaient une terrible soif de sang, et que les
        Peres du concile les voyaient bien venir. Eux aussi avaient soif du sang
        de ce peuple; mais, ils voulaient le boire sous l'espece de l'or.
        L'eglise romaine a toujours ete affamee et alteree de ce suc de la vie
        des nations, du travail et de la sueur des pauvres. Les pauvres se
        revolterent, et reprirent leur sueur et leur sang dans les tresors des
        abbayes et sur la chape des eveques. Voila tout le fond de la querelle,
        a laquelle vinrent se joindre, comme je vous l'ai dit, le sentiment
        d'independance nationale et la haine de l'etranger. La dispute de la
        communion en fut le symbole. Rome et ses pretres officiaient dans des
        calices d'or et de pierreries; les Hussites affectaient d'officier dans
        des vases de bois, pour fronder le luxe de l'Eglise, et pour simuler la
        pauvrete des apotres. Voila pourquoi Albert, qui s'est mis dans la
        cervelle de se faire Hussite, apres que ces details du passe ont perdu
        toute valeur et toute signification; Albert, qui pretend connaitre la
        vraie doctrine de Jean Huss mieux que Jean Huss lui-meme, invente toutes
        sortes de communions, et s'en va communiant sur les chemins avec les
        mendiants, les paiens, et les imbeciles. C'etait la manie des Hussites
        de communier partout, a toute heure, et avec tout le monde.
        --Tout ceci est fort bizarre, repondit Consuelo, et ne peut s'expliquer
        pour moi que par un patriotisme exalte, porte jusqu'au delire, je le
        confesse, chez le comte Albert. La pensee est peut-etre profonde, mais
        les formes qu'il y donne me semblent bien pueriles pour un homme aussi
        serieux et aussi savant. La veritable communion ne serait-elle pas
        plutot l'aumone? Que signifient de vaines ceremonies passees de mode, et
        que ne comprennent certainement pas ceux qu'il y associe?
        --Quant a l'aumone, Albert ne s'en fait pas faute; et si on le laissait
        aller, il serait bientot debarrasse de cette richesse que, pour ma part,
        je voudrais bien lui voir fondre dans la main de ses mendiants.
        --Et pourquoi cela?
        --Parce que mon pere ne conserverait pas la fatale idee de m'enrichir en
        me faisant epouser ce demoniaque. Car il faut que vous le sachiez, ma
        chere Porporina, ajouta Amelie avec une intention malicieuse, ma famille
        n'a point renonce a cet agreable dessein. Ces jours derniers, lorsque la
        raison de mon cousin brilla comme un rayon fugitif du soleil entre les
        nuages, mon pere revint a l'assaut avec plus de fermete que je ne le
        croyais capable d'en montrer avec moi. Nous eumes une querelle assez
        vive, dont le resultat parait etre qu'on essaiera de vaincre ma
        resistance par l'ennui de la sequestration, comme une citadelle qu'on
        veut prendre par la famine. Ainsi donc, si je faiblis, si je succombe,
        il faudra que j'epouse Albert malgre lui, malgre moi, et malgre une
        troisieme personne qui fait semblant de ne pas s'en soucier le moins du
        monde.
        --Nous y voila! repondit Consuelo en riant: j'attendais cette epigramme,
        et vous ne m'avez accorde l'honneur de causer avec vous ce matin que
        pour y arriver. Je la recois avec plaisir, parce que je vois dans cette
        petite comedie de jalousie un reste d'affection pour le comte Albert
        plus vive que vous ne voulez l'avouer.
        --Nina! s'ecria la jeune baronne avec energie, si vous croyez voir cela,
        vous avez peu de penetration, et si vous le voyez avec plaisir, vous
        avez peu d'affection pour moi. Je suis violente, orgueilleuse peut-etre,
        mais non dissimulee. Je vous l'ai dit: la preference qu'Albert vous
        accorde m'irrite contre lui, non contre vous. Elle blesse mon
        amour-propre, mais elle flatte mon esperance et mon penchant. Elle me
        fait desirer qu'il fasse pour vous quelque bonne folie qui me debarrasse
        de tout menagement envers lui, en justifiant cette aversion que j'ai
        longtemps combattue, et qu'il m'inspire enfin sans melange de pitie ni
        d'amour.
        --Dieu veuille, repondit Consuelo avec douceur, que ceci soit le langage
        de la passion, et non celui de la verite! car ce serait une verite bien
        dure dans la bouche d'une personne bien cruelle!
        L'aigreur et l'emportement qu'Amelie laissa percer dans cet entretien
        firent peu d'impression sur l'ame genereuse de Consuelo. Elle ne
        songeait plus, quelques instants apres, qu'a son entreprise; et ce reve
        qu'elle caressait, de ramener Albert a sa famille, jetait une sorte de
        joie naive sur la monotonie de ses occupations. Il lui fallait bien cela
        pour echapper a l'ennui qui la menacait, et qui, etant la maladie la
        plus contraire et la plus inconnue jusqu'alors a sa nature active et
        laborieuse, lui fut devenu mortel. En effet, lorsqu'elle avait donne a
        son eleve indocile et inattentive une longue et fastidieuse lecon, il ne
        lui restait plus qu'a exercer sa voix et a etudier ses vieux auteurs.
        Mais cette consolation, qui ne lui avait jamais manque, lui etait
        opiniatrement disputee. Amelie, avec son oisivete inquiete, venait a
        chaque instant la troubler et l'interrompre par de pueriles questions ou
        des observations hors de propos. Le reste de la famille etait
        affreusement morne. Deja cinq mortels jours s'etaient ecoules sans que
        le jeune comte reparut, et chaque journee de cette absence ajoutait a
        l'abattement et a la consternation des precedentes.
        Dans l'apres-midi, Consuelo, errant dans les jardins avec Amelie, vit
        Zdenko sur le revers du fosse qui les separait de la campagne. Il
        paraissait occupe a parler tout seul, et, a son ton, on eut dit qu'il se
        racontait une histoire. Consuelo arreta sa compagne, et la pria de lui
        traduire ce que disait l'etrange personnage.

«Comment voulez-vous que je vous traduise des reveries sans suite et
        sans signification? dit Amelie en haussant les epaules. Voici ce qu'il
        vient de marmotter, si vous tenez a le savoir:

«II y avait une fois une grande montagne toute blanche, toute blanche,
        et a cote une grande montagne toute noire, toute noire, et a cote une
        grande montagne toute rouge, toute rouge ...»

«Cela vous interesse-t-il beaucoup?
        --Peut-etre, si je pouvais savoir la suite. Oh! que ne donnerais-je pas
        pour comprendre le boheme! Je veux l'apprendre.
        --Ce n'est pas tout a fait aussi facile que l'italien ou l'espagnol;
        mais vous etes si studieuse, que vous en viendrez a bout si vous voulez:
        je vous l'enseignerai, si cela peut vous faire plaisir.
        --Vous serez un ange. A condition, toutefois, que vous serez plus
        patiente comme maitresse que vous ne l'etes comme eleve. Et maintenant
        que dit ce Zdenko?
        --Maintenant ce sont ses montagnes qui parlent.

«Pourquoi, montagne rouge, toute rouge, as-tu ecrase la montagne toute
        noire? et toi, montagne blanche, toute blanche, pourquoi as-tu laisse
        ecraser la montagne noire, toute noire?»
        Ici Zdenko se mit a chanter avec une voix grele et cassee, mais d'une
        justesse et d'une douceur qui penetrerent Consuelo jusqu'au fond de
        l'ame. Sa chanson disait:

«Montagnes noires et montagnes blanches, il vous faudra beaucoup d'eau
        de la montagne rouge pour laver vos robes:

«Vos robes noires de crimes, et blanches d'oisivete, vos robes souillees
        de mensonges, vos robes eclatantes d'orgueil.

«Les voila toutes deux lavees, bien lavees; vos robes qui ne voulaient
        pas changer de couleur; les voila usees, bien usees, vos robes qui ne
        voulaient pas trainer sur le chemin.

«Voila toutes les montagnes rouges, bien rouges! Il faudra toute l'eau
        du ciel, toute l'eau du ciel, pour les laver.»
        --Est-ce une improvisation ou une vieille chanson du pays? demanda
        Consuelo a sa compagne.
        --Qui peut le savoir? repondit Amelie: Zdenko est un improvisateur
        inepuisable ou un rapsode bien savant. Nos paysans aiment passionnement
        a l'ecouter, et le respectent comme un saint, tenant sa folie pour un
        don du ciel plus que pour une disgrace de la nature. Ils le nourrissent
        et le choient, et il ne tiendrait qu'a lui d'etre l'homme le mieux loge
        et le mieux habille du pays; car chacun se dispute le plaisir et
        l'avantage de l'avoir pour hote. Il passe pour un porte-bonheur, pour un
        presage de fortune. Quand le temps menace, si Zdenko vient a passer, on
        dit: Ce ne sera rien; la grele ne tombera pas ici. Si la recolte est
        mauvaise, on prie Zdenko de chanter; et comme il promet toujours des
        annees d'abondance et de fertilite, on se console du present dans
        l'attente d'un meilleur avenir. Mais Zdenko ne veut demeurer nulle part,
        sa nature vagabonde l'emporte au fond des forets. On ne sait point ou il
        s'abrite la nuit, ou il se refugie contre le froid et l'orage. Jamais,
        depuis dix ans, on ne l'a vu entrer sous un autre toit que celui du
        chateau des Geants, parce qu'il pretend que ses aieux sont dans toutes
        les maisons du pays, et qu'il lui est defendu de se presenter devant
        eux. Cependant il suit Albert jusque dans sa chambre, parce qu'il est
        aussi devoue et aussi soumis a Albert que son chien Cynabre. Albert est
        le seul mortel qui enchaine a son gre cette sauvage independance, et qui
        puisse d'un mot faire cesser son intarissable gaite, ses eternelles
        chansons, et son babil infatigable. Zdenko a eu, dit-on, une fort belle
        voix, mais il l'a epuisee a parler, a chanter et a rire. Il n'est guere
        plus age qu'Albert, quoiqu'il ait l'apparence d'un homme de cinquante
        ans. Ils ont ete compagnons d'enfance. Dans ce temps-la, Zdenko n'etait
        qu'a demi fou. Descendant d'une ancienne famille (un de ses ancetres
        figure avec quelque eclat dans la guerre des Hussites), il montrait
        assez de memoire et d'aptitude pour que ses parents, voyant la faiblesse
        de son organisation physique, l'eussent destine au cloitre. On l'a vu
        longtemps en habit de novice d'un ordre mendiant: mais on ne put jamais
        l'astreindre au joug de la regle; et quand on l'envoyait en tournee avec
        un des freres de son couvent, et un ane charge des dons des fideles, il
        laissait la la besace, l'ane et le frere, et s'en allait prendre de
        longues vacances au fond des bois. Lorsque Albert entreprit ses voyages,
        Zdenko tomba dans un noir chagrin, jeta le froc aux orties, et se fit
        tout a fait vagabond. Sa melancolie se dissipa peu a peu; mais l'espece
        de raison qui avait toujours brille au milieu de la bizarrerie de son
        caractere s'eclipsa tout a fait. Il ne dit plus que des choses
        incoherentes, manifesta toutes sortes de manies incomprehensibles, et
        devint reellement insense. Mais comme il resta toujours sobre, chaste et
        inoffensif, on peut dire qu'il est idiot plus que fou. Nos paysans
        l'appellent l' innocent , et rien de plus.
        --Tout ce que vous m'apprenez de ce pauvre homme me le rend sympathique,
        dit Consuelo; je voudrais bien lui parler. Il sait un peu l'allemand?
        --Il le comprend, et il peut le parler tant bien que mal. Mais, comme
        tous les paysans bohemes, il a horreur de cette langue; et plonge
        d'ailleurs dans ses reveries comme le voila, il est fort douteux qu'il
        vous reponde si vous l'interrogez.
        --Essayez donc de lui parler dans sa langue, et d'attirer son attention
        sur nous, dit Consuelo.»
        Amelie appela Zdenko a plusieurs reprises, lui demandant en bohemien
        s'il se portait bien, et s'il desirait quelque chose; mais elle ne put
        jamais lui faire relever sa tete penchee vers la terre, ni interrompre
        un petit jeu qu'il faisait avec trois cailloux, un blanc, un rouge, et
        un noir, qu'il poussait l'un contre l'autre en riant, et en se
        rejouissant beaucoup chaque fois qu'il les faisait tomber.

«Vous voyez que c'est inutile, dit Amelie. Quand il n'a pas faim, ou
        qu'il ne cherche pas Albert, il ne nous parle jamais. Dans l'un ou
        l'autre cas, il vient a la porte du chateau, et s'il n'a que faim, il
        reste sur la porte. On lui donne ce qu'il desire, il remercie, et s'en
        va. S'il veut voir Albert, il entre, et va frapper a la porte de sa
        chambre, qui n'est jamais fermee pour lui, et ou il reste des heures
        entieres, silencieux et tranquille comme un enfant craintif si Albert
        travaille, expansif et enjoue si Albert est dispose a l'ecouter, jamais
        importun, a ce qu'il semble, a mon aimable cousin, et plus heureux en
        ceci qu'aucun membre de sa famille.
        --Et lorsque le comte Albert devient invisible comme dans ce moment-ci,
        par exemple, Zdenko, qui l'aimait si ardemment, Zdenko qui perdit sa
        gaite lorsque le comte entreprit ses voyages, Zdenko, son compagnon
        inseparable, reste donc tranquille? il ne montre point d'inquietude?
        --Aucune. Il dit qu'Albert est alle voir le grand Dieu et qu'il
        reviendra bientot. C'est ce qu'il disait lorsque Albert parcourait
        l'Europe, et que Zdenzo en avait pris son parti.
        --Et vous ne soupconnez pas, chere Amelie, que Zdenko puisse etre mieux
        fonde que vous tous a gouter cette securite? Vous ne vous etes jamais
        avises de penser qu'il etait dans le secret d'Albert, et qu'il veillait
        sur lui dans son delire ou dans sa lethargie?
        --Nous y avons bien songe, et on a observe longtemps ses demarches;
        mais, comme son patron Albert, il deteste la surveillance; et, plus fin
        qu'un renard depiste par les chiens, il a trompe tous les efforts,
        dejoue toutes les ruses, et deroute toutes les observations. Il semble
        aussi qu'il ait, comme Albert, le don de se rendre invisible quand il
        lui plait. Il a quelquefois disparu instantanement aux regards fixes sur
        lui, comme s'il eut fendu la terre pour s'y engloutir, ou comme si un
        nuage l'eut enveloppe de ses voiles impenetrables. Voila du moins ce
        qu'affirment nos gens et ma tante Wenceslawa elle-meme, qui n'a pas,
        malgre toute sa piete, la tete beaucoup plus forte a l'endroit du
        pouvoir satanique.
        --Mais vous, chere baronne, vous ne pouvez pas croire a ces absurdites?
        --Moi, je me range a l'avis de mon oncle Christian. Il pense que si
        Albert n'a, dans ses detresses mysterieuses, que le secours et l'appui
        de cet insense, il est fort dangereux de les lui oter, et qu'on risque,
        en observant et en contrariant les demarches de Zdenko, de priver
        Albert, durant des heures et des jours entiers, des soins et meme des
        aliments qu'il peut recevoir de lui. Mais, de grace, passons outre, ma
        chere Nina; en voila bien assez sur ce chapitre, et cet idiot ne me
        cause pas le meme interet qu'a vous. Je suis fort rebattue de ses romans
        et de ses chansons, et sa voix cassee me donne mal a la gorge.
        --Je suis etonnee, dit Consuelo en se laissant entrainer par sa
        compagne, que cette voix n'ait pas pour vos oreilles un charme
        extraordinaire. Tout eteinte qu'elle est, elle me fait plus d'impression
        que celle des plus grands chanteurs.
        --C'est que vous etes blasee sur les belles choses, et que la nouveaute
        vous amuse.
        --Cette langue qu'il chante est d'une singuliere douceur, reprit
        Consuelo, et la monotonie de ses melodies n'est pas ce que vous croyez:
        ce sont, au contraire, des idees bien suaves et bien originales.
        --Pas pour moi, qui en suis obsedee, repartit Amelie; j'ai pris dans les
        commencements quelque interet aux paroles, pensant avec les gens du pays
        que c'etaient d'anciens chants nationaux fort curieux sous le rapport
        historique; mais comme il ne les dit jamais deux fois de la meme
        maniere, je suis persuadee que ce sont des improvisations, et je me suis
        bien vite convaincue que cela ne valait pas la peine d'etre ecoute, bien
        que nos montagnards s'imaginent y trouver a leur gre un sens
        symbolique.»
        Des que Consuelo put se debarrasser d'Amelie, elle courut au jardin, et
        retrouva Zdenko a la meme place, sur le revers du fosse, absorbe dans le
        meme jeu. Certaine que ce malheureux avait des relations cachees avec
        Albert, elle etait entree furtivement dans l'office, et y avait derobe
        un gateau de miel et de fleur de farine, petri avec soin des propres
        mains de la chanoinesse. Elle se souvenait d'avoir vu Albert, qui
        mangeait fort peu, montrer machinalement de la preference pour ce mets
        que sa tante confectionnait toujours pour lui avec le plus grand soin.
        Elle l'enveloppa dans un mouchoir blanc, et, voulant le jeter a Zdenko
        par dessus le fosse, elle se hasarda a l'appeler. Mais comme il ne
        paraissait pas vouloir l'ecouter, elle se souvint de la vivacite avec
        laquelle il lui avait dit son nom, et elle le prononca d'abord en
        allemand. Zdenko sembla l'entendre; mais il etait melancolique dans ce
        moment-la, et, sans la regarder, il repeta en allemand, en secouant la
        tete et en soupirant: Consolation! consolation! comme s'il eut voulu
        dire: Je n'espere plus de consolation.

«Consuelo!» dit alors la jeune fille pour voir si son nom espagnol
        reveillerait la joie qu'il avait montree le matin en le prononcant.
        Aussitot Zdenko abandonna ses cailloux, et se mit a sauter et a gambader
        sur le bord du fosse, en faisant voler son bonnet par-dessus sa tete, et
        en etendant les bras vers elle, avec des paroles bohemes tres-animees,
        et un visage rayonnant de plaisir et d'affection.

«Albert!» lui cria de nouveau Consuelo en lui jetant le gateau.
        Zdenko le ramassa en riant, et ne deploya pas le mouchoir; mais il
        disait beaucoup de choses que Consuelo etait desesperee de ne pas
        comprendre. Elle ecouta particulierement et s'attacha, a retenir une
        phrase qu'il repeta plusieurs fois en la saluant; son oreille musicale
        l'aida a en saisir la prononciation exacte; et des qu'elle eut perdu
        Zdenko de vue, qui s'enfuyait a toutes jambes, elle l'ecrivit sur son
        carnet, en l'orthographiant a la venitienne, et se reservant d'en
        demander le sens a Amelie. Mais, avant de quitter Zdenko, elle voulut
        lui donner encore quelque chose qui temoignat a Albert l'interet qu'elle
        lui portait, d'une maniere plus delicate; et, ayant rappele le fou, qui
        revint, docile a sa voix, elle lui jeta un bouquet de fleurs qu'elle
        avait cueilli dans la serre une heure auparavant, et qui etait encore
        frais et parfume a sa ceinture. Zdenko le ramassa, repeta son salut,
        renouvela ses exclamations et ses gambades, et, s'enfoncant dans des
        buissons epais ou un lievre eut seul semble pouvoir se frayer un
        passage, il y disparut tout entier. Consuelo suivit des yeux sa course
        rapide pendant quelques instants, en voyant le haut des branches
        s'agiter dans la direction du sud-est. Mais un leger vent qui s'eleva
        rendit cette observation inutile, en agitant toutes les branches du
        taillis; et Consuelo rentra, plus que jamais attachee a la poursuite de
        son dessein.
        XXXVII.
        Lorsque Amelie fut appelee a traduire la phrase que Consuelo avait
        ecrite sur son carnet et gravee dans sa memoire, elle dit qu'elle ne la
        comprenait pas du tout, quoiqu'elle put la traduire litteralement par
        ces mots:
        Que celui a qui on a fait tort te salue.

«Peut-etre, ajouta-t-elle, veut-il parler d'Albert, ou de lui-meme, en
        disant qu'on leur a fait tort en les taxant de folie, eux qui se croient
        les seuls hommes raisonnables qu'il y ait sur la terre: Mais a quoi bon
        chercher le sens des discours d'un insense? Ce Zdenko occupe beaucoup
        plus votre imagination qu'il ne merite.
        --C'est la croyance du peuple dans tous les pays, repondit Consuelo,
        d'attribuer aux fous une sorte de lumiere superieure a celle que
        percoivent les esprits positifs et froids. J'ai le droit de conserver
        les prejuges de ma classe, et je ne puis jamais croire qu'un fou parle
        au hasard en disant des paroles qui nous paraissent inintelligibles.
        --Voyons, dit Amelie, si le chapelain, qui est tres verse dans toutes
        les formules anciennes et nouvelles dont se servent nos paysans,
        connaitra celle-ci.»
        Et, courant vers le bonhomme, elle lui demanda l'explication de la
        phrase de Zdenko.
        Mais ces paroles obscures parurent frapper le chapelain d'une affreuse
        lumiere.

«Dieu vivant! s'ecria-t-il en palissant, ou donc votre seigneurie
        a-t-elle entendu un semblable blaspheme?
        --Si c'en est un, je ne le devine pas, repondit Amelie en riant, et
        c'est pour cela que j'en attends de vous la traduction.
        --Mot a mot, c'est bien, en bon allemand, ce que vous venez de dire,
        madame, c'est bien « Que celui a qui on a fait tort te salue ;» mais si
        vous voulez en savoir le sens (et j'ose a peine le prononcer), c'est,
        dans la pensee de l'idolatre qui le prononce, « que le diable soit avec
        toi! »
        --En d'autres termes, reprit Amelie en riant plus fort: « Va au
        diable! » Eh bien! c'est un joli compliment, et voila ce qu'on gagne, ma
        chere Nina, a causer avec les fous. Vous ne pensiez pas que Zdenko, avec
        un sourire si affable et des grimaces si enjouees, vous adressait un
        souhait aussi peu galant.
        --Zdenko? s'ecria le chapelain. Ah! c'est ce malheureux idiot qui se
        sert de pareilles formules? A la bonne heure! je tremblais que ce ne fut
        quelque autre ... et j'avais tort; cela ne pouvait sortir que de cette
        tete farcie des abominations de l'antique heresie! Ou prend-il ces
        choses a peu pres inconnues et oubliees aujourd'hui? L'esprit du mal
        peut seul les lui suggerer.
        --Mais c'est tout simplement un fort vilain jurement dont le peuple se
        sert dans toutes les langues, repartit Amelie; et les catholiques ne
        s'en font pas plus faute que les autres.
        --Ne croyez pas cela, baronne, dit le chapelain. Ce n'est pas une
        malediction dans l'esprit egare de celui qui s'en sert, c'est un hommage
        et une benediction, au contraire; et la est le crime. Cette abomination
        vient des Lollards, secte detestable qui engendra celle des Vaudois,
        laquelle engendra celle des Hussites....
        --Laquelle en engendra bien d'autres! dit Amelie en prenant un air grave
        pour se moquer du bon pretre. Mais, voyons, monsieur le chapelain,
        expliquez-nous donc comment ce peut etre un compliment que de
        recommander son prochain au diable?
        --C'est que, dans la croyance des Lollards, Satan n'etait pas l'ennemi
        du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron. Ils le
        disaient victime de l'injustice et de la jalousie. Selon eux, l'archange
        Michel et les autres puissances celestes qui l'avaient precipite dans
        l'abime etaient de veritables demons, tandis que Lucifer, Belzebuth,
        Astaroth, Aslarte, et tous les monstres de l'enfer etaient l'innocence
        et la lumiere meme. Ils croyaient que le regne de Michel et de sa
        glorieuse milice finirait bientot, et que le diable serait rehabilite et
        reintegre dans le ciel avec sa phalange maudite. Enfin ils lui rendaient
        un culte impie, et s'abordaient les uns les autres en se disant: Que
        celui a qui on a fait tort , c'est-a-dire celui qu'on a meconnu et
        condamne injustement, te salue , c'est-a-dire, te protege et t'assiste.
        --Eh bien, dit Amelie en riant aux eclats, voila ma chere Nina sous des
        auspices bien favorables, et je ne serais pas etonnee qu'il fallut
        bientot en venir avec elle a des exorcismes pour detruire l'effet des
        incantations de Zdenko.»
        Consuelo fut un peu emue de cette plaisanterie. Elle n'etait pas bien
        sure que le diable fut une chimere, et l'enfer une fable poetique. Elle
        eut ete portee a prendre au serieux l'indignation et la frayeur du
        chapelain, si celui-ci, scandalise des rires d'Amelie, n'eut ete, en ce
        moment, parfaitement ridicule. Interdite, troublee dans toutes les
        croyances de son enfance par cette lutte ou elle se voyait lancee, entre
        la superstition des uns et l'incredulite des autres, Consuelo eut, ce
        soir-la, beaucoup de peine a dire ses prieres. Elle cherchait le sens de
        toutes ces formules de devotion qu'elle avait acceptees jusque-la sans
        examen, et qui ne satisfaisaient plus son esprit alarme. «A ce que j'ai
        pu voir, pensait-elle, il y a deux sortes de devotions a Venise. Celle
        des moines, des nonnes, et du peuple, qui va trop loin peut-etre; car
        elle accepte, avec les mysteres de la religion, toutes sortes de
        superstitions accessoires, l' Orco (le diable des lagunes), les
        sorcieres de Malamocco, les chercheuses d'or, l'horoscope, et les voeux
        aux saints pour la reussite des desseins les moins pieux et parfois les
        moins honnetes: celle du haut clerge et du beau monde, qui n'est qu'un
        simulacre; car ces gens-la vont a l'eglise comme au theatre, pour
        entendre la musique et se montrer; ils rient de tout, et n'examinent
        rien dans la religion, pensant que rien n'y est serieux, que rien n'y
        oblige la conscience, et que tout est affaire de forme et d'usage.
        Anzoleto n'etait pas religieux le moins du monde; c'etait un de mes
        chagrins, et j'avais raison d'etre effrayee de son incredulite. Mon
        maitre Porpora ... que croyait-il? je l'ignore. Il ne s'expliquait point
        la-dessus, et cependant il m'a parle de Dieu et des choses divines dans
        le moment le plus douloureux et le plus solennel de ma vie. Mais quoique
        ses paroles m'aient beaucoup frappee, elles n'ont laisse en moi que de
        la terreur et de l'incertitude. Il semblait qu'il crut a un Dieu jaloux
        et absolu, qui n'envoyait le genie et l'inspiration qu'aux etres isoles
        par leur orgueil des peines et des joies de leurs semblables. Mon coeur
        desavoue cette religion sauvage, et ne peut aimer un Dieu qui me defend
        d'aimer. Quel est donc le vrai Dieu? Qui me l'enseignera? Ma pauvre mere
        etait croyante; mais de combien d'idolatries pueriles son culte etait
        mele! Que croire et que penser? Dirai-je, comme l'insouciante Amelie,
        que la raison est le seul Dieu? Mais elle ne connait meme pas ce
        Dieu-la, et ne peut me l'enseigner; car il n'est pas de personne moins
        raisonnable qu'elle. Peut-on vivre sans religion? Alors pourquoi vivre?
        En vue de quoi travaillerais-je? en vue de quoi aurais-je de la pitie,
        du courage, de la generosite, de la conscience et de la droiture, moi
        qui suis seule dans l'univers, s'il n'est point dans l'univers un Etre
        supreme, intelligent et plein d'amour, qui me juge, qui m'approuve, qui
        m'aide, me preserve et me benisse? Quelles forces, quels enivrements
        puisent-ils dans la vie, ceux qui peuvent se passer d'un espoir et d'un
        amour au-dessus de toutes les illusions et de toutes les vicissitudes
        humaines?

«Maitre supreme! s'ecria-t-elle dans son coeur, oubliant les formules de
        sa priere accoutumee, enseigne-moi ce que je dois faire. Amour supreme!
        enseigne-moi ce que je dois aimer. Science supreme! enseigne-moi ce que
        je dois croire.»
        En priant et en meditant de la sorte, elle oublia l'heure qui
        s'ecoulait, et il etait plus de minuit lorsque avant de se mettre au
        lit, elle jeta un coup d'oeil sur la campagne eclairee par la lune. La
        vue qu'on decouvrait de sa fenetre etait peu etendue, a cause des
        montagnes environnantes, mais extremement pittoresque. Un torrent
        coulait au fond d'une vallee etroite et sinueuse, doucement ondulee en
        prairies sur la base des collines inegales qui fermaient l'horizon,
        s'entr'ouvrant ca et la pour laisser apercevoir derriere elles d'autres
        gorges et d'autres montagnes plus escarpees et toutes couvertes de noirs
        sapins. La clarte de la lune a son declin se glissait derriere les
        principaux plans de ce paysage triste et vigoureux, ou tout etait
        sombre, la verdure vivace, l'eau encaissee, les roches couvertes de
        mousse et de lierre.
        Tandis que Consuelo comparait ce pays a tous ceux qu'elle avait
        parcourus dans son enfance, elle fut frappee d'une idee qui ne lui etait
        pas encore venue; c'est que cette nature qu'elle avait sous les yeux
        n'avait pas un aspect nouveau pour elle, soit qu'elle eut traverse
        autrefois cette partie de la Boheme, soit qu'elle eut vu ailleurs des
        lieux tres-analogues. «Nous avons tant voyage, ma mere et moi, se
        disait-elle, qu'il n'y aurait rien d'etonnant a ce que je fusse deja
        venue de ce cote-ci. J'ai un souvenir distinct de Dresde et de Vienne.
        Nous avons bien pu traverser la Boheme pour aller d'une de ces capitales
        a l'autre. Il serait etrange cependant que nous eussions recu
        l'hospitalite dans quelque grange du chateau ou me voici logee comme une
        demoiselle d'importance; ou bien que nous eussions gagne, en chantant,
        un morceau de pain a la porte de quelqu'une de ces cabanes ou Zdenko
        tend la main et chante ses vieilles chansons; Zdenko, l'artiste
        vagabond, qui est mon egal et mon confrere, bien qu'il n'y paraisse
        plus!»
        En ce moment, ses regards se porterent sur le Schreckenstein, dont on
        apercevait le sommet au-dessus d'une eminence plus rapprochee, et il lui
        sembla que cette place sinistre etait couronnee d'une lueur rougeatre
        qui teignait faiblement l'azur transparent du ciel. Elle y porta toute
        son attention, et vit cette clarte indecise augmenter, s'eteindre et
        reparaitre, jusqu'a ce qu'enfin elle devint si nette et si intense,
        qu'elle ne put l'attribuer a une illusion de ses sens. Que ce fut la
        retraite passagere d'une bande de Zingari, ou le repaire de quelque
        brigand, il n'en etait pas moins certain que le Schreckenstein etait
        occupe en ce moment par des etres vivants; et Consuelo, apres sa priere
        naive et fervente au Dieu de verite, n'etait plus disposee du tout a
        croire a l'existence des etres fantastiques et malfaisants dont la
        chronique populaire peuplait la montagne. Mais n'etait-ce pas plutot
        Zdenko qui allumait ce feu pour se soustraire au froid de la nuit? Et si
        c'etait Zdenko, n'etait-ce pas pour rechauffer Albert que les branches
        dessechees de la foret brulaient en ce moment? Ou avait vu souvent cette
        lueur sur le Schreckenstein; on en parlait avec effroi, on l'attribuait
        a quelque fait surnaturel. On avait dit mille fois qu'elle emanait du
        tronc enchante du vieux chene de Ziska. Mais le Hussite n'existait
        plus; du moins il gisait au fond du ravin, et la clarte rouge brillait
        encore a la cime du mont. Comment ce phare mysterieux n'appelait-il pas
        les recherches vers cette retraite presumee d'Albert?

«O apathie des ames devotes! pensa Consuelo; tu es un bienfait de la
        Providence, ou une infirmite des natures incompletes?» Elle se demanda
        en meme temps si elle aurait le courage d'aller seule, a cette heure, au
        Schreckenstein, et elle se repondit que, guidee par la charite, elle
        l'aurait certainement. Mais elle pouvait se flatter un peu gratuitement
        a cet egard; car la cloture severe du chateau ne lui laissait aucune
        chance d'executer ce dessein.
        Des le matin, elle s'eveilla pleine de zele, et courut au
        Schreckenstein. Tout y etait silencieux et desert. L'herbe ne paraissait
        pas foulee autour de la pierre d'Epouvante. Il n'y avait aucune trace de
        feu, aucun vestige de la presence des fioles de la nuit. Elle parcourut
        la montagne dans tous les sens, et n'y trouva aucun indice. Elle appela
        Zdenko de tous cotes: elle essaya de siffler pour voir si elle
        eveillerait les aboiements de Cynabre; elle se nomma a plusieurs
        reprises; elle prononca le nom de Consolation dans toutes les langues
        qu'elle savait: elle chanta quelques phrases de son cantique espagnol,
        et meme de l'air bohemien de Zdenko, qu'elle avait parfaitement retenu.
        Rien ne lui repondit. Le craquement des lichens desseches sous ses
        pieds, et le murmure des eaux mysterieuses qui couraient sous les
        rochers, furent les seuls bruits qui lui repondirent.
        Fatiguee de cette inutile exploration, elle allait se retirer apres
        avoir pris un instant de repos sur la pierre, lorsqu'elle vit a ses
        pieds une feuille de rose froissee et fletrie. Elle la ramassa, la
        deplia, et s'assura bien que ce ne pouvait etre qu'une feuille du
        bouquet qu'elle avait jete a Zdenko; car la montagne ne produisait pas
        de roses sauvages, et d'ailleurs ce n'etait pas la saison. Il n'y en
        avait encore que dans la serre du chateau. Ce faible indice la consola
        de l'apparente inutilite de sa promenade, et la laissa de plus en plus
        persuadee que c'etait au Sehreckenstein qu'il fallait esperer de
        decouvrir Albert.
        Mais dans quel antre de cette montagne impenetrable etait-il donc cache?
        il n'y etait donc pas a toute heure, ou bien il etait plonge, en ce
        moment, dans un acces d'insensibilite cataleptique; ou bien encore
        Consuelo s'etait trompee en attribuant a sa voix quelque pouvoir sur
        lui, et l'exaltation qu'il lui avait montree n'etait qu'un acces de
        folie qui n'avait laisse aucune trace dans sa memoire. Il la voyait, il
        l'entendait peut-etre maintenant, et il se riait de ses efforts, et il
        meprisait ses inutiles avances.
        A cette derniere pensee, Consuelo sentit une rougeur brulante monter a
        ses joues, et elle quitta precipitamment le Schreckenstein en se
        promettant presque de n'y plus revenir. Cependant elle y laissa un petit
        panier de fruits qu'elle avait apporte.
        Mais le lendemain, elle trouva le panier a la meme place; on n'y avait
        pas touche. Les feuilles qui recouvraient les fruits n'avaient pas meme
        ete derangees par un mouvement de curiosite. Son offrande avait ete
        dedaignee, ou bien ni Albert ni Zdenko n'etaient venus par la; et
        pourtant la lueur rouge d'un feu de sapin avait brille encore durant
        cette nuit sur le sommet de la montagne.
        Consuelo avait veille jusqu'au jour pour observer cette particularite.
        Elle avait vu plusieurs fois la clarte decroitre et se ranimer, comme si
        une main vigilante l'eut entretenue. Personne n'avait vu de Zingali dans
        les environs. Aucun etranger n'avait ete signale sur les sentiers de la
        foret; et tous les paysans que Consuelo interrogeait sur le phenomene
        lumineux de la pierre d'Epouvante, lui repondaient en mauvais allemand,
        qu'il ne faisait pas bon d'approfondir ces choses-la, et qu'il ne
        fallait pas se meler des affaires de l'autre monde.
        Cependant, il y avait deja neuf jours qu'Albert avait disparu. C'etait
        la plus longue absence de ce genre qu'il eut encore faite, et cette
        prolongation, jointe aux sinistres presages qui avaient annonce
        l'avenement de sa trentieme annee, n'etait pas propre a ranimer les
        esperances de la famille. On commencait enfin a s'agiter; le comte
        Christian soupirait a toute heure d'une facon lamentable; le baron
        allait a la chasse sans songer a rien tuer; le chapelain faisait des
        prieres extraordinaires; Amelie n'osait plus rire ni causer, et la
        chanoinesse, pale et affaiblie, distraite des soins domestiques, et
        oublieuse de son ouvrage en tapisserie, egrenait son chapelet du matin
        au soir, entretenait de petites bougies devant l'image de la Vierge, et
        semblait plus voutee d'un pied qu'a son ordinaire.
        Consuelo se hasarda a proposer une grande et scrupuleuse exploration du
        Schreckenstein, avoua les recherches qu'elle y avait faites, et confia
        en particulier a la chanoinesse la circonstance de la feuille de rose,
        et le soin qu'elle avait mis a examiner toute la nuit le sommet lumineux
        de la montagne. Mais les dispositions que voulait prendre Wenceslawa
        pour cette exploration, firent bientot repentir Consuelo de son
        epanchement. La chanoinesse voulait qu'on s'assurat de la personne de
        Zdenko, qu'on l'effrayat par des menaces, qu'on fit armer cinquante
        hommes de torches et de fusils, enfin que le chapelain prononcat sur la
        pierre fatale ses plus terribles exorcismes, tandis que le baron, suivi
        de Hanz, et de ses plus courageux acolytes, ferait en regle, au milieu
        de la nuit, le siege du Schreckenstein. C'etait le vrai moyen de porter
        Albert a la folie la plus extreme, et peut-etre a la fureur, que de lui
        procurer une surprise de ce genre; et Consuelo obtint, a force de
        representations et de prieres, que Wenceslawa n'agirait point et
        n'entreprendrait rien sans son avis. Or, voici quel parti elle lui
        proposa en definitive: ce fut de sortir du chateau la nuit suivante, et
        d'aller seule avec la chanoinesse, en se faisant suivre a distance de
        Hanz et du chapelain seulement, examiner de pres le feu du
        Schreckenstein. Mais cette resolution se trouva au-dessus des forces de
        la chanoinesse. Elle etait persuadee que le Sabbat officiait sur la
        pierre d'Epouvante, et tout ce que Consuelo put obtenir fut qu'on lui
        ouvrirait les portes a minuit et que le baron et quelques autres
        personnes de bonne volonte la suivraient sans armes et dans le plus
        grand silence. Il fut convenu qu'on cacherait cette tentative au comte
        Christian, dont le grand age et la sante affaiblie ne pourraient se
        preter a une pareille course durant la nuit froide et malsaine, et qui
        cependant voudrait s'y associer s'il en avait connaissance.
        Tout fut execute ainsi que Consuelo l'avait desire. Le baron, le
        chapelain et Hanz l'accompagnerent. Elle s'avanca seule, a cent pas de
        son escorte, et monta sur le Schreckenstein avec un courage digne de
        Bradamante. Mais a mesure qu'elle approchait, la lueur qui lui
        paraissait sortir en rayonnant des fissures de la roche culminante
        s'eteignit peu a peu, et lorsqu'elle y fut arrivee, une profonde
        obscurite enveloppait la montagne du sommet a la base. Un profond
        silence et l'horreur de la solitude regnaient partout. Elle appela
        Zdenko, Cynabre, et meme Albert, quoiqu'en tremblant. Tout fut muet, et
        l'echo seul lui renvoya le son de sa voix mal assuree.
        Elle revint decouragee vers ses guides. Ils vanterent beaucoup son
        courage, et oserent, apres elle, explorer encore les lieux qu'elle
        venait de quitter, mais sans succes; et tous rentrerent en silence au
        chateau, ou la chanoinesse, qui les attendait sur le seuil, vit, a leur
        recit, evanouir sa derniere esperance.
        XXXVIII.
        Consuelo, apres avoir recu les remerciments et le baiser que la bonne
        Wenceslawa, toute triste, lui donna au front, reprit le chemin de sa
        chambre avec precaution, pour ne point reveiller Amelie, a qui on avait
        cache l'entreprise. Elle demeurait au premier etage, tandis que la
        chambre de la chanoinesse etait au rez-de-chaussee. Mais en montant
        l'escalier, elle laissa tomber son flambeau, qui s'eteignit avant
        qu'elle eut pu le ramasser. Elle pensa pouvoir s'en passer pour
        retrouver son chemin, d'autant plus que le jour commencait a poindre;
        mais, soit que son esprit fut preoccupe etrangement, soit que son
        courage, apres un effort au-dessus de son sexe, vint a l'abandonner tout
        a coup, elle se troubla au point que, parvenue a l'etage qu'elle
        habitait, elle ne s'y arreta pas, continua de monter jusqu'a l'etage
        superieur, et entra dans le corridor qui conduisait a la chambre
        d'Albert, situee presque au-dessus de la sienne; mais elle s'arreta
        glacee d'effroi a l'entree de cette galerie, en voyant une ombre grele
        et noire se dessiner devant elle, glisser comme si ses pieds n'eussent
        pas touche le carreau, et entrer dans cette chambre vers laquelle
        Consuelo se dirigeait, pensant que c'etait la sienne. Elle eut, au
        milieu de sa frayeur, assez de presence d'esprit pour examiner cette
        figure, et pour voir rapidement dans le vague du crepuscule qu'elle
        avait la forme et l'accoutrement de Zdenko. Mais qu'allait-il faire dans
        la chambre de Consuelo a une pareille heure, et de quel message etait-il
        charge pour elle? Elle ne se sentit point disposee a affronter ce
        tete-a-tete, et redescendit pour chercher la chanoinesse. Ce fut apres
        avoir descendu un etage qu'elle reconnut son corridor, la porte de sa
        chambre, et s'apercut que c'etait dans celle d'Albert qu'elle venait de
        voir entrer Zdenko.
        Alors mille conjectures se presenterent a son esprit redevenu calme et
        attentif. Comment l'idiot pouvait-il penetrer la nuit dans ce chateau si
        bien ferme, si bien examine chaque soir par la chanoinesse et les
        domestiques? Cette apparition de Zdenko la confirmait dans l'idee
        qu'elle avait toujours eue que le chateau avait une secrete issue et
        peut-etre une communication souterraine avec le Schreckenstein. Elle
        courut frapper a la porte de la chanoinesse, qui deja s'etait barricadee
        dans son austere cellule, et qui fit un grand cri en la voyant paraitre
        sans lumiere et un peu pale.

«Tranquillisez-vous, chere madame, lui dit la jeune fille; c'est un
        nouvel evenement assez bizarre, mais qui n'a rien d'effrayant: je viens
        de voir Zdenko entrer dans la chambre du comte Albert.»
        --Zdenko! mais vous revez, ma chere enfant; par ou serait-il entre? J'ai
        ferme toutes les portes avec le meme soin qu'a l'ordinaire, et pendant
        tout le temps de votre course au Schreckenstein, je n'ai pas cesse de
        faire bonne garde; le pont a ete leve, et quand vous l'avez passe pour
        rentrer, je suis restee la derniere pour le faire relever.
        --Quoi qu'il en soit, Madame, Zdenko est dans la chambre du comte
        Albert. Il ne tient qu'a vous de venir vous en convaincre.
        --J'y vais sur-le-champ, repondit la chanoinesse, et l'en chasser comme
        il le merite. Il faut que ce miserable y soit entre pendant le jour.
        Mais quels desseins l'amenent ici? Sans doute il cherche Albert, ou il
        vient l'attendre; preuve, ma pauvre enfant, qu'il ne sait pas plus que
        nous ou il est!
        --Eh bien, allons toujours l'interroger, dit Consuelo.
        --Un instant, un instant! dit la chanoinesse qui, au moment de se mettre
        au lit, avait ote deux de ses jupes, et qui se croyait trop legerement
        vetue, n'en ayant plus que trois; je ne puis pas me presenter ainsi
        devant un homme, ma chere. Allez chercher le chapelain ou mon frere le
        baron, le premier que vous rencontrerez ... Nous ne pouvons nous exposer
        seules vis-a-vis de cet homme en demence ... Mais j'y songe! une jeune
        personne comme vous, ne peut aller frapper a la porte de ces
        messieurs ... Allons, allons, je me depeche; dans un petit instant je
        serai prete.
        Et elle se mit a refaire sa toilette avec d'autant plus de lenteur
        qu'elle voulait se depecher davantage, et que, derangee dans ses
        habitudes regulieres comme elle ne l'avait pas ete depuis longtemps,
        elle avait tout a fait perdu la tete. Consuelo, impatiente d'un retard
        pendant lequel Zdenko pouvait sortir de la chambre d'Albert et se cacher
        dans le chateau sans qu'il fut possible de l'y decouvrir, retrouva toute
        son energie.

«Chere Madame, dit-elle en allumant un flambeau, occupez-vous d'appeler
        ces messieurs; moi, je vais voir si Zdenko ne nous echappe pas.»
        Elle monta precipitamment les deux etages, et ouvrit d'une main
        courageuse la porte d'Albert qui ceda sans resistance; mais elle trouva
        la chambre deserte. Elle penetra dans un cabinet voisin, souleva tous
        les rideaux, se hasarda meme a regarder sous le lit et derriere tous les
        meubles. Zdenko n'y etait plus, et n'y avait laisse aucune trace de son
        entree.

«Plus personne!» dit-elle a la chanoinesse qui venait clopin-clopant,
        accompagnee de Hanz et du chapelain: le baron etait deja couche et
        endormi; il avait ete impossible de le reveiller.

«Je commence a craindre, dit le chapelain un peu mecontent de la
        nouvelle alerte qu'on venait de lui donner, que la signora Porporina ne
        soit la dupe de ses propres illusions ...»
        --Non, monsieur le chapelain, repondit vivement Consuelo, personne ici
        n'en a moins que moi.
        --Et personne n'a plus de force et de devouement, c'est la verite,
        reprit le bonhomme; mais dans votre ardente esperance, vous croyez,
        signora, voir des indices ou il n'y en a malheureusement point.
        --Mon pere, dit la chanoinesse, la Porporina est brave comme un lion, et
        sage comme un docteur. Si elle a vu Zdenko, Zdenko est venu ici. Il faut
        le chercher dans toute la maison; et comme tout est bien ferme, Dieu
        merci, il ne peut nous echapper.»
        On reveilla les autres domestiques, et on chercha de tous cotes. Il n'y
        eut pas une armoire qui ne fut ouverte, un meuble qui ne fut derange. On
        remua jusqu'au fourrage des immenses greniers. Hanz eut la naivete do
        chercher jusque dans les larges bottes du baron. Zdenko ne s'y trouva
        pas plus qu'ailleurs. On commenca a croire que Consuelo avait reve; mais
        elle demeura plus persuadee que jamais qu'il fallait trouver l'issue
        mysterieuse du chateau, et elle resolut de porter a cette decouverte
        toute la perseverance de sa volonte. A peine eut-elle pris quelques
        heures de repos qu'elle commenca son examen. Le batiment qu'elle
        habitait (le meme ou se trouvait l'appartement d'Albert) etait appuye et
        comme adosse a la colline. Albert lui-meme avait choisi et fait arranger
        son logement dans cette situation pittoresque qui lui permettait de
        jouir d'un beau point de vue vers le sud, et d'avoir du cote du levant
        un joli petit parterre en terrasse, de plain-pied avec son cabinet de
        travail. Il avait le gout des fleurs, et en cultivait d'assez rares sur
        ce carre de terres rapportees au sommet sterile de l'eminence. La
        terrasse etait entouree d'un mur a hauteur d'appui, en larges pierres de
        taille, assis sur des rocs escarpes, et de ce belvedere fleuri on
        dominait le precipice de l'autre versant et une partie du vaste horizon
        dentele du Boehmerwald. Consuelo, qui n'avait pas encore penetre dans ce
        lieu, en admira la belle position et l'arrangement pittoresque; puis
        elle se fit expliquer par le chapelain a quel usage etait destinee cette
        terrasse avant que le chateau eut ete transforme, de forteresse, en
        residence seigneuriale.

«C'etait, lui dit-il, un ancien bastion, une sorte de terrasse
        fortifiee, d'ou la garnison pouvait observer les mouvements des troupes
        dans la vallee et sur les flancs des montagnes environnantes. Il n'est
        point de breche offrant un passage qu'on ne puisse decouvrir d'ici.
        Autrefois une haute muraille, avec des jours pratiques de tous cotes,
        environnait cette plate-forme, et defendait les occupants contre les
        fleches ou les balles de l'ennemi.
        --Et qu'est-ce que ceci? demanda Consuelo en s'approchant d'une citerne
        situee au centre du parterre, et dans laquelle on descendait par un
        petit escalier rapide et tournant.
        --C'est une citerne qui fournissait toujours et en abondance une eau de
        roche excellente aux assieges; ressource inappreciable pour un chateau
        fort!
        --Cette eau est donc bonne a boire? dit Consuelo en examinant l'eau
        verdatre et mousseuse de la citerne. Elle me parait bien trouble.
        --Elle n'est plus bonne maintenant, ou du moins elle ne l'est pas
        toujours, et le comte Albert n'en fait usage que pour arroser ses
        fleurs. Il faut vous dire qu'il se passe depuis deux ans dans cette
        fontaine un phenomene bien extraordinaire. La source, car c'en est une,
        dont le jaillissement est plus ou moins voisin dans le coeur de la
        montagne, est devenue intermittente. Pendant des semaines entieres le
        niveau s'abaisse extraordinairement, et le comte Albert fait monter, par
        Zdenko, de l'eau du puits de la grande cour pour arroser ses plantes
        cheries. Et puis, tout a coup, dans l'espace d'une nuit, et quelquefois
        meme d'une heure, cette citerne se remplit d'une eau tiede, trouble
        comme vous la voyez. Quelquefois elle se vide rapidement; d'autres fois
        l'eau sejourne assez longtemps et s'epure peu a peu, jusqu'a devenir
        froide et limpide comme du cristal de roche. Il faut qu'il se soit passe
        cette nuit un phenomene de ce genre; car, hier encore, j'ai vu la
        citerne claire et bien pleine, et je la vois en ce moment trouble comme
        si elle eut ete videe et remplie de nouveau.
        --Ces phenomenes n'ont donc pas un cours regulier?
        --Nullement, et je les aurais examines avec soin, si le comte Albert,
        qui defend l'entree de ses appartements et de son parterre avec l'espece
        de sauvagerie qu'il porte en toutes choses, ne m'eut interdit cet
        amusement. J'ai pense, et je pense encore, que le fond de la citerne est
        encombre de mousses et de plantes parietaires qui bouchent par moments
        l'acces a l'eau souterraine, et qui cedent ensuite a l'effort du
        jaillissement.
        --Mais comment expliquez-vous la disparition subite de l'eau en d'autres
        moments?
        --A la grande quantite que le comte en consomme pour arroser ses fleurs.
        --Il faudrait bien des bras, ce me semble, pour vider cette fontaine.
        Elle n'est donc pas profonde?
        --Pas profonde? Il est impossible d'en trouver le fond!
        --En ce cas, votre explication n'est pas satisfaisante, dit Consuelo,
        frappee de la stupidite du chapelain.
        --Cherchez-en une meilleure, reprit-il un peu confus et un peu pique de
        son manque de sagacite.
        --Certainement, j'en trouverai une meilleure, pensa Consuelo vivement
        preoccupee des caprices de la fontaine.
        --Oh! si vous demandiez au comte Albert ce que cela signifie, reprit le
        chapelain qui aurait bien voulu faire un peu l'esprit fort pour
        reprendre sa superiorite aux yeux de la clairvoyante etrangere, il vous
        dirait que ce sont les larmes de sa mere qui se tarissent et se
        renouvellent dans le sein de la montagne. Le fameux Zdenko, auquel vous
        supposez tant de penetration, vous jurerait qu'il y a la dedans une
        sirene qui chante fort agreablement a ceux qui ont des oreilles pour
        l'entendre. A eux deux ils ont baptise ce puits la Source des pleurs .
        Cela peut etre fort poetique, et il ne tient qu'a ceux qui aiment les
        fables paiennes de s'en contenter.
        --Je ne m'en contenterai pas, pensa Consuelo, et je saurai comment ces
        pleurs se tarissent.
        --Quant a moi, poursuivit le chapelain, j'ai bien pense qu'il y avait
        une perte d'eau dans un autre coin de la citerne....
        --Il me semble que sans cela, reprit Consuelo, la citerne, etant le
        produit d'une source, aurait toujours deborde.
        --Sans doute, sans doute, reprit le chapelain, ne voulant pas avoir
        l'air de s'aviser de cela pour la premiere fois; il ne faut pas venir de
        bien loin pour decouvrir une chose aussi simple! Mais il faut bien qu'il
        y ait un derangement notoire dans les canaux naturels de l'eau,
        puisqu'elle ne garde plus le nivellement regulier qu'elle avait naguere.
        --Sont-ce des canaux naturels, ou des aqueducs faits de main d'homme?
        demanda l'opiniatre Consuelo: voila ce qu'il importerait de savoir.
        --Voila ce dont personne ne peut s'assurer, repondit le chapelain,
        puisque le comte Albert ne veut point qu'on touche a sa chere fontaine,
        et a defendu positivement qu'on essayat de la nettoyer.
        --J'en etais sure! dit Consuelo en s'eloignant; et je pense qu'on fera
        bien de respecter sa volonte, car Dieu sait quel malheur pourrait lui
        arriver, si on se melait de contrarier sa sirene!

«Il devient a peu pres certain pour moi, se dit le chapelain en quittant
        Consuelo, que cette jeune personne n'a pas l'esprit moins derange que
        monsieur le comte. La folie serait-elle contagieuse? Ou bien maitre
        Porpora nous l'aurait-il envoyee pour que l'air de la campagne lui
        rafraichit le cerveau? A voir l'obstination avec laquelle elle se
        faisait expliquer le mystere de cette citerne, j'aurais gage qu'elle
        etait fille de quelque ingenieur des canaux de Venise, et qu'elle
        voulait se donner des airs entendus dans la partie; mais je vois bien a
        ses dernieres paroles, ainsi qu'a l'hallucination qu'elle a eue a propos
        de Zdenko ce matin, et a la promenade qu'elle nous a fait faire cette
        nuit au Schreckenstein, que c'est une fantaisie du meme genre. Ne
        s'imagine-t-elle pas retrouver le comte Albert au fond de ce puits!
        Malheureux jeunes gens! que n'y pouvez-vous retrouver la raison et la
        verite!»
        La-dessus, le bon chapelain alla dire son breviaire en attendant le
        diner.

«Il faut, pensait Consuelo de son cote, que l'oisivete et l'apathie
        engendrent une singuliere faiblesse d'esprit, pour que ce saint homme,
        qui a lu et appris tant de choses, n'ait pas le moindre soupcon de ce
        qui me preoccupe a propos de cette fontaine, mon Dieu, je vous en
        demande pardon, mais voila un de vos ministres qui fait bien peu d'usage
        de son raisonnement! Et ils disent que Zdenko est imbecile!»
        La-dessus, Consuelo alla donner a la jeune baronne une lecon de solfege,
        en attendant qu'elle put recommencer ses perquisitions.
        XXXIX.

«Avez-vous jamais assiste au decroissement de l'eau, et l'avez-vous
        quelquefois observee quand elle remonte? demanda-t-elle tout bas dans la
        soiree au chapelain, qui etait fort en train de digerer.
        --Quoi! qu'y a-t-il? s'ecria-t-il en bondissant sur sa chaise, et en
        roulant de gros yeux ronds.
        --Je vous parle de la citerne, reprit-elle sans se deconcerter;
        avez-vous observe par vous-meme la production du phenomene?
        --Ah! bien, oui, la citerne; j'y suis, repondit-il avec un sourire de
        pitie. Voila, pensa-t-il, sa folie qui la reprend.
        --Mais, repondez-moi donc, mon bon chapelain, dit Consuelo, qui
        poursuivait sa meditation avec l'espece d'acharnement qu'elle portait
        dans toutes ses occupations mentales, et qui n'avait aucune intention
        malicieuse envers le digne homme.
        --Je vous avouerai, Mademoiselle, repondit-il d'un ton tres froid, que
        je ne me suis jamais trouve a meme d'observer ce que vous me demandez;
        et je vous declare que je ne me suis jamais tourmente au point d'en
        perdre le sommeil.
        --Oh! j'en suis bien certaine, reprit Consuelo impatientee.»
        Le chapelain haussa les epaules, et se leva peniblement de son siege,
        pour echapper a cette ardeur d'investigation.

«Eh bien, puisque personne ici ne veut perdre une heure de sommeil pour
        une decouverte aussi importante, j'y consacrerai ma nuit entiere, s'il
        le faut, pensa Consuelo.»
        Et, en attendant l'heure de la retraite, elle alla, enveloppee de son
        manteau, faire un tour de jardin.
        La nuit etait froide et brillante; les brouillards s'etaient dissipes a
        mesure que la lune, alors pleine, avait monte dans l'empyree. Les
        etoiles palissaient a son approche; l'air etait sec et sonore. Consuelo,
        irritee et non brisee par la fatigue, l'insomnie, et la perplexite
        genereuse, mais peut-etre un peu maladive, de son esprit, sentait
        quelque mouvement de fievre, que la fraicheur du soir ne pouvait calmer.
        Il lui semblait toucher au terme de son entreprise. Un pressentiment
        romanesque, qu'elle prenait pour un ordre et un encouragement de la
        Providence, la tenait active et agitee. Elle s'assit sur un tertre de
        gazon plante de melezes, et se mit a ecouter le bruit faible et plaintif
        du torrent au fond de la vallee. Mais il lui sembla qu'une vois plus
        douce et plus plaintive encore se melait au murmure de l'eau et montait
        peu a peu jusqu'a elle. Elle s'etendit sur le gazon pour mieux saisir,
        etant plus pres de la terre, ces sons legers que la brise emportait a
        chaque instant. Enfin elle distingua la voix de Zdenko. Il chantait en
        allemand; et elle recueillit les paroles suivantes, arrangees tant bien
        que mal sur un air bohemien, empreint du meme caractere naif et
        melancolique que celui qu'elle avait deja entendu:

«Il y a la-bas, la-bas, une ame en peine et en travail, qui attend sa
        delivrance.

«Sa delivrance, sa consolation tant promise.

«La delivrance semble enchainee, la consolation semble impitoyable.

«Il y a la-bas, la-bas, une ame en peine et en travail qui se lasse
        d'attendre.»
        Quand la voix cessa de chanter, Consuelo se leva, chercha des yeux
        Zdenko dans la campagne, parcourut tout le parc et tout le jardin pour
        le trouver, l'appela de divers endroits, et rentra sans l'avoir apercu.
        Mais une heure apres qu'on eut dit tout haut en commun une longue priere
        pour le comte Albert, auquel on invita tous les serviteurs de la maison
        a se joindre, tout le monde etant couche, Consuelo alla s'installer
        aupres de la fontaine des Pleurs, et, s'asseyant sur la margelle, parmi
        les capillaires touffues qui y croissaient naturellement, et les iris
        qu'Albert y avait plantes, elle fixa ses regards sur cette eau immobile,
        ou la lune, alors parvenue a son zenith, plongeait son image comme dans
        un miroir.
        Au bout d'une heure d'attente, et comme la courageuse enfant, vaincue
        par la fatigue, sentait ses paupieres s'appesantir, elle fut reveillee
        par un leger bruit a la surface de l'eau. Elle ouvrit les yeux, et vit
        le spectre de la lune s'agiter, se briser, et s'etendre en cercles
        lumineux sur le miroir de la fontaine. En meme temps un bouillonnement
        et un bruit sourd, d'abord presque insensible et bientot impetueux, se
        manifesterent; elle vit l'eau baisser en tourbillonnant comme dans un
        entonnoir, et, en moins d'un quart d'heure, disparaitre dans la
        profondeur de l'abime.
        Elle se hasarda a descendre plusieurs marches. L'escalier, qui semblait
        avoir ete pratique pour qu’on put approcher a volonte du niveau variable
        de l'eau, etait forme de blocs de granit enfonces ou tailles en spirale
        dans le roc. Ces marches limoneuses et glissantes n'offraient aucun
        point d'appui, et se perdaient dans une effrayante profondeur.
        L'obscurite, un reste d'eau qui clapotait encore au fond du precipice
        incommensurable, l'impossibilite d'assurer ses pieds delicats sur cette
        vase filandreuse, arreterent la tentative insensee de Consuelo; elle
        remonta a reculons avec beaucoup de peine, et se rassit tremblante et
        consternee sur la premiere marche.
        Cependant l'eau semblait toujours fuir dans les entrailles de la terre.
        Le bruit devint de plus en plus sourd, jusqu'a ce qu'il cessa
        entierement; et Consuelo songea a aller chercher de la lumiere pour
        examiner autant que possible d'en haut l'interieur de la citerne. Mais
        elle craignit de manquer l'arrivee de celui qu'elle attendait, et se
        tint patiemment immobile pendant pres d'une heure encore. Enfin, elle
        crut apercevoir une faible lueur au fond du puits; et, se penchant avec
        anxiete, elle vit cette tremblante clarte monter peu a peu. Bientot elle
        n'en douta plus; Zdenko montait la spirale en s'aidant d'une chaine de
        fer scellee aux parois du rocher. Le bruit que sa main produisait en
        soulevant cette chaine et en la laissant retomber de distance en
        distance, avertissait Consuelo de l'existence de cette sorte de rampe,
        qui cessait a une certaine hauteur, et qu'elle n'avait pu ni voir ni
        soupconner. Zdenko portait une lanterne, qu'il suspendit a un croc
        destine a cet usage, et plante dans le roc a environ vingt pieds
        au-dessous du sol; puis il monta legerement et rapidement le reste de
        l'escalier, prive de chaine et de point d'appui apparent. Cependant
        Consuelo, qui observait tout avec la plus grande attention, le vit
        s'aider de quelques pointes de rocher, de certaines plantes parietaires
        plus vigoureuses que les autres, et peut-etre de quelques clous
        recourbes qui sortaient du mur, et dont sa main avait l'habitude. Des
        qu'il fut a portee de voir Consuelo, celle-ci se cacha et se deroba a
        ses regards en rampant derriere la balustrade de pierre a demi
        circulaire qui couronnait le haut du puits, et qui s'interrompait
        seulement a l'entree de l'escalier. Zdenko sortit, et se mit a cueillir
        lentement dans le parterre, avec beaucoup de soin et comme en
        choisissant certaines fleurs, un gros bouquet; puis il entra dans le
        cabinet d'Albert, et, a travers le vitrage de la porte, Consuelo le vit
        remuer longtemps les livres, et en chercher un, qu'il parut enfin avoir
        trouve; car il revint vers la citerne en riant et en se parlant a
        lui-meme d'un ton de contentement, mais d'une voix faible et presque
        insaisissable, tant il semblait partage entre le besoin de causer tout
        seul, selon son habitude, et la crainte d'eveiller les hotes du chateau.
        Consuelo ne s'etait pas encore demande si elle l'aborderait, si elle le
        prierait de la conduire aupres d'Albert; et il faut avouer qu'en cet
        instant, confondue de ce qu'elle voyait, eperdue au milieu de son
        entreprise, joyeuse d'avoir devine la verite tant pressentie, mais emue
        de l'idee de descendre au fond des entrailles de la terre et des abimes
        de l'eau, elle ne se sentit pas le courage d'aller d'emblee au resultat,
        et laissa Zdenko redescendre comme il etait monte, reprendre sa
        lanterne, et disparaitre en chantant d'une voix qui prenait de
        l'assurance a mesure qu'il s'enfoncait dans les profondeurs de sa
        retraite:

«La delivrance est enchainee, la consolation est impitoyable.»
        Le coeur palpitant, le cou tendu, Consuelo eut dix fois son nom sur les
        levres pour le rappeler. Elle allait s'y decider par un effort heroique,
        lorsqu'elle pensa tout a coup que la surprise pouvait faire chanceler
        cet infortune sur cet escalier difficile et perilleux, et lui donner le
        vertige de la mort. Elle s'en abstint, se promettant d'etre plus
        courageuse le lendemain, en temps opportun.
        Elle attendit encore pour voir remonter l'eau, et cette fois le
        phenomene s'opera plus rapidement. Il y avait a peine un quart d'heure
        qu'elle n'entendait plus Zdenko et qu'elle ne voyait plus de lueur de
        lanterne, lorsqu'un bruit sourd, semblable au grondement lointain du
        tonnerre, se fit entendre; et l'eau, s'elancant avec violence, monta en
        tournoyant et en battant les murs de sa prison avec un bouillonnement
        impetueux. Cette irruption soudaine de l'eau eut quelque chose de si
        effrayant, que Consuelo trembla pour le pauvre Zdenko, en se demandant
        si, a jouer avec de tels perils, et a gouverner ainsi les forces de la
        nature, il ne risquait pas d'etre emporte par la violence du courant, et
        de reparaitre a la surface de la fontaine, noye et brise comme ces
        plantes limoneuses qu'elle y voyait surnager.
        Cependant le moyen devait etre bien simple; il ne s'agissait que de
        baisser et de relever une ecluse, peut-etre de poser une pierre en
        arrivant, et de la deranger en s'en retournant. Mais cet homme, toujours
        preoccupe et perdu dans ses reveries bizarres, ne pouvait-il pas se
        tromper et deranger la pierre un instant trop tot? Venait-il par le meme
        souterrain qui servait de passage a l'eau de la source? Il faudra
        pourtant que j'y passe avec ou sans lui, se dit Consuelo, et cela pas
        plus tard que la nuit prochaine; car il y a la-bas une ame en travail
        et en peine qui m'attend et qui se lasse d'attendre . Ceci n'a point ete
        chante au hasard; et ce n'est pas sans but que Zdenko, qui deteste
        l'allemand et qui le prononce avec difficulte, s'est explique
        aujourd'hui dans cette langue.
        Elle alla enfin se coucher; mais elle eut tout le reste de la nuit
        d'affreux cauchemars. La fievre faisait des progres. Elle ne s'en
        apercevait pas, tant elle se sentait encore pleine de force et de
        resolution; mais a chaque instant elle se reveillait en sursaut,
        s'imaginant etre encore sur les marches du terrible escalier, et ne
        pouvant le remonter, tandis que l'eau s'elevait au-dessous d'elle avec
        le rugissement et la rapidite de la foudre.
        Elle etait si changee le lendemain, que tout le monde remarqua
        l'alteration de ses traits. Le chapelain n'avait pu s'empecher de
        confier a la chanoinesse que cette agreable et obligeante personne lui
        paraissait avoir le cerveau derange; et la bonne Wenceslawa, qui n'etait
        pas habituee a voir tant de courage et de devouement autour d'elle,
        commencait a croire que la Porporina etait tout au moins une jeune fille
        fort exaltee et d'un temperament nerveux tres excitable. Elle comptait
        trop sur ses bonnes portes doublees de fer, et sur ses fideles clefs,
        toujours grincantes a sa ceinture, pour avoir cru longtemps a l'entree
        et a l'evasion de Zdenko l'avant-derniere nuit. Elle adressa donc a
        Consuelo des paroles affectueuses et compatissantes, la conjurant de ne
        pas s'identifier au malheur de la famille, jusqu'a en perdre la sante,
        et s'efforcant de lui donner, sur le retour prochain de son neveu, des
        esperances qu'elle commencait elle-meme a perdre dans le secret de son
        coeur.
        Mais elle fut emue a la fois de crainte et d'espoir, lorsque Consuelo
        lui repondit, avec un regard brillant de satisfaction et un sourire de
        douce fierte:

«Vous avez bien raison de croire et d'attendre avec confiance, chere
        madame. Le comte Albert est vivant et peu malade, je l'espere; car il
        s'interesse encore a ses livres et a ses fleurs du fond de sa retraite.
        J'en ai la certitude; et j'en pourrais donner la preuve.
        --Que voulez-vous dire, chere enfant? s'ecria la chanoinesse, dominee
        par son air de conviction: qu'avez-vous appris? qu'avez-vous decouvert?
        Parlez, au nom du ciel! rendez la vie a une famille desolee!
        --Dites au comte Christian que son fils existe, et qu'il n'est pas loin
        d'ici. Cela est aussi vrai que je vous aime et vous respecte.»
        La chanoinesse se leva pour courir vers son frere, qui n'etait pas
        encore descendu au salon; mais un regard et un soupir du chapelain
        l'arreterent.

«Ne donnons pas a la legere une telle joie a mon pauvre Christian,
        dit-elle en soupirant a son tour. Si le fait venait bientot dementir vos
        douces promesses, ah! ma chere enfant! nous aurions porte le coup de la
        mort a ce malheureux pere.
        --Vous doutez donc de ma parole? repliqua Consuelo etonnee.
        --Dieu m'en garde, noble Nina! mais vous pouvez vous faire illusion!
        Helas! cela nous est arrive si souvent a nous-memes! Vous dites que vous
        avez des preuves, ma chere fille; ne pourriez-vous nous les mentionner?
        --Je ne le peux pas ... du moins il me semble que je ne le dois pas, dit
        Consuelo un peu embarrassee. J'ai decouvert un secret auquel le comte
        Albert attache certainement beaucoup d'importance, et je ne crois pas
        pouvoir le trahir sans son aveu.
        --Sans son aveu! s'ecria la chanoinesse en regardant le chapelain avec
        irresolution. L'aurait-elle vu?»
        Le chapelain haussa imperceptiblement les epaules, sans comprendre la
        douleur que son incredulite causait a la pauvre chanoinesse.

«Je ne l'ai pas vu, reprit Consuelo; mais, je le verrai bientot, et vous
        aussi, j'espere. Voila pourquoi je craindrais de retarder son retour en
        contrariant ses volontes par mon indiscretion.
        --Puisse la verite divine habiter dans ton coeur, genereuse creature, et
        parler par la bouche! dit Wenceslawa en la regardant avec des yeux
        inquiets et attendris. Garde ton secret, si tu en as un; et rends-nous
        Albert, si tu en as la puissance. Tout ce que je sais, c'est que, si
        cela se realise, j'embrasserai tes genoux comme j'embrasse en ce moment
        ton pauvre front ... humide et brulant! ajouta-t-elle, apres avoir
        touche de ses levres le beau front embrase de la jeune fille, et en se
        retournant vers le chapelain d'un air emu.
        --Si elle est folle, dit-elle a ce dernier lorsqu'elle put lui parler
        sans temoins, c'est toujours un ange de bonte, et il semble qu'elle soit
        occupee do nos souffrances plus que nous-memes. Ah! mon pere! il y a une
        malediction sur cette maison! Tout ce qui porte un coeur sublime y est
        frappe de vertige, et notre vie se passe a plaindre ce que nous sommes
        forces d'admirer!
        --Je ne nie pas les bons mouvements de cette jeune etrangere, repondit
        le chapelain. Mais il y a du delire dans son fait, n'en doutez pas,
        Madame. Elle aura reve du comte Albert cette nuit, et elle nous donne
        imprudemment ses visions pour des certitudes. Gardez-vous d'agiter l'ame
        pieuse et soumise de votre venerable frere par des assertions si
        frivoles. Peut-etre aussi ne faudrait-il pas trop encourager les
        temerites de cette signora Porporina ... Elles peuvent la precipiter
        dans des dangers d'une autre nature que ceux qu'elle a voulu braver
        jusqu'ici....
        --Je ne vous comprends pas, dit avec une grave naivete la chanoinesse
        Wenceslawa.
        --Je suis fort embarrasse de m'expliquer, reprit le digne homme....
        Pourtant il me semble ... que si un commerce secret, bien honnete et
        bien desinteresse sans doute, venait a s'etablir entre cette jeune
        artiste et le noble comte....
        --Eh bien? dit la chanoinesse en ouvrant de grands yeux.
        --Eh bien, Madame, ne pensez-vous pas que des sentiments d'interet et de
        sollicitude, fort innocents dans leur principe, pourraient, en peu de
        temps, a l'aide de circonstances et d'idees romanesques, devenir
        dangereux pour le repos et la dignite de la jeune musicienne?
        --Je ne me serais jamais avisee de cela! s'ecria la chanoinesse, frappee
        de cette reflexion. Croiriez-vous donc, mon pere, que la Porporina
        pourrait oublier sa position humble et precaire dans des relations
        quelconques avec un homme si eleve au-dessus d'elle que l'est mon neveu
        Albert de Rudolstadt?
        --Le comte Albert de Rudolstadt pourrait l'y aider lui-meme, sans le
        vouloir, par l'affectation qu'il met a traiter de prejuges les
        respectables avantages du rang et de la naissance.
        --Vous eveillez en moi de graves inquietudes, dit Wenceslawa, rendue a
        son orgueil de famille et a la vanite de la naissance, son unique
        travers. Le mal aurait-il deja germe dans le coeur de cette enfant? Y
        aurait-il dans son agitation et dans son empressement a retrouver Albert
        un motif moins pur que sa generosite naturelle et son attachement pour
        nous?
        --Je me flatte encore que non, repondit le chapelain, dont l'unique
        passion etait de jouer, par ses avis et par ses conseils, un role
        important dans la famille, tout en conservant les dehors d'un respect
        craintif et d'une soumission obsequieuse. Il faudra pourtant, ma chere
        fille, que vous ayez les yeux ouverts sur la suite des evenements, et
        que votre vigilance ne s'endorme pas sur de pareils dangers. Ce role
        delicat ne convient qu'a vous, et demande toute la prudence et la
        penetration dont le ciel vous a douee.»
        Apres cet entretien, la chanoinesse demeura toute bouleversee, et son
        inquietude changea d'objet. Elle oublia presque qu'Albert etait comme
        perdu pour elle, peut-etre mourant, peut-etre mort, pour ne songer qu'a
        prevenir enfin les effets d'une affection qu'en elle-meme elle appelait
        disproportionnee : semblable a l'Indien de la fable, qui, monte sur un
        arbre, poursuivi par l'epouvante sous la figure d'un tigre, s'amuse a
        combattre le souci sous la figure d'une mouche bourdonnant autour de sa
        tete.
        Toute la journee elle eut les yeux attaches sur Porporina, epiant tous
        ses pas, et analysant toutes ses paroles avec anxiete. Notre heroine,
        car c'en etait une dans toute la force du terme en ce moment-la que la
        brave Consuelo, s'en apercut bien, mais demeura fort eloignee
        d'attribuer cette inquietude a un autre sentiment que le doute de la
        voir tenir ses promesses en ramenant Albert. Elle ne songeait point a
        cacher sa propre agitation, tant elle sentait, dans sa conscience
        tranquille et forte, qu'il y avait de quoi etre fiere de son projet
        plutot que d'en rougir. Cette modeste confusion que lui avait causee,
        quelques jours auparavant, l'enthousiasme du jeune comte pour elle,
        s'etait dissipee en face d'une volonte serieuse et pure de toute vanite
        personnelle. Les amers sarcasmes d'Amelie, qui pressentait son
        entreprise sans en connaitre les details, ne l'emouvaient nullement.
        Elle les entendait a peine, y repondait par des sourires, et laissait a
        la chanoinesse, dont les oreilles s'ouvraient d'heure en heure, le soin
        de les enregistrer, de les commenter, et d'y trouver une lumiere
        terrible.
        FIN DU PREMIER VOLUME.
        CONSUELO
        PAR
        GEORGE SAND
        TOME DEUXIEME

1856
        XL.
        Cependant, en se voyant surveillee par Wenceslawa comme elle ne l'avait
        jamais ete, Consuelo craignit d'etre contrariee par un zele malentendu,
        et se composa un maintien plus froid, grace auquel il lui fut possible,
        dans la journees, d'echapper a son attention, et de prendre, d'un pied
        leger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idee dans ce
        moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener a une explication, et de
        savoir definitivement s'il voulait la conduire aupres d'Albert. Elle le
        trouva assez pres du chateau, sur le sentier qui menait au Schreckenstein.
        Il semblait venir a sa rencontre, et lui adressa la parole en bohemien
        avec beaucoup de volubilite.

«Helas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer
        un mot; je sais a peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme
        l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous
        ne pouvons nous entendre autrement, consens a la parler avec moi; nous
        la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le
        bohemien, si tu veux me l'enseigner.»
        A ces paroles qui lui etaient sympathiques, Zdenko devint serieux, et
        tendant a Consuelo une main seche et calleuse qu'elle n'hesita point a
        serrer dans la sienne:

«Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue
        et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?»
        Consuelo pensa devoir se preter a sa fantaisie en se servant des memes
        figures pour l'interroger.

«Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.
        --Il y a, repondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frere
        Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.
        J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux
        anciennes. Demande-moi toute autre chose.
        --Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme
        Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me
        connait.
        --Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que
        tu dis. La delivrance est enchainee....
        --Je sais cela. La consolation est impitoyable . Mais toi, tu ne
        sais rien, Zdenko. La delivrance a rompu ses chaines, la consolation a
        brise ses fers.
        --Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en
        reprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.
        --Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, ecoute.»
        Et elle lui chanta la premiere phrase de sa chanson sur les trois
        montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amelie l'avait
        aidee a retrouver et a prononcer.
        Zdenko l'ecouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:

«Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je
        t'apprenne une autre chanson?
        --Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras
        apres en bohemien.
        --Comment commence-t-elle?» dit Zdenko en la regardant avec malice.
        Consuelo commenca l'air de la chanson de la veille:

« Il y a la-bas, la-bas, une ame en travail et en peine.... »

«Oh! celle-la est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en
        l'interrompant.
        --Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.
        --Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.
        --Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est la-bas, la-bas
        dans la grotte de Schreckenstein....»
        A peine eut-elle prononce ces paroles que Zdenko changea tout a coup de
        visage et d'attitude; ses yeux brillerent d'indignation. Il fit trois pas
        en arriere, eleva ses mains au-dessus de sa tete, comme pour maudire
        Consuelo, et se mit a lui parler bohemien dans toute l'energie de la
        colere et de la menace.
        Effrayee d'abord, mais voyant qu'il s'eloignait, Consuelo voulut le
        rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une
        enorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et
        debiles:

«Zdenko n'a jamais fait de mal a personne, s'ecria-t-il en allemand;
        Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit
        enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais
        si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal,
        menteuse, Autrichienne, Zdenko t'ecrasera comme un ver de terre, dut-il
        se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son ame du sang
        humain repandu.»
        Consuelo, epouvantee, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un
        paysan qui, s'etonnant de la voir courir ainsi pale et comme poursuivie,
        lui demanda si elle avait rencontre un loup.
        Consuelo, voulant savoir si Zdenko etait sujet a des acces de demence
        furieuse, lui dit qu'elle avait rencontre l' innocent , et qu'il l'avait
        effrayee.

«Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, repondit le paysan en
        souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimite de petite maitresse.
        Zdenko n'est pas mechant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte
        Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.
        --Mais il se fache quelquefois, et alors il menace et il jette des
        pierres?
        --Jamais, jamais, repondit le paysan; cela n'est jamais arrive et
        n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est
        innocent comme un ange.»
        Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan
        devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole
        imprudente, le premier, le seul acces de fureur qu'eut jamais eprouve
        l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amerement. «J'ai ete trop pressee,
        se dit-elle; j'ai eveille, dans l'ame paisible de cet homme prive de ce
        qu'on appelle fierement la raison, une souffrance qu'il ne connaissait
        pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui a la moindre
        occasion. Il n'etait que maniaque, je l'ai peut-etre rendu fou.»
        Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colere de
        Zdenko. Il etait bien certain desormais qu'elle avait devine juste en
        placant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin
        jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, meme a
        elle! Elle n'etait donc pas exceptee de cette proscription, elle n'avait
        donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il
        avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la
        veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait
        faite a son fou du nom de Consuelo, tout cela n'etait donc chez lui que
        la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration veritable et constante lui
        designat une personne plus qu'une autre pour sa liberatrice et sa
        consolation? Ce nom meme de consolation, prononce et comme devine par
        lui, etait une affaire de pur hasard. Elle n'avait cache a personne
        qu'elle fut Espagnole, et que sa langue maternelle lui fut demeuree plus
        familiere encore que l'italien. Albert, enthousiasme par son chant, et ne
        connaissant pas d'expression plus energique que celle qui exprimait
        l'idee dont son ame etait avide et son imagination remplie, la lui avait
        adressee dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne
        autour de lui ne pouvait entendre, excepte elle.
        Consuelo ne s'etait jamais fait d'illusion extraordinaire a cet egard.
        Cependant une rencontre si delicate et si ingenieuse du hasard lui avait
        semble avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en
        etait emparee sans trop d'examen.
        Maintenant tout etait remis en question. Albert avait-il oublie, dans une
        nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait eprouvee pour
        elle? Etait-elle desormais inutile a son soulagement, impuissante pour
        son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si
        empresse jusque-la a seconder les desseins d'Albert, etait-il lui-meme
        plus tristement et plus serieusement fou que Consuelo n'avait voulu le
        supposer? Executait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il
        completement, en interdisant avec fureur a la jeune fille l'approche
        du Schreckenstein et le soupcon de la verite?
        --Eh bien, lui dit Amelie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu
        passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que,
        par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminee?
        --Peut-etre! lui repondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'etait la
        premiere fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blesse. Elle avait
        mis a son entreprise un devouement si pur, un entrainement si magnanime,
        qu'elle souffrait a l'idee d'etre raillee et meprisee pour n'avoir pas
        reussi.
        Elle fut triste toute la soiree; et la chanoinesse, qui remarqua ce
        changement, ne manqua pas de l'attribuer a la crainte d'avoir laisse
        deviner le sentiment funeste eclos dans son coeur.
        La chanoinesse se trompait etrangement. Si Consuelo avait ressenti la
        moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eut connu ni cette foi vive,
        ni cette confiance sainte qui jusque-la l'avaient guidee et soutenue.
        Jamais peut-etre elle n'avait, au contraire, eprouve le retour amer de
        son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances ou elle
        cherchait a s'en distraire par des actes d'heroisme et une sorte de
        fanatisme d'humanite.
        En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son epinette un
        vieux livre dore et armorie qu'elle crut aussitot reconnaitre pour celui
        qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko
        la nuit precedente. Elle l'ouvrit a l'endroit ou le signet etait pose:
        c'etait le psaume de la penitence qui commence ainsi: De profondis
        clamavi ad te Et ces mots latins etaient soulignes avec une encre
        qui semblait fraiche, car elle avait un peu colle au verso de la page
        suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui etait une fameuse bible
        ancienne, dite de Kralic, editee en 1579, et n'y trouva aucune autre
        indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti
        de l'abime, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'etait-il
        pas assez significatif, assez eloquent? Quelle contradiction regnait
        donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite recente de
        Zdenko?
        Consuelo s'arreta a sa derniere supposition. Albert, malade et accable
        au fond du souterrain, qu'elle presumait place sous le Schreckenstein,
        y etait peut-etre retenu par la tendresse insensee de Zdenko. Il etait
        peut-etre la proie de ce fou, qui le cherissait a sa maniere, en le
        tenant prisonnier, en cedant parfois a son desir de revoir la lumiere,
        en executant ses messages aupres de Consuelo, et en s'opposant tout a coup
        au succes de ses demarches par une terreur ou un caprice inexplicable.
        Eh bien, se dit-elle, j'irai, dusse-je affronter les dangers reels;
        j'irai, dusse-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et
        des egoistes; j'irai, dusse-je y etre humiliee par l'indifference de
        celui qui m'appelle. Humiliee! et comment pourrais-je l'etre, s'il est
        reellement aussi fou lui-meme que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que
        de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obei
        a la voix de Dieu qui m'inspire, et a sa main qui me pousse avec une
        force irresistible.
        L'etat febrile ou elle s'etait trouvee tous les jours precedents, et qui,
        depuis sa derniere rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place
        a une langueur penible, se manifesta de nouveau dans son ame et dans son
        corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant a Amelie et le livre,
        et son enthousiasme, et son dessein, elle echangea des paroles enjouees
        avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs,
        munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'etait procuree le matin
        meme.
        Elle attendit assez longtemps, et fut forcee par le froid de rentrer
        plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus
        tiede ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet enorme amas
        de livres, non pas ranges sur des rayons comme dans une bibliotheque,
        mais jetes pele-mele sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une
        sorte de mepris et de degout. Elle se hasardai a en ouvrir quelques-uns.
        Ils etaient presque tous ecrits en latin, et Consuelo put tout au plus
        presumer que c'etaient des ouvrages de controverse religieuse, emanes de
        l'eglise romaine ou approuves par elle. Elle essayait d'en comprendre les
        titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle
        y courut, ferma sa lanterne, se cacha derriere le garde-fou, et attendit
        l'arrivee de Zdenko. Cette fois, il ne s'arreta ni dans le parterre, ni
        dans le cabinet. Il traversa les deux pieces, et sortit de l'appartement
        d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et
        ecouter, a la porte de l'oratoire et a celle de la chambre a coucher du
        comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait
        tranquillement. C'etait une sollicitude qu'il prenait souvent sur son
        compte, et sans qu'Albert eut songe a la lui imposer, comme on le verra
        par la suite.
        Consuelo ne delibera point sur le parti qu'elle avait a prendre; son plan
        etait arrete. Elle ne se fiait plus a la raison ni a la bienveillance de
        Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'a celui qu'elle supposait prisonnier,
        seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous
        terre de la citerne du chateau a celle du Schreckenstein. Si ce chemin
        etait difficile ou perilleux, du moins il etait praticable, puisque
        Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'etait surtout avec de la lumiere;
        et Consuelo s'etait pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou,
        et d'une pierre pour avoir de la lumiere en cas d'accident. Ce qui
        lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au
        Schreckenstein, c'etait une ancienne histoire qu'elle avait entendu
        raconter a la chanoinesse, d'un siege soutenu jadis par l'ordre
        teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur
        Refectoire meme une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une
        montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie
        pour observer l'ennemi, ils dessechaient la citerne, passaient par ses
        conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui etait dans
        leur dependance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays,
        le village qui couvrait la colline appelee Schreckenstein depuis
        l'incendie dependait de la forteresse des Geants, et avait avec lui de
        secretes intelligences en temps de siege. Elle etait donc dans la logique
        et dans la verite en cherchant cette communication et cette issue.
        Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits.
        Auparavant elle se mit a genoux, recommanda son ame a Dieu, fit naivement
        un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du
        theatre de San-Samuel avant de paraitre pour la premiere fois sur la
        scene; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide,
        cherchant a la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre a
        Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le
        vertige. Elle atteignit la chaine de fer sans accident; et lorsqu'elle
        l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de
        regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette
        decouverte lui causa un instant d'emoi. Mais la reflexion lui vint
        aussitot. Le puits pouvait etre, tres-profond; mais l'ouverture du
        souterrain qui amenait Zdenko ne devait etre situee qu'a une certaine
        distance au-dessous du sol. Elle avait deja descendu cinquante marches
        avec cette adresse et cette agilite que n'ont pas les jeunes filles
        elevees dans les salons, mais que les enfants du peuple acquierent dans
        leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante.
        Le seul danger veritable etait de glisser sur les marches humides.
        Consuelo avait trouve dans un coin, en furetant, un vieux chapeau a
        larges bords que le baron Frederick avait longtemps porte a la chasse.
        Elle l'avait coupe, et s'en etait fait des semelles qu'elle avait
        Attachees a ses souliers avec des cordons en maniere de cothurnes.
        Elle avait remarque une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa
        derniere expedition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko
        marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du chateau, et c'est
        pour cela qu'il lui avait semble glisser comme une ombre plutot que
        marcher comme un homme. C'etait aussi jadis la coutume des Hussites
        de chausser ainsi leurs espions, et meme leurs chevaux, lorsqu'ils
        effectuaient une surprise chez l'ennemi.
        A la cinquante-deuxieme marche, Consuelo trouva une dalle plus large et
        une arcade basse en ogive. Elle n'hesita point a y entrer, et a s'avancer
        a demi courbee dans une galerie souterraine etroite et basse, toute
        degouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillee et voutee de main
        d'homme avec une grande solidite.
        Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq
        minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un leger bruit derriere elle.
        C'etait peut-etre Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du
        Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas
        Pour n'etre pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne
        pouvait pas se douter qu'elle l'eut devance. Il n'avait pas de raison
        pour courir apres elle; et pendant qu'il s'amuserait a chanter et a
        marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle
        aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.
        Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable a celui
        de l'eau qui gronde, lutte, et s'elance. Qu'etait-il donc arrive? Zdenko
        s'etait-il apercu de son dessein? Avait-il lache l'ecluse pour l'arreter
        et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passe lui-meme,
        et il etait derriere elle. Cette reflexion n'etait pas tres rassurante.
        Zdenko etait capable de se devouer a la mort, de se noyer avec elle
        plutot que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait
        point de pelle, point d'ecluse, pas une pierre sur son chemin qui put
        retenir l'eau, et la faire ensuite ecouler. Cette eau ne pouvait etre
        qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derriere elle. Cependant
        il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.
        Tout a coup Consuelo, frappee d'une horrible decouverte, s'apercut que la
        galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de
        plus en plus rapidement. L'infortunee s'etait trompee de chemin. Dans son
        empressement et dans la vapeur epaisse qui s'exhalait du fond de la
        citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et
        situee vis-a-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'etait enfoncee dans
        le canal qui servait de deversoir a l'eau du puits, au lieu de remonter
        celui qui conduisait au reservoir ou a la source. Zdenko, s'en allant
        par une route opposee, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau
        tombait en cascade au fond de la citerne, et deja la citerne etait
        remplie jusqu'a la hauteur du deversoir; deja elle se precipitait dans la
        galerie ou Consuelo fuyait eperdue et glacee d'epouvante. Bientot cette
        galerie, dont la dimension etait menagee de maniere a ce que la citerne,
        perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se
        remplir, allait se remplir a son tour. Dans un instant, dans un clin
        d'oeil, le deversoir serait inonde, et la pente continuait a s'abaisser
        vers des abimes ou l'eau tendait a se precipiter. La voute, encore
        suintante, annoncait assez que l'eau la remplissait tout entiere, qu'il
        n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne
        sauverait pas la malheureuse fugitive de l'impetuosite du torrent. L'air
        etait deja intercepte par la masse d'eau qui arrivait a grand bruit. Une
        chaleur etouffante arretait la respiration, et suspendait la vie autant
        que la peur et le desespoir. Deja le rugissement de l'onde dechainee
        grondait aux oreilles de Consuelo; deja une ecume rousse, sinistre
        avant-coureur du flot, ruisselait sur le pave, et devancait la course
        incertaine et ralentie de la victime consternee.
        XLI.

«O ma mere, s'ecria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aime!
        O mon Dieu, dedommage-moi dans une vie meilleure!».
        A peine avait-elle jete vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trebuche
        et se frappe a un obstacle inattendu. O surprise! o bonte divine! c'est
        un escalier etroit et raide, qui monte a l'une des parois du souterrain,
        et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'esperance. La voute
        s'eleve sur son front; le torrent se precipite, heurte l'escalier que
        Consuelo a eu le temps de franchir, en devore les dix premieres marches,
        mouille jusqu'a la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu
        enfin au sommet de la voute surbaissee que Consuelo a laissee derriere
        elle, s'engouffre dans les tenebres, et tombe avec un fracas epouvantable
        dans un reservoir profond que l'heroique enfant domine d'une petite
        plate-forme ou elle est arrivee sur ses genoux et dans l'obscurite.
        Car son flambeau s'est eteint. Un coup de vent furieux a precede
        l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissee tomber sur la
        derniere marche, soutenue jusque-la par l'instinct conservateur de la
        vie, mais ignorant encore si elle est sauvee, si ce fracas de la
        cataracte est un nouveau desastre qui va l'atteindre, et si cette pluie
        froide qui en rejaillit jusqu'a elle, et qui baigne ses cheveux, est la
        main glacee de la mort qui s'etend sur sa tete.
        Cependant le reservoir se remplit peu a peu, jusqu'a d'autres deversoirs
        plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la
        terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se
        dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se
        repand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue a
        rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine;
        mais son courage s'est ranime. A genoux, elle remercie Dieu et sa mere.
        Elle examine enfin le lieu ou elle se trouve, et promene la clarte
        vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.
        Une vaste grotte creusee par la nature sert de voute a un abime que la
        source lointaine du Schreckenstein alimente, et ou elle se perd dans les
        entrailles du rocher. Cet abime est si profond qu'on ne voit plus l'eau
        qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant
        deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable a
        celle du canon. Les echos de la caverne le repetent longtemps, et le
        clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On
        dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la
        grotte, un sentier etroit et difficile, taille dans le roc, cotoie le
        precipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie tenebreuse, ou le
        travail de l'homme cesse entierement, et qui se detourne des courants
        d'eau et de leur chute, en remontant vers des regions plus elevees.
        C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre:
        l'eau a ferme et rempli entierement celle qu'elle vient de suivre. Il est
        impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidite en
        est mortelle, et deja le flambeau palit, petille et menace de s'eteindre
        sans pouvoir se rallumer.
        Consuelo n'est point paralysee par l'horreur de cette situation. Elle
        pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces
        galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature,
        et conduisent a des impasses ou a un labyrinthe dont elle ne retrouvera
        jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fut-ce que pour trouver
        un asile plus sain jusqu'a la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko
        reviendra; il arretera le courant, la galerie sera videe, et la captive
        pourra revenir sur ses pas et revoir la lumiere des etoiles.
        Consuelo s'enfonca donc dans les mysteres du souterrain avec un nouveau
        courage, attentive cette fois a tous les accidents du sol, et s'attachant
        a suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser detourner par
        les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient
        a chaque instant. De cette maniere elle etait sure de ne plus rencontrer
        de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.
        Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres enormes
        encombraient sa route, et dechiraient ses pieds; des chauves-souris
        gigantesques, arrachees de leur morne sommeil par la clarte de la
        lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des
        esprits de tenebres autour de la voyageuse. Apres les premieres emotions
        de la surprise, a chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son
        courage. Quelquefois elle gravissait d'enormes blocs de pierre detaches
        d'immenses voutes crevassees, qui montraient d'autres blocs menacants,
        retenus a peine dans leurs fissures elargies a vingt pieds au-dessus de
        sa tete; d'autres fois la voute se resserrait et s'abaissait au point que
        Consuelo etait forcee de ramper dans un air rare et brulant pour s'y
        frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au
        detour d'un angle resserre, ou son corps svelte et souple eut de la peine
        a passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face a face
        avec Zdenko: Zdenko d'abord petrifie de surprise et glace de terreur,
        bientot indigne, furieux et menacant comme elle l'avait deja vu.
        Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, a la clarte
        vacillante d'un flambeau que le manque d'air etouffait a chaque instant,
        la fuite etait impossible. Consuelo songea a se defendre corps a corps
        contre une tentative de meurtre. Les yeux egares, la bouche ecumante
        de Zdenko, annoncaient assez qu'il ne s'arreterait pas cette fois a la
        menace. Il prit tout a coup une resolution etrangement feroce: il se mit
        a ramasser de grosses pierres, et a les placer l'une sur l'autre, entre
        lui et Consuelo, pour murer l'etroite galerie ou elle se trouvait. De
        cette maniere, il etait sur qu'en ne vidant plus la citerne durant
        plusieurs jours, il la ferait perir de faim, comme l'abeille qui enferme
        le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire a
        l'entree.
        Mais c'etait avec du granit que Zdenko batissait, et il s'en acquittait
        avec une rapidite prodigieuse. La force athletique que cet homme si
        maigre, et en apparence si debile, trahissait en ramassant et en
        arrangeant ces blocs, prouvait trop bien a Consuelo que la resistance
        etait impossible, et qu'il valait mieux esperer de trouver une autre
        issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernieres
        extremites en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et
        de le dominer par ses paroles.

«Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu la, insense? Albert te reprochera
        ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation
        et son salut. Tu perds ton ami et ton frere en me perdant.»
        Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et resolu de continuer son
        oeuvre, se mit a chanter dans sa langue sur un air vif et anime, tout en
        batissant d'une main active et legere son mur cyclopeen.
        Une derniere pierre manquait pour assurer l'edifice. Consuelo le
        regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai
        demolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un geant. La derniere pierre
        fut posee, et bientot elle s'apercut que Zdenko en batissait un second,
        adosse au premier. C'etait toute une carriere, toute une forteresse qu'il
        allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait
        prendre un plaisir extreme a son ouvrage.
        Une inspiration merveilleuse vint enfin a Consuelo. Elle se rappela la
        fameuse formule heretique qu'elle s'etait fait expliquer par Amelie, et
        qui avait tant scandalise le chapelain.

«Zdenko! s'ecria-t-elle en bohemien, a travers une des fentes du mur mal
        joint qui la separait deja de lui; ami Zdenko, que celui a qui on a
        fait tort te salue! »
        A peine cette parole fut-elle prononcee, qu'elle opera sur Zdenko comme
        un charme magique; il laissa tomber l'enorme bloc qu'il tenait, en
        poussant un profond soupir, et il se mit a demolir son mur avec plus de
        promptitude encore qu'il ne l'avait eleve; puis, tendant la main a
        Consuelo, il l'aida en silence a franchir cette ruine, apres quoi il la
        regarda attentivement, soupira etrangement, et, lui remettant trois clefs
        liees ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle,
        en lui disant:

«Que celui a qui on a fait tort te salue!
        --Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton
        maitre.»
        Zdenko secoua la tete en disant:

«Je n'ai pas de maitre, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinee
        s'accomplit. Va ou Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'a ce
        que tu reviennes.»
        Et, s'asseyant sur les decombres, il mit sa tete dans ses mains, et ne
        voulut plus dire un mot.
        Consuelo ne s'arreta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le
        retour de sa fureur; et, profitant de ce moment ou elle le tenait en
        respect, certaine enfin d'etre sur la route du Schreckenstein, elle
        partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et penible, Consuelo
        n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une
        route beaucoup plus longue mais inaccessible a l'eau, s'etait rencontre
        avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un
        par un detour bien menage, et creuse de main d'homme dans le roc,
        l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du chateau, de
        ses vastes dependances, et de la colline sur laquelle il etait assis.
        Consuelo ne se doutait guere qu'elle etait en cet instant sous le parc,
        et cependant elle en franchissait les grilles et les fosses par une voie
        que toutes les clefs et toutes les precautions de la chanoinesse ne
        pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensee, au bout de quelque trajet
        sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer a une
        entreprise deja si traversee, et qui avait failli lui devenir si funeste.
        De nouveaux obstacles l'attendaient peut-etre encore. Le mauvais vouloir
        de Zdenko pouvait se reveiller. Et s'il allait courir apres elle! s'il
        allait elever un nouveau mur pour empecher son retour! Au lieu qu'en
        abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la
        citerne, et de remettre cette citerne a sec pour qu'elle put monter, elle
        avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais
        elle etait encore trop sous l'emotion du moment pour se resoudre a revoir
        ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causee augmentait a
        mesure qu'elle s'eloignait de lui; et apres avoir affronte sa vengeance
        avec une presence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la
        representant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de
        tenter ce qu'il eut fallu faire pour se le rendre favorable, et
        n'aspirant qu'a trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cede
        les clefs, afin de mettre une barriere entre elle et le retour de sa
        demence.
        Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'etait
        obstinee temerairement a croire doux et traitable, dans une position
        analogue a celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile epais sur
        toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait
        contribue a l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'etait pas la
        plus folle des trois, de s'etre precipitee dans cet abime de dangers et
        de mysteres, sans etre sure d'un resultat favorable et d'un succes
        fructueux.
        Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creuse par
        les fortes mains des hommes du moyen age. Tous les rochers etaient perces
        par un entaillement ogival surbaisse avec beaucoup de caractere et de
        regularite. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol,
        tous les endroits ou l'eboulement eut ete possible, etaient soutenus par
        une construction en pierre de taille a rinceaux croises, que liaient
        ensemble des clefs de voute quadrangulaires en granit. Consuelo, ne
        perdait pas son temps a admirer ce travail immense, execute avec une
        solidite qui defiait encore bien des siecles. Elle ne se demandait pas
        non plus comment les possesseurs actuels du chateau pouvaient ignorer
        l'existence d'une construction si importante. Elle eut pu se l'expliquer,
        en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de
        cette propriete avaient ete detruits plus de cent ans auparavant, a
        l'epoque de l'introduction de la reforme en Boheme; mais elle ne
        regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'a son propre
        salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et
        un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin a faire,
        quoique cette route directe vers le Schreckenstein fut beaucoup plus
        courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien
        long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait meme si cette route
        la conduisait au Schreckenstein ou a un terme beaucoup plus eloigne
        de son expedition.
        Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voute
        s'elever, et le travail de l'architecte cesser entierement. C'etait
        pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrieres, ces
        grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la
        vegetation, et recevant l'air exterieur par de nombreuses fissures, elles
        avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait la mille
        moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire
        irrite. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et
        si elle eut pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fut avoue
        a elle-meme que jamais le baron Frederick, au retour de la chasse,
        n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en eprouvait en cet instant.
        Cependant elle fit bientot usage de sa raison. Elle n'avait fait que
        monter depuis qu'elle avait quitte le precipice, au moment d'etre
        submergee. A moins que Zdenko n'eut a son service une machine hydraulique
        d'une puissance et d'une etendue incomprehensible, il ne pouvait pas
        faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il etait
        bien evident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le
        courant de la source, l'ecluse, ou la source elle-meme; et si elle eut pu
        reflechir davantage, elle se fut etonnee de n'avoir pas encore trouve sur
        son chemin cette onde mysterieuse, cette source des Pleurs qui alimentait
        la citerne.
        C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des
        montagnes, et que la galerie, coupant a angle droit, ne la rencontrait
        qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein,
        ainsi qu'il arriva enfin a Consuelo. L'ecluse etait donc loin derriere
        elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait
        de cette source, que depuis des siecles aucun autre homme qu'Albert ou
        Zdenko n'avait vue. Elle eut bientot rejoint le courant, et cette fois
        elle le cotoya sans terreur et sans danger.
        Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau
        limpide et transparente, qui courait avec un bruit genereux dans un lit
        convenablement encaisse. La, reparaissait le travail de l'homme. Ce
        sentier etait releve en talus dans des terres fraiches et fertiles; car
        de belles plantes aquatiques, des parietaires enormes, des ronces
        sauvages fleuries dans ce lieu abrite, sans souci de la rigueur de la
        saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air exterieur
        penetrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour
        entretenir la vie de la vegetation, mais trop etroites pour laisser
        passage a l'oeil curieux qui les aurait cherchees du dehors. C'etait
        comme une serre chaude naturelle, preservee par ses voutes du froid et
        des neiges, mais suffisamment aeree par mille soupiraux imperceptibles.
        On eut dit qu'un soin complaisant avait protege la vie de ces belles
        plantes, et debarrasse le sable que le torrent rejetait sur ces rives
        des graviers qui offensent le pied; et on ne se fut pas trompe dans cette
        supposition. C'etait Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et surs les
        abords de la retraite d'Albert.
        Consuelo commencait a ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect
        moins sinistre et deja poetique des objets exterieurs produisait sur son
        imagination bouleversee par de cruelles terreurs. En voyant les pales
        rayons de la lune se glisser ca et la dans les fentes des roches, et se
        briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la foret fremir
        par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas,
        en se sentant toujours plus pres de la surface de la terre, elle se
        sentait renaitre, et l'accueil qui l'attendait au terme de son heroique
        pelerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres.
        Enfin, elle vit le sentier se detourner brusquement de la rive, entrer
        dans une courte galerie maconnee fraichement, et finir a une petite
        porte qui semblait de metal, tant elle etait froide, et qu'encadrait
        gracieusement un grand lierre terrestre.
        Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irresolutions, quand
        elle appuya sa main epuisee sur ce dernier obstacle, qui pouvait ceder a
        l'instant meme, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre
        main, Consuelo hesita et sentit une timidite plus difficile a vaincre que
        toutes ses terreurs. Elle allait donc penetrer seule dans un lieu ferme a
        tout regard, a toute pensee humaine, pour y surprendre le sommeil ou la
        reverie d'un homme qu'elle connaissait a peine; qui n'etait ni son pere,
        ni son frere, ni son epoux; qui l'aimait peut-etre, et qu'elle ne pouvait
        ni ne voulait aimer. Dieu m'a entrainee et conduite ici, pensait-elle, au
        milieu des plus epouvantables perils. C'est par sa volonte plus encore
        que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une ame
        fervente, une resolution pleine de charite, un coeur tranquille, une
        conscience pure, un desinteressement a toute epreuve. C'est peut-etre la
        mort qui m'y attend, et cependant cette pensee ne m'effraie pas. Ma vie
        est desolee, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai eprouve il
        n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois devouee a un affreux
        trepas avec une tranquillite a laquelle je ne m'etais point preparee.
        C'est peut-etre une grace que Dieu m'envoie a mon dernier moment. Je
        Vais tomber peut-etre sous les coups d'un furieux, et je marche a cette
        catastrophe avec la fermete d'un martyr. Je crois ardemment a la vie
        eternelle, et je sens que si je peris ici, victime d'un devouement
        inutile peut-etre, mais profondement religieux, je serai recompensee
        dans une vie plus heureuse. Qui m'arrete? et pourquoi eprouve-je
        donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et
        rougir devant celui que je viens sauver?
        C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur,
        luttait contre elle-meme, et se faisait presque un reproche de la
        delicatesse de son emotion. Il ne lui venait cependant pas a l'esprit
        qu'elle put courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la
        mort. Sa chastete n'admettait pas la pensee qu'elle put devenir la proie
        des passions brutales d'un insense. Mais elle eprouvait instinctivement
        la crainte de paraitre obeir a un sentiment moins eleve, moins divin que
        celui dont elle etait animee. Elle mit pourtant la clef dans la serrure;
        mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y
        resoudre. Une fatigue accablante, une defaillance extreme de tout son
        etre, achevaient de lui faire perdre sa resolution au moment d'en
        recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charite; dans le
        ciel, par une mort sublime.
        XLII.
        Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc
        trois portes et deux pieces a traverser avant celle ou elle supposait
        Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arreter, si la force
        lui manquait.
        Elle penetra dans une salle voutee, qui n'offrait d'autre ameublement
        qu'un lit de fougere seche sur lequel etait jetee une peau de mouton. Une
        paire de chaussures a l'ancienne mode, dans un delabrement remarquable,
        lui servit d'indice pour reconnaitre la chambre a coucher de Zdenko. Elle
        reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porte rempli de fruits sur
        la pierre d'Epouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin
        disparu. Elle se decida a ouvrir la seconde porte, apres avoir referme
        la premiere avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour
        possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde piece ou
        elle entra etait voutee comme la premiere, mais les murs etaient revetus
        de nattes et de claies garnies de mousse. Un poele y repandait une
        chaleur suffisante, et c'etait sans doute le tuyau creuse dans le roc qui
        produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo
        avait observee. Le lit d'Albert etait, comme celui de Zdenko, forme d'un
        amas de feuilles et d'herbes dessechees; mais Zdenko l'avait couvert de
        magnifiques peaux d'ours, en depit de l'egalite absolue qu'Albert
        exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne
        chagrinait pas la tendresse passionnee qu'il lui portait et la preference
        de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-meme. Consuelo fut recue dans
        cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la
        serrure, s'etait poste sur le seuil, l'oreille dressee et l'oeil inquiet.
        Mais Cynabre avait recu de son maitre une education particuliere: c'etait
        un ami, et non pas un gardien. Il lui avait ete si severement interdit
        des son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout a fait
        cette habitude naturelle aux etres de son espece. Si on eut approche
        d'Albert avec des intentions malveillantes, il eut retrouve la voix;
        si on l'eut attaque, il l'eut defendu avec fureur. Mais prudent et
        circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit
        sans etre sur de son fait, et sans avoir examine et flaire les gens avec
        attention. Il approcha de Consuelo avec un regard penetrant qui avait
        quelque chose d'humain, respira son vetement et surtout sa main qui avait
        tenu longtemps les clefs touchees par Zdenko; et, completement rassure
        par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il
        avait conserve d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur
        les epaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait
        lentement la terre de sa queue superbe. Apres cet accueil grave et
        honnete, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait
        le lit de son maitre, et s'y etendit avec la nonchalance de la vieillesse,
        non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de
        Consuelo.
        Avant d'oser approcher de la troisieme porte, Consuelo jeta un regard sur
        l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque revelation sur
        l'etat moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de
        demence ni de desespoir. Une grande proprete, une sorte d'ordre y
        regnait. Il y avait un manteau et des vetements de rechange accroches a
        des cornes d'aurochs, curiosites qu'Albert avait rapportees du fond de
        la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux
        etaient bien ranges sur une bibliotheque en planches brutes, que
        soutenaient de grosses branches artistement agencees par une main
        rustique et intelligente. La table, les deux chaises, etaient de la meme
        matiere et du meme travail. Un herbier et des livres de musique anciens,
        tout a fait inconnus a Consuelo, avec des titres et des paroles slaves,
        achevaient de reveler les habitudes paisibles, simples et studieuses
        de l'anachorete. Une lampe de fer curieuse par son antiquite, etait
        suspendue au milieu de la voute, et brulait dans l'eternelle nuit de ce
        sanctuaire melancolique.
        Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgre
        le gout des riches habitants de ces forets pour la chasse et pour les
        objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas
        un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la
        grande science , en raison de quoi Cynabre etait un sujet de mepris et
        de pitie pour le baron Frederick. Albert avait horreur du sang; et
        quoiqu'il parut jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idee
        de la vie en general un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait
        ni donner ni voir donner la mort, meme aux derniers animaux de la
        creation. Il eut aime toutes les sciences naturelles; mais il s'arretait
        a la mineralogie et a la botanique. L'entomologie lui paraissait deja une
        science trop cruelle, et il n'eut jamais pu sacrifier la vie d'un insecte
        a sa curiosite.
        Consuelo savait ces particularites. Elle se les rappelait en voyant les
        attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur,
        se disait-elle, d'un etre si doux et si pacifique. Ceci est la cellule
        d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la
        nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublee et confuse.
        Elle regrettait presque de ne point trouver la un aliene, ou un moribond;
        et la certitude de se presenter a un homme veritable la faisait hesiter
        de plus en plus.
        Elle revait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer,
        lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille:
        c'etait un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de
        grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu
        un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui
        etait inconnu; mais a ses formes etranges et naives, elle jugea qu'il
        devait etre plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait.
        Elle ecoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi
        Albert l'avait si bien comprise des la premiere phrase qu'il lui avait
        entendu chanter. C'est qu'il avait la revelation de la vraie, de la
        grande musique. Il pouvait n'etre pas savant a tous egards, il pouvait ne
        pas connaitre les ressources eblouissantes de l'art; mais il avait en lui
        le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini,
        Consuelo, rassuree entierement et animee d'une sympathie plus vive,
        allait se hasarder a frapper a la porte qui la separait encore de lui,
        lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte
        s'avancer la tete penchee, les yeux baisses vers la terre, avec son
        violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa paleur etait effrayante,
        ses cheveux et ses habits dans un desordre que Consuelo n'avait pas encore
        vu. Son air preoccupe, son attitude brisee et abattue, la nonchalance
        desesperee de ses mouvements, annoncaient sinon l'alienation complete, du
        moins le desordre et l'abandon de la volonte humaine. On eut dit un de
        ces spectres muets et prives de memoire, auxquels croient les peuples
        slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on
        voit agir sans suite et sans but, obeir comme par instinct aux anciennes
        habitudes de leur vie, sans reconnaitre et sans voir leurs amis et leurs
        serviteurs terrifies qui fuient ou les regardent en silence, glaces par
        l'etonnement et la crainte.
        Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne
        la voyait pas, bien qu'elle fut a deux pas de lui. Cynabre s'etait leve,
        il lechait la main de son maitre. Albert lui dit quelques paroles
        amicales en bohemien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui
        reportait ses discretes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement
        les pieds de cette jeune fille qui etaient chausses a peu pres en ce
        moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tete, il lui dit en
        bohemien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient
        une demande et qui se terminaient par son nom.
        En le voyant dans cet etat, Consuelo sentit disparaitre sa timidite. Tout
        entiere a la compassion, elle ne vit plus que le malade a l'ame dechiree
        qui l'appelait encore sans la reconnaitre; et, posant sa main sur le bras
        du jeune homme avec confiance et fermete, elle lui dit en espagnol de sa
        voix pure et penetrante:

«Voici Consuelo.»
        XLIII.
        A peine Consuelo se fut-elle nommee, que le comte Albert, levant les yeux
        au ciel et la regardant au visage, changea tout a coup d'attitude et
        d'expression. Il laissa tomber a terre son precieux violon avec autant
        d'indifference que s'il n'en eut jamais connu l'usage; et joignant les
        mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:

«C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance,
        o ma pauvre Wanda! s'ecria-t-il en poussant un soupir qui semblait
        briser sa poitrine. Chere, chere et malheureuse soeur! victime infortunee
        que j'ai vengee trop tard, et que je n'ai pas su defendre! Ah! Tu le
        sais, toi, l'infame qui t'a outragee a peri dans les tourments, et ma
        main s'est impitoyablement baignee dans le sang de ses complices. J'ai
        ouvert la veine profonde de l'Eglise maudite; j'ai lave ton affront, le
        mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de
        plus, ame inquiete et vindicative? Le temps du zele et de la colere est
        passe; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi
        des larmes et des prieres; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du
        sang desormais, et je n'en veux plus repandre! Non! non! pas une seule
        goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inepuisables
        et de sanglots amers!»
        En parlant ainsi, avec des yeux egares et des traits animes par une
        exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait
        avec une sorte d'epouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour
        arreter cette bizarre conjuration.
        Il ne fallut pas a Consuelo de longues reflexions pour comprendre la
        tournure que prenait la demence de son hote. Elle s'etait fait assez
        souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce
        redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite,
        avait peri de douleur et de honte dans son couvent, outragee par un moine
        abominable, et que la vie de Ziska avait ete une longue et solennelle
        vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramene par je ne sais
        quelle transition d'idees, a sa fantaisie dominante, se croyait Jean
        Ziska, et s'adressait a elle comme a l'ombre de Wanda, sa soeur
        infortunee.
        Elle resolut de ne point contrarier brusquement son illusion:

«Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de meme que le mien
        n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai change, ainsi
        que toi, de visage et de caractere. Ce que tu viens de me dire, je venais
        pour te le rappeler. Oui, le temps du zele et de la fureur est passe. La
        justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice
        divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et
        l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination a exercer en toi
        une faculte qu'il n'a point donnee aux autres hommes, cette memoire
        scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences anterieures, Dieu
        s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abuse. M'entends-tu,
        Albert, et me comprends-tu, maintenant?
        --O ma mere! repondit Albert, pale et tremblant, en tombant sur ses
        genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire,
        je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous
        transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'etes plus la
        Wanda de Ziska, la vierge outragee, la religieuse gemissante. Vous etes
        Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelee comtesse de Rudolstadt,
        Et qui a porte dans son sein l'infortune qu'ils appellent aujourd'hui
        Albert.
        --Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi,
        reprit Consuelo avec fermete; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans
        d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les
        connaissez pas, Albert, ou vous les meprisez. Vous remontez le cours des
        ages avec un orgueil impie; vous aspirez a penetrer les secrets de la
        destinee; vous croyez vous egaler a Dieu en embrassant d'un coup d'oeil
        et le present et le passe. Moi, je vous le dis; et c'est la verite, c'est
        la foi qui m'inspirent: cette pensee retrograde est un crime et une
        temerite. Cette memoire surnaturelle que vous vous attribuez est une
        illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la
        certitude, et votre imagination vous a trompe. Votre orgueil a bati un
        edifice de chimeres, lorsque vous vous etes attribue les plus grands
        roles dans l'histoire de vos ancetres. Prenez garde de n'etre point ce
        que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science eternelle ne
        vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie
        anterieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins
        glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.»
        Albert ecouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans
        ses mains, et les genoux enfonces dans la terre.

«Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus!
        murmura-t-il en accents etouffes. Si vous etes l'ange de la montagne, si
        vous etes, comme je le crois, la figure celeste qui m'est apparue si
        souvent sur la pierre d'Epouvante, parlez; commandez a ma volonte, a ma
        conscience, a mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumiere
        avec angoisse, et que si je m'egare dans les tenebres, c'est a force de
        vouloir les dissiper pour vous atteindre.
        --Un peu d'humilite, de confiance et de soumission aux arrets eternels de
        la science incomprehensible aux hommes, voila le chemin de la verite pour
        vous, Albert. Renoncez dans votre ame, et renoncez-y fermement une fois
        pour toutes, a vouloir vous connaitre au dela de cette existence passagere
        qui vous est imposee; et vous redeviendrez agreable a Dieu, utile aux
        autres hommes, tranquille avec vous-meme. Abaissez votre science superbe;
        et sans perdre la foi a votre immortalite, sans douter de la bonte divine,
        qui pardonne au passe et protege l'avenir, attachez-vous a rendre feconde
        et humaine cette vie presente que vous meprisez, lorsque vous devriez la
        respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnegation
        et votre charite. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient
        dessilles. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mere; je suis une
        amie que le ciel vous a envoyee, et qu'il a conduite ici par des voies
        miraculeuses pour vous arracher a l'orgueil et a la demence. Regardez-moi,
        et dites-moi, dans votre ame et conscience, qui je suis et comment je
        m'appelle.»
        Albert, tremblant et eperdu, leva la tete, et la regarda encore, mais
        avec moins d'egarement et de terreur que les premieres fois.

«Vous me faites franchir des abimes, lui dit-il; vous confondez par des
        paroles profondes ma raison, que je croyais superieure (pour mon malheur)
        a celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaitre et de
        comprendre le temps present et les choses humaines. Je ne le puis. Pour
        perdre la memoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse
        des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase
        nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent
        a l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens
        superieure a la mienne, d'assimiler ma pensee a la votre, il faut que
        j'obeisse; mais je connais ces luttes epouvantables, et je sais que la
        mort est au bout. Ayez pitie de moi, vous qui agissez sur moi par un
        charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous etes, car
        je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue:
        je ne sais de quel sexe vous etes; et vous voila devant moi comme une
        statue mysterieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes
        souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir.»
        En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'etait d'abord colore d'un
        eclat febrile, redevint d'une paleur effrayante. Il etendit les mains
        vers Consuelo; mais il les abaissa aussitot vers la terre pour se
        soutenir, comme atteint d'une irresistible defaillance.
        Consuelo, en s'initiant peu a peu aux secrets de sa maladie mentale, se
        sentit vivifiee et comme inspiree par une force et une intelligence
        nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forcant de se relever, elle le
        conduisit vers le siege qui etait aupres de la table. Il s'y laissa
        tomber, accable d'une fatigue inouie, et se courba en avant comme s'il
        eut ete pres de s'evanouir. Cette lutte dont il parlait n'etait que trop
        reelle. Albert avait la faculte de retrouver sa raison et de repousser
        les suggestions de la fievre qui devorait son cerveau; mais il n'y
        parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui epuisaient ses
        organes. Quand cette reaction s'operait d'elle-meme, il en sortait
        rafraichi et comme renouvele; mais quand il la provoquait par une
        resolution de sa volonte encore puissante, son corps succombait sous la
        crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit
        ce qui se passait en lui:

«Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tete brulante,
        je vous connais, et cela suffit. Je m'interesse a vous, et cela doit vous
        suffire aussi quant a present. Je vous defends de faire aucun effort de
        volonte pour me reconnaitre et me parler. Ecoutez-moi seulement; et si
        mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne
        vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission
        passive et l'abandon entier de votre reflexion. Pouvez-vous descendre
        dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?
        --Oh! que vous me faites de bien! repondit Albert. Parlez-moi encore,
        parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon ame dans vos mains. Qui que
        vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'echapper; car elle
        irait frapper aux portes de l'Eternite, et s'y briserait. Dites-moi
        qui vous etes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas,
        expliquez-le-moi: car, malgre moi, je le cherche et je m'agite.
        --Je suis Consuelo, repondit la jeune fille, et vous le savez, puisque
        vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis
        comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que
        vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-la, vous avez
        quitte votre famille, et vous etes venu vous cacher ici. Depuis ce jour,
        je vous ai cherche; et vous m'avez fait appeler par Zdenko a diverses
        reprises, sans que Zdenko, qui executait vos ordres a certains egards,
        ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue a travers mille
        dangers....
        --Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert
        en soulevant son corps appesanti et affaisse sur la table. Vous etes un
        reve, je le vois bien, et tout ce que j'entends la se passe dans mon
        imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout a
        coup le desordre et l'incoherence de mes songes se revelent a moi-meme,
        je me retrouve seul, seul au monde, avec mon desespoir et ma folie! Oh!
        Consuelo, Consuelo! reve funeste et delicieux! Ou est l'etre qui porte
        ton nom et qui revet parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et
        c'est mon delire qui t'a cree!».
        Albert retomba sur ses bras etendus, qui se raidirent et devinrent froids
        comme le marbre.
        Consuelo le voyait approcher de la crise lethargique, et se sentait
        elle-meme si epuisee, si prete a defaillir, qu'elle craignait de ne
        pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains
        d'Albert dans ses mains qui n'etaient guere plus vivantes.

«Mon Dieu! dit-elle d'une voix eteinte et avec un coeur brise, assiste
        deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!»
        Elle se voyait seule, enfermee avec un mourant, mourante elle-meme, et ne
        pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont
        le retour lui semblait encore plus effrayant que desirable.
        Sa priere parut frapper Albert d'une emotion inattendue.

«Quelqu'un prie a cote de moi, dit-il en essayant de soulever sa tete
        accablee. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il
        en regardant la main de Consuelo enlacee aux siennes. Main secourable,
        pitie mysterieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie
        bien douce et mon coeur bien reconnaissant!»
        Il colla ses levres glacees sur la main de Consuelo, et resta longtemps
        ainsi.
        Une emotion pudique rendit a Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa
        point retirer sa main a cet infortune; mais, partagee entre son embarras
        et son epuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcee de
        s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'epaule d'Albert.

«Je me sens renaitre, dit Albert au bout de quelques instants. Il me
        semble que je suis dans les bras de ma mere. O ma tante Wenceslawa! Si
        c'est vous qui etes aupres de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliee,
        vous et mon pere, et toute ma famille, dont les noms meme etaient sortis
        de ma memoire. Je reviens a vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi
        Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais
        Enfin trouvee ... et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus
        respirer!»
        Consuelo voulut lui parler; mais a mesure que la memoire et la force
        d'Albert semblaient se reveiller, la vie de Consuelo semblait s'eteindre.
        Tant de frayeurs, de fatigues, d'emotions et d'efforts surhumains
        l'avaient brisee, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur
        ses levres, elle sentit ses jambes flechir, ses yeux se troubler. Elle
        tomba sur ses genoux a cote d'Albert, et sa tete mourante vint frapper le
        sein du jeune homme. Aussitot Albert, sortant comme d'un songe, la vit,
        la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans
        ses bras avec energie. A travers les voiles de la mort qui semblaient
        s'etendre sur ses paupieres, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point
        effrayee. C'etait une joie sainte et rayonnante de chastete. Elle ferma
        les yeux, et tomba dans un etat d'aneantissement qui n'etait ni le sommeil
        ni la veille, mais une sorte d'indifference et d'insensibilite pour toutes
        les choses presentes.
        XLIV.
        Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultes, se voyant assise sur un lit
        assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupieres, elle essaya de
        rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait ete si complete, que
        ses facultes revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et
        d'emotions qu'elle avait supportees depuis un certain temps fut arrivee a
        depasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle etait
        devenue depuis qu'elle avait quitte Venise. Son depart meme de cette
        patrie adoptive, ou elle avait coule des jours si doux, lui apparut comme
        un songe; et ce fut pour elle un soulagement (helas! trop court) de
        pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient cause.
        Elle se persuada donc qu'elle etait encore dans sa pauvre chambre de la
        Corte-Minelli, sur le grabat de sa mere, et qu'apres avoir eu avec
        Anzoleto une scene violente et amere dont le souvenir confus flottait dans
        Son esprit, elle revenait a la vie et a l'esperance en le sentant pres
        d'elle, en entendant sa respiration entrecoupee, et les douces paroles
        qu'il lui adressait a voix basse. Une joie languissante et pleine de
        delices penetra son coeur a cette pensee, et elle se souleva avec effort
        pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne
        pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle
        etait habituee a voir briller couleur de rose a travers son rideau blanc,
        elle ne vit qu'une clarte sepulcrale, tombant d'une voute sombre et
        nageant dans une atmosphere humide; elle sentit sous ses bras la rude
        depouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pale
        figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.
        Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux,
        et retomba sur le lit de feuilles seches, avec un douloureux gemissement.
        Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre ou elle etait, et
        a quel hote sinistre elle se trouvait confiee. La peur, que l'enthousiasme
        de son devouement avait combattue et dominee jusque-la, s'empara d'elle,
        au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux
        spectacle, des apprets de mort, un sepulcre ouvert devant elle. Elle
        sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'etait une
        guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnee. Elle l'ota pour la
        regarder, et vit une branche de cypres.

«Je t'ai crue morte, o mon ame, o ma consolation! lui dit Albert en
        s'agenouillant aupres d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le
        tombeau te parer des emblemes de l'hymenee. Les fleurs ne croissent point
        autour de moi, Consuelo. Les noirs cypres etaient les seuls rameaux ou ma
        main put cueillir ta couronne de fiancee. La voila, ne la repousse pas.
        Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu a la vie, je
        n'aurais jamais eu d'autre epouse que toi, et que je meurs avec toi, uni
        a toi par un serment indissoluble.
        --Fiances, unis! s'ecria Consuelo terrifiee en jetant des regards
        consternes autour d'elle: qui donc a prononce cet arret? qui donc a
        celebre cet hymenee?
        --C'est la destinee, mon ange, repondit Albert avec une douceur et une
        tristesse inexprimables. Ne songe pas a t'y soustraire. C'est une destinee
        bien etrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas,
        Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la verite. Tu m'as defendu
        tout a l'heure de chercher dans le passe; tu m'as interdit le souvenir
        de ces jours ecoules qu'on appelle la nuit des siecles. Mon etre t'a obei,
        et je ne sais plus rien desormais de ma vie anterieure. Mais ma vie
        presente, je l'ai interrogee, je la connais; je l'ai vue tout entiere
        d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais
        dans les bras de la mort. Ta destinee, Consuelo, est de m'appartenir, et
        cependant tu ne seras jamais a moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras
        jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charite, ton
        devouement de l'heroisme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais
        tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consume d'un amour que tu
        ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon epouse comme tu es
        deja ma fiancee, soit que nous perissions ici et que ta pitie consente a
        me donner ce titre d'epoux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que
        nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les
        desseins de Dieu envers moi.
        --Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de
        peaux d'ours noirs qui ressemblaient a un drap mortuaire, je ne sais si
        c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre
        delire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre
        vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui
        suis venue, au peril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens
        que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberte. Si ma vue
        vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonte de Dieu soit faite!
        Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie
        est empoisonnee, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!
        --Je sais que tu es bien malheureuse, o ma pauvre sainte! je sais que tu
        portes au front une couronne d'epines que je ne puis en arracher. La cause
        et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas.
        Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion,
        si, des le jour ou je t'ai rencontree, je n'avais pas pressenti et reconnu
        en toi la tristesse qui remplit ton ame et abreuve ta vie. Que peux-tu
        craindre de moi, Consuelo de mon ame? Toi, si ferme et si sage, toi a qui
        Dieu a inspire des paroles qui m'ont subjugue et ranime en un instant, tu
        sens donc defaillir etrangement la lumiere de ta foi et de ta raison,
        puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens a toi,
        mon ange; regarde-moi. Me voici a tes pieds, et pour toujours, le front
        dans la poussiere. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici a
        l'instant meme, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant
        toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je
        puis te promettre tout et t'obeir en tout. Oui, Consuelo, je peux meme
        devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable
        que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins
        effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce
        que tu voudras desormais me sera accorde. Je mourrai peut-etre en me
        transformant selon ton desir; mais c'est a mon tour de te dire que ma
        vie a toujours ete empoisonnee, et que je ne pourrais pas la regretter en
        la perdant pour toi.
        --Cher et genereux Albert, dit Consuelo rassuree et attendrie,
        expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette
        ame impenetrable. Vous etes a mes yeux un homme superieur a tous les
        autres; et, des le premier instant ou je vous ai vu, j'ai senti pour
        vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous
        dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous etiez insense, je n'ai pas
        pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait a mon estime et
        a ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaitre que vous etiez
        accable d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, presomptueusement
        persuadee que je pouvais adoucir ce mal. Vous-meme avez travaille a me le
        faire croire. Je suis venue vous trouver, et voila que vous me dites sur
        moi et sur vous-meme des choses d'une profondeur et d'une verite qui
        me rempliraient d'une veneration sans bornes, si vous n'y meliez des idees
        etranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager.
        Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?...
        --Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez a me dire.
        --Eh bien, je le dirai, car je me l'etais promis. Tous ceux qui vous
        aiment desesperent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-a-dire
        menager, ce qu'ils appellent votre demence; ils craignent de vous
        exasperer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent,
        et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous
        demandant pourquoi, etant si sage, vous avez parfois les dehors d'un
        insense; pourquoi, etant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude
        et de l'orgueil; pourquoi, etant si eclaire et si religieux, vous vous
        abandonnez aux reveries d'un esprit malade et desespere; pourquoi, enfin,
        vous voila seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre
        famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous
        cherissez avec un zele ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que
        vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'a vous sans des miracles
        de volonte et une protection divine?
        --Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinee, et vous le
        savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la revelation
        de mon etre, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez
        m'amener a une confession, a un repentir efficace, a une resolution
        victorieuse. Vous serez obeie. Mais ce n'est pas a l'instant meme que je
        puis me connaitre, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi
        quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour
        m'apprendre a moi-meme si je suis fou, ou si je jouis de ma raison.
        Helas! helas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en
        pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entierement le jugement
        et la volonte, ou si je puis triompher du demon qui m'obsede, voila ce que
        je ne puis en cet instant. Prenez pitie de moi, Consuelo! je suis encore
        sous le coup d'une emotion plus puissante que moi-meme. J'ignore ce que
        je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont ecoulees depuis que vous
        etes ici; j'ignore comment vous pouvez y etre sans Zdenko, qui ne voulait
        pas vous y amener; j'ignore meme dans quel monde erraient mes pensees
        quand vous m'etes apparue. Helas! j'ignore depuis combien de siecles je
        suis enferme ici, luttant avec des souffrances inouies, contre le fleau
        qui me devore! Ces souffrances, je n'en ai meme plus conscience quand
        elles sont passees; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur,
        et comme un effroi que je voudrais chasser.... Consuelo, laissez-moi
        m'oublier, ne fut-ce que pour quelques instants. Mes idees s'eclairciront,
        ma langue se deliera. Je vous le promets, je vous le jure. Menagez-moi
        cette lumiere de la realite longtemps eclipsee dans d'affreuses tenebres,
        et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonne de
        concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma
        raison et ma memoire ne datent plus que du moment ou vous m'avez parle.
        Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angelique dans mon sein.
        Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore.
        Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'egarer et vous effrayer
        encore par mes reveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est
        une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de delices, si je pouvais
        m'y abandonner sans vous deplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous
        dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-meme;
        laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que
        vous ... aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un etre vivant,
        semblable a moi! je l'aime de toute la puissance de mon etre! Je puis
        concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la saintete de mon affection!
        C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie
        de demander davantage!
        --Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre ame dans ce doux sentiment
        d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est temoin que vous le
        pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitie
        fervente, une sorte de veneration que les discours frivoles et les vains
        jugements du vulgaire ne sauraient ebranler. Vous avez compris, par une
        sorte d'intuition divine et mysterieuse, que ma vie etait brisee par la
        douleur; vous l'avez dit, et c'est la verite supreme qui a mis cette
        parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme
        un frere; mais ne dites pas que c'est la charite, la pitie seule qui me
        guide. Si l'humanite et la compassion m'ont donne le courage de venir
        ici, une sympathie, une estime particuliere pour vos vertus, me donnent
        aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc
        des a present et pour toujours l'illusion ou vous etes sur votre propre
        sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hymenee. Mon passe, mes
        souvenirs, rendent le premier impossible; la difference de nos conditions
        rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur
        de telles reveries, vous rendriez mon devouement pour vous temeraire,
        coupable peut-etre. Scellons par une promesse sacree cet engagement que
        je prends d'etre votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous
        serez dispose a m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la
        souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas
        en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.
        --Femme genereuse, dit Albert en palissant, tu comptes bien sur mon
        courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille
        promesse. Je serais capable de mentir pour la premiere fois de ma vie;
        je pourrais m'avilir jusqu'a prononcer un faux serment, si tu l'exigeais
        de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait
        mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un
        remords qui ne l'a pas encore souillee. Ne t'inquiete pas de la maniere
        dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que
        retirer le nom d'amour a cette affection serait dire un blaspheme. Je me
        soumets a tout le reste: j'accepte ta pitie, tes soins, ta bonte, ton
        amitie paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te
        dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un
        seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta
        main, si le contact de la mienne te deplait; je n'effleurerai pas meme
        ton vetement, si tu crains d'etre fletrie par mon souffle. Mais tu
        aurais tort de me traiter avec cette mefiance, et tu ferais mieux
        d'entretenir en moi cette douceur d'emotions qui me vivifie, et dont tu
        ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de
        l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta
        fierte repousserait les temoignages d'une passion que tu ne veux ni
        provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte
        d'etre ma soeur et ma consolatrice: je jure d'etre ton frere et ton
        serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni
        importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me
        gouverner despotiquement ... comme on ne gouverne pas un frere, mais
        comme on dispose d'un etre qui s'est donne a vous tout entier et pour
        toujours.»
        XLV.
        Ce langage rassurait Consuelo sur le present, mais ne la laissait pas
        sans apprehension pour l'avenir. L'abnegation fanatique d'Albert prenait
        sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le serieux
        de son caractere et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient
        laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement emue, se
        demandait si elle pourrait continuer a consacrer ses soins a cet homme
        epris d'elle sans reserve et sans detour. Elle n'avait jamais traite
        legerement dans sa pensee ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec
        Albert aucune femme n'eut pu les braver sans de graves consequences.
        Elle ne doutait ni de sa loyaute ni de ses promesses; mais le calme
        qu'elle s'etait flattee de lui rendre devait etre inconciliable avec un
        amour si ardent et l'impossibilite ou elle se voyait d'y repondre. Elle
        lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attaches a
        terre, plongee dans une meditation melancolique.

«Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en
        trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur,
        vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un role qui me
        convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de
        l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas etre
        vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait,
        si je pouvais le partager; et si cela etait, je vous le dirais tout de
        suite. Vous affliger par l'assurance reiteree du contraire est, dans la
        situation ou je vous trouve, un acte de cruaute froide que vous auriez
        bien du m'epargner, et qui m'est cependant impose par ma conscience,
        quoique mon coeur le deteste, et se dechire en l'accomplissant.
        Plaignez-moi d'etre forcee de vous affliger, de vous offenser, peut-etre,
        en un moment ou je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et
        la sante.
        --Je le sais, enfant sublime, repondit Albert avec un triste sourire.
        Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des
        hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne.
        Ne crains donc pas de m'offenser, en me devoilant cette rigidite que
        j'admire, cette froideur stoique que ta vertu conserve au milieu de la
        plus touchante pitie. Quant a m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir,
        Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitue aux plus
        atroces douleurs; je sais que ma vie est devouee aux sacrifices les plus
        cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant
        sans coeur et sans fierte, en me repetant ce que je sais de reste, que tu
        n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que
        je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait materiel qui te
        concerne. Je sais l'histoire de ton ame; le reste ne m'interesse pas.
        Tu as aime, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un etre dont je ne
        sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que
        si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni a
        lui, ni a moi, ni a toi-meme. Dieu t'a reserve une existence a part, dont
        je ne cherche ni ne prevois les circonstances; mais dont je connais le but
        et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'ame, tu n'en recueilleras
        jamais d'autre recompense en cette vie que la conscience de ta force et
        le sentiment de ta bonte. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en depit
        de tout, la plus calme et la plus heureuse des creatures humaines, parce
        que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les mechants et
        les laches sont seuls a plaindre, o ma soeur cherie, et la parole du
        Christ sera vraie, tant que l'humanite sera injuste et aveugle:
        Heureux ceux qui sont persecutes! heureux ceux qui pleurent et qui
        travaillent dans la peine!»
        La force et la dignite qui rayonnaient sur le front large et majestueux
        d'Albert exercerent en ce moment une si puissante fascination sur
        Consuelo, qu'elle oublia ce role de fiere souveraine et d'amie austere
        qui lui etait impose, pour se courber sous la puissance de cet homme
        inspire par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait a peine, encore
        brisee par la fatigue, et toute vaincue par l'emotion. Elle se laissa
        glisser sur ses genoux, deja plies par l'engourdissement de la lassitude,
        et, joignant les mains, elle se mit a prier tout haut avec effusion.

«Si c'est toi, mon Dieu, s'ecria-t-elle, qui mets cette prophetie dans la
        bouche d'un saint, que ta volonte soit faite et qu'elle soit benie! Je
        t'ai demande le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puerile,
        tu me le reservais sous une face rude et severe, que je ne pouvais pas
        comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette.
        Cette destinee qui me semblait si injuste et qui se revele peu a peu, je
        saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le
        droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'esperance et la
        charite.»
        En priant ainsi, Consuelo se sentit baignee de larmes. Elle ne chercha
        point a les retenir. Apres tant d'agitation et de fievre, elle avait
        besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert
        pria et pleura avec elle, en benissant ces larmes qu'il avait si longtemps
        versee dans la solitude, et qui se melaient enfin a celles d'un etre
        genereux et pur.

«Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser a
        nous-memes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler
        nos devoirs. J'ai promis de vous ramener a vos parents, qui gemissent
        dans la desolation, et qui deja prient pour vous comme pour un mort. Ne
        voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne
        voulez-vous pas me suivre?
        --Deja! s'ecria le jeune comte avec amertume; deja nous separer! Deja
        quitter cet asile sacre ou Dieu seul est entre nous, cette cellule que je
        cheris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne
        retrouverai peut-etre jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse
        des prejuges et des convenances! Ah! pas encore, mon ame, ma vie! Encore
        un jour, encore un siecle de delices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe
        un monde de mensonge et d'iniquite, qui me poursuit comme un reve funeste;
        laisse-moi revenir lentement et par degres a ce qu'ils appellent la
        raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur
        soleil et le spectacle de leur demence. J'ai besoin de te contempler,
        de t'ecouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitte ma retraite par une
        resolution soudaine et sans de longues reflexions; ma retraite affreuse
        et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, ou j'arrive en
        courant et sans detourner la tete, ou je me plonge avec une joie sauvage,
        et dont je m'eloigne toujours avec des hesitations trop fondees et des
        regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent a
        cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi
        que j'y laisse, et qui est le veritable Albert, et qui n'en saurait
        sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle
        et m'obsede quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma
        lumiere, ma vie serieuse en un mot. J'y apporte le desespoir, la peur,
        la folie; elles s'y acharnent souvent apres moi, et m'y livrent une lutte
        effroyable. Mais vois-tu, derriere cette porte, il y a un tabernacle ou
        je les dompte et ou je me retrempe. J'y entre souille et assailli par le
        vertige; j'en sors purifie, et nul ne sait au prix de quelles tortures
        j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici,
        Consuelo; permets que je m'en eloigne a pas lents et apres avoir prie.
        --Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitot
        apres. L'heure s'avance, le jour est peut-etre pres de paraitre. Il faut
        qu'on ignore le chemin qui vous ramene au chateau, il faut qu'on ne vous
        voie pas rentrer, il faut peut-etre aussi qu'on ne nous voie pas rentrer
        ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert,
        et jusqu'ici nul ne se doute de ma decouverte. Je ne veux pas etre
        interrogee, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me
        renfermer dans un respectueux silence vis-a-vis de vos parents, et de
        leur laisser croire que mes promesses n'etaient que des pressentiments et
        des reves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discretion passerait
        pour de la revolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous,
        Albert, je ne veux pas sans necessite m'aliener la confiance et
        l'affection de votre famille. Hatons-nous donc; je suis epuisee de
        fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le
        reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons,
        priez, vous dis-je, et partons.
        --Tu es epuisee de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimee! Dors,
        je veillerai sur toi religieusement; ou si ma presence t'inquiete, tu
        m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre
        toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi
        dans mon eglise .
        --Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre
        pere subira encore de longues heures d'agonie, pale et immobile, comme je
        l'ai vu une fois, courbe sous la vieillesse et la douleur, pressant de
        ses genoux affaiblis le pave de son oratoire, et semblant attendre que la
        nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre
        pauvre tante s'agitera dans une sorte de fievre a monter sur tous les
        donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne!
        Et ce matin encore on s'abordera dans le chateau, et on se separera le
        soir avec le desespoir dans les yeux et la mort dans l'ame! Albert, vous
        n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir
        ainsi sans pitie ou sans remords?
        --Consuelo, Consuelo! s'ecria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne
        parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis?
        quels desastres ai-je donc causes? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien
        d'heures se sont donc ecoulees depuis celle ou je les ai quittes?
        --Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de
        nuits, et presque combien de semaines!
        --Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon
        malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et
        que la memoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait
        point dans ce sepulcre.... Mais je ne croyais pas que la duree de cet
        oubli et de cette ignorance put etre comptee par jours et par semaines.
        --N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici
        les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'eternelles tenebres y
        entretiennent la nuit. Vous n'avez meme pas, je crois, un sablier pour
        compter les heures. Ce soin d'ecarter les moyens de mesurer le temps
        n'est-il pas une precaution farouche pour echapper aux cris de la nature
        et aux reproches de la conscience?
        --Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a
        en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur
        et la meditation pussent absorber mon ame au point de me faire paraitre
        indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides
        comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais
        eclaire sur cette nouvelle disgrace de mon organisation?
        --Cette disgrace est, au contraire, la preuve d'une grande puissance
        intellectuelle, mais detournee de son emploi et consacree a de funestes
        preoccupations. On s'est impose de vous cacher les maux dont vous etes la
        cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle
        d'autrui. Mais, selon moi, c'etait vous traiter avec trop peu d'estime,
        c'etait douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne
        vous cache rien.
        --Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant precipitamment son
        manteau sur ses epaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon
        pere que j'adore, ma tante que je cheris! Je suis a peine digne de
        les revoir! Ah! plutot que de renouveler de pareilles cruautes, je
        m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis
        heureux; car j'ai rencontre un coeur ami, pour m'avertir et me rehabiliter.
        Quelqu'un enfin m'a dit la verite sur moi-meme, et me la dira toujours,
        n'est-ce pas, ma soeur cherie?
        --Toujours, Albert, je vous le jure.
        --Bonte divine! et l'etre qui vient a mon secours est celui-la seul que
        je puis ecouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie,
        j'ai toujours accuse celle des autres. Helas! mon noble pere, lui-meme,
        m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne
        l'aurais pas cru! C'est que vous etes la verite et la vie, c'est que vous
        seule pouvez porter en moi la conviction, et donner a mon esprit trouble
        la securite celeste qui emane de vous.
        --Partons, dit Consuelo en l'aidant a agrafer son manteau, que sa main
        convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son epaule.
        --Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin
        amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne
        m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce
        pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire
        que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie a
        moi-meme! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta
        bouche me persuade et me guerit mieux que ne feraient des siecles de
        meditation et de priere.
        --Vous allez me jurer, vous, lui repondit Consuelo en appuyant sur ses
        deux epaules ses mains enhardies par l'epaisseur du manteau; et en lui
        souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!
        --Tu y reviendras donc avec moi, s'ecria-t-il en la regardant avec
        ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je
        fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon pere sans ton ordre
        ou ta permission.
        --Eh bien, que Dieu entende et recoive cette mutuelle promesse, repondit
        Consuelo transportee de joie. Nous reviendrons prier dans votre eglise ,
        Albert, et vous m'enseignerez a prier; car personne ne me l'a appris,
        et j'ai de connaitre Dieu un besoin qui me consume. Vous me revelerez le
        ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses
        terrestres et les devoirs de la vie humaine.
        --Divine soeur! dit Albert, les yeux noyes de larmes delicieuses, va! Je
        n'ai rien a t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaitre,
        et me regenerer! C'est toi qui m'enseigneras tout, meme la priere. Ah!
        Je n'ai plus besoin d'etre seul pour elever mon ame a Dieu. Je n'ai plus
        besoin de me prosterner sur les ossements de mes peres, pour comprendre
        et sentir l'immortalite. Il me suffit de te regarder pour que mon ame
        vivifiee monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens
        de purification.»
        Consuelo l'entraina; elle-meme ouvrit et referma les portes.

«A moi, Cynabre!»dit Albert a son fidele compagnon en lui presentant une
        lanterne, mieux construite que celle dont s'etait munie Consuelo, et
        mieux appropriee au genre de voyage qu'elle devait proteger. L'animal
        intelligent prit d'un air de fierte satisfaite l'anse du fanal, et se mit
        a marcher en avant d'un pas egal, s'arretant chaque fois que son maitre
        s'arretait, hatant ou ralentissant son allure au gre de la sienne, et
        gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son precieux
        depot en le heurtant contre les rochers et les broussailles.
        Consuelo avait bien de la peine a marcher; elle se sentait brisee; et sans
        le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait a chaque instant, elle
        serait tombee dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la
        source, en cotoyant ses marges gracieuses et fraiches.

«C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naiade de ces
        grottes mysterieuses. Il aplanit son lit souvent encombre de gravier et de
        coquillages. Il entretient les pales fleurs qui naissent sous ses pas, et
        les protege contre ses embrassements parfois un peu rudes.»
        Consuelo regarda le ciel a travers les fentes du rocher. Elle vit briller
        une etoile.

«C'est Aldebaram, l'etoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne
        paraitra que dans une heure.
        --C'est mon etoile, repondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de
        condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mere ne portait pas
        d'autre nom a Venise, quoiqu'elle se revoltat contre cette appellation,
        injurieuse, selon ses prejuges espagnols. Et moi j'etais, je suis encore
        connue dans ce pays-la, sous le titre de Zingarella.
        --Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persecutee! Repondit
        Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il etait possible!»
        Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt
        La difference de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce
        qu'Amelie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et
        les vagabonds. Elle craignit de s'etre abandonnee involontairement a un
        sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.
        Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.

«Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a reveille en moi, par je ne
        sais quel enchainement d'idees, un souvenir de ma jeunesse, assez pueril,
        mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue,
        il s'est presente plusieurs fois a ma memoire avec une sorte d'insistance.
        Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chere soeur.

«J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des
        sentiers qui cotoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les
        collines, dans la direction du chateau. Je vis devant moi une femme grande
        et maigre, miserablement vetue, qui portait un fardeau sur ses epaules,
        et qui s'arretait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine.
        Je l'abordai. Elle etait belle, quoique halee par le soleil et fletrie par
        la misere et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierte
        douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander
        a ma pitie plutot que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse,
        et je la priai de venir avec moi jusqu'au chateau, ou je pourrais lui
        offrir des secours, des aliments, et un gite pour la nuit.

«--Je l'aime mieux ainsi, me repondit-elle avec un accent etranger que je
        pris pour celui des vagabonds egyptiens; car je ne savais pas a cette
        epoque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai,
        ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalite que vous m'offrez, en vous faisant
        entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande
        rarement l'aumone; il faut que j'y sois forcee par une extreme detresse.
        --Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos
        pauvres pieds presque nus sont blesses. Donnez-moi ce paquet, je le
        porterai jusqu'a ma demeure, et vous marcherez plus librement.
        --Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, repondit-elle avec un
        sourire melancolique qui l'embellit tout a fait; mais je ne m'en plains
        pas. Je le porte depuis plusieurs annees, et j'ai fait des centaines
        de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais a
        personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le
        preterai jusque la-bas.
        A ces mots, elle ota l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entiere,
        et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors
        un enfant de cinq a six ans, pale et hale comme sa mere, mais d'une
        physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement.
        C'etait une petite fille toute deguenillee, maigre, mais forte, et qui
        dormait du sommeil des anges sur ce dos brulant et brise de la chanteuse
        ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine a l'y
        garder: car, en s'eveillant, et en se voyant sur un sein etranger, elle
        se debattit et pleura. Mais sa mere lui parla dans sa langue pour la
        rassurer. Mes caresses et mes soins la consolerent, et nous etions les
        meilleurs amis du monde en arrivant au chateau. Quand la pauvre femme eut
        soupe, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait preparer,
        fit une espece de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons,
        et vint dans la salle ou nous mangions, chanter des romances espagnoles,
        francaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une
        franchise de sentiment qui nous charmerent. Ma bonne tante eut pour elle
        mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne depouilla
        pas sa fierte, et ne fit a nos questions que des reponses evasives. Son
        enfant m'interessait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir,
        l'amuser, et meme le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude
        s'eveillait en moi pour ce pauvre petit etre, voyageur et miserable sur
        la terre. Je revai de lui toute la nuit, et des le matin je courus pour
        le voir. Mais deja la Zingara etait partie, et je gravis la montagne sans
        pouvoir la decouvrir. Elle s'etait levee avant le jour, et avait pris la
        route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnee, la
        sienne etant brisee a son grand regret.
        --Albert! Albert! s'ecria Consuelo saisie d'une emotion extraordinaire.
        Cette guitare est a Venise chez mon maitre Porpora, qui me la conserve,
        et a qui je la redemanderai pour ne jamais m'en separer. Elle est en
        ebene, avec un chiffre incruste en argent, un chiffre que je me rappelle
        bien: «A.R.» Ma mere, qui manquait de memoire, pour avoir vu trop de
        choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre chateau,
        ni meme du pays ou cette aventure lui etait arrivee. Mais elle m'a souvent
        parle de l'hospitalite qu'elle avait recue chez le possesseur de cette
        guitare, et de la charite touchante d'un jeune et beau seigneur qui
        m'avait portee dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle
        comme avec son egale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout
        cela! A chaque parole de votre recit, ces images, longtemps assoupies dans
        mon cerveau, se sont reveillees une a une; et voila pourquoi vos montagnes
        ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles a mes yeux; voila pourquoi
        je m'efforcais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui
        venaient m'assaillir dans ce paysage; voila pourquoi surtout j'ai senti
        pour vous, a la premiere vue, mon coeur tressaillir et mon front
        s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouve un ami et un
        protecteur longtemps perdu et regrette.
        --Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein,
        que je ne t'aie pas reconnue des le premier instant? En vain tu as grandi,
        en vain tu t'es transformee et embellie avec les annees. J'ai une memoire
        (present merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des
        yeux et des paroles pour s'exercer a travers l'espace des siecles et des
        jours. Je ne savais pas que tu etais ma Zingarella cherie; mais je savais
        bien que je t'avais deja connue, deja aimee, deja pressee sur mon coeur,
        qui, des ce moment, s'est attache et identifie au tien, a mon insu, pour
        toute ma vie.
        XLVI.
        En parlant ainsi, ils arriverent a l'embranchement des deux routes ou
        Consuelo avait rencontre Zdenko, et de loin ils apercurent la lueur de sa
        lanterne, qu'il avait posee a terre a cote de lui. Consuelo, connaissant
        desormais les caprices dangereux et la force athletique de l' innocent ,
        se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son
        approche.
        --Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse creature? lui dit le
        jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous
        cherit, quoique depuis la nuit derniere un mauvais reve qu'il a fait l'ait
        rendu recalcitrant a mes desirs, et un peu hostile au genereux projet que
        vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant des
        que j'insiste aupres de lui, et vous allez le voir a vos pieds si je dis
        un mot.
        --Ne l'humiliez pas devant moi, repondit Consuelo; n'aggravez pas
        l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons depasse, je vous dirai
        quels motifs serieux j'ai de le craindre et de l'eviter desormais.
        --Zdenko est un etre quasi celeste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais
        le croire redoutable pour qui que ce soit. Son etat d'extase perpetuelle
        lui donne la purete et la charite des anges.
        --Cet etat d'extase que j'admire moi-meme, Albert, est une maladie quand
        il se prolonge. Ne vous abusez pas a cet egard. Dieu ne veut pas que
        l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie reelle pour
        s'elever trop souvent a de vagues conceptions d'un monde ideal. La demence
        et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un chatiment de
        l'orgueil et de l'oisivete.»
        Cynabre s'arreta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux,
        attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait
        la tete dans ses deux mains, dans la meme attitude et sur le meme rocher
        ou Consuelo l'avait laisse. Albert lui adressa la parole en bohemien, et
        il repondit a peine. Il secouait la tete d'un air decourage; ses joues
        etaient inondees de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder
        Consuelo. Albert eleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y
        Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de
        reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla
        tendre la main a Consuelo, qui la lui serra en tremblant.

«Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique
        avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal,
        et je sens que ta main est pleine de nos malheurs.»
        Il marcha devant eux, en echangeant de temps en temps quelques paroles
        avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo
        n'avait pas encore parcourue de ce cote, et qui les conduisit a une
        voute ronde, ou ils retrouverent l'eau de la source, affluant dans un
        vaste bassin fait de main d'homme, et revetu de pierres taillees. Elle
        s'en echappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes,
        et l'autre se dirigeait vers la citerne du chateau. Ce fut celui-la que
        Zdenko ferma, en replacant de sa main herculeenne trois enormes pierres
        qu'il derangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de
        l'arcade et de l'escalier par ou l'on remontait a la terrasse d'Albert.

«Asseyons-nous ici, dit le comte a sa compagne, pour donner a l'eau du
        puits le temps de s'ecouler par un deversoir....
        --Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tete aux
        pieds.
        --Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.
        --Je vous l'apprendrai plus tard, repondit Consuelo. Je ne veux pas vous
        attrister et vous emouvoir maintenant par l'idee des perils que j'ai
        surmontes....
        --Mais que veut-elle dire? s'ecria Albert epouvante, en regardant Zdenko.»
        Zdenko repondit en bohemien d'un air d'indifference, en petrissant
        Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il placait dans
        l'interstice des pierres de son ecluse, pour hater l'ecoulement de la
        citerne.

«Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien
        comprendre a ce qu'il me dit. Il pretend que ce n'est pas lui qui vous a
        amenee jusqu'ici, que vous y etes venue par des souterrains que je sais
        impenetrables, et ou une femme delicate n'eut jamais ose se hasarder ni pu
        se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que
        c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il
        appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer a travers l'eau
        et les abimes.
        --Il est possible, repondit Consuelo avec un sourire, que l'archange
        Michel s'en soit mele; car il est certain que je suis venue par le
        deversoir de la fontaine, que j'ai devance le torrent a la course, que je
        me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traverse des cavernes
        et des carrieres ou j'ai pense devoir etre etouffee ou engloutie a chaque
        pas; et pourtant ces dangers n'etaient pas plus affreux que la colere de
        Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne
        route.»
        Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui
        raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait,
        et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entierement
        executee, au moment ou elle avait eu la presence d'esprit de l'apaiser par
        une phrase singulierement heretique. Une sueur froide ruissela sur le
        front d'Albert en apprenant ces details incroyables, et il lanca plusieurs
        fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eut voulu l'aneantir.
        Zdenko, en les rencontrant, prit une etrange expression de revolte et de
        dedain. Consuelo trembla de voir ces deux insenses se tourner l'un contre
        l'autre; car, malgre la haute sagesse et l'exquisite de sentiments qui
        inspiraient la plupart des discours d'Albert, il etait bien evident
        pour elle que sa raison avait recu de graves atteintes dont elle ne se
        releverait peut-etre jamais entierement. Elle essaya de les reconcilier
        en leur disant a chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant,
        et remettant les clefs de son ermitage a Zdenko, lui adressa quelques mots
        tres-froids, auxquels Zdenko se soumit a l'instant meme. Il reprit sa
        lanterne, et s'eloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles
        incomprehensibles.

«Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidele animal
        qui se couche a vos pieds devenait enrage; oui, si mon pauvre Cynabre
        compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien
        le tuer; et croyez que je n'hesiterais pas, quoique ma main n'ait jamais
        verse de sang, meme celui des etres inferieurs a l'homme.... Soyez donc
        tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.
        --De quoi parlez-vous, Albert? repondit la jeune fille inquiete de cette
        allusion imprevue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme,
        bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-etre, et aussi un peu
        par la votre. Ne parlez ni de sang ni de chatiment. C'est a vous de le
        ramener a la verite et de le guerir au lieu d'encourager son delire.
        Venez, partons; je tremble que le jour ne se leve et ne nous surprenne a
        notre arrivee.
        --Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta
        bouche, Consuelo. Ma folie a ete contagieuse pour cet infortune, et il
        etait temps que tu vinsses-nous tirer de cet abime ou nous roulions tous
        les deux. Gueri par toi, je tacherai de guerir Zdenko.... Et si pourtant
        je n'y reussis point, si sa demence met encore ta vie en peril, quoique
        Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi,
        quoiqu'il soit le seul veritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la
        terre ... sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles
        et que tu ne le reverras jamais.
        --Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable apres tant de frayeurs
        de supporter une frayeur nouvelle. N'arretez pas votre pensee sur de
        pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de
        mettre dans la votre une necessite et un desespoir semblables.»
        Albert ne l'ecoutait point, et semblait egare. Il oubliait de la soutenir,
        et ne la voyait plus defaillir et se heurter a chaque pas. Il etait
        absorbe par l'idee des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans
        sa terreur en se les retracant, dans sa sollicitude ardente, dans sa
        reconnaissance exaltee, il marchait rapidement, faisant retentir le
        souterrain de ses exclamations entrecoupees, et la laissant se trainer
        derriere lui avec des efforts de plus en plus penibles.
        Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa a Zdenko, qui etait derriere
        elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait
        toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait dechainer encore
        une fois au moment ou elle remonterait le puits seule et privee du secours
        d'Albert. Car celui-ci, en proie a une fantaisie nouvelle, semblait la
        voir devant lui et suivre un fantome trompeur, tandis qu'il l'abandonnait
        dans les tenebres. C'en etait trop pour une femme, et pour Consuelo
        elle-meme. Cynabre marchait aussi vite que son maitre, et fuyait emportant
        le flambeau; Consuelo avait laisse le sien dans la cellule. Le chemin
        faisait des angles nombreux, derriere lesquels la clarte disparaissait a
        chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put
        se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une derniere
        apprehension se presenta rapidement a son esprit. Zdenko, pour cacher
        l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement recu l'ordre de
        lacher l'ecluse apres un temps determine. Lors meme que la haine ne
        l'inspirerait pas, il devait obeir par habitude a cette precaution
        necessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines
        tentatives pour se trainer sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin
        impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne
        reverront plus la lumiere du ciel.
        Deja un voile plus epais que celui des tenebres exterieures s'etendait sur
        sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au
        dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout a coup elle se sent pressee
        et soulevee dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entrainent
        vers la citerne. Un sein embrase palpite contre le sien, et le rechauffe;
        une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit
        devant elle en agitant la lumiere. C'est Albert, qui, revenu a lui,
        l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mere qui vient de perdre et
        de retrouver son enfant. En trois minutes ils arriverent au canal ou l'eau
        de la source venait de s'epancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier
        de la citerne. Cynabre, habitue a cette dangereuse ascension, s'elanca le
        premier, comme s'il eut craint d'entraver les pas de son maitre en se
        tenant trop pres de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se
        cramponnant de l'autre a la chaine, remonta cette spirale au fond de
        laquelle l'eau s'agitait deja pour remonter aussi. Ce n'etait pas le
        moindre des dangers que Consuelo eut traverses; mais elle n'avait plus
        peur. Albert etait doue d'une force musculaire aupres de laquelle celle
        de Zdenko n'etait qu'un jeu, et dans ce moment il etait anime d'une
        puissance surnaturelle. Lorsqu'il deposa son precieux fardeau sur la
        margelle du puits, a la clarte de l'aube naissante, Consuelo respirant
        enfin, et se detachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile
        son large front baigne de sueur.

«Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous
        m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant
        votre fatigue plus que vous-meme, et il me semble que je vais y succomber
        a votre place.
        --O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le
        voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi legere dans mes bras
        que le jour ou je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer
        dans ce chateau.
        --D'ou vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas
        vos serments!
        --Ni toi les tiens, lui repondit-il en s'agenouillant devant elle.»
        Il l'aida a s'envelopper avec le voile et a traverser sa chambre, d'ou
        elle s'echappa furtive pour regagner la sienne propre. On commencait a
        s'eveiller dans le chateau. Deja la chanoinesse faisait entendre a l'etage
        inferieur une toux seche et percante, signal de son lever. Consuelo eut
        le bonheur de n'etre vue ni entendue de personne. La crainte lui fit
        retrouver des ailes pour se refugier dans son appartement. D'une main
        agitee elle se debarrassa de ses vetements souilles et dechires, et les
        cacha dans un coffre dont elle ota la clef. Elle recouvra la force et la
        memoire necessaires pour faire disparaitre toute trace de son mysterieux
        voyage. Mais a peine eut-elle laisse tomber sa tete accablee sur son
        chevet, qu'un sommeil lourd et brulant plein de reves fantastiques et
        d'evenements epouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fievre
        envahissante et inexorable.
        XLVII.
        Cependant la chanoinesse Wenceslawa, apres une demi-heure d'oraisons,
        monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa
        journee a son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre,
        et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'esperance
        que jamais d'entendre les legers bruits qui devaient lui annoncer son
        retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son
        egal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de
        croix, et se hasarda a tourner doucement la clef dans la serrure, et a
        s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans
        son lit, et Cynabre couche en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'eveilla
        ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterne
        dans son oratoire, demandait avec sa resignation accoutumee que son fils
        lui fut rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre.

«Mon frere, lui dit-elle a voix basse en s'agenouillant aupres de lui,
        suspendez vos prieres, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes
        benedictions. Dieu vous a exauce!»
        Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se
        retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animes d'une
        joie profonde et sympathique, leva ses mains dessechees vers l'autel, en
        s'ecriant d'une voix eteinte:

«Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!»
        Et tous deux, par une meme inspiration, se mirent a reciter
        alternativement a demi-voix les versets du beau cantique de Simeon:
        Maintenant je puis mourir , etc.
        On resolut de ne pas reveiller Albert. On appela le baron, le chapelain,
        tous les serviteurs, et l'on ecouta devotement la messe d'actions de
        graces dans la chapelle du chateau. Amelie apprit avec une joie sincere le
        retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour celebrer
        pieusement cet heureux evenement, on la fit lever a cinq heures du matin
        pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut etouffer bien des
        baillements.

«Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie a nous
        pour remercier la Providence? dit le comte Christian a sa niece lorsque
        la messe fut finie.
        --J'ai essaye de la reveiller, repondit Amelie. Je l'ai appelee, secouee,
        et avertie de toutes les facons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire
        comprendre, ni la decider a ouvrir les yeux. Si elle n'etait brulante et
        rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal
        dormi cette nuit et qu'elle ait la fievre.
        --Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte.
        Ma chere soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les
        soins que son etat reclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit
        attriste par la souffrance de cette noble fille!
        --J'irai, mon frere, repondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot
        et ne faisait plus un pas a propos de Consuelo sans consulter les regards
        du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien!
        La signora Nina est tres nerveuse. Elle sera bientot guerie.
        --N'est-ce pas pourtant une chose bien singuliere, dit-elle au chapelain
        un instant apres, lorsqu'elle put le prendre a part, que cette fille ait
        predit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de verite! Monsieur
        le chapelain, nous nous sommes peut-etre trompes sur son compte. C'est
        peut-etre une espece de sainte qui a des revelations?
        --Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fievre
        dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond.»
        Cette remarque judicieuse arracha un soupir a la chanoinesse. Elle alla
        neanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fievre brulante, accompagnee
        d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appele, et declara qu'elle
        serait fort malade si cette fievre continuait. Il interrogea la jeune
        baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit tres
        agitee.

«Tout au contraire, repondit Amelie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je
        m'attendais, d'apres ses predictions et les beaux contes qu'elle nous
        faisait depuis quelques jours, a entendre le sabbat danser dans son
        appartement.
        Mais il faut que le diable l'ait emportee bien loin d'ici, ou qu'elle ait
        affaire a des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bouge, que je
        sache, et mon sommeil n'a pas ete trouble un seul instant.»
        Ces plaisanteries parurent de fort mauvais gout au chapelain; et la
        chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva
        deplacees au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en temoigna
        pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa niece a une jalousie trop bien
        fondee; et elle demanda au chapelain quels medicaments il fallait
        administrer a la Porporina.
        Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents
        etaient contractees, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le
        chapelain prononca que c'etait un mauvais signe. Mais avec une apathie
        malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit a un nouvel
        examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: On verra; il faut
        attendre; on ne peut encore rien decider . Telles etaient les sentences
        favorites de l'Esculape tonsure.

«Si cela continue, repeta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il
        faudra songer a appeler un medecin; car je ne prendrai pas sur moi de
        soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette
        demoiselle; et peut-etre dans la situation d'esprit ou elle s'est
        trouvee depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des
        secours plus efficaces que ceux de l'art.»
        On laissa une servante aupres de Consuelo, et on alla se preparer a
        dejeuner. La chanoinesse petrit elle-meme le plus beau gateau qui fut
        jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, apres un
        long jeune, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amelie fit une
        toilette eblouissante de fraicheur, en se disant que son cousin aurait
        peut-etre quelque regret de l'avoir offensee et irritee quand il la
        retrouverait si seduisante. Chacun songeait a menager quelque agreable
        surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul etre dont on eut du
        s'occuper, la pauvre Consuelo, a qui on etait redevable de son retour,
        et qu'Albert allait etre impatient de revoir.
        Albert s'eveilla bientot, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se
        rappeler les evenements de la veille, comme il lui arrivait toujours apres
        les acces de demence qui le conduisaient a sa demeure souterraine, il
        retrouva promptement la memoire de son amour et du bonheur que Consuelo
        lui avait donne. Il se leva a la hate, s'habilla, se parfuma, et courut
        se jeter dans les bras de son pere et de sa tante. La joie de ces bons
        parents fut portee au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de
        toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il
        leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de
        ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquietudes. Il vit les
        transports qu'excitait ce retour au sentiment de la realite. Mais il
        remarqua les menagements qu'on s'obstinait a garder pour lui cacher sa
        position, et il se sentit un peu humilie d'etre traite encore comme un
        enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit a ce
        chatiment trop leger pour le mal qu'il avait cause, en se disant que
        c'etait un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gre
        de le comprendre et de l'accepter.
        Lorsqu'il s'assit a table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur,
        et des soins empresses de sa famille, il chercha des yeux avec anxiete
        celle qui etait devenue necessaire a sa vie et a son repos. 11 vit sa
        place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas.
        Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tete et tressaillir
        chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir eloigner de lui toute
        inquietude en lui disant que leur jeune hotesse avait mal dormi, qu'elle
        se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journee.
        Albert comprit bien que sa liberatrice devait etre accablee de fatigue,
        et neanmoins l'effroi se peignit sur son visage a cette nouvelle.

«Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son emotion, je
        pense que si la fille adoptive du Porpora etait serieusement indisposee,
        nous ne serions pas tous ici, occupes tranquillement a manger et a causer
        autour d'une table.
        --Rassurez-vous donc, Albert, dit Amelie en rougissant de depit, la Nina
        est occupee a rever de vous, et a augurer votre retour qu'elle attend en
        dormant, tandis que-nous le fetons ici dans la joie.»
        Albert devint pale d'indignation, et lancant a sa cousine un regard
        foudroyant:

«Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne
        que vous nommez qui doit en etre remerciee; la fraicheur de vos joues,
        ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une
        heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin
        de repos. Je vous en rends grace de tout mon coeur; car il me serait
        tres-penible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec
        honte et douleur a tous les autres membres et amis de ma famille.
        --Grand merci de l'exception, repartit Amelie, vermeille de colere: je
        m'efforcerai de la meriter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis
        pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gre, et ne pas s'en faire un jeu.»
        Cette petite altercation, qui n'etait pas nouvelle entre Albert et sa
        fiancee, mais qui n'avait jamais ete aussi vive de part et d'autre,
        jeta, malgre tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la
        tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinee. La chanoinesse
        alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brulante et
        plus accablee. Amelie, que l'inquietude d'Albert blessait comme une injure
        personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononca au
        point de dire a la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un medecin
        le soir, si la fievre ne cedait pas. Le comte Christian retint son fils
        aupres de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas
        et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchainant a ses cotes par
        des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre
        sujet de conversation et d'epanchement avec cet esprit qu'il n'avait
        jamais voulu sonder, dans la crainte d'etre vaincu et domine par une
        raison superieure a la sienne en matiere de religion. Il est bien vrai
        que le comte Christian appelait folie et revolte cette vive lumiere qui
        percait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un
        rigide catholique n'eussent pu soutenir l'eclat; mais il se raidissait
        contre la sympathie qui l'excitait a l'interroger serieusement. Chaque
        fois qu'il avait essaye de redresser ses heresies, il avait ete reduit au
        silence par des arguments pleins de droiture et de fermete. La nature ne
        l'avait point fait eloquent. Il n'avait pas cette faconde animee qui
        entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion
        qui, a defaut de logique, en impose par un air de science et des
        fanfaronnades de certitude. Naif et modeste, il se laissait fermer la
        bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis a profit les annees de sa
        jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait;
        et, certain qu'il y avait dans les abimes de la science theologique des
        tresors de verite, dont un plus habile et plus erudit que lui eut pu
        ecraser l'heresie d'Albert, il se cramponnait a sa foi ebranlee, se
        rejetant, pour se dispenser d'agir plus energiquement, sur son ignorance
        et sa simplicite, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient
        ainsi plus de mal que de bien.
        Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle,
        et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber
        de lui-meme. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert
        le quitta pour aller s'informer de l'etat de Consuelo, qui l'alarmait
        d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.
        Il passa plus de deux heures a errer dans les corridors du chateau,
        guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander
        des nouvelles. Le chapelain s'obstinait a lui repondre avec concision
        et reserve; la chanoinesse se composait un visage riant des qu'elle
        l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper
        par une apparence de securite. Mais Albert voyait bien qu'elle commencait
        a se tourmenter serieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plus
        frequents a la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait
        pas d'ouvrir et de fermer a chaque instant les portes, comme si ce sommeil
        pretendu paisible et necessaire, n'eut pu etre trouble par le bruit et
        l'agitation.
        Il s'enhardit jusqu'a approcher de cette chambre ou il eut donne sa vie
        pour penetrer un seul instant. Elle etait precedee d'une premiere piece,
        et separee du corridor par deux portes epaisses qui ne laissaient de
        passage ni a l'oeil ni a l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette
        tentative, avait tout ferme et verrouille, et ne se rendait plus aupres de
        la malade qu'en passant par la chambre d'Amelie qui y etait contigue, et
        ou Albert n'eut ete chercher des renseignements qu'avec une mortelle
        repugnance. Enfin, le voyant exaspere, et craignant le retour de son mal,
        elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon a Dieu dans son
        coeur, elle lui annonca que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle
        se promettait de descendre pour diner avec la famille.
        Albert ne se mefia pas des paroles de sa tante, dont les levres pures
        n'avaient jamais offense la verite ouvertement comme elles venaient de
        le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hatant de tous ses
        voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.
        Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse,
        faisant de rapides progres dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'etait
        levee, mais qu'elle s'etait sentie un peu faible, et avait prefere diner
        dans sa chambre. On feignit meme de lui envoyer une part choisie des mets
        les plus delicats. Ces ruses triompherent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il
        eprouvat une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur
        inoui, il se soumit, et fit des efforts pour paraitre calme.
        Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'etait presque
        plus joue, dire que la Porporina etait mieux; qu'elle n'avait plus le
        teint anime, que son pouls etait plutot faible que plein, et qu'elle
        passerait certainement une excellente nuit. «Pourquoi donc suis-je glace
        de terreur, malgre ces bonnes nouvelles?» pensa le jeune comte en prenant
        conge de ses parents a l'heure accoutumee.
        Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgre sa maigreur et sa
        difformite, n'avait jamais ete malade de sa vie, n'entendait rien du tout
        aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur
        devorante a une paleur bleuatre, son sang agite se congeler dans ses
        arteres, et sa poitrine, trop oppressee pour se soulever sous l'effort de
        la respiration, paraitre calme et immobile. Un instant elle l'avait crue
        guerie, et avait annonce cette nouvelle avec une confiance enfantine.
        Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien
        Que ce repos apparent etait l'avant-coureur d'une crise violente. Des
        qu'Albert se fut retire, il avertit la chanoinesse que le moment etait
        venu d'envoyer chercher le medecin. Malheureusement la ville etait
        eloignee, la nuit obscure, les chemins detestables, et Hanz bien lent,
        malgre son zele. L'orage s'eleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux
        cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trebucha vingt fois, et
        finit par s'egarer dans les bois avec son maitre consterne, qui prenait
        toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les eclairs pour le
        vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz
        retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allonge qu'il put faire
        prendre a sa monture, de la ville, ou dormait profondement le medecin;
        celui-ci s'eveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait
        perdu a decider et a effectuer tout ceci vingt-quatre heures.
        Albert essaya vainement de dormir. Une inquietude devorante et les
        Bruits sinistres de l'orage le tinrent eveille toute la nuit. Il n'osait
        descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait
        un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunites aupres de
        l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit
        plusieurs fois des pas a l'etage inferieur. Il courait sur l'escalier;
        mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforcait de se
        rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits
        trompeurs qui l'avaient effraye. Depuis que Consuelo l'avait exige, il
        soignait sa raison, sa sante morale, avec patience et fermete. Il
        repoussait les agitations et les craintes, et tachait de s'elever
        au-dessus de son amour, par la force de son amour meme. Mais tout a coup,
        au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique
        charpente du chateau qui gemissait sous l'effort de l'ouragan, un long
        cri dechirant s'eleve jusqu'a lui, et penetre dans ses entrailles comme
        un coup de poignard. Albert, qui s'etait jete tout habille sur son lit
        avec la resolution de s'endormir, bondit, s'elance, franchit l'escalier
        comme un trait, et frappe a la porte de Consuelo. Le silence etait
        retabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir reve; mais
        un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint
        dechirer son coeur. Il n'hesite plus, fait le tour par un corridor sombre,
        arrive a la porte d'Amelie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un
        verrou, et la voix d'Amelie lui ordonne imperieusement de s'eloigner.
        Cependant les cris et les gemissements redoublent: c'est la voix de
        Consuelo en proie a un supplice intolerable. Il entend son propre nom
        s'exhaler avec desespoir de cette bouche adoree. Il pousse la porte avec
        rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amelie, qui joue la
        pudeur outragee en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en
        coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'elance dans la
        chambre de Consuelo, pale comme un spectre, et les cheveux dresses sur la
        tete.
        XLVIII.
        Consuelo, en proie a un delire epouvantable, se debattait dans les bras
        des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine
        a l'empecher de se jeter hors de son lit. Tourmentee, ainsi qu'il arrive
        dans certains cas de fievre cerebrale, par des terreurs inouies, la
        malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle etait assaillie;
        elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforcaient de la retenir
        et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnes a sa perte. Le
        chapelain consterne, qui la croyait prete a retomber foudroyee par son
        mal, repetait deja aupres d'elle les prieres des agonisants: elle le
        prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en
        psalmodiant ses chansons mysterieuses. La chanoinesse tremblante, qui
        joignait ses faibles efforts a ceux des autres femmes pour la retenir
        dans son lit, lui apparaissait comme le fantome des deux Wanda, la soeur
        de Ziska et la mere d'Albert, se montrant tour a tour dans la grotte du
        solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur
        domaine. Ses exclamations, ses gemissements, et ses prieres delirantes et
        incomprehensibles pour les assistants, etaient en rapport direct avec les
        pensees et les objets qui l'avaient si vivement agitee et frappee la nuit
        precedente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle
        imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure eparse
        sur epaules, et croyait en voir tomber des flots d'ecume. Toujours elle
        sentait Zdenko derriere elle, occupe a ouvrir l'ecluse, ou devant elle,
        acharne a lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres,
        avec une continuite d'images qui faisait dire au chapelain en secouant
        la tete:«Voila un reve bien long et bien penible. Je ne sais pourquoi elle
        s'est tant preoccupe l'esprit dernierement de cette citerne; c'etait sans
        doute un commencement de fievre, et vous voyez que son delire a toujours
        cet objet en vue.»
        Au moment ou Albert entra eperdu dans sa chambre, Consuelo, epuisee de
        fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticules qui se
        terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonte ne
        gouvernant plus ses terreurs, comme au moment ou elle les avait
        affrontees, elle en subissait l'effet retroactif avec une intensite
        horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de reflexion tiree de son
        delire meme, et se prenait a appeler Albert d'une voix si pleine et si
        vibrante que toute la maison semblait en devoir etre ebranlee sur ses
        fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui
        paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un
        eclat effrayant.

«Me voici, me voici!» s'ecria Albert en se precipitant vers son lit.
        Consuelo l'entendit, reprit toute son energie, et, s'imaginant aussitot
        qu'il fuyait devant elle, se degagea des mains qui la tenaient, avec cette
        rapidite de mouvements et cette force musculaire que donne aux etres les
        plus faibles le transport de la fievre. Elle bondit au milieu de la
        chambre, echevelee, les pieds nus, le corps enveloppe d'une legere robe
        de nuit blanche et froissee, qui lui donnait l'air d'un spectre echappe de
        la tombe; et au moment ou on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus
        l'epinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilite d'un chat sauvage,
        atteignit la fenetre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale
        citerne, y posa un pied, etendit les bras, et, criant de nouveau le nom
        d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se
        precipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle,
        l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas;
        mais elle ne fit aucune resistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua
        en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prieres: elle
        l'ecoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui repondre; mais tout a
        coup, se relevant et se placant a genoux sur son lit, elle se mit a
        chanter une strophe du Te Deum de Haendel qu'elle avait recemment lue
        et admiree. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'eclat.
        Jamais elle n'avait ete aussi belle que dans cette attitude extatique,
        avec ses cheveux flottants, ses joues embrasees du feu de la fievre, et
        ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls.
        La chanoinesse en fut emue au point de s'agenouiller elle-meme au pied du
        lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgre son peu de sympathie,
        courba la tete et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo
        eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine
        brilla sur son visage.

«Je suis sauvee!» s'ecria-t-elle; et elle tomba a la renverse, pale et
        froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais eteints, les levres
        bleues et les bras raides.
        Un instant de silence et de stupeur succeda a cette scene. Amelie, qui,
        debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assiste, sans oser
        faire un pas, a ce spectacle effrayant, tomba evanouie d'horreur. La
        chanoinesse et les deux femmes coururent a elle pour la secourir. Consuelo
        resta etendue et livide, appuyee sur le bras d'Albert qui avait laisse
        tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus
        vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tot fait deposer Amelie sur
        son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.

«Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.
        --Madame, c'est la mort! repondit le chapelain d'une voix profonde, en
        laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls
        avec attention.
        --Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'ecria Albert en se
        soulevant impetueusement. J'ai consulte son coeur, mieux que vous n'avez
        consulte son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra!
        Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a
        eu la temerite de croire que Dieu avait prononce sa mort? Voici le moment
        de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boite.
        Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous
        etes, obeissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empecher
        l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne
        l'avez pas voulu; vous m'avez cache son mal, vous m'avez tous trompe. Vous
        vouliez donc la perdre? Votre lache prudence, votre hideuse apathie, vous
        ont lie la langue et les mains! Donnez-moi votre boite, vous dis-je, et
        laissez-moi agir.»
        Et comme le chapelain hesitait a lui remettre ces medicaments qui, sous la
        main inexperimentee d'un homme exalte et a demi fou, pouvaient devenir des
        poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante,
        il choisit et dosa lui-meme les calmants imperieux qui pouvaient agir avec
        promptitude. Albert etait plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le
        pensait. Il avait etudie sur lui-meme, a une epoque de sa vie ou il se
        rendait encore compte des frequents desordres de son cerveau, l'effet des
        revulsifs les plus energiques. Inspire par un jugement prompt, par un zele
        courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eut jamais
        ose conseiller. Il reussit, avec une patience et une douceur incroyables,
        a desserrer les dents de la malade, et a lui faire avaler quelques gouttes
        de ce remede efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il reitera
        plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains
        avaient repris de la tiedeur, et ses traits de l'elasticite. Elle
        n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement etait une
        sorte de sommeil, et une pale coloration revenait a ses levres. Le medecin
        arriva, et, voyant le cas serieux, declara qu'on l'avait appele bien tard
        et qu'il ne repondait de rien. Il eut fallu pratiquer une saignee la
        veille; maintenant le moment n'etait plus favorable. Sans aucun doute la
        saignee ramenerait la crise. Ceci devenait embarrassant.

«Elle la ramenera, dit Albert; et cependant il faut saigner.»
        Le medecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-meme, et
        habitue, dans son pays, ou il n'avait point de concurrent, a etre ecoute
        comme un oracle, souleva son epaisse paupiere, et regarda en clignotant
        celui qui se permettait de trancher ainsi la question.

«Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la
        saignee la crise doit revenir.
        --Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que
        vous paraissez le croire.»
        Et il sourit d'un air un peu dedaigneux et ironique.

«Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez
        le savoir. Cette somnolence conduit droit a l'engourdissement des facultes
        du cerveau, a la paralysie, et a la mort. Votre devoir est de vous emparer
        de la maladie, d'en ranimer l'intensite pour la combattre, de lutter
        enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prieres et les sepultures
        ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-meme.»
        Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout
        d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas a un homme de
        son importance de prononcer et d'executer aussi vite. C'eut ete donner a
        penser que le cas etait simple et le traitement facile, et notre Allemand
        avait coutume de feindre de grandes perplexites, un penible examen, afin
        de sortir de la triomphant, comme par une soudaine illumination de son
        genie, afin de faire repeter ce que mille fois il avait fait dire de lui:

«La maladie etait si avancee, si dangereuse, que le docteur Wetzelius
        lui-meme ne savait a quoi se resoudre. Nul autre que lui n'eut saisi le
        moment et devine le remede. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien
        fort. Il n'a pas son pareil, meme a Vienne!»
        Quand il se vit contrarie, et mis au pied du mur sans facon par
        l'impatience d'Albert:

«Si vous etes medecin, lui repondit-il, et si vous avez autorite ici, je
        ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.
        --Si vous ne voulez point vous decider en temps opportun, vous pouvez
        vous retirer, dit Albert.»
        Le docteur Wetzelius, profondement blesse d'avoir ete associe a un
        confrere inconnu, qui le traitait avec si peu de deference, se leva et
        passa dans la chambre d'Amelie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune
        personne, qui le demandait instamment, et pour prendre conge de la
        chanoinesse; mais celle-ci le retint.

«Helas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner
        dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilite pese sur nous!
        Mon neveu vous a offense; mais devez-vous prendre au serieux la vivacite
        d'un homme si peu maitre de lui-meme?...
        --Est-ce donc la le comte Albert? demanda le docteur stupefait. Je ne
        l'aurais jamais reconnu. Il est tellement change!...
        --Sans doute; depuis pres de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait
        en lui bien du changement.
        --Je le croyais completement retabli, dit le docteur avec malignite; car
        on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.
        --Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se
        soumettre aux arrets de la science.
        --Et cependant le voila medecin lui-meme, a ce que je vois?
        --Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa precipitation
        bouillante. L'etat affreux ou il vient de voir cette jeune fille l'a
        beaucoup trouble; autrement vous l'eussiez trouve plus poli, plus sense,
        et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnes dans son
        enfance.
        --Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais,» reprit le docteur,
        qui, malgre son respect pour la famille et le chateau, aimait mieux
        affliger la chanoinesse par cette dure reflexion, que de quitter son
        attitude dedaigneuse, et de renoncer a la petite vengeance de traiter
        Albert comme un insense.
        La chanoinesse souffrit de cette cruaute, d'autant plus que le depit du
        docteur pouvait lui faire divulguer l'etat de son neveu, qu'elle prenait
        tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le desarmer, et lui
        demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignee conseillee par
        Albert.

«Je pense que c'est une absurdite pour le moment, dit le docteur, qui
        voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arret en toute liberte de
        sa bouche reveree. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue
        la malade, et si le moment se presente, fut-ce plus tot que je ne pense,
        j'agirai; mais dans la crise presente, l'etat du pouls ne me permet pas de
        rien preciser.
        --Vous nous restez donc? Beni soyez-vous, excellent docteur!
        --Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en
        souriant d'un air de pitie protectrice, je ne m'etonne plus de rien, et je
        laisse dire.»
        Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait
        pousse la porte pour qu'Albert n'entendit pas ce colloque, lorsque le
        chapelain lui-meme, pale et tout effare, quitta la malade et vint trouver
        le docteur.

«Au nom du ciel! docteur, s'ecria-t-il, venez employer votre autorite;
        la mienne est meconnue, et la voix de Dieu meme le serait, je crois, par
        le comte Albert. Le voila qui s'obstine a saigner la moribonde, malgre
        votre defense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle
        adresse, nous ne reussissons a l'arreter. Dieu sait s'il a jamais touche
        une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une
        emission de sang pratiquee hors de propos.
        --Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se trainant pesamment
        vers la porte avec l'enjouement egoiste et blessant d'un homme que le
        coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui
        fais pas quelque conte pour le mettre a la raison.»
        Mais lorsqu'il arriva aupres du lit, Albert avait sa lancette rougie entre
        ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre
        l'assiette. La veine etait ouverte, un sang noir coulait en abondance.
        Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel a temoin. Le
        docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son
        temps pour fermer la veine, sauf a la rouvrir un instant apres quand son
        caprice et sa vanite pourraient s'emparer du succes. Mais Albert le tint a
        distance par la seule expression de son regard; et des qu'il eut tire la
        quantite de sang voulue, il placa l'appareil avec toute la dexterite d'un
        operateur exerce; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les
        couvertures, et, passant un flacon a la chanoinesse pour qu'elle le tint
        pres des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans
        la chambre d'Amelie:

«Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez etre d'aucune utilite a la
        personne que je soigne. L'irresolution ou les prejuges paralysent votre
        zele et votre savoir. Je vous declare que je prends tout sur moi, et que
        je ne veux etre ni distrait ni contrarie dans l'accomplissement d'une
        tache aussi serieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de reciter ses
        prieres, et monsieur le docteur d'administrer ses potions a ma cousine.
        Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprets de mort
        Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout a l'heure.
        Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis
        coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer a
        moi-meme.»
        Apres avoir parle ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur
        contrastaient avec la secheresse de ses paroles, Albert rentra dans
        l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et
        dit a la chanoinesse: «Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira
        sans ma volonte.»
        XLIX.
        La chanoinesse, interdite, n'osa lui repondre un seul mot. Il y avait dans
        son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne
        tante en eut peur et se mit a lui obeir d'instinct avec un empressement et
        une ponctualite sans exemple. Le medecin, voyant son autorite completement
        meconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer
        en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain
        alla dire des prieres, et Albert, seconde par sa tante et par les deux
        femmes de service, passa toute la journee aupres de sa malade, sans
        ralentir ses soins un seul instant. Apres quelques heures de calme, la
        crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit precedente; mais
        elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cede a l'effet de puissants
        reactifs, Albert engagea la chanoinesse a aller se coucher et a lui
        envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux
        autres iraient se reposer.

«Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en
        tremblant.
        --Non, ma chere tante, repondit-il; je n'en ai aucun besoin.
        --Helas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une etrangere
        qui nous coute bien cher! ajouta-t-elle en s'eloignant enhardie par
        l'inattention du jeune comte.»
        Il consentit cependant a prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les
        forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor,
        l'oeil attache sur la porte; et des qu'il eut fini, il jeta sa serviette
        par terre et rentra. Il avait ferme desormais la communication entre la
        chambre de Consuelo et celle d'Amelie, et ne laissait plus passer que par
        la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait acces. Amelie voulut
        pourtant etre admise, et feignit de rendre quelques soins a sa compagne;
        mais elle s'y prenait si gauchement, et a chaque mouvement febrile de
        Consuelo elle temoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les
        convulsions, qu'Albert, impatiente, la pria de ne se meler de rien, et
        d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-meme.

«Dans ma chambre! repondit Amelie; et lors meme que la bienseance ne me
        defendrait pas de me coucher quand vous etes la separe de moi par une
        seule porte, presque installe chez moi, pensez-vous que je puisse gouter
        un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette epouvantable agonie
        a mes oreilles?»
        Albert haussa les epaules, et lui repondit qu'il y avait beaucoup d'autres
        appartements dans le chateau; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en
        attendant qu'on put transporter la malade dans une chambre ou son
        voisinage n'incommoderait personne.
        Amelie, pleine de depit, suivit ce conseil. La vue des soins delicats, et
        pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait a sa rivale, lui etait plus
        penible que tout le reste.

«O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse,
        lorsque celle-ci l'eut installee dans sa propre chambre a coucher, ou
        elle se fit dresser un lit a cote d'elle, nous ne connaissions pas Albert.
        Il nous montre maintenant comme il sait aimer!»
        Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert
        combattit le mal avec une perseverance et une habilete qui devaient en
        triompher. Il l'arracha enfin a cette rude epreuve; et des qu'elle fut
        hors de danger, il la fit transporter dans une tour du chateau ou le
        soleil donnait plus longtemps, et d'ou la vue etait encore plus belle et
        plus vaste que de toutes les autres croisees. Cette chambre, meublee a
        l'antique, etait aussi plus conforme aux gouts serieux de Consuelo que
        celle dont on avait dispose pour elle dans le principe: et il y avait
        longtemps qu'elle avait laisse percer son desir de l'habiter. Elle y fut a
        l'abri des importunites de sa compagne, et, malgre la presence continuelle
        d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer
        dans une sorte de tete-a-tete avec celui qui l'avait sauvee, les jours
        languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol
        ensemble, et l'expression delicate et tendre de la passion d'Albert etait
        plus douce a l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait
        sa patrie, son enfance et sa mere. Penetree d'une vive reconnaissance,
        affaiblie par des souffrances ou Albert l'avait seul assistee et soulagee
        efficacement, elle se laissait aller a cette molle quietude qui suit les
        grandes crises. Sa memoire se reveillait peu a peu, mais sous un voile
        qui n'etait pas partout egalement leger. Par exemple, si elle se
        retracait avec un plaisir pur et legitime l'appui et le devouement
        d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait
        les egarements de sa raison, et le fond trop serieux de sa passion pour
        elle, qu'a travers un nuage epais. Il y avait meme des heures ou, apres
        l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle
        s'imaginait encore avoir reve tout ce qui pouvait meler de la mefiance et
        de la crainte a l'image de son genereux ami. Elle s'etait tellement
        habituee a sa presence et a ses soins, que, s'il s'absentait a sa priere
        pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitee
        jusqu'a son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui
        administrait avaient un effet contraire, s'il ne les preparait et s'il
        ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui presentait
        lui-meme, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant
        sur un beau visage encore a demi couvert des ombres de la mort:

«Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des
        enchantements; car il suffit que vous ordonniez a une goutte d'eau de
        m'etre salutaire, pour qu'aussitot elle fasse passer en moi le calme et
        la force qui sont en vous.»
        Albert etait heureux pour la premiere fois de sa vie; et comme si son ame
        eut ete puissante pour la joie autant qu'elle l'avait ete pour la
        douleur, il etait, a cette epoque de ravissement et d'ivresse, l'homme
        le plus fortune qu'il y eut sur la terre. Cette chambre, ou il voyait sa
        bien-aimee a toute heure et sans temoins importuns, etait devenue pour lui
        un lieu de delices. La nuit, aussitot qu'il avait fait semblant de se
        retirer et que tout le monde etait couche dans la maison, il la traversait
        a pas furtifs; et, tandis que la garde chargee de veiller dormait
        profondement, il se glissait derriere le lit de sa chere Consuelo, et la
        regardait sommeiller, pale et penchee comme une fleur apres l'orage. Il
        s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours
        la en partant; et il y passait la nuit entiere, dormant d'un sommeil si
        leger qu'au moindre mouvement de la malade il etait courbe vers elle pour
        entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main
        toute prete recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitee de
        quelque reve, temoignait un reste d'inquietude. Si la garde se reveillait,
        Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait
        qu'il faisait une ou deux visites par nuit a sa malade, tandis qu'il ne
        passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait
        cette illusion. Quoiqu'elle s'apercut bien plus souvent que sa gardienne
        de la presence d'Albert, elle etait encore si faible qu'elle se laissait
        aisement tromper par lui sur la frequence et la duree de ces visites.
        Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se
        coucher, il lui disait que le jour etait pres de paraitre et que lui-meme
        venait de se lever. Grace a ces delicates tromperies, Consuelo ne
        souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquietait pas de la fatigue
        qu'il devait ressentir.
        Cette fatigue etait, malgre tout, si legere, qu'Albert ne s'en apercevait
        pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert etait
        d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait
        loge un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux
        premiers feux du soleil Consuelo s'etait lentement trainee a sa chaise
        longue, pres de la fenetre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derriere
        elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des
        rayons, a saisir les pensees que l'aspect du ciel inspirait a sa
        silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile
        dont elle enveloppait sa tete, et dont un vent tiede faisait flotter les
        plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se
        reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en
        le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'etonna de le trouver
        chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacite qu'elle n'en
        mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle
        surprit une emotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues
        etaient animees, un feu devorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine
        etait soulevee par de violentes palpitations.... Albert maitrisa
        rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se
        peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea
        profondement. Il eut mieux aime la voir armee de dedain et de severite
        qu'assiegee d'un reste de crainte et de mefiance. Il resolut de veiller
        sur lui-meme avec assez de soin pour que le souvenir de son delire ne vint
        plus alarmer celle qui l'en avait gueri au peril et presque au prix de sa
        propre raison et de sa propre vie.
        Il y parvint, grace a une puissance que n'eut pas trouvee un homme place
        dans une situation d'esprit plus calme. Habitue des longtemps a concentrer
        l'impetuosite de ses emotions, et a faire de sa volonte un usage d'autant
        plus energique qu'il lui etait plus souvent dispute par les mysterieuses
        atteintes de son mal, il exercait sur lui-meme un empire dont on ne lui
        tenait pas assez de compte. On ignorait la frequence et la force des
        acces qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment ou, domine par
        la violence du desespoir et de l'egarement, il fuyait vers sa caverne
        inconnue, vainqueur encore dans sa defaite, puisqu'il conservait assez de
        respect envers lui-meme pour derober a tous les yeux le spectacle de sa
        chute. Albert etait un fou de l'espece la plus malheureuse et la plus
        respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'a ce
        qu'elle l'eut envahi completement. Encore gardait-il, au milieu de ses
        acces, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde reel, ou il ne
        voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui
        entierement retablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous
        l'avons tous, lorsque les reves d'un sommeil penible nous jettent dans la
        vie des fictions et du delire. Nous nous debattons parfois contre ces
        chimeres et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont
        l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous reveiller;
        mais un pouvoir ennemi semble nous saisir a plusieurs reprises, et nous
        replonger dans cette horrible lethargie, ou des spectacles toujours plus
        lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiegent et nous
        torturent.
        C'est dans une alternative analogue que s'ecoulait la vie puissante et
        miserable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, delicate, et
        intelligente, pouvait seule sauver de ses propres detresses. Cette
        tendresse s'etait enfin manifestee dans son existence. Consuelo etait
        vraiment l'ame candide qui semblait avoir ete formee pour trouver le
        difficile acces de cette ame sombre et jusque la fermee a toute sympathie
        complete. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque
        avait fait naitre d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitie
        respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie,
        quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait
        particulierement propre a la guerison d'Albert. Il est fort probable que
        si Consuelo, oublieuse du passe, eut partage l'ardeur de sa passion, des
        transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent
        exalte de la maniere la plus funeste. L'amitie discrete et chaste qu'elle
        lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus
        surs. C'etait un frein en meme temps qu'un bienfait; et s'il y avait une
        sorte d'ivresse dans le coeur renouvele de ce jeune homme, il s'y melait
        une idee de devoir et de sacrifice qui donnait a sa pensee d'autres
        aliments, et a sa volonte un autre but que ceux qui l'avaient devore
        jusque la. Il eprouvait donc, a la fois, le bonheur d'etre aime comme il
        ne l'avait jamais ete, la douleur de ne pas l'etre avec l'emportement
        qu'il ressentait lui-meme, et la crainte de perdre ce bonheur en ne
        paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit
        bientot son ame, au point de n'y plus laisser de place pour les reveries
        vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient force pendant si
        longtemps de se tourner. Il en fut delivre comme par la force d'un
        enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint
        ses maux a distance, et sembla s'etre placee entre eux et lui, comme un
        bouclier celeste.
        Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui etaient si necessaires au
        retablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien legerement
        et bien rarement troubles par les agitations secretes de son medecin.
        Comme le heros fabuleux, Consuelo etait descendue dans le Tartare pour en
        tirer son ami, et elle en avait rapporte l'epouvante et l'egarement. A son
        tour il s'efforca de la delivrer des sinistres hotes qui l'avaient suivie,
        et il y parvint a force de soins delicats et de respect passionne. Ils
        recommencaient ensemble une vie nouvelle, appuyes l'un sur l'autre,
        n'osant guere regarder en arriere, et ne se sentant pas la force de se
        replonger par la pensee dans cet abime qu'ils venaient de parcourir.
        L'avenir etait un nouvel abime, non moins mysterieux et terrible, qu'ils
        n'osaient pas interroger non plus. Mais le present, comme un temps de
        grace que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.
        L.
        Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du chateau fussent
        aussi tranquilles. Amelie etait furieuse, et ne daignait plus rendre la
        moindre visite a la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole
        a Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas meme
        repondre a son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux,
        c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention a son depit.
        La chanoinesse, voyant la passion bien evidente et pour ainsi dire
        declaree de son neveu pour l' aventuriere , n'avait plus un moment
        de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire
        cesser le danger et le scandale; et, a cet effet, elle avait de longues
        conferences avec le chapelain. Mais celui-ci ne desirait pas tres-vivement
        la fin d'un tel etat de choses. Il avait ete longtemps inutile et inapercu
        dans les soucis de la famille. Son role reprenait une sorte d'importance
        depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir
        d'espionner, de reveler, d'avertir, de predire, de conseiller, en un mot
        de remuer a son gre les interets domestiques, en ayant l'air de ne
        toucher a rien, et en se mettant a couvert de l'indignation du jeune
        comte derriere les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient
        sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de
        precaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne
        Wenceslawa abordait son neveu avec une explication decisive au bord des
        levres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait
        expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait
        l'occasion de se glisser aupres de Consuelo, pour lui adresser une
        reprimande adroite et ferme; a chaque instant Albert, comme averti par un
        demon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul
        froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le
        courroux et glacait le courage des divinites contraires a sa chere Ilion.
        La chanoinesse avait cependant entame plusieurs fois la conversation
        avec la malade; et comme les moments ou elle pouvait la voir tete a tete
        etaient rares, elle avait mis le temps a profit en lui adressant des
        reflexions assez saugrenues, qu'elle croyait tres-significatives. Mais
        Consuelo etait si eloignee de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y
        avait rien compris. Son etonnement, son air de candeur et de confiance,
        desarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu
        resister a un accent de franchise ou a une caresse cordiale. Elle s'en
        allait, toute confuse, avouer sa defaite au chapelain, et le reste de la
        journee se passait a faire des resolutions pour le lendemain.
        Cependant Albert, devinant fort bien ce manege, et voyant que Consuelo
        commencait a s'en etonner, et a s'en inquieter, prit le parti de le faire
        cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle
        croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand
        matin, il se montra tout a coup, au moment ou elle mettait la main sur la
        clef pour entrer dans la chambre de la malade.

«Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant a
        ses levres, j'ai a vous dire bien bas une chose qui vous interesse. C'est
        que la vie et la sante de la personne qui repose ici pres me sont plus
        precieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien
        que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon
        devouement pour elle, et de detruire l'effet de mes soins. Sans cela,
        votre noble coeur n'eut jamais concu la pensee de compromettre par des
        paroles ameres et des reproches injustes le retablissement d'une malade a
        peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un
        pretre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruaute
        aveugle la piete la plus sincere et la charite la plus pure, je
        m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent a
        se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la
        quitterai plus d'un instant; et si malgre mon zele on reussit a me
        l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable a la croyance
        humaine, que je sortirai de la maison de mes peres pour n'y jamais
        rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaitre ma determination
        a M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les
        genereux instincts de votre coeur maternel.»
        La chanoinesse stupefaite ne put repondre a ce discours qu'en fondant en
        larmes. Albert l'avait emmenee a l'extremite de la galerie, afin que cette
        explication ne fut pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement
        du ton de revolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut
        profiter de l'occasion pour lui demontrer la folie de son attachement pour
        une personne d'aussi basse extraction que la Nina.

«Ma tante, lui repondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous
        sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancetres les monarques
        ne l'ont ete que par la grace des paysans revoltes et des soldats
        aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse
        origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre,
        puisque c'est la que sa force et sa puissance ont plante leurs racines,
        il n'y a pas si longtemps qu'il puisse deja l'avoir oublie.»
        Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conference, il fut
        d'avis de ne pas exasperer le jeune comte en insistant aupres de lui, et
        de ne pas le pousser a la revolte en tourmentant sa protegee.

«C'est au comte Christian lui-meme qu'il faut adresser vos
        representations, dit-il. L'exces de votre tendresse a trop enhardi le
        fils; que la sagesse de vos remontrances eveille enfin l'inquietude du
        pere, afin qu'il prenne a l'egard de la dangereuse personne des mesures
        decisives.
        --Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore
        avisee de ce moyen? Mais, helas! mon frere a vieilli de quinze ans pendant
        les quinze jours de la derniere disparition d'Albert. Son esprit a
        tellement baisse, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre
        a demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de resistance aveugle et
        muette a l'idee d'un chagrin nouveau; il se rejouit comme un enfant
        d'avoir retrouve son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme
        un homme sense. Il le croit gueri radicalement, et ne s'apercoit pas que
        le pauvre Albert est en proie a un nouveau genre de folie plus funeste que
        l'autre. La securite de mon frere a cet egard est si profonde, et il en
        jouit si naivement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la
        detruire, en lui ouvrant les yeux tout a fait sur ce qui se passe. Il me
        semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait ecoutee avec plus
        de resignation, et qu'accompagnee de vos exhortations religieuses, elle
        serait plus efficace et moins penible.
        --Une telle ouverture est trop delicate, repondit le chapelain, pour etre
        abordee par un pauvre pretre comme moi. Dans la bouche d'une soeur,
        elle sera beaucoup mieux placee, et votre seigneurie saura en adoucir
        l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre
        d'exprimer familierement a l'auguste chef de la famille.»
        Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours a se renvoyer le
        soin d'attacher le grelot; et pendant ces irresolutions ou la lenteur et
        l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour
        faisait de rapides progres dans le coeur d'Albert. La sante de Consuelo se
        retablissait a vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une
        intimite que la surveillance des argus les plus farouches n'eut pu rendre
        plus chaste et plus reservee qu'elle ne l'etait par le seul fait d'une
        pudeur vraie et d'un amour profond.
        Cependant la baronne Amelie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son
        role, demandait vivement a son pere de la reconduire a Prague. Le baron
        Frederick, lui preferait le sejour des forets a celui des villes, lui
        promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain
        la notification et les apprets de son depart. La jeune fille vit qu'il
        fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expedient inattendu. Elle
        s'entendit avec sa soubrette, jeune Francaise, passablement fine et
        decidee; et un matin, au moment ou son pere partait pour la chasse,
        elle le pria de la conduire en voiture au chateau d'une dame de leur
        connaissance, a qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut
        bien un peu de peine a quitter son fusil et sa gibeciere pour changer sa
        toilette et l'emploi de sa journee. Mais il se flatta que cet acte de
        condescendance rendrait Amelie moins exigeante; que la distraction de
        cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait a passer
        sans trop murmurer quelques jours de plus au chateau des Geants. Quand
        le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assure
        l'independance de toute sa vie; sa prevoyance n'allait point au dela.
        Il se resigna donc a renvoyer Saphyr et Panthere au chenil; et Attila, le
        faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mecontent qui arracha
        un gros soupir a son maitre.
        Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours
        de roue s'endort profondement selon son habitude en pareille circonstance.
        Aussitot le cocher recoit d'Amelie l'ordre de tourner bride et de se
        Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive apres deux heures de
        marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de
        poste atteles a son brancard tout prets a l'emporter sur la route de
        Prague.

«Eh bien, qu'est-ce? ou sommes-nous? ou allons-nous? Amelie, ma chere
        enfant, quelle distraction est la votre? Que signifie ce caprice, ou
        cette plaisanterie?»
        A toutes les questions de son pere la jeune baronne ne repondait que par
        des eclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le
        postillon a cheval et la voiture rouler legerement sur le sable de la
        grande route, elle prit un air serieux, et d'un ton fort decide elle parla
        ainsi:

«Cher papa, ne vous inquietez de rien. Tous nos paquets ont ete fort
        bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets
        necessaires au voyage. Il ne reste au chateau des Geants que vos armes et
        vos betes, dont vous n'avez que faire a Prague, et que d'ailleurs on vous
        renverra des que vous les redemanderez. Une lettre sera remise a mon oncle
        Christian, a l'heure de son dejeuner. Elle est tournee de maniere a lui
        faire comprendre la necessite de notre depart, sans l'affliger trop, et
        sans le facher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande
        humblement pardon de vous avoir trompe; mais il y avait pres d'un mois que
        vous aviez consenti a ce que j'execute en cet instant. Je ne contrarie
        donc pas vos volontes en retournant a Prague dans un moment ou vous n'y
        songiez pas precisement, mais ou vous etes enchante, je gage, d'etre
        delivre de tous les ennuis qu'entrainent la dissolution et les preparatifs
        d'un deplacement. Ma position devenait intolerable, et vous ne vous en
        aperceviez pas. Voila mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser
        et ne pas me regarder avec ces yeux courrouces qui me font peur.»
        En parlant ainsi, Amelie etouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie
        de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colere pour qui que
        ce fut, a plus forte raison pour sa fille cherie. Il roulait en ce moment
        de gros yeux effares et, il faut l'avouer, un peu hebetes par la surprise.
        S'il eprouvait quelque contrariete de se voir jouer de la sorte, et un
        chagrin reel de quitter son frere et sa soeur aussi brusquement, sans leur
        avoir dit adieu, il etait si emerveille de ce qui arrivait, que son
        mecontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:

«Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu
        le moindre soupcon? Pardieu, j'etais loin de croire, en otant mes bottes
        et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je
        ne dinerais pas ce soir avec mon frere! Voila une singuliere aventure, et
        personne ne voudra me croire quand je la raconterai ... Mais ou avez-vous
        mis mon bonnet de voyage, Amelie, et comment voulez-vous que je dorme dans
        la voiture avec ce chapeau galonne sur les oreilles?
        --Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiegle en lui
        presentant sa toque fourree, qu'il mit a l'instant sur son chef avec
        une naive satisfaction.
        --Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliee certainement, mechante
        petite fille?
        --Oh! certainement non, s'ecria-t-elle en lui presentant un large flacon
        de cristal, garni de cuir de Russie, et monte en argent; je l'ai remplie
        moi-meme du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante.
        Goutez plutot, c'est celui que vous preferez.
        --Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?
        --Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans
        les poches de la voiture; nous n'avons rien oublie, rien neglige pour
        qu'il fit le voyage agreablement.
        --A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas
        moins une grande sceleratesse que vous faites la, ma chere Amelie. Vous
        rendez votre pere ridicule, et vous etes cause que tout le monde va se
        moquer de moi.
        --Cher papa, repondit Amelie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux
        du monde, quand je parais m'obstiner a epouser un aimable cousin qui ne
        daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue a
        ma maitresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette
        humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang,
        de mon air et de mon age, qui n'en eussent pas pris un depit plus serieux.
        Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins
        que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la
        fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon
        pere. C'est plus nouveau et plus honnete: qu'en pense mon cher papa?
        --Tu as le diable au corps!» repondit le baron en embrassant sa fille; et
        il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour a
        tour, sans se plaindre et sans s'etonner davantage.
        Cet evenement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la
        petite baronne s'en etait flattee. Pour commencer par le comte Albert, il
        eut pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse
        le lui annonca, il se contenta de dire:

«Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amelie ait su faire
        depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant a mon bon oncle, j'espere qu'il ne
        sera pas longtemps sans nous revenir.
        --Moi, je regrette mon frere, dit le vieux Christian, parce qu'a mon age
        on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous parait pas longtemps,
        Albert, peut etre pour moi l'eternite, et je ne suis pas aussi sur que
        Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frederick. Allons! Amelie l'a
        voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de cote avec un sourire la
        lettre singulierement cajoleuse et mechante que la jeune baronne lui avait
        laissee: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'etiez pas nes l'un pour
        l'autre, mes enfants, et mes doux reves se sont envoles!»
        En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte
        d'enjouement melancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret
        dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le
        bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer a
        des projets si contraires a son inclination.

«Que ta volonte soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton
        coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux
        desormais parmi nous. Je mourrai console, et la reconnaissance de ton pere
        te portera bonheur apres notre separation.
        --Ne parlez pas de separation, mon pere! s'ecria le jeune comte, dont les
        yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter
        cette idee.»
        La chanoinesse, qui commencait a s'attendrir, fut aiguillonnee en cet
        instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec
        une discretion affectee.
        C'etait lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et
        sans effroi, que le moment etait venu de parler; et, fermant les yeux
        comme une personne qui se jette par la fenetre pour echapper a l'incendie,
        elle commenca ainsi en balbutiant et en devenant plus pale que de coutume:

«Certainement Albert cherit tendrement son pere, et il ne voudrait pas lui
        causer un chagrin mortel....»
        Albert leva la tete, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si
        penetrants, qu'elle fut toute decontenancee, et n'en put dire davantage.
        Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette reflexion bizarre, et,
        dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous
        le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arret du chien qui la
        fascine et l'enchaine.
        Mais le comte Christian, sortant de sa reverie au bout de quelques
        instants, repondit a sa soeur comme si elle eut continue de parler, ou
        comme s'il eut pu lire dans son esprit les revelations qu'elle voulait lui
        faire.

«Chere soeur, dit-il, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de ne pas
        vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su
        de votre vie ce que c'etait qu'une inclination de coeur, et l'austerite
        d'une chanoinesse n'est pas la regle qui convient a un jeune homme.
        --Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversee, ou mon frere ne
        veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piete l'abandonnent.
        Serait-il possible qu'il voulut encourager par sa faiblesse ou traiter
        legerement....
        --Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie
        severe. Parlez, puisque vous etes condamnee a le faire. Formulez
        clairement votre pensee. Il faut que cette contrainte finisse, et que
        nous nous connaissions les uns les autres.
        --Non, ma soeur, ne parlez pas, repondit le comte Christian; vous n'avez
        rien de neuf a me dire. Il y a longtemps que je vous entends a merveille
        sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet.
        Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai a faire.»
        Il affecta aussitot de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse
        consternee, Albert incertain et trouble.
        Quand le chapelain sut de quelle maniere le chef de la famille avait recu
        l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte.
        Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irresolution, n'avait
        Jamais ete un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de
        Somnolence par des actes de sagesse et d'energie. Le pretre eut peur
        d'avoir ete trop loin et d'etre reprimande. Il s'attacha donc a detruire
        son ouvrage au plus vite, et a persuader a la chanoinesse de ne plus se
        meler de rien. Quinze jours s'ecoulerent de la maniere la plus paisible,
        sans que rien put faire pressentir a Consuelo qu'elle etait un sujet de
        trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus aupres d'elle,
        et lui annonca le depart d'Amelie comme une absence passagere dont il ne
        lui fit pas soupconner le motif. Elle commenca a sortir de sa chambre; et
        la premiere fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian
        soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la
        convalescente.
        LI.
        Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui ou il vit sa Consuelo
        reprendre a la vie, appuyee sur le bras de son vieux pere, et lui tendre
        la main en presence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:

«Voici celui qui m'a sauvee, et qui m'a soignee comme si j'etais sa
        soeur.»
        Mais ce jour, qui fut l'apogee de son bonheur, changea tout a coup, et
        plus qu'il ne l'avait voulu prevoir, ses relations avec Consuelo.
        Desormais associee aux occupations et rendue aux habitudes de la famille,
        elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui
        paraissait avoir pris pour elle une predilection plus vive qu'avant sa
        maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle
        dont elle se sentait profondement touchee. La chanoinesse, qui ne disait
        plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses
        pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert.
        Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'alienation mentale,
        On se livra au plaisir de recevoir et meme d'attirer les parents et les
        voisins, longtemps negliges. On mit une sorte d'ostentation naive et
        tendre a leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt etait redevenu
        sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses
        regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui
        fallut bien reprendre les manieres d'un homme du monde et d'un chatelain
        hospitalier.
        Cette rapide transformation lui couta extremement. Il s'y resigna pour
        obeir a celle qu'il aimait. Mais il eut voulu en etre recompense par des
        entretiens plus longs et des epanchements plus complets. Il supportait
        patiemment des journees de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le
        soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse
        venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher
        cette pure jouissance, il sentait son ame s'aigrir et sa force
        l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait
        de la citerne, qui n'avait pas cesse d'etre pleine et limpide depuis le
        jour ou il l'avait remontee portant Consuelo dans ses bras. Plonge dans
        une morne reverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de
        ne plus retourner a son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux,
        et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles
        de la terre.
        L'alteration de ses traits, apres ces insomnies, le retour passager, mais
        de plus en plus frequent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient
        manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouve le
        moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois
        qu'elle etait menacee de le perdre. Elle se mettait a chanter; et aussitot
        le jeune comte, charme ou subjugue, se soulageait par des pleurs, ou
        s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remede etait infaillible, et, quand
        il pouvait lui dire quelques mots a la derobee:

«Consuelo, s'ecriait-il, tu connais le chemin de mon ame. Tu possedes la
        puissance refusee au vulgaire, et tu la possedes plus qu'aucun etre vivant
        en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments
        les plus sublimes, et communiquer les emotions puissantes de ton ame
        inspiree. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que
        tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un
        theme abrege, une indication incomplete, sur lesquels la pensee musicale
        s'exerce et se developpe. Je les ecoute a peine; ce que j'entends, ce qui
        penetre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton
        inspiration. La musique dit tout ce que l'ame reve et pressent de plus
        mysterieux et de plus eleve. C'est la manifestation d'un ordre d'idees et
        de sentiments superieurs a ce que la parole humaine pourrait exprimer.
        C'est la revelation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens
        plus a l'humanite que par ce que l'humanite a puise de divin et d'eternel
        dans le sein du Createur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation
        et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la
        tyrannie sociale defend a ton coeur de me reveler, tes chants me le
        rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton etre, et mon ame te
        possede dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte;
        dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la reverie.»
        Quelquefois Albert disait ces choses a Consuelo en espagnol, en presence
        de sa famille. Mais la contrariete evidente que donnaient a la chanoinesse
        ces sortes d' a parte , et le sentiment de la convenance, empechaient la
        jeune fille d'y repondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au
        jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il eprouvait a
        l'entendre chanter:

«Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la
        parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui
        le connaissez peut-etre encore mieux?
        --Que voulez-vous dire, Consuelo? s'ecria le jeune comte frappe de
        surprise. Je ne suis musicien qu'en vous ecoutant.
        --Ne cherchez pas a me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer
        d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et
        c'etait par vous, Albert; c'etait dans la grotte du Schreckenstein. Je
        vous ai entendu ce jour-la, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre
        secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre
        encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a
        revele des beautes inconnues dans la musique.»
        Consuelo essaya a demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait
        confusement et qu'Albert reconnut aussitot.

«C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il.
        Les vers sont de mon ancetre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges,
        et l'un des poetes de la patrie. Nous avons une foule de poesies
        admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont
        ete mis a l'index par la police imperiale. Ces chants religieux et
        nationaux, mis en musique par les genies inconnus de la Boheme, ne se sont
        pas tous conserves dans la memoire des Bohemiens. Le peuple en a retenu
        quelques-uns, et Zdenko, qui est doue d'une memoire et d'un sentiment
        musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que
        j'ai recueillis et notes. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir a
        les connaitre. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon
        ermitage. C'est la qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des
        recueils manuscrits fort precieux des vieux auteurs catholiques et
        protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous
        a transmis plusieurs themes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni
        Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoit Ducis, ni Jean de Weiss. Cette
        curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chere Consuelo, a venir
        revoir ma grotte, dont je suis exile depuis si longtemps, et visiter
        mon eglise, que vous ne connaissez pas encore non plus?»
        Cette proposition, tout en piquant la curiosite de la jeune artiste, fut
        ecoutee en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs
        qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idee d'y retourner
        seule avec Albert, malgre toute la confiance qu'elle avait prise en lui,
        lui causa une emotion penible dont il s'apercut bien vite.

«Vous avez de la repugnance pour ce pelerinage, que vous m'aviez pourtant
        promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidele a mon serment, je
        ne le ferai pas sans vous.
        --Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai des que
        vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas
        encore la force necessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire
        voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du
        violon beaucoup mieux que je ne chante?
        --Je ne sais pas si vous raillez, chere soeur; mais je sais bien que vous
        ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est la que j'ai essaye
        de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens,
        apres avoir eu pendant plusieurs annees un professeur brillant et frivole,
        cherement paye par mon pere. C'est la que j'ai compris ce que c'est que la
        musique, et quelle sacrilege derision une grande partie des hommes y a
        substituee. Quant a moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un
        son de mon violon, si je n'etais prosterne en esprit devant la Divinite.
        Meme si je vous voyais froide a mes cotes, attentive seulement a la forme
        des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de
        talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez
        m'ecouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touche
        cet instrument, consacre pour moi a la louange du Seigneur ou au cri de
        ma priere ardente, sans me sentir transporte dans le monde ideal, et sans
        obeir au souffle d'une sorte d'inspiration mysterieuse que je ne puis
        appeler a mon gre, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la
        soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis
        de sang-froid, et, malgre le desir que j'aurai de vous complaire, ma
        memoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un
        enfant qui essaie ses premieres notes.
        --Je ne suis pas indigne, repondit Consuelo attentive et penetree, de
        comprendre votre maniere d'envisager la musique. J'espere bien pouvoir
        m'associer a votre priere avec une ame assez recueillie et assez fervente
        pour que ma presence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi
        mon maitre Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacre,
        mon cher Albert! il serait a vos genoux. Et pourtant ce grand artiste
        lui-meme ne pousse pas la rigidite aussi loin que vous, et il croit que le
        chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la
        sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les ecoute.
        --C'est peut-etre que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique
        le sentiment religieux avec la pensee humaine; c'est peut-etre aussi qu'il
        entend la musique sacree en catholique; et si j'etais a son point de vue,
        je raisonnerais comme lui. Si j'etais en communion de foi et de sympathie
        avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais,
        dans le contact de ces ames animees du meme sentiment religieux que moi,
        une inspiration que jusqu'ici j'ai ete force de chercher dans la solitude,
        et que par consequent j'ai imparfaitement rencontree. Si j'ai jamais le
        bonheur d'unir, dans une priere selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo,
        aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'eleverai plus haut que
        je n'ai jamais fait, et ma priere sera plus digne de la Divinite. Mais
        n'oublie pas, chere enfant, que jusqu'ici mes croyances ont ete
        abominables a tous les etres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient
        pas scandalises en auraient fait un sujet de moquerie. Voila pourquoi j'ai
        cache, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don
        que je possede. Mon pere aime la musique, et voudrait que cet instrument,
        aussi sacre pour moi que les cistres des mysteres d'Eleusis, servit a son
        amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une
        cavatine a Amelie, et que deviendrait mon pere si je lui jouais un de ces
        vieux airs hussitiques qui ont mene tant de Bohemiens aux mines ou au
        supplice, ou un cantique plus moderne de nos peres lutheriens, dont il
        rougit de descendre? Helas! Consuelo, je ne sais guere de choses plus
        nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous
        m'apprenez de Haendel et des autres grands maitres dont vous etes nourrie
        me parait superieur, a beaucoup d'egards, a ce que j'ai a vous enseigner
        a mon tour. Mais, pour connaitre et apprendre cette musique, il eut fallu
        me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous
        seule que je pourrai me resoudre a y entrer, pour y chercher les tresors
        longtemps ignores ou dedaignes que vous allez verser sur moi a pleines
        mains.
        --Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point
        de cette education. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si
        grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier
        dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous
        en savez plus que moi-meme en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous
        rien de cette musique profane dont je suis forcee de faire profession?
        Je crains de decouvrir que, dans celle-la comme dans l'autre, j'ai ete
        jusqu'a ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la meme ignorance
        ou la meme legerete.
        --Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre role comme sacre; et
        comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser,
        votre ame est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.
        --Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que
        je vous ai parle souvent du couvent ou j'ai appris la musique, et de
        l'eglise ou j'ai chante les louanges du Seigneur, vous en concluez que je
        m'etais destinee au service des autels, ou aux modestes enseignements du
        cloitre. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidele a son
        origine, etait vouee au hasard des son enfance, et que toute son education
        a ete un melange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonte
        portait une egale ardeur, insouciante d'aboutir au monastere ou au
        theatre....
        --Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouee a la
        saintete des le ventre de ta mere, je m'inquieterais fort peu pour toi du
        hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois etre
        sainte sur le theatre aussi bien que dans le cloitre.
        --Eh quoi! l'austerite de vos pensees ne s'effraierait pas du contact
        d'une comedienne!
        --A l'aurore des religions, reprit-il, le theatre et le temple sont un
        meme sanctuaire. Dans la purete des idees premieres, les ceremonies du
        culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied
        des autels; la danse elle-meme, cet art aujourd'hui consacre a des idees
        d'impure volupte, est la musique des sens dans les fetes des dieux. La
        musique et la poesie sont les plus hautes expressions de la foi, et la
        femme douee de genie et de beaute est pretresse, sibylle et initiatrice.
        A ces formes severes et grandes du passe ont succede d'absurdes et
        coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beaute de ses
        fetes, et la femme de ses solennites; au lieu de diriger et d'ennoblir
        l'amour, elle l'a banni et condamne. La beaute, la femme et l'amour, ne
        pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont eleve d'autres temples
        qu'ils ont appeles theatres et ou nul autre dieu n'est venu presider.
        Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de
        corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquieter de
        l'accueil que recevront ses chefs-d'oeuvre parmi les hommes, vous avait
        formee pour briller entre toutes les femmes, et pour repandre sur le monde
        les tresors de la puissance et du genie. Le cloitre et le tombeau sont
        synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons
        de la Providence. Vous avez du chercher votre essor dans un air plus
        libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu
        de la nature les y pousse irresistiblement; et la volonte de Dieu a cet
        egard est si positive, qu'il leur retire les facultes dont il les avait
        douees, des qu'elles en meconnaissent l'usage. L'artiste deperit et
        s'eteint dans l'obscurite, comme le penseur s'egare et s'exaspere dans la
        solitude absolue, comme tout esprit humain se deteriore et se detruit dans
        l'isolement et la claustration. Allez donc au theatre, Consuelo, si vous
        voulez, et subissez-en l'apparente fletrissure avec la resignation d'une
        ame pieuse, destinee a souffrir, a chercher vainement sa patrie en ce
        monde d'aujourd'hui, mais forcee de fuir les tenebres qui ne sont pas
        l'element de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la
        rejette imperieusement.
        Albert parla longtemps ainsi avec animation, entrainant Consuelo a pas
        rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine a lui
        communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et a
        lui faire oublier la repugnance qu'elle avait eue d'abord a retourner a
        la grotte. En voyant qu'il le desirait vivement, elle se mit a desirer
        elle-meme de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre
        les idees que cet homme ardent et timide n'osait emettre que devant
        elle. C'etaient des idees bien nouvelles pour Consuelo, et peut-etre
        l'etaient-elles tout a fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et
        de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une
        formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Devote
        et comedienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain
        damner sans remission les histrions et les baladins ses confreres. En se
        voyant rehabilitee, comme elle croyait avoir droit de l'etre, par un homme
        serieux et penetre, elle sentit sa poitrine s'elargir et son coeur y
        battre plus a l'aise, comme s'il l'eut fait entrer dans la veritable
        region de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues
        brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle apercut au fond
        d'une allee la chanoinesse qui la cherchait.

«Ah! ma pretresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras
        enlace au sien, vous viendrez prier dans mon eglise!
        --Oui, lui repondit-elle, j'irai certainement.
        --Et quand donc?
        --Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force a entreprendre ce
        nouvel exploit?
        --Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route
        moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'etre levee
        demain avec l'aube et de franchir les portes aussitot qu'elles seront
        ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la
        colline, la ou vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de
        guide.
        --Eh bien, je vous le promets, repondit Consuelo non sans un dernier
        battement de coeur.
        --Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la
        chanoinesse en les abordant.»
        Albert ne repondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se
        sentait pas troublee par le genre d'emotion qu'elle eprouvait, passa
        hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un
        gros baiser sur l'epaule. Wenceslawa eut bien voulu lui battre froid;
        mais elle subissait malgre elle l'ascendant de cette ame droite et
        affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une priere
        pour sa conversion.
        LII.
        Plusieurs jours s'ecoulerent pourtant sans que le voeu d'Albert put etre
        exauce. Consuelo fut surveillee de si pres par la chanoinesse, qu'elle eut
        beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la premiere, elle
        trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de
        l'esplanade, et de la, observant tout le terrain decouvert qu'il fallait
        traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de
        se promener seule a portee de leurs regards, et de renoncer a rejoindre
        Albert, qui, de sa retraite ombragee, distingua les vedettes ennemies, fit
        un grand detour dans le fourre, et rentra au chateau sans etre apercu.

«Vous avez ete vous promener de grand matin, signora Porporina, dit a
        dejeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidite de la rosee
        vous soit contraire?
        --C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseille a la
        signora de respirer la fraicheur du matin, et je ne doute pas que ces
        promenades ne lui soient tres-favorables.
        --J'aurais cru qu'une personne qui se consacre a la musique vocale, reprit
        la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer a nos
        matinees brumeuses; mais si c'est d'apres votre ordonnance....
        --Ayez donc confiance dans les decisions d'Albert, dit le comte Christian;
        il a assez prouve qu'il etait aussi bon medecin que bon fils et bon ami.»
        La dissimulation a laquelle Consuelo fut forcee de se preter en
        rougissant, lui parut tres-penible. Elle s'en plaignit doucement a Albert,
        quand elle put lui adresser quelques paroles a la derobee, et le pria de
        renoncer a son projet, du moins jusqu'a ce que la vigilance de sa tante
        fut assoupie. Albert lui obeit, mais en la suppliant de continuer a se
        promener le matin dans les environs du parc, de maniere a ce qu'il put la
        rejoindre lorsqu'un moment favorable se presenterait.
        Consuelo eut bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimat la promenade, et
        qu'elle eprouvat le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette
        enceinte de murailles et de fosses ou sa pensee etait comme etouffee sous
        le sentiment de la captivite, elle souffrait de tromper des gens qu'elle
        respectait et dont elle recevait l'hospitalite. Un peu d'amour leve
        bien des scrupules; mais l'amitie reflechit, et Consuelo reflechissait
        beaucoup. On etait aux derniers beaux jours de l'ete; car plusieurs mois
        s'etaient ecoules deja depuis qu'elle habitait le chateau des Geants.
        Quel ete pour Consuelo! le plus pale automne de l'Italie avait plus de
        lumiere et de chaleur. Mais cet air tiede, ce ciel souvent voile par de
        legers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur
        genre de beautes. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait
        qu'augmentait peut-etre aussi le peu d'empressement qu'elle avait a revoir
        le souterrain. Malgre la resolution qu'elle avait prise, elle sentait
        qu'Albert eut leve un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et
        lorsqu'elle n'etait plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses
        paroles enthousiastes, elle se prenait a benir secretement la tante de
        la soustraire a cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y
        apportait.
        Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle cotoyait, Albert penche
        sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgre la
        distance qui les separait, elle se sentait presque toujours sous l'oeil
        inquiet et passionne de cet homme, par qui elle s'etait laisse en
        quelque sorte dominer. «Ma situation est fort etrange, se disait-elle;
        tandis que cet ami perseverant m'observe pour voir si je suis fidele au
        devouement que je lui ai jure, sans doute, de quelque autre point du
        chateau, je suis surveillee, pour que je n'aie point avec lui des rapports
        que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se
        passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amelie ne revient
        pas. La chanoinesse semble se mefier de moi, et se refroidir a mon egard.
        Le comte Christian redouble d'amitie, et pretend redouter le retour du
        Porpora, qui sera probablement le signal de mon depart. Albert parait
        avoir oublie que je lui ai defendu d'esperer mon amour. Comme s'il devait
        tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure
        point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en depit de mon
        impuissance a la partager. Cependant me voici comme une amante declaree,
        l'attendant chaque matin a son rendez-vous, auquel je desire qu'il ne
        puisse venir, m'exposant au blame, que sais-je! au mepris d'une famille
        qui ne peut comprendre ni mon devouement, ni mes rapports avec lui,
        puisque je ne les comprends pas moi-meme et n'en prevois point l'issue.
        Bizarre destinee que la mienne! serais-je donc condamnee a me devouer
        toujours sans etre aimee de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?»
        Au milieu de ces reflexions, une profonde melancolie s'empara de son ame.
        Elle eprouvait le besoin de s'appartenir a elle-meme, ce besoin souverain
        et legitime, veritable condition du progres et du developpement chez
        l'artiste superieur. La sollicitude qu'elle avait vouee au comte Albert
        lui pesait comme une chaine. Cet amer souvenir, qu'elle avait conserve
        d'Anzoleto et de Venise, s'attachait a elle dans l'inaction et dans la
        solitude d'une vie trop monotone et trop reguliere pour son organisation
        puissante.
        Elle s'arreta aupres du rocher qu'Albert lui avait souvent montre comme
        etant celui ou, par une etrange fatalite, il l'avait vue enfant une
        premiere fois, attachee avec des courroies sur le dos de sa mere, comme
        la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant
        comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans apprehension
        de la vieillesse menacante et de la misere inexorable. O ma pauvre mere!
        pensa la jeune Zingarella; me voici ramenee, par d'incomprehensibles
        destinees, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague
        souvenir et le gage d'une touchante hospitalite. Tu fus jeune et belle,
        et, sans doute tu rencontras bien des gites ou l'amour t'eut recue, ou
        la societe eut pu t'absoudre et te transformer, ou enfin la vie dure et
        vagabonde eut pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-etre et du
        repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-etre c'etait la
        contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux ames d'artiste. Tu avais
        raison, je le sens bien; car me voici dans ce chateau ou tu n'as voulu
        passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici a l'abri du
        besoin et de la fatigue, bien traitee, bien choyee, avec un riche seigneur
        a mes pieds.... Et pourtant la contrainte m'y etouffe, et l'ennui m'y
        consume.
        Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'etait assise sur le
        rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eut cru y
        retrouver la trace des pieds nus de sa mere. Les brebis, en passant,
        avaient laisse aux epines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un
        brun roux rappelait precisement a Consuelo la couleur naturelle du drap
        grossier dont etait fait le manteau de sa mere, ce manteau qui l'avait si
        longtemps protegee contre le froid et le soleil, contre la poussiere et la
        pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs epaules piece par piece. «Et nous
        aussi, se disait-elle, nous etions de pauvres brebis errantes, et nous
        laissions les lambeaux de notre depouille aux ronces des chemins; mais
        nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre
        chere liberte!»
        En revant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier
        de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui,
        s'elargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en tracant une
        grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyeres.
        Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et
        l'image d'une vie active et variee. Que d'idees riantes s'attachent pour
        moi aux capricieux detours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux
        qu'il traverse, et que pourtant j'ai traverses jadis. Mais qu'ils doivent
        etre beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort la eternellement
        sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pales nuances d'or mat
        qui le rayent mollement, et ces genets d'or brulant qui le coupent de
        leurs ombres, sont plus doux a la vue que les allees droites et les raides
        charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'a regarder les grandes
        lignes seches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds
        chercheraient-ils a atteindre ce que mes yeux et ma pensee embrassent tout
        d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache a demi dans
        les bois m'invite et m'appelle a suivre ses detours et a penetrer ses
        mysteres. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanite, c'est la
        route de l'univers. Il n'appartient pas a un maitre qui puisse le fermer
        ou l'ouvrir a son gre. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui
        ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages
        parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid a ses branches, tout vagabond
        peut reposer sa tete sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade
        ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la
        vue peut s'etendre, le chemin est une terre de liberte. A droite, a
        gauche, les champs, les bois appartiennent a des maitres; le chemin
        appartient a celui qui ne possede pas autre chose; aussi comme il l'aime!
        Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui
        batisse des hopitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des
        prisons; sa poesie, son reve, sa passion, ce sera toujours le grand
        chemin! O ma mere! ma mere! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit!
        Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue
        des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes epaules et me
        porter la-bas, la-bas ou vole l'hirondelle vers les collines bleues, ou
        le souvenir du passe et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre
        l'artiste aux pieds legers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque
        jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa
        liberte! Pauvre mere! que ne peux-tu encore me cherir et m'opprimer,
        m'accabler tour a tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantot
        caresse et tantot renverse les jeunes bles sur la plaine, pour les relever
        et les coucher encore a sa fantaisie! Tu etais une ame mieux trempee que
        la mienne, et tu m'aurais arrachee, de gre ou de force, aux liens ou je me
        laisse prendre a chaque pas!
        Au milieu de sa reverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappee par
        le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fut
        pose sur son coeur. C'etait une voix d'homme, qui partait du ravin
        assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte venitien le chant
        de l' Echo , l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1]
        La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration
        semblait entrecoupee par la marche. Elle lancait une phrase, au hasard,
        comme si elle eut voulu se distraire de l'ennui du chemin, et
        s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait
        sa chanson, repetant plusieurs fois la meme modulation comme pour
        s'exercer, et recommencait a parler, en se rapprochant toujours du lieu
        ou Consuelo, immobile et palpitante, se sentait defaillir. Elle ne pouvait
        entendre les discours du voyageur a son compagnon, il etait encore trop
        loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empechait de
        plonger dans la partie du ravin ou il etait engage. Mais pouvait-elle
        meconnaitre un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien,
        et les fragments de ce morceau qu'elle-meme avait enseigne et fait repeter
        tant de fois a son ingrat eleve!

[Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizieme siecle.]
        Enfin les deux voyageurs invisibles s'etant rapproches, elle entendit l'un
        des deux, dont la voix lui etait inconnue, dire a l'autre en mauvais
        italien et avec l'accent du pays:

«Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas
        vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.
        Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un
        Sentier pour les pietons.»
        La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'eloigner et redescendre,
        et bientot elle l'entendit demander, quel etait ce beau chateau qu'on
        voyait sur l'autre rive.

«C'est Riesenburg , comme qui dirait il castello dei giganti » repondit
        le guide; car c'en etait un de profession.
        Et Consuelo commencait a le voir au bas de la colline, a pied et
        conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais etat
        du chemin, devaste recemment par le torrent, avait force les cavaliers
        de mettre pied a terre. Le voyageur suivait a quelque distance, et enfin
        Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protegeait.
        Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa
        tournure et jusqu'a sa demarche. Si elle n'eut entendu sa voix, elle eut
        que ce n'etait pas lui. Mais il s'arreta pour regarder le chateau, et,
        otant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir.
        Quoiqu'elle ne le vit qu'en plongeant d'en haut sur sa tete, elle reconnut
        cette abondante chevelure doree et bouclee, et le mouvement qu'il avait
        coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et
        sur sa nuque lorsqu'il avait chaud.

«Ce chateau a l'air tres-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps,
        j'aurais envie d'aller demander a dejeuner aux geants qui l'habitent.
        --Oh! n'y essayez pas, repondit le guide en secouant la tete. Les
        Rudolstadt ne recoivent que les mendiants ou les parents.
        --Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!
        --Ecoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose a cacher.
        --Un tresor, ou un crime?
        --Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.
        --Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»
        Le guide se mit a rire. Anzoleto se remit a chanter.

«Allons, dit le guide en s'arretant, voici le mauvais chemin passe; si
        vous voulez remonter a cheval, nous allons faire un temps de galop
        jusqu'a Tusta. La route est magnifique jusque la; rien que du sable.
        Vous trouverez la la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.
        --Alors, dit Anzoleto en rajustant ses etriers, je pourrai dire: Le diable
        t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi,
        commencez a m'ennuyer singulierement.»
        En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonca ses deux
        eperons dans le ventre, et, sans s'inquieter de son guide qui le suivait
        a grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord,
        soulevant des tourbillons de poussiere sur ce chemin que Consuelo venait
        de contempler si longtemps, et ou elle s'attendait si peu a voir passer
        comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'eternel souci de son coeur.
        Elle le suivit des yeux dans un etat de stupeur impossible a exprimer.
        Glacee par le degout et la crainte, tant qu'il avait ete a portee de sa
        voix, elle s'etait tenue cachee et tremblante. Mais quand elle le vit
        s'eloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-etre
        pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible desespoir. Elle s'elanca
        sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour
        qu'elle lui portait se reveillant avec delire, elle voulut crier vers lui
        pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses levres; il lui sembla que la
        main de la mort serrait sa gorge et dechirait sa poitrine: ses yeux se
        voilerent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles;
        et, en retombant epuisee au bas du rocher, elle se trouva dans les bras
        d'Albert, qui s'etait approche sans qu'elle prit garde a lui, et qui
        l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus cache de la montagne.
        LIII.
        La crainte de trahir par son emotion un secret qu'elle avait jusque la
        Si bien cache au fond de son ame rendit a Consuelo la force de se
        contraindre, et de laisser croire a Albert que la situation ou il l'avait
        surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment ou le jeune comte
        l'avait recue dans ses bras, pale et prete a defaillir, Anzoleto et son
        guide venaient de disparaitre au loin dans les sapins, et Albert put
        s'attribuer a lui-meme le danger qu'elle avait couru de tomber dans
        le precipice. L'idee de ce danger, qu'il avait cause sans doute en
        l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-meme a tel point
        qu'il ne s'apercut guere du desordre de ses reponses dans les premiers
        instants. Consuelo, a qui il inspirait encore parfois un certain effroi
        superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinat, par la force de ses
        pressentiments, une partie de ce mystere. Mais Albert, depuis que l'amour
        le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les
        facultes en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possedees auparavant.
        Elle put maitriser bientot son agitation, et la proposition qu'il lui fit
        de la conduire a son ermitage ne lui causa pas en ce moment le deplaisir
        qu'elle en eut ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que
        l'ame austere et l'habitation lugubre de cet homme si serieusement devoue
        a son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge ou elle trouverait le
        calme et la force necessaires pour lutter contre les souvenirs de sa
        passion. «C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des epreuves,
        pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire ou il veut m'entrainer est la comme
        un embleme de la tombe ou je dois m'engloutir, plutot que de suivre la
        trace du mauvais genie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu!
        Plutot que de m'attacher a ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre
        sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».

«Chere Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante,
        ayant ce matin a recevoir et a examiner les comptes de ses fermiers, ne
        songeait point a nous, et que nous avions enfin la liberte d'accomplir
        notre pelerinage. Pourtant, si vous eprouvez encore quelque repugnance a
        revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs...
        --Non, mon ami, non, repondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais
        je n'ai ete mieux disposee a prier dans votre eglise, et a joindre mon ame
        a la votre sur les ailes de ce chant sacre que vous avez promis de me
        faire entendre.»
        Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfoncant
        Sous les bois dans la direction opposee a celle qu'Anzoleto avait prise,
        Consuelo se sentit soulagee, comme si chaque pas qu'elle faisait pour
        s'eloigner de lui eut detruit de plus en plus le charme funeste dont elle
        venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si resolument,
        quoique grave et recueillie, que le comte Albert eut pu attribuer cet
        empressement naif au seul desir de lui complaire, s'il n'eut conserve
        cette defiance de lui-meme et de sa propre destinee qui faisait le fond de
        son caractere.
        Il la conduisit au pied du Schreckenstein, a l'entree d'une grotte remplie
        d'eau dormante et toute obstruee par une abondante vegetation.

«Cette grotte, ou vous pouvez remarquer quelques traces de construction
        voutee, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns
        pensent que c'etait le cellier d'une maison de religieux, lorsque, a la
        place de ces decombres, il y avait un bourg fortifie; d'autres racontent
        que ce fut posterieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'etait
        fait ermite par esprit de penitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y
        penetrer, et chacun pretend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde
        et mortellement veneneuse, a cause des veines de cuivre par lesquelles
        elle s'est fraye un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni
        profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la
        traverser aisement si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier
        a la force de mes bras et a la saintete de mon amour pour vous.»
        En parlant ainsi apres s'etre assure que personne ne les avait suivis et
        ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eut point
        a mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'a mi-jambes, il se
        fraya un passage a travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui
        cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un tres-court trajet, il la
        deposa sur un sable sec et fin, dans un endroit completement sombre, ou
        aussitot il alluma la lanterne dont il s'etait muni; et apres quelques
        detours dans des galeries souterraines assez semblables a celles que
        Consuelo avait deja parcourues avec lui, ils se trouverent a une porte de
        la cellule opposee a celle qu'elle avait franchie la premiere fois.

«Cette construction souterraine, lui dit Albert, a ete destinee dans le
        principe a servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux
        habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du chateau
        des Geants dont ce bourg etait un fief, et qui pouvaient s'y rendre
        secretement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupe
        depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu
        connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de
        parcourir m'a semble deblayee assez nouvellement, tandis que j'ai trouve
        celles qui conduisent au chateau encombrees, en beaucoup d'endroits, de
        terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine a les degager. En
        outre, les vestiges que j'ai retrouves ici, les debris de natte, la
        cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couche
        sur le dos, les mains encore croisees sur la poitrine, dans l'attitude
        d'une derniere priere a l'heure du dernier sommeil, m'ont prouve qu'un
        solitaire y avait acheve pieusement et paisiblement son existence
        mysterieuse. Nos paysans croient que l'ame de l'ermite habite encore
        les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer
        alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont
        entendue prier, soupirer, gemir, et meme qu'une musique etrange et
        incomprehensible est venue parfois, comme un souffle a peine saisissable,
        expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-meme, Consuelo, lorsque
        l'exaltation du desespoir peuplait la nature autour de moi de fantomes et
        de prodiges, j'ai cru voir le sombre penitent prosterne sous le Hussite ;
        je me suis figure entendre sa voix plaintive et ses soupirs dechirants
        monter des profondeurs de l'abime. Mais depuis que j'ai decouvert et
        habite cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouve d'autre
        solitaire que moi, rencontre d'autre spectre que ma propre figure, ni
        entendu d'autres gemissements que ceux qui s'echappaient de ma poitrine.»
        Consuelo, depuis sa premiere entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne
        lui avait plus jamais entendu tenir de discours insenses. Elle n'avait
        donc jamais ose lui rappeler les etranges paroles qu'il lui avait dites
        cette nuit-la, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait
        surpris. Elle s'etonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument
        perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui
        demander si la tranquillite d'une telle solitude l'avait effectivement
        delivre des agitations dont il parlait.

«Je ne saurais vous le dire bien precisement, lui repondit-il; et, a moins
        que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma memoire a ce travail.
        Je crois bien avoir ete en proie auparavant a une veritable demence.
        Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en
        l'exasperant. Lorsque, grace a Zdenko, qui possedait par tradition le
        secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouve un moyen de
        me soustraire a la sollicitude de mes parents et de cacher mes acces de
        desespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur
        moi-meme; et, certain de pouvoir me derober aux temoins importuns,
        lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins a bout de
        jouer dans ma famille le role d'un homme tranquille et resigne a tout.
        Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques
        points; mais elle sentit que ce n'etait pas le moment de le dissuader;
        et, s'applaudissant de le voir parler de son passe avec tant de sang-froid
        et de detachement, elle se mit a examiner la cellule avec plus d'attention
        qu'elle n'avait pu le faire la premiere fois. Elle vit alors que l'espece
        de soin et de proprete qu'elle y avait remarquee n'y regnait plus du tout,
        et que l'humidite des murs, le froid de l'atmosphere, et la moisissure
        des livres, constataient au contraire un abandon complet.

«Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, a
        grand'peine, venait de rallumer le poele; je n'ai pas mis les pieds ici
        depuis que vous m'en avez arrache par l'effet de la toute-puissance que
        vous avez sur moi.» Consuelo eut sur les levres une question qu'elle
        s'empressa de retenir. Elle etait sur le point de demander si l'ami
        Zdenko, le serviteur fidele, le gardien jaloux, avait neglige et abandonne
        aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle
        avait reveillee chez Albert toutes les fois qu'elle s'etait hasardee a lui
        demander ce qu'il etait devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu
        depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait
        toujours elude ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre,
        soit en la priant d'etre tranquille, et de ne plus rien craindre de la
        part de l' innocent . Elle s'etait donc persuade d'abord que Zdenko avait
        recu et execute fidelement l'ordre de ne jamais se presenter devant ses
        yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert,
        pour la rassurer completement, lui avait jure, avec une mortelle paleur
        sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il etait parti
        pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette
        epoque, et on pensait qu'il etait mort dans quelque coin, ou qu'il avait
        quitte le pays.
        Consuelo n'avait cru ni a cette mort, ni a ce depart. Elle connaissait
        trop l'attachement passionne de Zdenko pour regarder comme possible une
        separation absolue entre lui et Albert. Quant a sa mort, elle n'y songeait
        point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer a elle-meme,
        lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation,
        Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle
        qu'il aimait, si cela devenait necessaire. Mais elle chassait cet affreux
        soupcon, en se rappelant la douceur et l'humanite dont toute la vie
        d'Albert rendait temoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillite
        parfaite depuis plusieurs mois, et aucune demonstration apparente de
        la part de Zdenko n'avait rallume la fureur que le jeune comte avait
        manifestee un instant. D'ailleurs il l'avait oublie, cet instant
        douloureux que Consuelo s'efforcait d'oublier aussi. Il n'avait conserve
        des evenements du souterrain que le souvenir de ceux ou il avait ete en
        possession de sa raison. Consuelo s'etait donc arretee a l'idee qu'il
        avait interdit a Zdenko l'entree et l'approche du chateau, et que par
        depit ou par douleur le pauvre homme s'etait condamne a une captivite
        volontaire dans l'ermitage. Elle presumait qu'il en sortait peut-etre
        seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le
        Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins a sa
        subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veille a la sienne. En voyant
        l'etat de la cellule, Consuelo fut reduite a croire qu'il boudait son
        maitre en ne soignant plus sa retraite delaissee; et comme Albert lui
        avait encore affirme, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait
        aucun sujet de crainte, elle prit le moment ou elle le vit occupe a ouvrir
        peniblement la porte rouillee de ce qu'il appelait son eglise, pour aller
        de son cote essayer d'ouvrir celle qui conduisait a la cellule de Zdenko,
        ou sans doute elle trouverait des traces recentes de sa presence. La porte
        ceda des qu'elle eut tourne la clef; mais l'obscurite qui regnait dans
        cette cave l'empecha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fut passe
        dans l'oratoire mysterieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait
        preparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec
        precaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu a l'idee de
        l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas meme un souvenir de son
        existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait ete enleve. Le
        siege grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait
        disparu; et on eut dit, a voir l'humidite qui faisait briller les parois
        eclairees par la torche, que cette voute n'avait jamais abrite le sommeil
        d'un vivant.
        Un sentiment de tristesse et d'epouvante s'empara d'elle a cette
        decouverte. Un sombre mystere enveloppait la destinee de ce malheureux,
        et Consuelo se disait avec terreur qu'elle etait peut-etre la cause d'un
        evenement deplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et
        l'autre fou; l'un debonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre,
        farouche, peut-etre violent et impitoyable dans ses decisions. Cette sorte
        d'identification etrange qu'il avait autrefois revee entre lui et le
        fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la
        Boheme hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et
        profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant
        a l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus penibles
        soupcons. Immobile et glacee d'horreur, elle osait a peine regarder le sol
        nu et froid de la grotte, comme si elle eut craint d'y trouver des traces
        de sang.
        Elle etait encore plongee dans ces reflexions sinistres, lorsqu'elle
        entendit Albert accorder son violon; et bientot le son admirable de
        l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant desire
        d'ecouter une seconde fois. La musique en etait originale, et Albert
        l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes
        ses angoisses pour approcher doucement du lieu ou il se trouvait, attiree
        et comme charmee par une puissance magnetique.
        LIV.
        La porte de l'eglise etait restee ouverte; Consuelo s'arreta sur le
        seuil pour examiner et le virtuose inspire et l'etrange sanctuaire. Cette
        pretendue eglise n'etait qu'une grotte immense, taillee, ou, pour mieux
        dire, brisee dans le roc, irregulierement, par les mains de la nature, et
        creusee en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques
        torches eparses plantees sur des blocs gigantesques eclairaient de reflets
        fantastiques les flancs verdatres du rocher, et tremblotaient devant
        de sombres profondeurs, ou nageaient les formes vagues des longues
        stalactites, semblables a des spectres qui cherchent et fuient tour a tour
        la lumiere. Les enormes sediments que l'eau avait deposes autrefois sur
        les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantot ils
        se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se devorent
        les uns les autres, tantot ils partaient du sol et descendaient de la
        voute en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler
        a des dents colossales herissees a l'entree des gueules beantes que
        formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eut dit d'informes
        statues, geantes representations des dieux barbares de l'antiquite. Une
        vegetation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des ecailles de
        dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes,
        des massifs de jeunes cypres plantes recemment dans le milieu de
        l'enceinte sur des eminences de terres rapportees qui ressemblaient a des
        tombeaux, tout donnait a ce lieu un caractere sombre, grandiose, et
        terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment
        d'effroi succeda bientot l'admiration. Elle approcha, et vit Albert
        debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette
        eau, quoique abondante en jaillissement, etait encaissee dans un bassin si
        profond, qu'aucun bouillonnement n'etait sensible a la surface. Elle etait
        unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes
        aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entoure ses marges n'etaient pas
        agitees du moindre tressaillement. La source etait chaude a son point de
        depart, et les tiedes exhalaisons qu'elle repandait dans la caverne y
        entretenaient une atmosphere douce et moite qui favorisait la vegetation.
        Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes
        se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se
        promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'interieur de la
        grotte, pour disparaitre dans les enfoncements obscurs qui en reculaient
        indefiniment les limites.
        Lorsque le comte Albert, qui jusque-la n'avait fait qu'essayer les cordes
        de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint a sa rencontre, et
        l'aida a franchir les meandres que formait la source, et sur lesquels il
        avait jete quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.
        En d'autres endroits, des rochers epars a fleur d'eau offraient un passage
        facile a des pas exerces. Il lui tendit la main pour l'aider, et la
        souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non
        du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce
        guide mysterieux vers lequel une sympathie irresistible la portait, tandis
        qu'une repulsion indefinissable l'en eloignait en meme temps. Arrivee au
        bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de
        quelques pieds, un objet peu propre a la rassurer. C'etait une sorte
        de monument quadrangulaire, forme d'ossements et de cranes humains,
        artistement agences comme on en voit dans les catacombes.

«N'en soyez point emue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces
        nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel
        devant lequel j'aime a mediter et a prier.
        --Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naivete
        melancolique. Sont-ce la les ossements des Hussites ou des Catholiques?
        Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et
        martyrs d'une foi egalement vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la
        croyance hussite, preferablement a celle de vos parents, et que les
        reformes posterieures a celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez
        austeres ni assez energiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce
        qu'on m'a dit de vous?
        --Si l'on vous a dit que je preferais la reforme des Hussites a celle des
        Lutheriens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je
        prefere les exploits des Taborites a ceux des soldats de Wallenstein, on
        vous a dit la verite, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, a vous
        qui, par intuition, pressentez la verite, et connaissez la Divinite mieux
        que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attiree dans ce lieu pour
        surcharger votre ame pure et troubler votre paisible conscience des
        meditations et des tourments de ma reverie! Restez comme vous etes,
        Consuelo! Vous etes nee pieuse et sainte; de plus, vous etes nee pauvre
        et obscure, et rien n'a tente d'alterer en vous la droiture de la raison
        et la lumiere de l'equite. Nous pouvons prier ensemble sans discuter,
        vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu apres
        avoir beaucoup cherche. Dans quelque temple que vous ayez a elever la
        voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la
        vraie foi embrasera votre ame. Ce n'est donc pas pour vous instruire,
        mais pour que la revelation passe de vous en moi, que j'ai desire l'union
        de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les
        ossements de mes peres.
        --Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous
        les appelez, sont ceux des Hussites precipites par la fureur sanguinaire
        des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, a l'epoque de
        votre ancetre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles represailles. On
        m'a raconte aussi qu'apres avoir brule le village, il avait fait combler
        le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurite de cette voute,
        au-dessus de ma tete, un cercle de pierres taillees qui annonce que nous
        sommes precisement au-dessous de l'endroit ou plusieurs fois je suis venue
        m'asseoir, apres m'etre fatiguee a vous chercher en vain. Dites, comte
        Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptise la
        Pierre d'Expiation?
        --Oui, c'est ici, repondit Albert, que des supplices et des violences
        atroces ont consacre l'asile de ma priere et le sanctuaire de ma douleur.
        Vous voyez d'enormes blocs suspendus au-dessus de nos tetes, et d'autres
        parsemes sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y
        lanca, par l'ordre de celui qu'on appelait le redoutable aveugle ; mais
        ils ne servirent qu'a repousser les eaux vers les lits souterrains
        qu'elles tendaient a se frayer. La construction du puits fut rompue, et
        j'en ai fait disparaitre les ruines sous les cypres que j'y ai plantes; il
        eut fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette
        caverne. Les blocs qui s'entasserent dans le col de la citerne y furent
        arretes par un escalier tournant, semblable a celui que vous avez eu le
        courage de descendre dans le puits de mon parterre, au chateau des Geants.
        Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serres et contenus
        chaque jour davantage. S'il s'en echappe parfois quelque parcelle, c'est
        seulement dans les fortes gelees des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien
        a craindre maintenant de la chute de ces pierres.
        --Ce n'est pas la ce qui me preoccupe, Albert, reprit Consuelo en
        reportant ses regards sur l'autel lugubre ou il avait pose son
        stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif a la
        memoire et a la depouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des
        martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns etaient plus
        pardonnables que ceux des autres.»
        Consuelo parlait ainsi d'un ton severe et en regardant Albert avec
        mefiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait a l'esprit, et toutes ses
        questions avaient trait dans sa pensee a une sorte d'interrogatoire de
        haute justice criminelle qu'elle lui eut fait subir, si elle l'eut ose.
        L'emotion douloureuse qui s'empara tout a coup du comte lui sembla etre
        l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa
        contre sa poitrine, comme s'il l'eut sentie se dechirer. Son visage
        changea d'une maniere effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eut
        trop bien comprise.

«Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'ecria-t-il enfin en
        s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tete vers ces cranes
        desseches qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non,
        vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides reflexions
        reveillent en moi la memoire des jours funestes que j'ai traverses.
        Vous ne savez pas que vous parlez a un homme qui a vecu des siecles de
        douleur, et qui, apres avoir ete dans la main de Dieu, l'instrument
        aveugle de l'inflexible justice, a recu sa recompense et subi son
        chatiment. J'ai tant souffert, tant pleure, tant expie ma destinee
        farouche, tant repare les horreurs ou la fatalite m'avait entraine, que je
        me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'etait le besoin qui
        devorait ma poitrine ardente! c'etait ma priere et mon voeu de tous les
        instants! c'etait le signe de mon alliance avec les hommes et de ma
        reconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des annees, prosterne
        sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la premiere fois, Consuelo,
        je commencai a esperer. Et lorsque vous avez eu pitie de moi, j'ai
        commence a croire que j'etais sauve. Tenez, voyez cette couronne de fleurs
        fletries et deja pretes a tomber en poussiere, dont j'ai entoure le crane
        qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai
        arrosees de bien des larmes ameres et delicieuses: c'est vous qui les
        aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de
        ma misere, a l'hote fidele de ma sepulture. Eh bien, en les couvrant de
        pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiete si vous pourriez
        jamais avoir une affection veritable et profonde pour un criminel tel que
        moi, pour un fanatique sans pitie, pour un tyran sans entrailles...
        --Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec
        force, partagee entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond
        abattement d'Albert. Si vous avez une confession a faire, faites-la ici,
        faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous
        absoudre et vous aimer.
        --M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert
        de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais
        celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a ete entraine
        par la colere du ciel dans une carriere d'iniquites!»
        Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en reveillant le feu qui
        couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert
        aux preoccupations de sa monomanie. Ce n'etait plus le moment de les
        combattre par le raisonnement: elle s'efforca de le calmer par les moyens
        memes que sa demence lui indiquait.

«Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a ete
        consacree a la priere et au repentir, vous n'avez plus rien a expier, et
        Dieu pardonne a Jean Ziska.
        --Dieu ne se revele pas directement aux humbles creatures qui le servent,
        repondit le comte en secouant la tete. Il les abaisse ou les encourage en
        se servant des unes pour le salut ou pour le chatiment des autres. Nous
        sommes tous les interpretes de sa volonte, quand nous cherchons a
        reprimander ou a consoler nos semblables dans un esprit de charite. Vous
        n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de
        l'absolution. Le pretre lui-meme n'a pas cette haute mission que l'orgueil
        ecclesiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grace
        divine en m'aimant. Votre amour peut me reconcilier avec le ciel, et me
        donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siecles passes...
        Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses,
        que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et
        genereux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma
        pensee l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous repond oui , ce
        oui sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma
        rehabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur,
        l' oubli! C'est ainsi seulement que vous pourrez etre la pretresse de
        mon culte, et que mon ame sera deliee dans le ciel, comme celle du
        catholique croit l'etre par la bouche de son confesseur. Dites que vous
        m'aimez, s'ecria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour
        l'entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayee du serment qu'il lui
        demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gemissement
        profond, et en s'ecriant: «Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer,
        que je ne serais jamais pardonne, que je n' oublierais jamais les jours
        ou je ne l'ai pas connue!
        --Albert, cher Albert, dit Consuelo profondement emue de la douleur qui
        le dechirait, ecoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de
        vouloir vous leurrer par l'idee d'un miracle, et cependant vous m'en
        demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprecie nos
        merites, peut tout pardonner. Mais une creature faible et bornee, comme
        moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa
        pensee et de son devouement, un amour aussi etrange que le votre? Il me
        semble que c'est a vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous
        demandez, et qu'il ne depend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je
        vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique
        de la devotion qui m'a ete un peu enseignee dans mon enfance, je vous
        dirai qu'il faut etre en etat de grace pour etre releve de ses fautes.
        Eh bien, l'espece d'absolution que vous demandez a mon amour, la
        meritez-vous? Vous reclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le
        plus doux; et il me semble que votre ame n'est disposee ni a la douceur,
        ni a la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensees, et comme
        d'eternels ressentiments.
        --Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.
        --Je veux dire que vous etes toujours en proie a des reves funestes, a des
        idees de meurtre, a des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes
        que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siecles, et dont vous
        cherissez en meme temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et
        sublimes, vous les attribuez a la volonte du ciel, a la juste colere de
        Dieu. Enfin, vous etes effraye et orgueilleux a la fois de jouer dans
        votre imagination le role d'une espece d'ange exterminateur. En supposant
        que vous ayez ete vraiment, dans le passe, un homme de vengeance et de
        destruction, on dirait que vous avez garde l'instinct, la tentation,
        et presque le gout de cette destinee affreuse, puisque vous regardez
        toujours au dela de votre vie presente, et que vous pleurez sur vous comme
        sur un criminel condamne a l'etre encore.
        --Non, grace au Pere tout-puissant des ames, qui les reprend et les
        retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre a l'activite de la vie!
        s'ecria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conserve
        aucun instinct de violence et de ferocite. C'est bien assez de savoir que
        j'ai ete condamne a traverser, le glaive et la torche a la main, ces temps
        barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi,
        le temps du zele et de la fureur . Mais vous ne savez point l'histoire,
        sublime enfant; vous ne comprenez pas le passe; et les destinees des
        nations, ou vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un role
        d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des enigmes. Il faut que
        vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes verites, et que
        vous ayez une idee de ce que la justice de Dieu commande parfois aux
        hommes infortunes.
        --Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les
        ceremonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacre de
        part ou d'autre, pour que les nations se soient egorgees au nom de la
        divine Eucharistie.
        --Vous avez raison de l'appeler divine, repondit Albert en s'asseyant
        aupres de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'egalite,
        cette ceremonie instituee par un etre divin entre tous les hommes, pour
        eterniser le principe de la fraternite, ne merite pas moins de votre
        bouche, o vous qui etes l'egale des plus grandes puissances et des plus
        nobles creatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant
        il est encore des etres vaniteux et insenses qui vous regarderont comme
        d'une race inferieure a la leur, et qui croiront votre sang moins precieux
        que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi,
        Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je
        m'elevais dans ma pensee au-dessus de vous?
        --Je vous pardonnerais un prejuge que toute votre caste regarde comme
        sacre, et contre lequel je n'ai jamais songe a me revolter, heureuse que
        je suis d'etre nee libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les
        grands.
        --Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guere; et
        vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille aupres d'un homme qui
        vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous etiez
        proclamee, par droit de naissance, imperatrice de la Germanie. Oh!
        laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractere et de mes
        principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette celeste pitie qui vous a
        amenee ici la premiere fois. Eh bien, ma soeur cherie, reconnaissez donc
        dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit
        de raisonnements philosophiques), que l'egalite est sainte, que c'est la
        volonte du pere des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher a
        l'etablir entre eux. Lorsque les peuples etaient fortement attaches aux
        ceremonies de leur culte, la communion representait pour eux toute
        l'egalite dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres
        et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse,
        qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et esperer, dans l'avenir
        du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation boheme
        avait toujours voulu observer les memes rites eucharistiques que les
        apotres avaient enseignes et pratiques. C'etait bien la communion antique
        et fraternelle, le banquet de l'egalite, la representation du regne de
        Dieu, c'est-a-dire de la vie de communaute, qui devait se realiser sur la
        face de la terre. Un jour, l'eglise romaine qui avait range les peuples et
        les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut separer le chretien
        du pretre, la nation du sacerdoce, le peuple du clerge. Elle mit le calice
        dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinite
        dans des tabernacles mysterieux; et, par des interpretations absurdes, ces
        pretres erigerent l'Eucharistie en un culte idolatrique, auquel les
        citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils
        prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et
        la coupe sainte, la coupe glorieuse ou l'indigent allait desalterer et
        retremper son ame, fut enfermee dans des coffres de cedre et d'or, d'ou
        elle ne sortait plus que pour approcher des levres du pretre. Lui seul
        etait digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant
        devait s'agenouiller devant lui, et lecher sa main pour manger le pain des
        anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'ecria tout d'une
        voix: La coupe! rendez-nous la coupe! La coupe aux petits, la coupe
        aux enfants, aux femmes, aux pecheurs et aux alienes! la coupe a tous les
        pauvres, a tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de
        revolte et de ralliement de toute la Boheme. Vous savez le reste,
        Consuelo; vous savez qu'a cette idee premiere, qui resumait dans un
        symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier
        et genereux, vinrent se rattacher, par suite de la persecution, et au
        sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les
        idees de liberte patriotique et d'honneur national. La conquete de la
        coupe entraina les plus nobles conquetes, et crea une societe nouvelle.
        Et maintenant si l'histoire, interpretee par des juges ignorants ou
        sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumerent
        seules ces guerres funestes, soyez sure que c'est un mensonge fait a
        Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions
        Particulieres vinrent souiller les exploits de nos peres; mais c'etait le
        vieil esprit de domination et d'avidite qui rongeait toujours les riches
        et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause
        sainte. Le peuple, barbare mais sincere, fanatique mais inspire, s'incarna
        dans des sectes dont les noms poetiques vous sont connus. Les Taborites,
        les Orebites, les Orphelins, les Freres de l'union, c'etait la le peuple
        martyr de sa croyance, refugie sur les montagnes, observant dans sa
        rigueur la loi de partage et d'egalite absolue, ayant foi a la vie
        eternelle de l'ame dans les habitants du monde terrestre, attendant la
        venue et le festin de Jesus-Christ, la resurrection de Jean Huss, de Jean
        Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient
        preche et servi la liberte. Cette croyance n'est point une fiction, selon
        moi, Consuelo. Notre role sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose
        communement, et nos devoirs s'etendent au dela de la tombe. Quant a
        l'attachement etroit et pueril qu'il plait au chapelain, et peut-etre
        a mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et
        les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours
        d'agitation et de fievre, j'aie paru confondre le symbole avec le
        principe, la figure avec l'idee, ne me meprisez pas trop, Consuelo. Au
        fond de ma pensee je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites
        oublies, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres
        figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui a des hommes
        plus eclaires, s'ils consentaient a ouvrir les yeux, et si le joug de
        l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberte.
        On a durement et faussement interprete mes sympathies, mes gouts et mes
        habitudes. Las de voir la sterilite et la vanite de l'intelligence des
        hommes de ce siecle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant
        dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces
        vagabonds, tous ces enfants desherites des biens de la terre et de
        l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir a converser avec eux;
        a retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle
        insenses, les lueurs fugitives, mais souvent eclatantes, de la logique
        divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et reprouves, les
        traces profondes, quoique souillees, de la justice et de l'innocence,
        sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi,
        m'asseoir a la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu
        charitablement que je me livrais a des pratiques d'heresie, et meme de
        sorcellerie. Que puis-je repondre a de telles accusations? Et quand mon
        esprit, frappe de lectures et de meditations sur l'histoire de mon pays,
        s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au delire, et qui en etaient
        peut-etre, on a eu peur de moi, comme d'un frenetique, inspire par le
        diable ... Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous
        expliquer cette mysterieuse allegorie, creee par les pretres de toutes les
        religions?
        --Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassuree et presque persuadee, avait
        oublie sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan.
        A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois
        jamais revoltee ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais
        pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchainerait si loin de lui et
        de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.
        --S'il existait, il ne pourrait etre qu'une creation monstrueuse de ce
        Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aime nier que de ne pas
        le reconnaitre pour le type et l'ideal de toute perfection, de toute
        science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter
        le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversite? C'est
        une fable qu'il faut renvoyer a l'enfance du genre humain, alors que les
        fleaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs
        enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits createurs et
        souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux
        principes presque egaux, puisque le regne d'Eblis devait durer des siecles
        innombrables, et ne ceder qu'apres de formidables combats dans les spheres
        de l'empyree. Mais pourquoi, apres la predication de Jesus et la lumiere
        pure de l'Evangile, les pretres oserent-ils ressusciter et sanctionner
        dans l'esprit des peuples cette croyance grossiere de leurs antiques
        aieux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interpretation de la
        doctrine apostolique, la notion du bien et du mal etait restee obscure
        et inachevee dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacre le
        principe de division absolue dans les droits et dans les destinees de
        l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du
        temporel. L'ascetisme chretien exaltait l'ame, et fletrissait le corps.
        Peu a peu, le fanatisme ayant pousse a l'exces cette reprobation de la vie
        materielle, et la societe ayant garde, malgre la doctrine de Jesus, le
        regime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre
        et de regner par l'intelligence, tandis que le grand nombre vegeta dans
        les tenebres de la superstition. Il arriva alors en realite que les castes
        eclairees et puissantes, le clerge surtout, furent l'ame de la societe,
        et que le peuple n'en fut que le corps. Quel etait donc, dans ce sens, le
        vrai patron des etres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le
        diable; car Dieu donnait la vie de l'ame, et proscrivait la vie des sens,
        vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers.
        Une secte mysterieuse et singuliere reva, entre beaucoup d'autres, de
        rehabiliter la vie de la chair, et de reunir dans un seul principe divin
        ces deux principes arbitrairement divises. Elle voulut sanctionner
        l'amour, l'egalite, la communaute de tous, les elements de bonheur.
        C'etait une idee juste et sainte. Quels en furent les abus et les exces,
        il n'importe. Elle chercha donc a relever de son abjection le pretendu
        principe du mal, et a le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien.
        Satan fut absous et reintegre par ces philosophes dans le choeur des
        esprits celestes; et par de poetiques interpretations, ils affecterent de
        regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des
        usurpateurs de gloire et de puissance. C'etait bien vraiment la figure
        des pontifes et des princes de l'Eglise, de ceux qui avaient refoule dans
        les fictions de l'enfer la religion de l'egalite et le principe du bonheur
        pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des
        abimes ou il rugissait enchaine, comme le divin Promethee, depuis tant de
        siecles. Ses liberateurs n'oserent l'invoquer hautement; mais dans des
        formules mysterieuses et profondes, ils exprimerent l'idee de son
        apotheose et de son regne futur sur l'humanite, trop longtemps detronee,
        avilie et calomniee comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces
        explications. Pardonnez-les-moi, chere Consuelo. On m'a represente a vous
        comme l'antechrist et l'adorateur du demon; je voulais me justifier, et me
        montrer a vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.
        --Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux
        sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un
        pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de
        la formule des Lollards.
        --Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert.»
        Et il continua de lui expliquer le sens eleve de ces grandes verites dites
        heretiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les
        accusations et les arrets de leur mauvaise foi. Il s'anima peu a peu en
        revelant les etudes, les contemplations et les reveries austeres qui
        l'avaient lui-meme conduit a l'ascetisme et a la superstition, dans
        des temps qu'il croyait plus eloignes qu'ils ne l'etaient en effet. En
        s'efforcant de rendre cette confession claire et naive, il arriva a
        une lucidite d'esprit extraordinaire, parla de lui-meme avec autant de
        sincerite et de jugement que s'il se fut agi d'un autre, et condamna les
        miseres et les defaillances de sa propre raison comme s'il eut ete depuis
        longtemps gueri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de
        sagesse, qu'a part la notion du temps, qui semblait inappreciable pour
        lui dans le detail de sa vie presente (puisqu'il en vint a se blamer de
        s'etre cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres
        personnages du passe, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il
        etait retombe dans cette aberration), il etait impossible a Consuelo de ne
        pas reconnaitre en lui un homme superieur, eclaire de connaissances
        plus etendues et d'idees plus genereuses, et plus justes par consequent,
        qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontres.
        --Peu a peu l'attention et l'interet avec lesquels elle l'ecoutait, la
        vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille,
        prompte a comprendre, patiente a suivre toute etude, et puissante pour
        s'assimiler tout element de connaissance elevee, animerent Rudolstadt
        d'une conviction toujours plus profonde, et son eloquence devint
        saisissante. Consuelo, apres quelques questions et quelques objections
        auxquelles il sut repondre heureusement, ne songea plus tant a satisfaire
        sa curiosite naturelle pour les idees, qu'a jouir de l'espece d'enivrement
        d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait emue
        dans la journee, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait
        devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu
        pittoresque ou elle se trouvait, avec ses cypres, ses rochers terribles,
        et son autel lugubre, lui parut, a la lueur mouvante des torches, une
        sorte d'Elysee magique ou se promenaient d'augustes et solennelles
        apparitions. Elle tomba, quoique bien eveillee, dans une espece de
        somnolence de ces facultes d'examen qu'elle avait tenues un peu trop
        tendues pour son organisation poetique. N'entendant plus ce que lui disait
        Albert, mais plongee dans une extase delicieuse, elle s'attendrit a l'idee
        de ce Satan qu'il lui avait montre comme une grande idee meconnue, et que
        son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pale et
        douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchee vers elle la
        fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout a
        coup elle s'apercut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa
        main, qu'il n'etait plus assis a ses cotes, mais qu'il etait debout a deux
        pas d'elle, aupres de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'etrange
        musique dont elle avait ete deja surprise et charmee.
        LV.
        Albert fit chanter d'abord a son instrument plusieurs de ces cantiques
        anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-etre oublies
        desormais en Boheme, mais dont Zdenko avait garde la precieuse tradition,
        et dont le comte avait retrouve la lettre a force d'etudes et de
        meditation. Il s'etait tellement nourri l'esprit de ces compositions,
        barbares au premier abord, mais profondement touchantes et vraiment belles
        pour un gout serieux et eclaire, qu'il se les etait assimilees au point de
        pouvoir improviser longtemps sur l'idee de ces motifs, y meler ses propres
        idees, reprendre et developper le sentiment primitif de la composition,
        et s'abandonner a son inspiration personnelle, sans que le caractere
        original, austere et frappant, de ces chants antiques fut altere par son
        interpretation ingenieuse et savante. Consuelo s'etait promis d'ecouter et
        de retenir ces precieux echantillons de l'ardent genie populaire de la
        vieille Boheme. Mais tout esprit d'examen lui devint bientot impossible,
        tant a cause de la disposition reveuse ou elle se trouvait, qu'a cause du
        vague repandu dans cette musique etrangere a son oreille.
        Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est
        point le produit de la science et de la reflexion, mais celui d'une
        inspiration qui echappe a la rigueur des regles et des conventions. C'est
        la musique populaire: c'est celle des paysans particulierement. Que de
        belles poesies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu
        les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigne se renfermer
        dans la version absolue d'un theme arrete! L'artiste inconnu qui improvise
        sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa
        charrue (et il en est encore, meme dans les contrees qui paraissent les
        moins poetiques), s'astreindra difficilement a retenir et a fixer ses
        fugitives idees. Il communique cette ballade aux autres musiciens,
        enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en
        hameau, de chaumiere en chaumiere, chacun la modifiant au gre de son genie
        individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales,
        si piquantes de naivete ou si profondes de sentiment, se perdent pour la
        plupart, et n'ont guere jamais plus d'un siecle d'existence dans la
        memoire des paysans. Les musiciens formes aux regles de l'art ne
        s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dedaignent, faute
        d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez eleve pour les
        comprendre; d'autres se rebutent de la difficulte qu'ils rencontrent
        aussitot qu'ils veulent trouver cette veritable et primitive version, qui
        n'existe deja peut-etre plus pour l'auteur lui-meme; et qui certainement
        n'a jamais ete reconnue comme un type determine et invariable par ses
        nombreux interpretes. Les uns l'ont alteree par ignorance; les autres
        l'ont developpee, ornee, ou embellie par l'effet de leur superiorite,
        parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris a en refouler les
        instincts. Ils ne savent point eux-memes qu'ils ont transforme l'oeuvre
        primitive, et leurs naifs auditeurs ne s'en apercoivent pas davantage.
        Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il
        chante a la maniere des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation
        est continuelle, quoique les elements de son chant varie a l'infini soient
        toujours les memes. D'ailleurs le genie du peuple est d'une fecondite sans
        limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit
        sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il cree a toute heure,
        comme la nature qui l'inspire.

[Note 1: Si vous ecoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font
        le metier de menetriers dans nos campagnes du centre de la France, vous
        verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions
        du meme genre et du meme caractere, mais qui ne sont jamais empruntees
        les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce
        repertoire immense est entierement renouvele. J'ai eu dernierement avec un
        de ces menestrels ambulants la conversation suivante:

«Vous avez appris un peu de musique?--Certainement j'ai appris a jouer de
        la cornemuse a gros bourdon, et de la musette a clefs.---Ou avez-vous pris
        des lecons?--En Bourbonnais, dans les bois.--Quel etait votre maitre?---Un
        homme des bois.--Vous connaissez donc les notes?--Je crois bien!--En quel
        ton jouez-vous la?--En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?--N'est-ce
        pas en re que vous jouez?--Je ne connais pas le re .--Comment donc
        s'appellent vos notes?--Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de
        noms particuliers.--Comment retenez-vous tant d'airs differents?--On
        ecoute!--Qui est-ce qui compose tous ces airs?--Beaucoup de personnes, des
        fameux musiciens dans les bois.--Ils en font donc beaucoup?--Ils en font
        toujours; ils ne s'arretent jamais.--Ils ne font rien autre chose?--Ils
        coupent le bois.--Ils sont bucherons?--Presque tous bucherons. On dit chez
        nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours la qu'on la
        trouve.--Et c'est la que vous allez la chercher?--Tous les ans. Les
        petits musiciens n'y vont pas. Ils ecoutent ce qui vient par les chemins,
        et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l' accent
        veritable, il faut aller ecouter les bucherons du Bourbonnais.--Et comment
        cela leur vient-il?--En se promenant dans les bois, en rentrant le soir a
        la maison, en se reposant le dimanche.--Et vous, composez-vous?--Un peu,
        mais guere, et ca ne vaut pas grand'chose. Il faut etre ne dans les bois,
        et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l' accent ;
        mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne
        pas nous en meler.
        Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l' accent . Il n'en put
        venir a bout, peut-etre parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait
        indigne de le comprendre. Il etait jeune, serieux, noir comme un pifferaro
        de la Calabre, allait de fete en fete, jouant tout le jour, et ne dormant
        pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues
        avant le lever du soleil pour se transporter d'un village a l'autre. Il ne
        s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin a etourdir un boeuf, et ne
        se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir
        perdu son vent . Plus il buvait, plus il etait grave et fier. Il jouait
        fort bien, et avait grandement raison d'etre vain de son accent. Nous
        observames que son jeu etait une modification perpetuelle de chaque theme.
        Il fut impossible d'ecrire un seul de ces themes sans prendre note pour
        chacun d'une cinquantaine de versions differentes. C'etait la son merite
        probablement et son art. Ses reponses a mes questions m'ont fait
        retrouver, je crois, l'etymologie du nom de bourree qu'on donne aux
        danses de ce pays. bourree est le synonyme de fagot, et les bucherons du
        Bourbonnais ont donne ce nom a leurs compositions musicales, comme maitre
        Adam donna celui de chevilles a ses poesies.]
        Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de
        poesie et de sensibilite, pour comprendre la musique populaire et pour
        l'aimer passionnement. En cela elle etait grande artiste, et les theories
        savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ote a son genie de
        cette fraicheur et de cette suavite qui est le tresor de l'inspiration et
        la jeunesse de l'ame. Elle avait dit quelquefois a Anzoleto, en cachette
        du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pecheurs de
        l'Adriatique que toute la science de Padre Martini et de maestro
        Durante . Les boleros et les cantiques de sa mere etaient pour elle une
        source de vie poetique, ou elle ne se lassait pas de puiser tout au fond
        de ses souvenirs cheris. Quelle impression devait donc produire sur elle
        le genie musical de la Boheme, l'inspiration de ce peuple pasteur,
        guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants elements
        de force et d'activite! C'etaient la des caracteres frappants et tout a
        fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare
        intelligence de l'esprit national et du sentiment energique et pieux qui
        l'avait fait naitre. Il y joignait, en improvisant, la profonde melancolie
        et le regret dechirant que l'esclavage, avait imprime a son caractere
        personnel et a celui de son peuple; et ce melange de tristesse et de
        bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis
        a des cris de detresse, etaient l'expression la plus complete et la plus
        profonde, et de la pauvre Boheme, et du pauvre Albert.
        On a dit avec raison que le but de la musique, c'etait l'emotion. Aucun
        autre art ne reveillera d'une maniere aussi sublime le sentiment humain
        dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de
        l'ame, et les splendeurs de la nature, et les delices de la contemplation,
        et le caractere des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les
        langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le
        recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la
        gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et
        nous le reprend, au gre de son genie et selon toute la portee du notre.
        Elle cree meme l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puerilites
        des effets de sonorite, ni dans l'etroite imitation des bruits reels, elle
        nous fait voir, a travers un voile vaporeux qui les agrandit et les
        divinise, les objets exterieurs ou elle transporte notre imagination.
        Certains cantiques feront apparaitre devant nous les fantomes gigantesques
        des antiques cathedrales, en meme temps qu'ils nous feront penetrer dans
        la pensee des peuples qui les ont baties et qui s'y sont prosternes pour
        chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et
        naivement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'ecouter
        comme il convient, il ne serait pas necessaire de faire le tour du monde,
        de voir les differentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire
        leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs
        jardins, ou leurs deserts. Un chant juif bien rendu nous fait penetrer
        dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un veritable air ecossais,
        comme toute l'Espagne est dans un veritable air espagnol. J'ai ete souvent
        ainsi en Pologne, en Allemagne, a Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je
        connais mieux ces hommes et ces contrees que si je les avais examines
        durant des annees! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y
        faire vivre de toute la vie qui les anime. C'etait l'essence de cette
        vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.
        Peu a peu Consuelo cessa d'ecouter et meme d'entendre le violon d'Albert.
        Toute son ame etait attentive; et ses sens, fermes aux perceptions
        directes, s'eveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit a
        travers des espaces inconnus habites par de nouveaux etres. Elle voyait,
        dans un chaos etrange, a la fois horrible et magnifique, s'agiter les
        spectres des vieux heros de la Boheme; elle entendait le glas funebre de
        la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient
        du sommet de leurs monts fortifies, maigres, demi-nus, sanglants et
        farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les
        nuages, le calice et le glaive a la main. Suspendus en troupe serree sur
        la tete des pontifes prevaricateurs, elle les voyait verser sur la terre
        maudite la coupe de la colere divine. Elle croyait entendre le choc de
        leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes
        derriere eux pour eteindre l'embrasement allume par leur fureur. Tantot
        c'etait une nuit d'epouvante et de tenebres, ou elle entendait gemir et
        raler les cadavres abandonnes sur les champs de bataille. Tantot c'etait
        un jour ardent dont elle osait soutenir l'eclat, et ou elle voyait passer
        comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond,
        sa cuirasse rouillee, et le bandeau ensanglante qui lui couvrait les yeux.
        Les temples s'ouvraient d'eux-memes a son approche; les moines fuyaient
        dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs
        tresors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des
        vieillards extenues, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous
        accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souilles
        d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts
        angeliques, les femmes guerrieres portant des faisceaux de piques et des
        torches de resine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange,
        radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a places dans ses compositions
        apocalyptiques, venait offrir a leurs levres avides la coupe de bois, le
        calice du pardon, de la rehabilitation, et de la sainte egalite.
        Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passerent en cet instant
        devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le
        plus beau des immortels apres Dieu, le plus triste apres Jesus, le plus
        fier parmi les plus fiers. Il trainait apres lui les chaines qu'il avait
        brisees; et ses ailes fauves, depouillees et pendantes, portaient les
        traces de la violence et de la captivite. Il souriait douloureusement aux
        hommes souilles de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.
        Tout a coup il sembla a Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il
        disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frere ne vous a pas
        aimes plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et
        qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi
        l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le demon, je suis
        l'archange de la revolte legitime et le patron des grandes luttes. Comme
        le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprime. Quand il
        vous promettait le regne de Dieu sur la terre, quand il vous annoncait son
        retour parmi vous, il voulait dire qu'apres avoir subi la persecution,
        vous seriez recompenses, en conquerant avec lui et avec moi la liberte et
        le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que
        nous revenons, tellement unis l'un a l'autre que nous ne faisons plus
        qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu
        dans les tenebres ou l'ignorance m'avait jete, et ou je subissais, dans
        les flammes du desir et de l'indignation, les memes tourments que lui ont
        fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps.
        Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaines, il a
        eteint mon bucher, il m'a reconcilie avec Dieu et avec vous. Et desormais
        la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la
        fierte et la volonte. C'est lui, Jesus, qui est le misericordieux, le
        doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis
        le fort, le belliqueux, le severe, et le perseverant. O peuple! ne
        reconnais-tu pas celui qui t'a parle dans le secret de ton coeur, depuis
        que tu existes, et qui, dans toutes tes detresses, t'a soulage en te
        disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est du,
        exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes
        souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as
        portes? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes melees
        a celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brulantes, et tu
        les boiras aussi salutaires!»
        Cette hallucination remplit de douleur et de pitie le coeur de Consuelo.
        Elle croyait voir et entendre l'ange dechu pleurer et gemir aupres d'elle.
        Elle le voyait grand, pale, et beau, avec ses longs cheveux en desordre
        sur son front foudroye, mais toujours fier et leve vers le ciel. Elle
        l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant
        elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des
        puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des
        freres bohemes, c'etait a elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait
        doucement sa mefiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un
        regard magnetique auquel il lui etait impossible de resister. Fascinee,
        hors d'elle-meme, elle se leva, et s'elanca vers lui les bras ouverts, en
        flechissant les genoux. Albert laissa echapper son violon, qui rendit un
        son plaintif en tombant, et recut la jeune fille dans ses bras en poussant
        un cri de surprise et de transport. C'etait lui que Consuelo ecoutait
        et regardait, en revant a l'ange rebelle; c'etait sa figure, en tout
        semblable a l'image qu'elle s'en etait formee, qui l'avait attiree et
        subjuguee; c'etait contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en
        disant d'une voix etouffee: «A toi! a toi! ange de douleur; a toi et a
        Dieu pour toujours!»
        Mais a peine les levres tremblantes d'Albert eurent-elles effleure les
        siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et
        embraser tour a tour sa poitrine et son cerveau. Enlevee brusquement a son
        illusion, elle eprouva un choc si violent dans tout son etre qu'elle se
        crut pres de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber
        contre les ossements de l'autel, dont une partie s'ecroula sur elle avec
        un bruit affreux. En se voyant couverte de ces debris humains, et en
        regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre
        en quelque sorte maitre de son ame et de sa liberte dans un moment
        d'exaltation insensee, elle eprouva une terreur et une angoisse si
        horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux epars en criant avec
        des sanglots: «Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour!
        O mon Dieu! tirez-moi de ce sepulcre, et rendez-moi a la lumiere du
        soleil!»
        Albert, la voyant palir et delirer, s'elanca vers elle, et voulut la
        prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son
        epouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit
        a fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des
        obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et
        qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.

«Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arretez-vous! La mort est
        sous vos pieds! attendez-moi!»
        Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le
        ruisseau en sautant avec la legerete d'une biche, et sans savoir pourtant
        ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et plante de
        cypres, contre une eminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur
        une terre fine et fraichement remuee.
        Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur
        succeda a son epouvante. Suffoquee, haletante, et ne comprenant plus rien
        a ce qu'elle venait d'eprouver, elle laissa le comte la rejoindre et
        s'approcher d'elle. Il s'etait elance sur ses traces, et avait eu la
        presence d'esprit de prendre a la hate, en passant, une des torches
        plantees sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'eclairer au milieu
        des detours du ruisseau, s'il ne parvenait pas a l'atteindre avant un
        endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger.
        Atterre, brise par des emotions si soudaines et si contraires, le pauvre
        jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'etait assise sur
        le monceau de terre qui l'avait fait trebucher, et n'osait pas non plus
        lui adresser la parole. Confuse et les yeux baisses, elle regardait
        machinalement le sol ou elle se trouvait. Tout a coup elle s'apercut que
        cette eminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle
        etait effectivement assise sur une fosse recemment recouverte, que
        jonchaient quelques branches de cypres a peine fletries et des fleurs
        dessechees. Elle se leva precipitamment, et, dans un nouvel acces d'effroi
        qu'elle ne put maitriser, elle s'ecria:

«O Albert! qui donc avez-vous enterre ici?
        --J'y ai enterre ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous
        connaitre, repondit Albert en laissant voir la plus douloureuse emotion.
        Si c'est un sacrilege, comme je l'ai commis dans un jour de delire et avec
        l'intention de remplir un devoir sacre, Dieu me le pardonnera. Je vous
        dirai plus tard quelle ame habita le corps qui repose ici. Maintenant vous
        etes trop emue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez,
        Consuelo, sortons de ce lieu ou vous m'avez fait dans un instant le plus
        heureux et le plus malheureux des hommes.
        --Oh! oui, s'ecria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs
        s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison
        m'abandonne.»
        Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait
        devant, en s'arretant et en baissant sa torche a chaque pierre, pour que
        sa compagne put la voir et l'eviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de
        la cellule, un souvenir en apparence eloigne de la disposition d'esprit ou
        elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une preoccupation d'artiste,
        se reveilla chez Consuelo.

«Albert, dit-elle, vous avez oublie votre violon aupres de la source. Cet
        admirable instrument qui m'a cause des emotions inconnues jusqu'a ce jour,
        je ne saurais consentir a le savoir abandonne a une destruction certaine
        dans cet endroit humide.»
        Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait
        desormais a tout ce qui n'etait pas Consuelo. Mais elle insista:

«II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant....
        --S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se detruire, repondit-il avec
        amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit
        aneanti.
        --Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue a un sentiment
        de respect pour le genie musical du comte. L'emotion a depasse mes forces,
        voila tout; et le ravissement s'est change en agonie. Allez le chercher,
        mon ami; je veux moi-meme le remettre avec soin dans sa boite, en
        attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos
        mains, et l'ecouter encore.»
        Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le
        comte en recevant cette esperance. Il rentra dans la grotte pour lui
        obeir; et, restee seule quelques instants, elle se reprocha sa folle
        terreur et ses soupcons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en
        rougissant, ce mouvement de fievre qui l'avait jetee dans ses bras; mais
        elle ne pouvait se defendre d'admirer le respect modeste et la chaste
        timidite de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une
        telle circonstance pour lui dire meme un mot de son amour. La tristesse
        qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa demarche brisee,
        annoncaient assez qu'il n'avait concu aucune esperance audacieuse, ni pour
        le present, ni pour l'avenir. Elle lui sut gre d'une si grande delicatesse
        de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espece
        d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.
        Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre
        jusqu'au bout, et accuser Albert en depit d'elle-meme. En s'approchant de
        la porte, ses yeux tomberent sur une inscription en bohemien, dont,
        excepte un seul elle comprit aisement tous les mots, puisqu'elle les
        savait par coeur. Une main, qui ne pouvait etre que celle de Zdenko, avait
        trace a la craie sur la porte noire et profonde: Que celui a qui on a
        fait tort te ... Le dernier mot etait inintelligible pour Consuelo; et
        cette circonstance lui causa une vive inquietude. Albert revint, serra son
        violon, sans qu'elle eut le courage ni meme la pensee de l'aider, comme
        elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait
        eprouvee de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort
        dans la serrure rouillee, elle ne put s'empecher de mettre le doigt sur le
        mot mysterieux, en regardant son hote d'un air d'interrogation.

«Cela signifie, repondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange
        meconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout a l'heure,
        Consuelo....
        --Oui, Satan; je sais cela; et le reste?
        --Que Satan, dis-je, te pardonne!
        --Et quoi pardonner? reprit-elle en palissant.
        --Si la douleur doit se faire pardonner, repondit le comte avec une
        serenite melancolique, j'ai une longue priere a faire.»
        Ils entrerent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'a la
        Cave du Moine. Mais lorsque la clarte du jour exterieur vint, a travers le
        feuillage, tomber en reflets bleuatres sur le visage du comte, Consuelo
        vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses
        joues. Elle en fut affectee; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air
        craintif pour la transporter jusqu'a la sortie, elle prefera mouiller ses
        pieds dans cette eau saumatre que de lui permettre de la soulever dans ses
        bras. Elle prit pour pretexte l'etat de fatigue et d'abattement ou elle le
        voyait, et hasardait deja sa chaussure delicate dans la vase, lorsque
        Albert lui dit en eteignant son flambeau:

«Adieu donc, Consuelo! je vois a votre aversion pour moi que je dois
        rentrer dans la nuit eternelle, et, comme un spectre evoque par vous un
        instant, retourner a ma tombe apres n'avoir reussi qu'a vous faire peur.
        --Non! votre vie m'appartient! s'ecria Consuelo en se retournant et en
        l'arretant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans
        cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.
        --Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantome
        d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est
        point aime est seul partout et avec tous.
        --Albert, Albert! vous me dechirez le coeur. Venez, portez-moi dehors.
        Il me semble qu'a la pleine lumiere du jour, je verrai enfin clair dans ma
        propre destinee.»
        LVI.
        Albert obeit; et quand ils commencerent a descendre de la base du
        Schreckenstein vers les vallons inferieurs, Consuelo sentit, en effet,
        ses agitations se calmer.

«Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant
        doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi
        maintenant que j'ai eu tout a l'heure un acces de folie dans la grotte.
        --Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parle,
        moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir.
        Il faudra aussi que je parvienne a l'oublier!
        --Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si
        je vous racontais la vision etrange que j'ai eue en ecoutant vos airs
        bohemiens, vous verriez que j'etais hors de sens quand je vous ai cause
        une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que
        j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos.... Mon Dieu! Le
        ciel m'est temoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.
        --Je sais que vous ne tenez point a la vie, Consuelo! Et moi je sens que
        j'y tiendrais avec tant d'aprete, si....
        --Achevez donc!
        --Si j'etais aime comme j'aime!
        --Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous
        aimerais sans doute comme vous meritez de l'etre, si ...
        --Achevez a votre tour!
        --Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.
        --Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous;
        je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans
        doute!
        --Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux
        mourir tout de suite que de recommencer le passe. Mais votre rang dans le
        monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, ou
        voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possede
        rien au monde que ma fierte et mon desinteressement; que me resterait-il
        si j'en faisais le sacrifice?
        --Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que
        cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitie. Comment
        pourrais-tu etre humiliee de me faire l'aumone de quelque bonheur? Lequel
        de nous serait donc prosterne devant l'autre? En quoi ma fortune te
        degraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres,
        si elle te pesait autant qu'a moi? Crois-tu que je n'aie pas pris des
        longtemps la ferme resolution de l'employer comme il convient a mes
        croyances et a mes gouts, c'est-a-dire de m'en debarrasser, quand la perte
        de mon pere viendra ajouter la douleur de l'heritage a la douleur de la
        separation! Eh bien, as-tu peur d'etre riche? j'ai fait voeu de pauvrete.
        Crains-tu d'etre illustree par mon nom? c'est un faux nom, et le veritable
        est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure a la
        memoire de mon pere; mais, dans l'obscurite ou je me plongerai, nul n'en
        sera ebloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin,
        quant a l'opposition de mes parents ... Oh! s'il n'y avait que cet
        obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!
        --C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon devouement, toute ma
        reconnaissance pour vous ne saurait lever.
        --Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas la le seul
        obstacle.»
        Consuelo hesita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eut voulu
        reparer le mal qu'elle avait fait a son ami, a celui qui lui avait sauve
        la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude
        d'une mere tendre et intelligente. Elle s'etait flattee d'adoucir ses
        refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet,
        insurmontables. Mais les questions reiterees d'Albert la troublaient,
        et son propre coeur etait un dedale ou elle se perdait; car elle ne
        pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haissait cet
        homme etrange, vers lequel une sympathie mysterieuse et puissante l'avait
        poussee, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui
        ressemblait a l'aversion, la faisaient trembler a la seule idee d'un
        engagement.
        Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haissait Anzoleto. Pouvait-il en
        etre autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal egoisme, son
        ambition abjecte, ses lachetes, ses perfidies, a cet Albert si genereux,
        si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et
        les plus romanesques? Le seul nuage qui put obscurcir la conclusion du
        parallele, c'etait cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait
        se defendre de presumer. Mais ce soupcon n'etait-il pas une maladie de son
        imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper?
        Elle resolut de l'essayer; et, feignant d'etre distraite et de n'avoir pas
        entendu la derniere question d'Albert:

«Mon Dieu! dit-elle en s'arretant pour regarder un paysan qui passait a
        quelque distance, j'ai cru voir Zdenko.»
        Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le
        sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arreta, et revint vers elle
        en disant:

«Quelle erreur est la votre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre
        trait de ... »
        Il ne put se resoudre a prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie etait
        bouleversee.

«Vous l'avez cru cependant vous-meme un instant, dit Consuelo, qui
        l'examinait avec attention.
        --J'ai la vue fort basse, et j'aurais du me rappeler que cette rencontre
        etait impossible.
        --Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?
        --Assez loin pour que vous n'ayez plus rien a redouter de sa folie.
        --Ne sauriez-vous me dire d'ou lui etait venue cette haine subite contre
        moi, apres les temoignages de sympathie qu'il m'avait donnes?
        --Je vous l'ai dit, d'un reve qu'il fit la veille de votre descente
        dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre a l'autel, ou vous
        consentiez a me donner votre foi; et la vous vous mites a chanter nos
        vieux hymnes bohemiens d'une voix eclatante qui fit trembler toute
        l'eglise. Et pendant que vous chantiez, il me voyait palir et m'enfoncer
        dans le pave de l'eglise, jusqu'a ce que je me trouvasse enseveli et
        couche mort dans le sepulcre de mes aieux. Alors il vous vit jeter a la
        hate votre couronne de mariee, pousser du pied une dalle qui me couvrit
        a l'instant, et danser sur cette pierre funebre en chantant des choses
        incomprehensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la
        joie la plus effrenee et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur
        vous; mais vous vous etiez deja envolee en fumee, et il s'eveilla baigne
        de sueur et transporte de colere. Il m'eveilla moi-meme car ses cris et
        ses imprecations faisaient retentir la voute de sa cellule. J'eus beaucoup
        de peine a lui faire raconter son reve, et j'en eus plus encore a
        l'empecher d'y voir un sens reel de ma destinee future. Je ne pouvais le
        convaincre aisement; car j'etais moi-meme sous l'empire d'une exaltation
        d'esprit tout a fait maladive, et je n'avais jamais tente jusqu'alors de
        le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi a ses visions et a ses
        songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette
        nuit agitee, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune
        importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller
        vous parler de moi, il ne fit aucune resistance ouverte. Il ne pensait
        pas que vous eussiez jamais la pensee ni la possibilite de venir me
        chercher ou j'etais, et son delire ne se reveilla que lorsqu'il vous vit
        l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au
        moment ou nous le rencontrames a notre retour par les galeries
        souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohemien que
        son intention et sa resolution etaient de me delivrer de vous (c'etait
        son expression), et de vous detruire la premiere fois qu'il vous
        rencontrerait seule, parce que vous etiez le fleau de ma vie, et que vous
        aviez ma mort ecrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous repeter les
        paroles de sa demence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai du l'eloigner
        de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce
        sujet de conversation m'est fort penible. J'ai aime Zdenko comme un autre
        moi-meme. Sa folie s'etait assimilee et identifiee a la mienne, au point
        que nous avions spontanement les memes pensees, les memes visions, et
        jusqu'aux memes souffrances physiques. Il etait plus naif, et partant plus
        poete que moi; son humeur etait plus egale, et les fantomes que je
        voyais affreux et menacants, il les voyait doux et tristes a travers
        son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande
        difference qui existait entre nous deux, c'etait l'irregularite de mes
        acces et la continuite de son enthousiasme. Tandis que j'etais tour a tour
        en proie au delire ou spectateur froid et consterne de ma misere, il
        vivait constamment dans une sorte de reve ou tous les objets exterieurs
        venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation etait
        toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les
        plus douloureux pour moi a coup sur!) j'avais besoin de la demence
        paisible et ingenieuse de Zdenko pour me ranimer et me reconcilier avec
        la vie.
        --O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me hair, et je me hais moi-meme,
        pour vous avoir prive de cet ami si precieux et si devoue. Mais son exil
        n'a-t-il pas dure assez longtemps? A cette heure, il est gueri sans doute
        d'un acces passager de violence....
        --Il en est gueri ... probablement! dit Albert avec un sourire etrange
        et plein d'amertume.
        --Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait a repousser l'idee de la mort de
        Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous
        assure; et a nous deux, nous lui ferions oublier ses preventions contre
        moi.
        --Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est
        impossible desormais. J'ai sacrifie mon meilleur ami, celui qui etait mon
        compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mere prevoyante et laborieuse,
        mon enfant naif, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait a tous mes
        besoins, a tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me defendait
        contre moi-meme dans mes acces de desespoir, et qui employait la force
        et la ruse pour m'empecher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait
        incapable de preserver ma propre dignite et ma propre vie dans le monde
        des vivants et dans la societe des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice
        sans regarder derriere moi et sans avoir de remords, parce que je le
        devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la
        raison et le sentiment de mes devoirs, vous etiez plus precieuse, plus
        sacree pour moi que Zdenko lui-meme.
        --Ceci est un erreur, un blaspheme peut-etre, Albert! Un instant de
        courage ne saurait etre compare a toute une vie de devouement.
        --Ne croyez pas qu'un amour egoiste et sauvage m'ait donne le conseil
        d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su etouffer un tel amour dans mon
        sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutot que de briser le
        coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parle
        clairement. J'avais resiste a l'entrainement qui me maitrisait; je vous
        avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les reves et les
        pressentiments qui me faisaient esperer en vous l'ange de mon salut ne se
        seraient pas realises. Jusqu'au desordre apporte par un songe menteur dans
        l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration
        vers vous, mes craintes, mes esperances, et mes religieux desirs.
        L'infortune, il vous meconnut le jour meme ou vous vous reveliez! La
        lumiere celeste qui avait toujours eclaire les regions mysterieuses de
        son esprit s'eteignit tout a coup, et Dieu le condamna en lui envoyant
        l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous
        m'apparaissiez enveloppee d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers
        moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les
        yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre education
        d'artiste ne vous avaient pas permis d'etudier et de preparer. La pitie,
        la charite, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous
        me disiez ce que je devais entendre pour connaitre et concevoir la vie
        humaine.
        --Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert,
        je n'en sais rien.
        --Ni moi non plus; mais Dieu meme etait dans le son de votre voix et dans
        la serenite de votre regard. Aupres de vous je compris en un instant ce
        que dans toute ma vie je n'eusse pas trouve seul. Je savais auparavant que
        ma vie etait une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement
        de ma destinee dans les tenebres, dans la solitude, dans les larmes, dans
        l'indignation, dans l'etude, dans l'ascetisme et les macerations. Vous me
        fites pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de
        douceur, de tolerance et de devouement. Les devoirs que vous me traciez
        naivement et simplement, en commencant par ceux de la famille, je les
        avais oublies; et ma famille, par exces de bonte, me laissait ignorer mes
        crimes. Je les ai repares, grace a vous; et des le premier jour j'ai
        connu, au calme qui se faisait en moi, que c'etait la tout ce que Dieu
        exigeait de moi pour le present. Je sais bien que ce n'est pas tout, et
        j'attends que Dieu se revele sur la suite de mon existence. Mais j'ai
        confiance maintenant, parce que j'ai trouve l'oracle que je pourrai
        interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donne pouvoir sur
        moi, et je ne me revolterai pas contre ses decrets, en cherchant a m'y
        soustraire. Je ne devais donc pas hesiter un instant entre la puissance
        superieure investie du don de me regenerer, et la pauvre creature passive
        qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes detresses et subir mes
        orages.
        --Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas
        destinee a le guerir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais deja quelque
        pouvoir sur lui, puisque j'avais reussi a le convaincre d'un mot, lorsque
        sa main etait levee sur moi pour me tuer.
        --O mon Dieu, il est vrai, j'ai manque de foi, j'ai eu peur.
        Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgre moi celui
        de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon
        absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous
        detruire , je ne pensais meme pas qu'il fut possible d'arreter l'effet de
        sa resolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le
        briser, de le detruire lui-meme.
        --De le detruire , mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,
        Albert? Ou est Zdenko?
        --Vous me demandez comme Dieu a Cain: Qu'as-tu fait de ton frere?
        --O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tue, Albert!»
        Consuelo, en laissant echapper cette parole terrible, s'etait attachee
        avec energie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mele d'une
        douloureuse pitie. Elle recula terrifiee de l'expression fiere et froide
        que prit ce visage pale, ou la douleur semblait parfois s'etre petrifiee.

«Je ne l'ai pas tue , repondit-il, et pourtant je lui ai ote la vie, a
        coup sur. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais
        peut-etre mon propre pere de la meme maniere; vous pour qui je braverais
        tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les
        existences les plus sacrees? Si j'ai prefere, a la crainte de vous voir
        assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous
        assez peu de pitie dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous
        mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait ete en
        mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de
        cruaute! La cruaute ne saurait s'eteindre dans les entrailles de quiconque
        appartient a la race humaine!»
        Il y avait tant de solennite dans ce reproche, le premier qu'Albert eut
        ose faire a Consuelo, qu'elle en fut penetree de crainte, et sentit, plus
        qu'il ne lui etait encore arrive de le faire, la terreur qu'il lui
        inspirait. Une sorte d'humiliation, puerile peut-etre, mais inherente au
        coeur de la femme, succedait au doux orgueil dont elle n'avait pu se
        defendre en ecoutant Albert lui peindre sa veneration passionnee. Elle
        se sentit abaissee, meconnue sans doute; car elle n'avait cherche a
        surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le desir de
        repondre a son amour s'il venait a se justifier. En meme temps, elle
        voyait que dans la pensee de son amant elle etait coupable; car s'il avait
        tue Zdenko, la seule personne au monde qui n'eut pas eu le droit de le
        condamner irrevocablement, c'etait celle dont la vie avait exige le
        sacrifice d'une autre vie infiniment precieuse d'ailleurs au malheureux
        Albert.
        Consuelo ne put rien repondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses
        larmes lui couperent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant,
        voulut s'humilier a son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir
        sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte
        de consternation arriere, de ne jamais prononcer un nom qui reveillait en
        elle comme en lui les emotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet
        fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayerent vainement un
        autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle
        entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus
        apres l'accomplissement du sacrifice ordonne par les destins farouches.
        Cette tranquillite triste, mais profonde, avec un pareil poids sur
        La poitrine, ressemblait a un reste de folie; et Consuelo ne pouvait
        justifier son ami qu'en se rappelant qu'il etait fou. Si, dans un combat
        a force ouverte contre quelque bandit, il eut tue son adversaire pour la
        sauver, elle n'eut trouve la qu'un motif de plus de reconnaissance, et
        peut-etre d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre
        mysterieux, accompli sans doute dans les tenebres du souterrain; cette
        tombe creusee dans le lieu de la priere, et ce farouche silence apres une
        pareille crise; ce fanatisme stoique avec lequel il avait ose la conduire
        dans la grotte, et s'y livrer lui-meme aux charmes de la musique, tout
        cela etait horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait
        d'entrer dans son coeur. «Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se
        demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli
        assez profond pour me faire presumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques
        gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne.
        Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'a
        La ferocite. Et moi, qui avais tant desire d'inspirer un amour sans
        bornes! moi, qui regrettais si amerement d'avoir ete faiblement aimee!
        Voila donc l'amour que le ciel me reservait pour compensation!»
        Puis elle recommencait a chercher dans quel moment Albert avait pu
        accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait etre pendant
        cette grave maladie qui l'avait rendue indifferente a toutes les choses
        exterieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et delicats
        qu'Albert lui avait prodigues, elle ne pouvait concilier les deux faces
        d'un etre si dissemblable a lui-meme et a tous les autres hommes.
        Perdue dans ces reveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et
        d'un air preoccupe les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en
        chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup.
        Elle ne pensa meme pas a le quitter, pour rentrer seule au chateau et
        dissimuler le long tete-a-tete qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert
        n'y songeat pas non plus, soit qu'il ne crut pas devoir feindre davantage
        avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouverent a
        l'entree du chateau face a face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans
        doute Albert aussi) vit pour la premiere fois la colere et le dedain
        enflammer les traits de cette femme, que la bonte de son coeur empechait
        d'etre laide ordinairement, malgre sa maigreur et sa difformite.

«Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle a la
        Porporina d'une voix tremblante et saccadee par l'indignation. Nous etions
        fort en peine du comte Albert. Son pere, qui n'a pas voulu dejeuner sans
        lui, desirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez juge a
        propos de lui faire oublier; et quant a vous, il y a dans le salon un
        petit jeune homme qui se dit votre frere, et qui vous attend avec une
        impatience peu polie.»
        Apres avoir dit ces paroles etranges, la pauvre Wenceslawa, effrayee de
        son courage, tourna le dos brusquement, et courut a sa chambre, ou elle
        toussa et pleura pendant plus d'une heure.
        LVII.

«Ma tante est dans une singuliere disposition d'esprit, dit Albert a
        Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande
        pardon pour elle, mon amie; soyez sure qu'aujourd'hui meme elle changera
        de manieres et de langage.
        --Mon frere? dit Consuelo stupefaite de la nouvelle qu'on venait de lui
        annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.
        --Je ne savais pas que vous eussiez un frere, reprit Albert, qui avait
        ete plus frappe de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute,
        c'est un bonheur pour vous de le revoir, chere Consuelo, et je me
        rejouis....
        --Ne vous rejouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste
        pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-etre un grand chagrin
        pour moi qui se prepare, et....»
        Elle s'arreta tremblante; car elle etait sur le point de lui demander
        conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et,
        n'osant ni accueillir ni eviter celui qui s'introduisait aupres d'elle a
        la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en
        palissant contre la rampe, a la derniere marche du perron.

«Craignez-vous quelque facheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert,
        dont l'inquietude commencait a s'eveiller.
        --Je n'ai pas de famille,» repondit Consuelo en s'efforcant de reprendre
        sa marche.
        Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frere; une crainte vague l'en
        empecha. Mais en traversant la salle a manger, elle entendit crier sur le
        parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en
        large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du
        jeune comte, et lui pressa le bras en y enlacant le sien, comme pour se
        refugier dans son amour, a l'approche des souffrances qu'elle prevoyait.
        Albert, frappe de ce mouvement, sentit s'eveiller en lui des apprehensions
        mortelles.

«N'entrez pas sans moi, lui dit-il a voix basse; je devine, a mes
        pressentiments qui ne m'ont jamais trompe, que ce frere est votre ennemi
        et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais etre force de hair
        quelqu'un!»
        Consuelo degagea son bras qu'Albert serrait etroitement contre sa
        poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-etre concevoir une de
        ces idees singulieres, une de ces implacables resolutions dont la mort
        presumee de Zdenko etait un deplorable exemple pour elle.

«Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la piece voisine on
        pouvait deja l'entendre). Je n'ai rien a craindre du moment present; mais
        si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours a vous.»
        Albert ceda avec une mortelle repugnance. Craignant de manquer a la
        delicatesse, il n'osait lui desobeir; mais il ne pouvait se resoudre a
        s'eloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hesitation, referma les
        deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne put ni voir ni entendre
        ce qui allait se passer.
        Anzoleto (car c'etait lui; elle ne l'avait que trop bien devine a son
        audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'etait prepare a
        l'aborder effrontement par une embrassade fraternelle en presence des
        temoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pale, mais froide et severe, il
        perdit tout son courage, et vint se jeter a ses pieds en balbutiant.
        Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il eprouvait
        violemment et reellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il
        n'avait jamais cesse d'aimer malgre sa trahison. Il fondit en pleurs; et,
        comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de
        baisers et de larmes le bord de son vetement. Consuelo ne s'etait pas
        attendue a le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le revait tel
        qu'il s'etait montre la nuit de leur rupture, amer, ironique, meprisable
        et haissable entre tous les hommes. Ce matin meme, elle l'avait vu passer
        avec une demarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et
        voila qu'il etait a genoux, humilie, repentant, baigne de larmes, comme
        dans les jours orageux de leurs reconciliations passionnees; plus beau que
        jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porte, lui
        seyait a merveille, et le hale des chemins avait donne un caractere plus
        male a ses traits admirables.
        Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut
        forcee de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se
        derober a la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit
        pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensees vint
        bien vite gater l'elan naif de son premier transport. Anzoleto, en fuyant
        Venise et les degouts qu'il y avait eprouves en punition de ses fautes,
        n'avait pas eu d'autre pensee que celle de chercher fortune; mais en meme
        temps il avait toujours nourri le desir et l'esperance de retrouver sa
        chere Consuelo. Un talent aussi eblouissant ne pouvait, selon lui, rester
        cache bien longtemps, et nulle part il n'avait neglige de prendre des
        informations, en faisant causer ses hoteliers, ses guides, ou les
        voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouve des
        personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confesse son
        coup de tete et sa fuite. Elles lui avaient conseille d'aller attendre
        plus loin de Venise que le comte Zustiniani eut oublie ou pardonne son
        escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donne
        des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant
        devant le chateau des Geants, Anzoleto n'avait pas songe a questionner son
        guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'etant ralenti pour
        laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui
        demandant des details sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide
        lui avait parle des seigneurs de Rudolstadt, de leur maniere de vivre, des
        bizarreries du comte Albert, dont la folie n'etait plus un secret pour
        personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzelius lui avait
        vouee tres-cordialement. Ce guide n'avait pas manque d'ajouter, pour
        completer la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert
        venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'epouser sa
        noble cousine la belle baronne Amelie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une
        aventuriere, mediocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux
        cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix
        extraordinaire.
        Ces deux circonstances etaient trop applicables a Consuelo pour que notre
        voyageur ne demandat pas le nom de l'aventuriere; et en apprenant qu'elle
        s'appelait Porporina, il ne douta plus de la verite. Il rebroussa chemin
        a l'instant meme; et, apres avoir rapidement improvise le pretexte et le
        titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce chateau si bien garde,
        il avait encore arrache quelques medisances a son guide. Le bavardage de
        cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo etait la
        maitresse du jeune comte, en attendant qu'elle fut sa femme; car elle
        avait ensorcele, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser
        comme elle le meritait, on avait pour elle dans la maison des egards et
        des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amelie.
        Ces details stimulerent Anzoleto tout autant et peut-etre plus encore que
        son veritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupire apres le
        retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti
        qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis
        pour longtemps son avenir musical; enfin il etait bien entraine vers elle
        par un amour a la fois egoiste, profond, et invincible. Mais a tout cela
        vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo a un amant
        riche et noble, de l'arracher a un mariage brillant, et de faire dire,
        dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux
        aime courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et chatelaine.
        Il s'amusait donc a faire repeter a son guide que la Porporina regnait en
        souveraine a Riesenburg, et il se complaisait dans l'esperance puerile de
        faire dire par ce meme homme a tous les voyageurs qui passeraient apres
        lui, qu'un beau garcon etranger etait entre au galop dans le manoir
        inhospitalier des Geants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE,
        et que, peu d'heures ou peu de jours apres, il en etait ressorti, enlevant
        la perle des cantatrices a tres-haut, tres-puissant seigneur le comte de
        Rudolstadt.
        A cette idee, il enfoncait l'eperon dans le ventre de son cheval, et riait
        de maniere a faire croire a son guide que le plus fou des deux n'etait pas
        le comte Albert.
        La chanoinesse le recut avec mefiance, mais n'osa point l'econduire, dans
        l'espoir qu'il allait peut-etre emmener sa pretendue soeur. Il apprit
        d'elle que Consuelo etait a la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit
        servir a dejeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait
        quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice a dire qu'il avait vu la
        signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver
        Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si
        elle n'etait encore que l'honnete fiancee du fils de la maison, elle
        aurait l'attitude superbe d'une personne fiere de sa position; mais que
        si elle etait deja sa maitresse, elle devait etre moins sure de son fait,
        et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gater ses affaires.
        Innocente, sa conquete etait difficile, partant plus glorieuse; corrompue,
        c'etait le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu
        d'entreprendre ou d'esperer.
        Anzoleto etait trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de
        l'inquietude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu
        inspirait a la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il
        put croire que le guide avait ete mal informe; que la famille voyait avec
        crainte et deplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventuriere, et que
        celle-ci baisserait la tete devant son premier amant.
        Apres quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps
        de faire bien des reflexions, et dont les moeurs n'etaient pas assez
        pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain
        qu'un aussi long tete-a-tete entre Consuelo et son rival attestait une
        intimite sans reserve. Il en fut plus hardi, plus determine a l'attendre
        sans se rebuter; et apres l'attendrissement irresistible que lui causa son
        premier aspect, il se crut certain, des qu'il la vit se troubler et
        tomber suffoquee sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se delia
        donc bien vite. Il s'accusa de tout le passe, s'humilia hypocritement,
        pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les
        peignant plus poetiques que de degoutantes distractions ne lui avaient
        permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute
        l'eloquence d'un Venitien et d'un comedien consomme.
        D'abord emue au son de sa voix, et plus effrayee de sa propre faiblesse
        que de la puissance de la seduction, Consuelo, qui depuis quatre mois
        avait fait, elle aussi, des reflexions, retrouva beaucoup de lucidite pour
        reconnaitre, dans ces protestations et dans cette eloquence passionnee,
        tout ce qu'elle avait entendu maintes fois a Venise dans les derniers
        temps de leur malheureuse union. Elle fut blessee de voir qu'il avait
        repete les memes serments et les memes prieres, comme s'il ne se fut rien
        passe depuis ces querelles ou elle etait si loin encore de pressentir
        l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignee de tant d'audace, et de si beaux
        discours la ou il n'eut fallu que le silence de la honte et les larmes du
        repentir, elle coupa court a la declamation en se levant et en repondant
        avec froideur:

«C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonne depuis longtemps, et je ne
        vous en veux plus. L'indignation a fait place a la pitie, et l'oubli de
        vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus
        rien a nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait
        interrompre votre voyage pour vous reconcilier avec moi. Votre pardon
        vous etait accorde d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre
        chemin.
        --Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'ecria Anzoleto
        veritablement effraye. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite
        de me tuer. Non, jamais je ne me resoudrai a vivre sans toi. Je ne le peux
        pas, Consuelo. Je l'ai essaye, et je sais que c'est inutile. La ou tu n'es
        pas, il n'y a rien pour moi. Ma detestable ambition, ma miserable vanite,
        auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice,
        et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout;
        le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si delicieux (et ou
        pourrais-tu en retrouver un semblable toi meme?) est toujours devant mes
        yeux; toutes les chimeres dont je veux m'entourer me causent le plus
        profond degout. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise,
        de notre bateau, de nos etoiles, de nos chants interminables, de tes
        bonnes lecons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, ou j'ai dormi
        seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais
        pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectee, meme durant ton
        sommeil, enferme tete a tete avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai
        ete infame avec les autres, est-ce que je n'ai pas ete un ange aupres de
        toi? Et Dieu sait s'il m'en coutait! Oh! n'oublie donc pas tout cela!
        Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublie! Et moi, qui suis un ingrat, un
        monstre, un lache, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y
        veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais
        tu ne m'as jamais aime, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore,
        quoique je sois un demon.
        --Il est possible, repondit Consuelo, frappee de l'accent de verite qui
        avait accompagne ces paroles, que vous ayez un regret sincere de ce
        bonheur perdu et souille par vous. C'est une punition que vous devez
        accepter, et que je ne dois pas vous empecher de subir. Le bonheur vous a
        corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez,
        et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon,
        oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien a expier ni a
        reparer.
        --Ah! tu as un coeur de fer! s'ecria Anzoleto, surpris et offense de
        tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est
        possible que mon arrivee te gene, et que ma presence te pese. Je sais fort
        bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour a l'ambition du rang
        et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache a toi; et si
        je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutte. Je te rappellerai le passe,
        et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains.
        Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mere
        expirante, et que tu m'as renouveles cent fois sur sa tombe et dans les
        eglises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout pres l'un
        de l'autre, pour ecouter la belle musique et nous parler tout bas. Je
        rappellerai humblement a toi seule, prosterne devant toi, des choses que
        tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur a nous deux! Je
        dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne
        savent rien de toi; ils ne savent meme pas que tu as ete comedienne. Eh
        bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert
        retrouvera la raison pour te disputer a un comedien, ton ami, ton egal,
        ton fiance, ton amant. Ah! ne me pousse pas au desespoir, Consuelo!
        ou bien ....
        --Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit
        la jeune fille indignee. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous
        remercie d'avoir leve le masque. Oui, graces au ciel, je n'aurai plus ni
        regret ni pitie de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur,
        de bassesse dans votre caractere, et de haine dans votre amour. Allez,
        satisfaites votre depit. Vous me rendrez service; mais, a moins que vous
        ne soyez aussi aguerri a la calomnie que vous l'etes a l'insulte, vous ne
        pourrez rien dire de moi dont j'aie a rougir.»
        En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait
        sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce
        venerable vieillard, qui s'avancait d'un air affable et majestueux, apres
        avoir baise la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'etait elance pour retenir
        cette derniere de gre ou de force, recula intimide, et perdit l'audace de
        son maintien.
        LVIII.

«Chere signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait
        un meilleur accueil a monsieur votre frere. J'avais defendu qu'on
        m'interrompit, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitees;
        et on m'a trop bien obei en me laissant ignorer l'arrivee d'un hote qui
        est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison.
        Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant a Anzoleto, que je
        vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimee
        Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui
        vous sera agreable. Je presume qu'apres une longue separation vous avez
        bien des choses a vous dire, et bien de la joie a vous trouver ensemble.
        J'espere que vous ne craindrez pas d'etre indiscret, en goutant a loisir
        un bonheur que je partage.»
        Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance a un inconnu.
        Depuis longtemps sa timidite s'etait evanouie aupres de la douce Consuelo;
        et, ce jour-la, son visage semblait eclaire d'un rayon de vie plus
        brillant qu'a l'ordinaire, comme ceux que le soleil epanche sur l'horizon
        a l'heure de son declin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de
        majeste que la droiture et la serenite de l'ame refletent sur le front
        d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les
        grands seigneurs; mais il les haissait et les raillait interieurement.
        Il n'avait eu que trop de sujets de les mepriser, dans le beau monde ou
        il avait vecu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une
        dignite si bien portee et une politesse aussi cordiale que celles du
        vieux chatelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se
        repentit presque d'avoir escroque par une imposture l'accueil paternel
        qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le devoilat, en
        declarant au comte qu'il n'etait pas son frere. Il sentait que dans cet
        instant il n'eut pas ete en son pouvoir de payer d'effronterie et de
        chercher a se venger.

«Je suis bien touchee de la bonte de monsieur le comte, repondit Consuelo
        apres un instant de reflexion; mais mon frere, qui en sent tout le prix,
        n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent
        a Prague, et dans ce moment il vient de prendre conge de moi....
        --Cela est impossible! vous vous etes a peine vus un instant, dit le
        comte.
        --Il a perdu plusieurs heures a m'attendre, reprit-elle, et maintenant
        ses moments sont comptes. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son
        pretendu frere d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute
        de plus ici.»
        Cette froide insistance rendit a Anzoleto toute la hardiesse de son
        caractere et tout l'aplomb de son role.

«Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable ... je veux dire a Dieu!
        dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chere soeur aussi
        precipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune
        affaire d'interet qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur
        le comte me le permet si genereusement, j'accepte avec reconnaissance. Je
        reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voila
        tout.
        --C'est parler en jeune homme leger, repartit Consuelo offensee. Il y a
        des affaires ou l'honneur parle plus haut que l'interet....
        --C'est parler en frere, repliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en
        reine, ma bonne petite soeur.
        --C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la
        main a Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre
        au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproche mon indolence;
        mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la
        precipitation que de la reflexion. Par exemple, ma chere Porporina,
        il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une
        priere a vous faire, et j'ai tarde jusqu'a present. Je crois que j'ai bien
        fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure
        d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivee de
        monsieur votre frere? Il me semble que cette heureuse circonstance est
        venue tout a point, et peut-etre ne sera-t-il pas de trop dans la
        conference que je vous propose.
        --Je suis toujours et a toute heure aux ordres de votre seigneurie,
        repondit Consuelo. Quant a mon frere, c'est un enfant que je n'associe pas
        sans examen a mes affaires personnelles....
        --Je le sais bien, reprit effrontement Anzoleto; mais puisque monseigneur
        le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne
        pour entrer dans la confidence.
        --Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient a vous et a moi,
        repondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prete a vous
        suivre dans votre appartement, et a vous ecouter avec respect.
        --Vous etes bien severe avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et
        si enjoue,» dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto:

«Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce
        que j'ai a dire a votre soeur ne peut pas vous etre cache: et bientot,
        j'espere, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la
        confidence.»
        Anzoleto eut l'impertinence de repondre a la gaiete expansive du vieillard
        en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eut voulu s'attacher a
        lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le
        bon gout de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour
        epargner au comte la peine d'en sortir lui-meme. Quand il s'y trouva seul,
        il frappa du pied avec colere, craignant que cette jeune fille, devenue
        si maitresse d'elle-meme, ne deconcertat tous ses plans et ne le fit
        econduire en depit de son habilete. Il eut envie de se glisser dans la
        maison, et d'aller ecouter a toutes les portes. Il sortit du salon dans ce
        dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les
        galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la
        belle architecture du chateau. Mais, a trois reprises differentes, il vit
        passer a quelque distance un personnage vetu de noir, et singulierement
        grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'etait
        Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le
        perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la
        tete, et en observant la beaute serieuse de ses traits, comprit que, de
        toutes facons, il n'avait pas un rival aussi meprisable qu'il l'avait
        d'abord pense, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le
        parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste
        local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.

«Ma fille, dit le comte Christian a Consuelo, apres l'avoir conduite dans
        son cabinet et lui avoir avance un grand fauteuil de velours rouge a
        crepines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant a cote d'elle, j'ai a
        vous demander une grace, et je ne sais pas encore de quel droit je vais
        le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter
        que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitie du noble
        Porpora, votre pere adoptif, vous donneront assez de confiance en moi
        pour que vous consentiez a m'ouvrir votre coeur sans reserve?»
        Attendrie et cependant un peu effrayee de ce debut, Consuelo porta a ses
        levres la main du vieillard, et lui repondit avec effusion:

«Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si
        j'avais l'honneur de vous avoir pour mon pere, et je puis repondre sans
        crainte et sans detour a toutes vos questions, en ce qui me concerne
        personnellement.»
        --Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chere fille, et je vous
        remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je
        vous crois incapable d'y manquer.
        --Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.
        --Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosite naive et
        encourageante, comment vous nommez-vous?
        --Je n'ai pas de nom, repondit Consuelo sans hesiter; ma mere n'en portait
        pas d'autre que celui de Rosmunda. Au bapteme, je fus appelee Marie de
        Consolation: je n'ai jamais connu mon pere.
        --Mais vous savez son nom?
        --Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.
        --Maitre Porpora vous a-t-il adoptee? Vous a-t-il donne son nom par un
        acte legal?
        --Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-la ne se font pas, et ne
        sont pas necessaires. Mon genereux maitre ne possede rien, et n'a rien a
        leguer. Quant a son nom, il est fort inutile a ma position dans le monde
        que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par
        quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai recu un honneur
        dont j'etais indigne.»
        Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la
        main de Consuelo:

«La noble franchise avec laquelle vous me repondez me donne encore une
        plus haute idee de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demande
        ces details pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et
        votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque repugnance a dire
        la verite, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gre
        infini, et vous trouve plus noble par votre caractere que nous ne le
        sommes, nous autres, par nos titres.»
        Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait
        qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette
        surprise un reste de prejuge d'autant plus tenace que Christian s'en
        defendait plus noblement. Il etait evident qu'il combattait ce prejuge
        en lui-meme, et qu'il voulait le vaincre.

«Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus delicate
        encore, ma chere enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour
        excuser ma temerite.
        --Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je repondrai a tout avec aussi
        peu d'embarras.
        --Eh bien, mon enfant ... vous n'etes pas mariee?
        --Non, monseigneur, que je sache.
        --Et ... vous n'etes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?
        --Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, repondit Consuelo qui
        eut fort envie de rire, ne sachant ou le comte voulait en venir.
        --Enfin, reprit-il, vous n'avez engage votre foi a personne, vous etes
        parfaitement libre?
        --Pardon, monseigneur; j'avais engage ma foi, avec le consentement et meme
        d'apres l'ordre de ma mere mourante, a un jeune garcon que j'aimais depuis
        l'enfance, et dont j'ai ete la fiancee jusqu'au moment ou j'ai quitte
        Venise.
        --Ainsi donc, vous etes engagee? dit le comte avec un singulier melange de
        chagrin et de satisfaction.
        --Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, repondit Consuelo. Celui
        que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitte pour toujours.
        --Ainsi, vous l'avez aime? dit le comte apres une pause.
        --De toute mon ame, il est vrai.
        --Et ... peut-etre que vous l'aimez encore?...
        --Non, monseigneur, cela est impossible.
        --Vous n'auriez aucun plaisir a le revoir?
        --Sa vue ferait mon supplice.
        --Et vous n'avez jamais permis ... il n'aurait pas ose ... Mais vous direz
        que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!
        --Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelee a me
        confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai
        a meme de savoir, a un iota pres, si je la merite ou non. Il s'est permis
        bien des choses, mais il n'a ose que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons
        souvent bu dans la meme tasse, et repose sur le meme banc. Il a dormi dans
        ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillee pendant que
        j'etais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous etions toujours
        seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections
        l'un l'autre. J'avais jure a ma mere d'etre ce qu'on appelle une fille
        sage. J'ai tenu parole, si c'est etre sage que de croire a un homme qui
        doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, a
        qui ne merite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'etre mon
        frere, sans devenir mon mari, que j'ai commence a me defendre. C'est
        lorsqu'il m'a ete infidele que je me suis applaudie de m'etre bien
        defendue. Il ne tient qu'a cet homme sans honneur de se vanter du
        contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille
        comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage.
        Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai jure
        a ma mere d'etre chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on
        pensera de moi. Je n'ai pas de famille a faire rougir, pas de freres, pas
        de cousins a faire battre pour moi....
        --Pas de freres? Vous en avez un!»
        Consuelo se sentit prete a confier au vieux comte toute la verite sous
        le sceau du secret. Mais elle craignit d'etre lache en cherchant hors
        d'elle-meme un refuge contre celui qui l'avait menacee lachement. Elle
        pensa qu'elle seule devait avoir la fermete de se defendre et de se
        delivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la generosite de son coeur recula
        devant l'idee de faire chasser par son hote l'homme qu'elle avait si
        religieusement aime. Quelque politesse que le comte Christian dut savoir
        mettre a econduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne
        se sentit pas le courage de le soumettre a une si grande humiliation. Elle
        repondit donc a la question du vieillard, qu'elle regardait son frere
        comme un ecervele, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que
        comme un enfant.

«Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.
        --C'est peut-etre un mauvais sujet, repondit-elle. J'ai avec lui le moins
        de rapports possible; nos caracteres et notre maniere de voir sont
        tres-differents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'etais pas fort
        pressee de le retenir ici.
        --Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de
        jugement. Maintenant que vous m'avez tout confie avec un si noble
        abandon....
        --Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui
        me concerne, car vous ne me l'avez pas demande. J'ignore le motif de
        l'interet que vous daignez prendre aujourd'hui a mon existence. Je presume
        que quelqu'un a parle de moi ici d'une maniere plus ou moins defavorable,
        et que vous voulez savoir si ma presence ne deshonore pas votre maison.
        Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogee que sur des choses
        tres-superficielles, j'aurais cru manquer a la modestie qui convient
        a mon role en vous entretenant de moi sans votre permission; mais
        puisque vous paraissez vouloir me connaitre a fond, je dois vous dire
        une circonstance qui me fera peut-etre du tort dans votre esprit.
        Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent presume (et
        quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse a embrasser
        la carriere du theatre; mais encore il est avere que j'ai debute a Venise,
        a la saison derniere, sous le nom de Consuelo ... On m'avait surnommee la
        Zingarella, et tout Venise connait ma figure et ma voix.
        --Attendez donc! s'ecria le comte, tout etourdi de cette nouvelle
        revelation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit a
        Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention
        Plusieurs fois avec de si pompeux eloges? La plus belle voix, le plus beau
        talent qui, de memoire d'homme, se soit revele....
        --Sur le theatre de San-Samuel, monseigneur. Ces eloges sont sans doute
        bien exageres; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette
        meme Consuelo, que j'ai chante dans plusieurs operas, que je suis actrice,
        en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si
        je merite de conserver votre bienveillance.
        Voila des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte
        absorbe dans ses reflexions. Avez-vous dit tout cela ici a ... a quelque
        autre que moi, mon enfant?
        --J'ai a peu pres tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne
        sois pas entree dans les details que vous venez d'entendre.
        --Ainsi, Albert connait votre extraction, votre ancien amour, votre
        profession?
        --Oui, monseigneur.
        --C'est bien, ma chere signora. Je ne puis trop vous remercier de
        l'admirable loyaute de votre conduite a notre egard, et je vous promets
        que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo...
        (oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donne des le
        commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me
        recueillir un peu. Je me sens fort emu. Nous avons encore bien des choses
        a nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de
        trouble a l'approche d'une decision aussi grave. Faites-moi la grace de
        m'attendre ici un instant.»
        Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, a travers les portes
        dorees garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec
        ferveur.
        En proie a une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite
        d'un entretien qui s'annoncait avec tant de solennite. D'abord, elle avait
        pense qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son depit, avait deja fait ce dont
        il l'avait menacee; qu'il avait cause avec le chapelain ou avec Hanz, et
        que la maniere dont il avait parle d'elle avait eleve de graves scrupules
        dans l'esprit de ses hotes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre,
        et jusque-la son maintien et ses discours annoncaient un redoublement
        d'affection plutot que l'invasion de la defiance. D'ailleurs, la franchise
        de ses reponses l'avait frappe comme auraient pu faire des revelations
        inattendues; la derniere surtout avait ete un coup de foudre. Et
        maintenant il priait, il demandait a Dieu de l'eclairer ou de le soutenir
        dans l'accomplissement d'une grande resolution. «Va-t-il me prier de
        partir avec mon frere? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle.
        Ah! que Dieu me preserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop
        delicat, trop bon pour songer a m'humilier. Que voulait-il donc me dire
        d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade
        avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai merite
        peut-etre, et j'accepterai le sermon, ne pouvant repondre avec sincerite
        aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une
        rude journee; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus
        disputer la palme du chant aux jalouses maitresses d'Anzoleto. Je me sens
        la poitrine en feu et la gorge dessechee.»
        Le comte Christian revint bientot vers elle. Il etait calme, et sa pale
        figure portait le temoignage d'une victoire remportee en vue d'une noble
        intention.

«Ma fille, dit-il a Consuelo en se rasseyant aupres d'elle, apres l'avoir
        forcee de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui ceder, et sur
        lequel elle tronait malgre elle d'un air craintif: il est temps que je
        reponde par ma franchise a celle que vous m'avez temoignee. Consuelo, mon
        fils vous aime.»
        Consuelo rougit et palit tour a tour. Elle essaya de repondre. Christian
        l'interrompit.

«Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le
        droit, et vous n'auriez peut-etre pas celui d'y repondre; car je sais que
        vous n'avez encourage en aucune facon les esperances d'Albert. Il m'a tout
        dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.
        --Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec
        l'expression de la plus candide fierte. Le comte Albert a du vous dire,
        monseigneur....
        --Que vous aviez repousse toute idee d'union avec lui.
        --Je le devais. Je savais les usages et les idees du monde; je savais que
        je n'etais pas faite pour etre la femme du comte Albert, par la seule
        raison que je ne m'estime l'inferieure de personne devant Dieu, et que je
        ne voudrais recevoir de grace et de faveur de qui que ce soit devant les
        hommes.
        --Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagere, si
        Albert n'eut dependu que de lui-meme; mais dans la croyance ou vous etiez
        que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez du repondre comme
        vous l'avez fait.
        --Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le
        reste, et je vous supplie de m'epargner l'humiliation que je redoutais.
        Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais deja quittee si j'avais
        cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte
        Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais
        souhaite. Puisque vous savez ce qu'il ne m'etait pas permis de vous
        reveler, vous pourrez veiller sur lui, empecher les consequences de cette
        separation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'a moi. Si je
        me le suis arroge indiscretement, c'est une faute que Dieu me pardonnera;
        car il sait quelle purete de sentiments m'a guidee en tout ceci.
        --Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parle a ma conscience comme
        Albert avait parle a mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne
        vous hatez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous
        ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier a mains jointes d'y
        rester toute votre vie, que je vous ai demande de m'ecouter.
        --Toute ma vie! repeta Consuelo en retombant sur son siege, partagee entre
        le bien que lui faisait cette reparation a sa dignite et l'effroi que lui
        causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas a
        ce qu'elle me fait l'honneur de me dire.
        --J'y ai beaucoup songe ma fille, repondit le comte avec un sourire
        melancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous
        aime eperdument, vous avez tout pouvoir sur son ame. C'est vous qui me
        l'avez rendu, vous qui avez ete le chercher dans un endroit mysterieux
        qu'il ne veut pas me faire connaitre, mais ou nulle autre qu'une mere ou
        une sainte, m'a-t-il dit, n'eut ose penetrer. C'est vous qui avez risque
        votre vie pour le sauver de l'isolement et du delire ou il se consumait.
        C'est grace a vous qu'il a cesse de nous causer, par ses absences,
        d'affreuses inquietudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la sante,
        la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre
        enfant etait fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passe
        presque toute la nuit a causer ensemble, et il m'a montre une sagesse
        superieure a la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce
        matin. Je l'avais donc autorise a vous demander ce que vous n'avez pas
        voulu ecouter.... Vous aviez peur de moi, chere Consuelo! Vous pensiez que
        le vieux Rudolstadt, encroute dans ses prejuges nobiliaires, aurait honte
        de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt
        a eu de l'orgueil et des prejuges sans doute; il en a peut-etre encore, il
        ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'elan
        d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son
        dernier, son seul enfant!»
        En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans
        les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.
        LIX.
        Consuelo fut vivement attendrie d'une demonstration qui la rehabilitait a
        ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'a ce moment, elle
        avait eu souvent la crainte de s'etre imprudemment livree a sa generosite
        et a son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la
        recompense. Ses larmes de joie se melerent a celles du vieillard, et
        ils resterent longtemps trop emus l'un et l'autre pour continuer la
        conversation.
        Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui etait
        faite, et le comte, croyant s'etre assez explique, regardait son silence
        et ses pleurs comme des signes d'adhesion et de reconnaissance.

«Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils a vos pieds, afin qu'il joigne
        ses benedictions aux miennes en apprenant l'etendue de son bonheur.
        --Arretez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette
        precipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous
        approuvez l'affection que le comte Albert m'a temoignee et le devouement
        que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je
        ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager a consacrer toute ma
        vie a une amitie d'une nature si delicate? Je vois bien que vous comptez
        sur le temps et sur ma raison pour maintenir la sante morale de votre
        noble fils, et pour calmer la vivacite de son attachement pour moi. Mais
        j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand meme
        ce ne serait pas une intimite dangereuse pour un homme aussi exalte, je ne
        suis pas libre de consacrer mes jours a cette tache glorieuse. Je ne
        m'appartiens pas!
        --O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou
        vous m'avez trompe en me disant que vous etiez libre, que vous n'aviez ni
        attachement de coeur, ni engagement, ni famille?
        --Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupefaite, j'ai un but, une
        vocation, un etat. J'appartiens a l'art auquel je me suis consacree des
        mon enfance.
        --Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au theatre?
        --Cela, je l'ignore, et j'ai dit la verite en affirmant que mon desir ne
        m'y portait pas. Je n'ai encore eprouve que d'horribles souffrances dans
        cette carriere orageuse; mais je sens pourtant que je serais temeraire si
        je m'engageais a y renoncer. C'a ete ma destinee, et peut-etre ne peut-on
        pas se soustraire a l'avenir qu'on s'est trace. Que je remonte sur les
        planches, ou que je donne des lecons et des concerts, je suis, je dois
        etre cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? ou trouverais-je de
        l'independance? a quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide
        de ce genre d'emotion?
        --O Consuelo, Consuelo! s'ecria le comte Christian avec douleur, tout ce
        que vous dites la est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et
        je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!
        --Et si je venais a l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour
        renoncer a moi-meme, que diriez-vous, monseigneur? s'ecria a son tour
        Consuelo impatientee. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible a
        Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me
        demandez de rester toujours avec lui?
        --Eh quoi! me suis-je si mal explique, ou me jugez-vous insense, chere
        Consuelo? Ne vous ai-je pas demande votre coeur et votre main pour mon
        fils? N'ai-je pas mis a vos pieds une alliance legitime et certainement
        honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le
        bonheur de partager sa vie un dedommagement a la perte de votre gloire et
        de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme
        impossible de renoncer a ce que vous appelez votre destinee!»
        Cette explication avait ete tardive, a l'insu meme du bon Christian. Ce
        n'etait pas sans un melange de terreur et de mortelle repugnance que le
        vieux seigneur avait sacrifie au bonheur de son fils toutes les idees de
        sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, apres une longue et
        penible lutte avec Albert et avec lui-meme, il avait consomme le
        sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu
        arriver sans effort de son coeur a ses levres.
        Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment ou Christian parut
        renoncer a la faire consentir a ce mariage, il y eut certainement sur le
        visage du vieillard une expression de joie involontaire, melee a celle
        d'une etrange consternation.
        En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierte peut-etre un
        peu trop personnelle lui inspira de l'eloignement pour le parti qu'on lui
        proposait.

«Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore
        etourdie d'une offre si etrange. Vous consentiriez a m'appeler votre
        fille, a me faire porter votre nom, a me presenter a vos parents, a vos
        amis?... Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre
        fils doit vous aimer!
        --Si vous trouvez en cela une generosite si grande, Consuelo, c'est que
        votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous
        parait pas digne!
        --Monseigneur, dit Consuelo apres s'etre recueillie en cachant son visage
        dans ses mains, je crois rever. Mon orgueil se reveille malgre moi a
        l'idee des humiliations dont ma vie serait abreuvee si j'osais accepter le
        sacrifice que votre amour paternel vous suggere.
        --Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le pere et le fils vous
        couvriraient de l'egide du mariage et de la famille?
        --Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mere veritable,
        verrait-elle cela sans rougir?
        --Elle-meme viendra joindre ses prieres aux notres, si vous promettez de
        vous laisser flechir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine
        nature ne comporte. Un amant, un pere, peuvent subir l'humiliation et la
        douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du
        succes, nous l'amenerons dans vos bras, ma fille.
        -Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit
        que je l'aimais?
        --Non! repondit le comte, frappe d'une reminiscence subite. Albert m'avait
        dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a repete cent fois;
        mais moi, je n'ai pu le croire. Votre reserve me paraissait assez fondee
        sur votre droiture et votre delicatesse. Mais je pensais qu'en vous
        delivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui
        aviez refuse.
        --Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?
        --Un seul mot: «Essayez, mon pere; c'est le seul moyen de savoir si c'est
        la fierte ou l'eloignement qui me ferment son coeur.»
        --Helas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je
        l'ignore moi-meme?
        --Je penserai que c'est l'eloignement, ma chere Consuelo. Ah! mon fils,
        mon pauvre fils! Quelle affreuse destinee est la sienne! Ne pouvoir etre
        aime de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-etre jamais aimer!
        Ce dernier malheur nous manquait.
        --O mon Dieu! vous devez me hair, monseigneur! Vous ne comprenez pas que
        ma fierte resiste quand vous immolez la votre. La fierte d'une fille comme
        moi vous parait bien moins fondee; et pourtant croyez que dans mon coeur
        il y a un combat aussi violent a cette heure que celui dont vous avez
        triomphe vous-meme.
        --Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la
        pudeur, la droiture et le desinteressement, pour ne pas apprecier la
        fierte fondee sur de tels tresors. Mais ce que l'amour paternel a su
        vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense
        que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie
        d'Albert, la votre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre
        les prejuges du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et
        beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans
        notre mutuelle tendresse, dans le temoignage de notre conscience, et dans
        les fruits de notre devouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce
        monde ensemble? Un grand amour fait paraitre legers ces maux qui vous
        semblent trop lourds pour vous-meme et pour nous. Mais ce grand amour,
        vous le cherchez, eperdue et craintive, au fond de votre ame; et vous ne
        l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.
        --Eh bien, oui, la question est la, la tout entiere, dit Consuelo en posant
        fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi
        j'avais des prejuges; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour
        moi de les fouler aux pieds, et d'etre aussi grande, aussi heroique que
        vous! Ne parlons donc plus de mes repugnances, de ma fausse honte. Ne
        parlons meme plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un
        profond soupir. Cela meme je saurai l'abjurer si ... si j'aime Albert! Car
        voila ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis
        cent fois demande a moi-meme, mais jamais avec la securite que pouvait
        seule me donner votre adhesion. Comment aurais-je pu m'interroger
        serieusement, lorsque cette question meme etait a mes yeux une folie et un
        crime? A present, il me semble que je pourrai me connaitre et me decider.
        Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce
        devouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes
        que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination
        etrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de
        l'admiration. Car j'eprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est
        combattu en moi par une terreur indefinissable, par une tristesse
        profonde, et, je vous dirai tout, o mon noble ami! par le souvenir
        d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne
        ressemblait en rien a celui-ci.
        --Etrange et noble fille! repondit Christian avec attendrissement; que
        de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idees! Vous
        ressemblez sous bien des rapports a mon pauvre Albert, et l'incertitude
        agitee de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et
        triste Wanda!... O Consuelo! vous reveillez en moi un souvenir bien tendre
        et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irresolutions, triomphez
        de ces repugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'ame, par compassion;
        par l'effort d'une charite pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous
        adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-etre, vous devra son
        salut, et vous fera meriter les recompenses celestes! Mais vous m'avez
        rappele sa mere, sa mere qui s'etait donnee a moi par devoir et par
        amitie! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, debonnaire et
        timide, l'enthousiasme qui brulait son imagination. Elle fut fidele et
        genereuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Helas! son
        affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et
        mon remords. Elle est morte a la peine, et mon coeur s'est brise pour
        jamais. Et maintenant, si je suis un etre nul, efface, mort avant d'etre
        enseveli, ne vous en etonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul
        n'a compris, ce que je n'ai dit a personne, et ce que je vous confesse en
        tremblant. Ah! plutot que de vous engager a faire un pareil sacrifice, et
        plutot que de pousser Albert a l'accepter, que mes yeux se ferment dans la
        douleur, et que mon fils succombe tout de suite a sa destinee! Je sais
        trop ce qu'il en coute pour vouloir forcer la nature et combattre
        l'insatiable besoin des ames! Prenez donc du temps pour reflechir, ma
        fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine
        gonflee de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de pere.
        Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, prepare par
        l'inquietude, ne sera pas foudroye, comme il l'eut ete aujourd'hui par
        cette affreuse nouvelle.»
        Ils se separerent apres cette convention; et Consuelo, se glissant dans
        les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans
        sa chambre, epuisee d'emotions et de lassitude.
        Elle essaya d'abord d'arriver au calme necessaire, en tachant de prendre
        un peu de repos. Elle se sentait brisee; et, se jetant sur son lit, elle
        tomba bientot dans une sorte d'accablement plus penible que reparateur.
        Elle eut voulu s'endormir avec la pensee d'Albert, afin de la murir en
        elle durant ces mysterieuses manifestations du sommeil, ou nous croyons
        trouver quelquefois le sens prophetique des choses qui nous preoccupent.
        Mais les reves entrecoupes qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenerent
        sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'etait toujours
        Venise, c'etait toujours la Corte-Minelli; c'etait toujours son premier
        amour, calme, riant et poetique. Et chaque fois qu'elle s'eveillait, le
        souvenir d'Albert venait se lier a celui de la grotte sinistre ou le son
        du violon, decuple par les echos de la solitude, evoquait les morts, et
        pleurait sur la tombe a peine fermee de Zdenko. A cette idee, la peur et
        la tristesse fermaient son coeur aux elans de l'affection. L'avenir qu'on
        lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides tenebres et des
        visions sanglantes, tandis que le passe, radieux et fecond, elargissait sa
        poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en revant ce
        passe, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la
        nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette
        voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un rale de mort dans les
        abimes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne
        revenaient a sa memoire.
        Ces reveries vagues la fatiguerent tellement qu'elle se leva pour les
        chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le
        diner dans une demi-heure, elle se mit a sa toilette, tout en continuant a
        se preoccuper des memes idees. Mais, chose etrange! Pour la premiere fois
        de sa vie, elle fut plus attentive a son miroir, et plus occupee de sa
        coiffure, et de son ajustement, que des affaires serieuses dont elle
        cherchait la solution. Malgre elle, elle se faisait belle et desirait de
        l'etre. Et ce n'etait pas pour eveiller les desirs et la jalousie de deux
        amants rivaux, qu'elle sentait cet irresistible mouvement de coquetterie;
        elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'a un seul. Albert ne lui avait
        jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la
        croyait plus belle peut-etre qu'elle n'etait reellement; mais ses pensees
        etaient si elevees et son amour si grand, qu'il eut craint de la profaner
        en la regardant avec les yeux enivres d'un amant ou la satisfaction
        scrutatrice d'un artiste. Elle etait toujours pour lui enveloppee d'un
        nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensee entourait encore
        d'une aureole eblouissante. Qu'elle fut plus ou moins bien, il la voyait
        toujours la meme. Il l'avait vue livide, decharnee, fletrie, se debattant
        contre la mort, et plus semblable a un spectre qu'a une femme. Il avait
        alors cherche dans ses traits, avec attention et anxiete, les symptomes
        plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle
        avait eu des moments de laideur, si elle avait pu etre un objet d'effroi
        et de degout. Et lorsqu'elle avait repris l'eclat de la jeunesse et
        l'expression de la vie, il ne s'etait pas apercu qu'elle eut perdu ou
        gagne en beaute. Elle etait pour lui, dans la vie comme dans la mort,
        l'ideal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beaute
        unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pense a lui, en
        s'arrangeant devant son miroir.
        Mais quelle difference de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il
        l'avait regardee, jugee et detaillee dans son imagination, le jour ou il
        s'etait demande si elle n'etait pas laide! Comme il lui avait tenu compte
        des moindres graces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait
        faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied,
        sa demarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis
        que formait son vetement! Et avec quelle vivacite ardente il l'avait
        louee! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplee! La chaste
        fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur.
        Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les
        ressentait presque aussi violents, a l'idee de reparaitre devant ses yeux.
        Elle s'impatientait contre elle-meme, rougissait de honte et de depit,
        s'efforcait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la
        coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient a Anzoleto. Helas!
        helas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut
        finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'a lui, et que le bonheur
        passe exerce sur moi un pouvoir plus entrainant que le mepris present et
        les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il
        ne m'offre que terreur et desespoir. Mais que serait-ce donc avec lui?
        Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir,
        Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'ame d'Anzoleto est a
        Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait
        empoisonnee a toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le
        regret?
        En s'interrogeant a cet egard avec severite, Consuelo reconnut qu'elle ne
        se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrete emotion
        de desir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le present, elle le
        redoutait et le haissait presque dans un avenir ou sa perversite ne
        pouvait qu'augmenter; mais dans le passe elle le cherissait a un tel point
        que son ame et sa vie ne pouvaient s'en detacher. Il etait desormais
        devant elle comme un portrait qui lui rappelait un etre adore et des jours
        de delices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel epoux pour
        regarder l'image du premier, elle sentait que le mort etait plus vivant
        que l'autre dans son coeur.
        LX.
        Consuelo avait trop de jugement et d'elevation dans l'esprit pour ne pas
        savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble
        et le plus precieux, etait sans aucune comparaison possible celui
        d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord
        avoir triomphe de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait
        penetrer jusqu'au fond de son ame, la pression lente et forte de sa main
        loyale, lui firent comprendre qu'il savait le resultat de son entretien
        avec Christian, et qu'il attendait son arret avec soumission et
        reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'esperait,
        et cette irresolution lui etait douce aupres de ce qu'il avait craint,
        tant il etait eloigne de l'outrecuidante fatuite d'Anzoleto. Ce dernier,
        au contraire, s'etait arme de toute sa resolution. Devinant a peu pres ce
        qui se passait autour de lui, il s'etait determine a combattre pied a
        pied, dut-on le pousser par les epaules hors de la maison. Son attitude
        degagee, son regard ironique et hardi, causerent a Consuelo le plus
        profond degout; et lorsqu'il s'approcha effrontement pour lui offrir la
        main, elle detourna la tete, et prit celle que lui tendait Albert pour se
        placer a table.
        Comme a l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo,
        Et le vieux Christian la fit mettre a sa gauche, a la place qu'occupait
        autrefois Amelie, et qu'elle avait toujours occupee depuis. Mais, au lieu
        du chapelain qui etait en possession de la gauche de Consuelo, la
        chanoinesse invita le pretendu frere a se mettre entre eux; de sorte que
        les epigrammes ameres d'Anzoleto purent arriver a voix basse a l'oreille
        de la jeune fille, et que ses irreverentes saillies purent scandaliser
        comme il le souhaitait le vieux pretre, qu'il avait deja entrepris.
        Le plan d'Anzoleto etait bien simple. Il voulait se rendre odieux et
        insupportable a ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage
        projete, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses
        paroles deplacees, la plus mauvaise idee de l'entourage et de la parente
        de Consuelo. «Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront le frere que
        je vais leur servir.»
        Anzoleto, chanteur incomplet et tragedien mediocre, avait les instincts
        d'un bon comique. Il avait deja bien assez vu le monde pour savoir prendre
        par imitation les manieres elegantes et le langage agreable de la bonne
        compagnie; mais ce role n'eut servi qu'a reconcilier la chanoinesse avec
        la basse extraction de la fiancee, et il prit le genre oppose avec
        d'autant plus de facilite qu'il lui etait plus naturel. S'etant bien
        assure que Wenceslawa, en depit de son obstination a ne parler que
        l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait
        pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit a babiller a tort et
        a travers, a feter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les
        effets, aguerri qu'il etait de longue main contre les boissons les plus
        capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences
        pour se donner l'air d'un ivrogne invetere.
        Son projet reussit a merveille. Le comte Christian, apres avoir ri d'abord
        avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientot plus qu'avec
        effort, et eut besoin de toute son urbanite seigneuriale, de toute son
        affection paternelle, pour ne pas remettre a sa place le deplaisant futur
        beau-frere de son noble fils. Le chapelain, indigne, bondit plusieurs fois
        sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient a
        des exorcismes. Sa refection en fut horriblement troublee, et de sa vie il
        ne digera plus tristement. La chanoinesse ecouta toutes les impertinences
        de son hote avec un mepris contenu et une assez maligne satisfaction. A
        chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frere, comme pour
        le prendre a temoin; et le bon Christian baissait la tete, en s'efforcant
        de distraire, par une reflexion assez maladroite, l'attention des
        auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert etait
        impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux
        convive.
        La plus cruellement oppressee de toutes ces personnes etait sans contredit
        la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracte, dans
        une vie de debauche, ces manieres echevelees, et ce tour d'esprit cynique
        qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais ete ainsi devant
        elle. Elle en fut si revoltee et si consternee qu'elle faillit quitter la
        table. Mais lorsqu'elle s'apercut que c'etait une ruse de guerre, elle
        retrouva le sang-froid qui convenait a son innocence et a sa dignite. Elle
        ne s'etait pas immiscee dans les secrets et dans les affections de cette
        famille, pour conquerir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang
        n'avait pas flatte un instant son ambition, et elle se sentait bien forte
        de sa conscience contre les secretes inculpations de la chanoinesse. Elle
        savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son pere
        etaient au-dessus d'une si miserable epreuve. Le mepris que lui inspirait
        Anzoleto, lache et mechant dans sa vengeance, la rendait plus forte
        encore. Ses yeux rencontrerent une seule fois ceux d'Albert, et ils se
        comprirent. Consuelo disait: Oui , et Albert repondait: Malgre tout!

«Ce n'est pas fait! dit tout bas a Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et
        commente ce regard.
        --Vous me faites beaucoup de bien, lui repondit Consuelo, et je vous
        remercie.»
        Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble
        compose que de voyelles, et ou l'ellipse est si frequente que les Italiens
        de Rome et de Florence ont eux-memes quelque peine a le comprendre a la
        premiere audition.

«Je concois que tu me detestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que
        tu te crois sure de me hair toujours. Mais tu ne m'echapperas pas pour
        cela.
        --Vous vous etes devoile trop tot, dit Consuelo.
        --Mais non trop tard, reprit Anzoleto.--Allons, padre mio benedetto ,
        dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de maniere
        a lui faire verser sur son rabat la moitie du vin qu'il portait a ses
        levres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien
        au corps et a l'ame que celui de la sainte messe!--Seigneur comte, dit-il
        au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez la en reserve,
        du cote de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le
        soleil. Je suis sur que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il
        contient, je serais change en demi-dieu.
        --Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre
        chargee de bagues sur le col taillade du flacon: le vin des vieillards
        ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.
        --Tu enrages a en etre jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair
        italien a Consuelo, de maniere a etre entendu de tout le monde. Tu me
        rappelles la Diavolessa de Galuppi, que tu as si bien jouee a Venise
        l'an dernier.--Ah ca, seigneur comte, pretendez-vous garder bien longtemps
        ici ma soeur dans votre cage doree, doublee de soie? C'est un oiseau
        chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd
        bientot ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le concois; mais ce bon
        public qu'elle a frappe de vertige la redemande a grands cris la-bas. Et
        quant a moi, vous me donneriez votre nom, votre chateau; tout le vin de
        votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marche, que je ne
        voudrais pas renoncer a mes quinquets, a mon cothurne, et a mes roulades.
        --Vous etes donc comedien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dedain
        sec et froid.
        --Comedien, baladin pour vous servir, illustrissima , repondit Anzoleto
        sans se deconcerter.
        --A-t-il du talent? demanda le vieux Christian a Consuelo avec une
        tranquillite pleine de douceur et de bienveillance.
        --Aucun, repondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitie.
        --Si cela est, tu t'accuses toi-meme, dit Anzoleto; car je suis ton eleve.
        J'espere pourtant, continua-t-il en venitien, que j'en aurai assez pour
        brouiller tes cartes.
        --C'est a vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le meme
        dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le votre perdra
        plus a tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.
        --Je suis bien aise de voir que tu acceptes le defi. A l'oeuvre donc, ma
        belle guerriere! Vous avez beau baisser la visiere de votre casque, je
        vois le depit et la crainte briller dans vos yeux.
        --Helas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin a cause de vous. Je
        croyais pouvoir oublier que je vous dois du mepris, et vous prenez a tache
        de me le rappeler.
        --Le mepris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.
        --Dans les ames viles.
        --Dans les ames les plus fieres; cela s'est vu et se verra toujours.»
        Tout le diner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui
        paraissait determinee a se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria
        celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, apres
        avoir promene vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin
        gemissant, il entonna une des chansons energiques dont il rechauffait les
        petits soupers de Zustiniani. Les paroles etaient lestes. La chanoinesse
        ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les debitait.
        Le comte Christian ne put s'empecher d'etre frappe de la belle voix et
        De la prodigieuse facilite du chanteur. Il s'abandonna avec naivete au
        plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda
        un second. Albert, assis aupres de Consuelo, paraissait absolument sourd,
        et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du depit, et qu'il se
        sentait enfin prime en quelque chose. Il oublia que son dessein etait
        de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant
        d'ailleurs que, soit innocence de ses hotes, soit ignorance du dialecte,
        c'etait peine perdue, il se livra du besoin d'etre admire, en chantant
        pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir a Consuelo qu'il
        avait fait des progres. Il avait gagne effectivement dans l'ordre de
        puissance qui lui etait assigne. Sa voix avait perdu deja peut-etre sa
        premiere fraicheur, l'orgie en avait efface le veloute de la jeunesse;
        mais il etait devenu plus maitre de ses effets, et plus habile dans l'art
        de vaincre les difficultes vers lesquelles son gout et son instinct le
        portaient toujours. Il chanta bien, et recut beaucoup d'eloges du comte
        Christian, de la chanoinesse, et meme du chapelain, qui aimait beaucoup
        les traits , et qui croyait la maniere de Consuelo trop simple et trop
        naturelle pour etre savante.

«Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte a cette derniere;
        vous etes trop severe ou trop modeste pour votre eleve. Il en a beaucoup,
        et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous.»
        Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto
        l'humiliation que sa maniere d'etre avait causee a sa pretendue soeur.
        Il insista donc beaucoup sur le merite du chanteur, et celui-ci, qui
        aimait trop a briller pour ne pas etre deja fatigue de son vilain role,
        se remit au clavecin apres avoir remarque que le comte Albert devenait de
        plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs
        morceaux de musique, demanda une autre chanson venitienne; et cette fois
        Anzoleto en choisit une qui etait d'un meilleur gout. Il savait que les
        airs populaires etaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas
        elle-meme l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi
        caracterisee que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.
        Il contrefaisait avec tant de grace et de charme, tantot la maniere rude
        et franche des pecheurs de l'Istrie, tantot le laisser-aller spirituel
        et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il etait impossible de ne
        pas le regarder et l'ecouter avec un vif interet. Sa belle figure, mobile
        et penetrante, prenait tantot l'expression grave et fiere, tantot
        l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais gout
        coquet de sa toilette, qui sentait son venitien d'une lieue, ajoutait
        encore a l'illusion, et servait a ses avantages personnels, au lieu de
        leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientot forcee
        de jouer l'indifference et la preoccupation. L'emotion la gagnait de plus
        en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise
        tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaiete, son innocent amour, et
        sa fierte enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits
        enjoues qui faisaient rire les autres penetraient son coeur d'un
        attendrissement profond.
        Apres les chansons, le comte Christian demanda des cantiques.

«Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante a Venise;
        mais ils sont a deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut
        pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries.»
        On pria aussitot Consuelo de chanter. Elle s'en defendit longtemps,
        quoiqu'elle en eprouvat une vive tentation. Enfin, cedant aux instances
        de ce bon Christian, qui s'evertuait a la reconcilier avec son frere en
        se montrant tout reconcilie lui-meme, elle s'assit aupres d'Anzoleto, et
        commenca en tremblant un de ces longs cantiques a deux parties, divises
        en strophes de trois vers, que l'on entend a Venise, dans les temps de
        devotion, durant des nuits entieres, autour de toutes les madones des
        carrefours. Leur rhythme est plutot anime que triste; mais, dans la
        monotonie de leur refrain et dans la poesie de leurs paroles, empreintes
        d'une piete un peu paienne, il y a une melancolie suave qui vous gagne
        peu a peu et finit par vous envahir.
        Consuelo les chanta d'une voix douce et voilee, a l'imitation des femmes
        de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes
        gens du pays. Il improvisa en meme temps sur le clavecin un accompagnement
        faible, continu, et frais, qui rappela a sa compagne le murmure de l'eau
        sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut a
        Venise, au milieu d'une belle nuit d'ete, seule au pied d'une de ces
        Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'eclaire
        une lampe vacillante refletee dans les eaux legerement ridees du canal:
        Oh! quelle difference entre l'emotion sinistre et dechirante qu'elle avait
        eprouvee le matin en ecoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde
        immobile, noire, muette, et pleine de fantomes, et cette vision de Venise
        au beau ciel, aux douces melodies, aux flots d'azur sillonnes de rapides
        flambeaux ou d'etoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce
        magnifique spectacle, ou se concentrait pour elle l'idee de la vie et de
        la liberte; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de
        l'antique Boheme, les ossements eclaires de torches lugubres et refletes
        dans une onde pleine peut-etre des memes reliques effrayantes; et au
        milieu de tout cela, la figure pale et ardente de l'ascetique Albert,
        la pensee d'un monde inconnu, l'apparition d'une scene symbolique, et
        l'emotion douloureuse d'une fascination incomprehensible, c'en etait trop
        pour l'ame paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette region
        des idees abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination
        vive etait capable, mais ou son etre se brisait, torture par de
        mysterieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation
        meridionale, plus encore que son education, se refusait a cette initiation
        austere d'un amour mystique. Albert etait pour elle le genie du Nord,
        profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent
        des nuits glacees et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'etait
        l'ame reveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses,
        les nuits d'orage, la course des meteores, les harmonies sauvages de la
        foret, et l'inscription effacee des antiques tombeaux. Anzoleto, c'etait
        au contraire la vie meridionale, la matiere embrasee et fecondee par
        le grand soleil, par la pleine lumiere, ne tirant sa poesie que de
        l'intensite de sa vegetation, et son orgueil que de la richesse de son
        principe organique. C'etait la vie du sentiment avec l'aprete aux
        jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes,
        une sorte d'ignorance ou d'indifference de la notion du bien et du mal,
        le bonheur facile, le mepris ou l'impuissance de la reflexion; en un mot,
        l'ennemi et le contraire de l'idee.
        Entre ces deux hommes, dont chacun etait lie a un milieu antipathique a
        celui de l'autre, Consuelo etait aussi peu vivante, aussi peu capable
        d'action et d'energie qu'une ame separee de son corps. Elle aimait le
        beau, elle avait soif d'un ideal. Albert le lui enseignait, et le lui
        offrait. Mais Albert, arrete dans le developpement de son genie par un
        principe maladif, avait trop donne a la vie de l'intelligence. Il
        connaissait si peu la necessite de la vie reelle, qu'il avait souvent
        perdu la faculte de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que
        les idees et les objets sinistres avec lesquels il s'etait familiarise
        pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres
        sentiments a sa fiancee que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement
        du bonheur. Il n'avait pas prevu, il n'avait pas compris qu'il
        l'entrainait dans une atmosphere ou elle mourrait, comme une plante
        des tropiques dans le crepuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas
        l'espece de violence qu'elle eut ete forcee de faire subir a son etre
        pour s'identifier au sien.
        Anzoleto, tout au contraire, blessant l'ame et revoltant l'intelligence de
        Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine,
        epanouie au souffle des vents genereux du midi, tout l'air vital dont la
        Fleur des Espagnes , comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se
        ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale,
        ignorante et delicieuse; tout un monde de melodies naturelles, claires et
        faciles; tout un passe de calme, d'insouciance, de mouvement physique,
        d'innocence sans travail, d'honnetete sans efforts, de piete sans
        reflexion. C'etait presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas
        beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme
        boive un peu a cette coupe de la vie commune a tous les etres pour etre
        complet et mener a bien le tresor de son intelligence?
        Consuelo chantait d'une voix toujours plus douce et plus touchante, en
        s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de
        faire a sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans
        cela comprendrait-on par quelle fatale mobilite de sentiment cette jeune
        fille si sage et si sincere, qui haissait avec raison le perfide Anzoleto
        un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'ecouter sa voix,
        d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de
        delice? Le salon etait trop vaste pour etre jamais fort eclaire, on le
        sait deja; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel
        Anzoleto avait laisse un grand cahier ouvert, cachait leurs tetes aux
        Personnes assises a quelque distance; et leurs tetes se rapprochaient
        l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une
        main, avait passe son autre bras autour du corps flexible de son amie, et
        l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de
        douleur s'etaient effaces comme un reve de l'esprit de la jeune fille.
        Elle se croyait a Venise; elle priait la Madone de benir son amour pour le
        beau fiance que lui avait donne sa mere, et qui priait avec elle, main
        contre main, coeur contre coeur. Albert etait sorti sans qu'elle s'en
        apercut, et l'air etait plus leger, le crepuscule plus doux autour d'elle.
        Tout a coup elle sentit a la fin d'une strophe les levres ardentes de son
        Premier fiance sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le
        clavier, elle fondit en larmes.
        En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la
        Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'emotion de la jeune
        artiste n'etonna pas autant les autres temoins de cette scene rapide.
        Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son
        enfance et l'amour de son art lui eussent arrache des pleurs. Le comte
        Christian s'affligeait un peu de cette sensibilite, qui annoncait tant
        d'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait le
        sacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en rejouissaient, esperant
        que ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'etait pas encore
        demande si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesser
        de l'etre. Il eut tout accepte, tout permis, tout exige meme, pour qu'elle
        fut heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au theatre, a son
        choix. Son absence de prejuges et d'egoisme allait jusqu'a l'imprevoyance
        des cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas a l'esprit que Consuelo
        put songer a s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun.
        Mais en ne voyant pas ce premier fait, il vit au dela, comme il voyait
        toujours; il penetra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le ver
        rongeur. Le veritable titre d'Anzoleto aupres de Consuelo, le veritable
        but qu'il poursuivait, et le veritable sentiment qu'il inspirait, lui
        furent reveles en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui lui
        etait antipathique, et sur lequel jusque la il n'avait pas voulu jeter
        les yeux parce qu'il ne voulait pas hair le frere de Consuelo. Il vit en
        lui un amant audacieux, acharne, et dangereux. Le noble Albert ne songea
        pas a lui-meme; ni le soupcon ni la jalousie n'entrerent dans son coeur.
        Le danger etait tout pour Consuelo; car, d'un coup d'oeil profond et
        lucide, cet homme, dont le regard vague et la vue delicate ne supportaient
        pas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisait
        au fond de l'ame et penetrait, par la puissance mysterieuse de la
        divination, dans les plus secretes pensees des mechants et des fourbes. Je
        n'expliquerai pas d'une maniere naturelle ce don etrange qu'il possedait
        parfois. Certaines facultes (non approfondies et non definies par la
        science) resterent chez lui incomprehensibles pour ses proches, comme
        elles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, a l'egard de
        ces sortes de choses, n'est pas plus avance, apres cent ans ecoules, que
        ne le sont les grands esprits de son siecle, Albert, en voyant a nu l'ame
        egoiste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voila mon ennemi; mais il se
        dit: Voila l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraitre de sa
        decouverte, il se promit de veiller sur elle, et de la preserver.
        LXI.
        Aussitot que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et
        alla dans le jardin. Le soleil etait couche, et les premieres etoiles
        brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident,
        deja noir a l'est. La jeune artiste cherchait a respirer le calme dans
        cet air pur et frais des premieres soirees d'automne. Son sein etait
        oppresse d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en eprouvait des
        remords, et appelait au secours de sa volonte toutes les forces de son
        ame. Elle eut pu se dire: « Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si je
        hais? » Elle tremblait, comme si elle eut senti son courage l'abandonner
        dans la crise la plus dangereuse de sa vie; et, pour la premiere fois,
        elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette
        sainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenue
        dans ses epreuves. Elle avait quitte le salon pour se derober a la
        fascination qu'Anzoleto exercait sur elle, et elle avait eprouve en
        meme temps comme un vague desir d'etre suivie par lui. Les feuilles
        commencaient a tomber. Lorsque le bord de son vetement les faisait crier
        derriere elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, prete
        a fuir, n'osant se retourner, elle restait enchainee a sa place par une
        puissance magique.
        Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer:
        c'etait Albert. Etranger a toutes ces petites dissimulations qu'on appelle
        les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de
        toute mauvaise honte, il etait sorti un instant apres elle, resolu de la
        proteger a son insu, et d'empecher son seducteur de la rejoindre. Anzoleto
        avait remarque cet empressement naif, sans en etre fort alarme. Il avait
        trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire
        comme assuree; et, grace a la fatuite que de faciles succes avaient
        developpee en lui, il etait resolu a ne plus brusquer les choses, a ne
        plus irriter son amante, et a ne plus effaroucher la famille. «Il n'est
        plus necessaire de tant me presser, se disait-il. La colere pourrait lui
        donner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre le
        reste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses
        sens. Elle est sans doute moins austere qu'a Venise; elle s'est civilisee
        ici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elle
        est a moi; cette nuit peut-etre! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par
        la peur a quelque resolution desesperee. Elle ne m'a pas trahi aupres
        d'eux. Soit pitie, soit crainte, elle ne dement pas mon role de frere; et
        les grands parents, malgre toutes mes sottises, paraissent resolus a me
        supporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai ete plus
        vite que je n'esperais. Je puis bien faire halte.»
        Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort
        surpris de lui voir prendre tout d'un coup de tres-bonnes manieres, un ton
        modeste, et un maintien doux et prevenant. Il eut l'adresse de se plaindre
        tout bas au chapelain d'un grand mal de tete, et d'ajouter qu'etant fort
        sobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'etait pas mefie au
        diner, lui avait porte au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu fut
        communique en allemand a la chanoinesse et au comte, qui accepta cette
        espece de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut
        d'abord moins indulgente; mais les soins que le comedien se donna pour lui
        plaire, l'eloge respectueux qu'il sut faire, a propos, des avantages
        de la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre etabli dans le
        chateau, desarmerent promptement cette ame bienveillante et incapable de
        rancune. Elle l'ecouta d'abord par desoeuvrement, et finit par causer avec
        lui avec interet, et par convenir avec son frere que c'etait un excellent
        et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une
        heure s'etait ecoulee, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu son
        temps. Il avait si bien regagne les bonnes graces de la famille, qu'il
        etait sur de pouvoir rester autant de jours au chateau qu'il lui en
        faudrait pour arriver a ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte
        disait a Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournes vers
        lui, et a l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christian
        venait de faire de lui le plus complet eloge, en la grondant un peu de ne
        pas marquer plus d'interet a un frere aussi aimable.

«Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgre son depit contre la
        Porporina, ne pouvait s'empecher de lui vouloir du bien, et qui, de plus,
        croyait accomplir un acte de religion; vous avez boude votre frere a
        diner, et il est vrai de dire qu'il le meritait bien dans ce moment-la.
        Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aime
        tendrement, et vient de nous parler de vous a plusieurs reprises avec
        toute sorte d'affection, meme de respect. Ne soyez pas plus severe que
        nous. Je suis sure que s'il se souvient de s'etre grise a diner, il en est
        tout chagrin, surtout a cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas
        froid a celui qui vous tient de si pres par le sang. Pour mon compte,
        quoique mon frere le baron d'Albert, qui etait fort taquin dans sa
        jeunesse, m'ait fachee bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heure
        brouillee avec lui.»
        Consuelo, n'osant confirmer ni detruire l'erreur de la bonne dame, resta
        comme atterree a cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenait
        bien la puissance et l'habilete.

«Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; je
        vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche a Consuelo de faire trop
        la petite maman avec vous; et je suis sur que Consuelo meurt d'envie de
        faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune
        homme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers elle
        quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous le
        pardonne.»
        Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la main
        tremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer:

«Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens si
        amerement, que tous mes efforts pour m'etourdir a ce sujet ne servent qu'a
        briser mon coeur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pas
        une ame de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la
        vertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Ma
        soeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partir
        aussitot, et promener mon desespoir, mon isolement et mon ennui par toute
        la terre. Etranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je
        ne pourrai plus croire a Dieu, et mon egarement retombera sur ta tete.»
        Cette homelie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes a la
        bonne chanoinesse.

«Vous l'entendez, Porporina, s'ecria-t-elle; ce qu'il vous dit est
        tres-beau et tres-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la
        religion, ordonner a la signora de se reconcilier avec son frere.»
        Le chapelain allait s'en meler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et,
        saisissant Consuelo dans ses bras, malgre sa resistance et son effroi,
        il l'embrassa passionnement a la barbe du chapelain et a la grande
        edification de l'assistance. Consuelo, epouvantee d'une tromperie si
        impudente, ne put s'y associer plus longtemps.

«Arretez! dit-elle, monsieur le comte, ecoutez-moi!...»
        Elle allait tout reveler, lorsque Albert parut. Aussitot l'idee de
        Zdenko revint glacer de crainte l'ame prete a s'epancher. L'implacable
        Protecteur de Consuelo pouvait vouloir la debarrasser, sans bruit et sans
        deliberation, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Elle
        palit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la parole
        expira sur ses levres.
        A sept heures sonnantes, on se remit a table pour souper. Si l'idee de ces
        frequents repas est faite pour oter l'appetit a mes delicates lectrices,
        je leur dirai que la mode de ne point manger n'etait pas en vigueur dans
        ce temps-la et dans ce pays-la. Je crois l'avoir deja dit: on mangeait
        lentement, copieusement, et souvent, a Riesenburg. La moitie de la journee
        se passait presque a table; et j'avoue que Consuelo, habituee des son
        enfance, et pour cause, a vivre tout un jour avec quelques cuillerees de
        riz cuit a l'eau, trouvait ces homeriques repas mortellement longs. Pour
        la premiere fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant
        ou un siecle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il etait seul au
        fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle etait ivre, tant la honte
        d'elle-meme, l'amour et la terreur, agitaient tout son etre. Elle ne
        mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternee comme
        quelqu'un qui se sent rouler dans un precipice, et qui voit se briser une
        a une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arreter sa chute,
        elle regardait le fond de l'abime, et le vertige bourdonnait dans son
        cerveau. Anzoleto etait pres d'elle; il effleurait son vetement, il
        pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son
        pied contre son pied. Dans son empressement a la servir, il rencontrait
        ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais
        cette rapide et brulante pression resumait tout un siecle de volupte. Il
        lui disait a la derobee de ces mots qui etouffent, il lui lancait de ces
        regards qui devorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'eclair
        pour echanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses levres le
        cristal que ses levres avaient touche. Et il savait etre tout de feu
        pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait a merveille,
        parlait convenablement, etait plein d'egards attentifs pour la
        chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs
        morceaux des viandes qu'il se chargeait de decouper avec la dexterite et
        la grace d'un convive habitue a la bonne chere. Il avait remarque que le
        saint homme etait gourmand, que sa timidite lui imposait a cet egard de
        frequentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses preferences,
        qu'il souhaita voir le nouvel ecuyer-tranchant passer le reste de ses
        jours au chateau des Geants.
        On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain,
        par echange de bons procedes, lui offrit du vin, il repondit assez haut
        pour etre entendu:

«Mille graces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec
        lequel je cherchais a m'etourdir tantot. Maintenant, je n'ai plus de
        chagrins, et je reviens a l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie.»
        On prolongea la veillee un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta
        encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris
        de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-meme; et il les dit
        avec tout le soin, avec toute la purete de gout et de delicatesse
        d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'etait lui rappeler
        encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.
        Au moment ou l'on allait se separer, il prit un instant favorable pour lui
        dire tout bas:

«Je sais ou est ta chambre; on m'en a donne une dans la meme galerie.
        A minuit, je serai a genoux a ta porte, j'y resterai prosterne jusqu'au
        jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquerir
        ton amour, je ne le merite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un
        autre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dans
        l'ame, et le reste de ma vie est devoue aux furies! Mais ne me chasse pas
        sans m'avoir dit un mot de pitie, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas,
        je partirai des la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais!
        --Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un
        eternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite....
        --Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitot son ton
        hypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'il
        ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu?
        Ne t'ai-je pas prouve mille fois mon respect et la purete de mon amour?
        Quand on aime eperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'un
        mot de toi me dompte et m'enchaine? Au nom du ciel, si tu n'es pas la
        maitresse de cet homme que tu vas epouser, s'il n'est pas le maitre de ton
        appartement et le compagnon inevitable de toutes tes nuits...
        --Il ne l'est pas, il ne le fut jamais,» dit Consuelo avec l'accent de la
        fiere innocence.
        Elle eut mieux fait de reprimer ce mouvement d'un orgueil bien fonde, mais
        trop sincere en cette occasion. Anzoleto n'etait pas poltron; mais il
        aimait la vie, et s'il eut cru trouver dans la chambre de Consuelo un
        gardien determine, il fut reste fort paisiblement dans la sienne. L'accent
        de verite qui accompagna la reponse de la jeune fille l'enhardit tout a
        fait.

«En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent,
        si adroit, je marcherai si legerement, je te parlerai si bas, que ta
        reputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frere?
        Devant partir a l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire a ce que
        j'aille te dire adieu?
        --Non! non! ne venez pas! dit Consuelo epouvantee. L'appartement du
        comte Albert n'est pas eloigne; peut-etre a-t-il tout devine... Anzoleto,
        si vous vous exposez... je ne reponds pas de votre vie. Je vous parle
        serieusement, et mon sang se glace dans mes veines!»
        Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne,
        devenir plus froide que le marbre.

«Si tu discutes, si tu parlementes a ta porte, tu exposes mes jours,
        dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont
        muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passe des nuits
        ensemble sans eveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli.
        Quant a moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, et
        pas d'autre danger que la mort....»
        Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si
        vague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il ne
        pouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elle
        retira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix etouffee:

«Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible!
        --Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement.
        --Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace.
        --Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir a tes
        yeux, mourir a tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai a minuit;
        resiste, et tu ne feras que hater ma perte.
        --Vous partez demain, et vous ne prenez conge de personne? dit Consuelo en
        voyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son
        depart.
        --Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgre moi, voyant tout conspirer
        pour prolonger mon agonie, je cederais. Tu leur feras mes excuses et mes
        adieux. Les ordres sont donnes a mon guide pour que mes chevaux soient
        prets a quatre heures du matin.»
        Cette derniere assertion etait plus que vraie. Les regards singuliers
        d'Albert depuis quelques heures n'avaient pas echappe a Anzoleto. Il
        etait resolu a tout oser; mais il se tenait pret pour la fuite en cas
        d'evenement. Ses chevaux etaient deja selles dans l'ecurie, et son guide
        avait recu l'ordre de ne pas se coucher.
        Rentree dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une veritable epouvante.
        Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en meme temps elle craignait
        qu'il fut empeche de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux,
        insurmontable, tourmentait sa pensee, et mettait son coeur aux prises avec
        sa conscience. Jamais elle ne s'etait sentie si malheureuse, si exposee,
        si seule sur la terre. «O mon maitre Porpora, ou etes-vous? s'ecriait-elle.
        Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon mal et les perils
        auxquels je suis livree. Vous seul etes rude, severe, et mefiant, comme
        devrait l'etre un ami et un pere, pour me retirer de cet abime ou je
        tombe!... Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un pere dans
        le comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mere pour moi, si
        j'avais le courage de braver ses prejuges et de lui ouvrir mon coeur? Et
        Albert n'est-il pas mon soutien, mon frere, mon epoux, si je consens a dire
        un mot! Oh! oui, c'est lui qui doit etre mon sauveur; et je le crains!
        et je le repousse!... Il faut que j'aille les trouver tous les trois,
        ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre.
        Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaine a leurs bras
        protecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le
        repos, la dignite, l'honneur, resident avec eux; l'abjection et le
        desespoir m'attendent aupres d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leur
        faire la confession de cette affreuse journee, que je leur dise ce qui se
        passe en moi, afin qu'ils me preservent et me defendent de moi-meme. Il
        faut que je me lie a eux par un serment, que je dise ce oui terrible qui
        mettra une invincible barriere entre moi et mon fleau! J'y vais!...»
        Et, au lieu d'y aller, elle retombait epuisee sur sa chaise, et pleurait
        avec dechirement son repos perdu, sa force brisee.

«Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leur
        offrir une fille egaree, une epouse adultere! car je le suis par le coeur,
        et la bouche qui jurerait une immuable fidelite au plus sincere des hommes
        est encore toute brulante du baiser d'un autre; et mon coeur tressaille
        d'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour meme pour l'indigne
        Anzoleto est change comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquille
        et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mere
        etendait sur moi du haut des cieux. C'est un entrainement lache et
        impetueux comme l'etre qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni de
        vrai dans mon ame. Je me mens a moi-meme depuis ce matin, comme je mens aux
        autres. Comment ne leur mentirais-je pas desormais a toutes les heures de
        ma vie? Present ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seule
        pensee de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'un
        autre je ne reverais que de lui. Que faire, que devenir?»
        L'heure s'avancait avec une affreuse rapidite, avec une affreuse lenteur.

«Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le
        meprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car je
        ne le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me retracterai un
        instant apres. Je ne puis plus meme etre sure de ma chastete; il n'y croit
        plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus a moi-meme, je ne
        crois plus a rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse.
        Oh! plutot mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de
        donner ce triomphe a la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instincts
        sacres et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!»
        Elle se mit a sa fenetre, et eut veritablement l'idee de se precipiter,
        pour echapper par la mort a l'infamie dont elle se croyait deja souillee.
        En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut
        qui lui restaient. Materiellement parlant, elle n'en manquait pas, mais
        tous lui semblaient entrainer d'autres dangers. Elle avait commence par
        verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne
        connaissait encore qu'a demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des
        preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il etait tout a fait
        depourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la
        passion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque la, qu'il insisterait pour
        etre ecoute, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallait
        qu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait aupres de sa chambre un
        cabinet avec un escalier derobe, comme dans presque tous les appartements
        du chateau; mais cet escalier donnait a l'etage inferieur, tout aupres de
        la chanoinesse. C'etait le seul refuge qu'elle put chercher contre l'audace
        imprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser,
        meme d'avance, afin de ne pas donner lieu a un scandale, que la bonne
        Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le
        jardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir explore tout le chateau avec
        soin, s'y rendait de son cote, c'etait courir a sa perte.
        En revant ainsi, elle vit de la fenetre de son cabinet, qui donnait sur une
        cour de derriere, de la lumiere aupres des ecuries. Elle examina un homme
        qui rentrait et sortait de ces ecuries sans eveiller les autres serviteurs,
        et qui paraissait faire des apprets de depart. Elle reconnut a son costume
        le guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformement a ses
        instructions. Elle vit aussi de la lumiere chez le gardien du pont-levis,
        et pensa avec raison qu'il avait ete averti par le guide d'un depart dont
        l'heure n'etait pas encore fixee. En observant ces details, et en se
        livrant a mille conjectures, a mille projets, Consuelo concut un dessein
        assez etrange et fort temeraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen
        entre les deux extremes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en meme temps
        une nouvelle perspective sur les evenements de sa vie, il lui parut une
        veritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps a employer pour en
        examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se presenter par
        l'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblerent pouvoir etre
        detournes. Elle se mit a ecrire ce qui suit, fort a la hate, comme on peut
        croire, car l'horloge, du chateau venait de sonner onze heures:

«Albert, je suis forcee de partir. Je vous cheris de toute mon ame, vous le
        savez. Mais il y a dans mon. etre des contradictions, des souffrances, et
        des revoltes que je ne puis expliquer ni a vous ni a moi-meme. Si je vous
        voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie a vous, que je vous
        abandonne le soin de mon avenir, que je consens a etre votre femme. Je vous
        dirais peut-etre que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je
        ferais un serment temeraire; car mon coeur n'est pas assez purifie de
        l'ancien amour, pour vous appartenir des a present, sans effroi, et pour
        meriter le votre sans remords. Je fuis; je vais a Vienne, rejoindre ou
        attendre le Porpora, qui doit y etre ou y arriver dans peu de jours, comme
        sa lettre a votre pere vous l'a annonce dernierement. Je vous jure que je
        vais chercher aupres de lui l'oubli et la haine du passe, et l'espoir d'un
        avenir dont vous etes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; je
        vous le defends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait
        et detruirait peut-etre. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous
        m'avez fait de ne pas retourner sans moi a... Vous me comprenez! Comptez
        sur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte esperance de
        revenir ou de vous appeler bientot. Dans ce moment je fais un reve affreux.
        Il me semble que quand je serai seule avec moi-meme, je me reveillerai
        digne de vous. Je ne veux point que mon frere me suive. Je vais le tromper,
        lui faire prendre une route opposee a celle que je prends moi-meme. Sur
        tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon
        projet, et croyez-moi sincere. C'est a cela que je verrai si vous m'aimez
        veritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvrete a votre
        richesse, mon obscurite a votre rang, mon ignorance a la science de votre
        esprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne
        m'en vais pas irrevocablement, je vous charge de rendre votre digne et
        chere tante favorable a notre union, et de me conserver les bontes de votre
        pere, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la verite sur
        tout ceci. Je vous ecrirai de Vienne.»
        L'esperance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme
        aussi epris qu'Albert etait temeraire sans doute, mais non deraisonnable.
        Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui ecrivait, l'energie de sa
        volonte et la loyaute de son caractere. Tout ce qu'elle lui ecrivait, elle
        le pensait. Tout ce qu'elle annoncait, elle allait le faire. Elle croyait a
        la penetration puissante et presque a la seconde vue d'Albert; elle n'eut
        pas espere de le tromper; elle etait sure qu'il croirait en elle, et que,
        son caractere donne, il lui obeirait ponctuellement. En ce moment, elle
        jugea les choses, et Albert lui-meme, d'aussi haut que lui.
        Apres avoir plie sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses epaules son
        manteau de voyage, enveloppa sa tete dans un voile noir tres-epais, mit
        de fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possedait, fit
        un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec
        d'incroyables precautions, elle traversa les etages inferieurs, parvint a
        l'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'a son oratoire, ou elle
        savait qu'il entrait regulierement a six heures du matin. Elle deposa la
        lettre sur le coussin ou il mettait son livre avant de s'agenouiller par
        terre. Puis, descendant jusqu'a la cour, sans eveiller personne, elle
        marcha droit aux ecuries.
        Le guide, qui n'etait pas trop rassure de se voir seul en pleine nuit dans
        un grand chateau ou tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abord
        peur de cette femme noire qui s'avancait sur lui comme un fantome. Il
        recula jusqu'au fond de son ecurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'est
        ce que voulait Consuelo. Des qu'elle se vit hors de la portee des regards
        et de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenetres d'Albert ni de
        celles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide:

«Je suis la soeur du jeune homme que tu as amene ici ce matin. Il m'enleve.
        C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur
        son cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi a Tusta sans dire un seul
        mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du chateau que
        je me sauve. Tu seras paye double. Tu as l'air etonne? Allons, depeche!
        A peine serons-nous rendus a la ville, qu'il faudra que tu reviennes ici
        avec les memes chevaux pour chercher mon frere.»
        Le guide secoua la tete.

«Tu seras paye triple.»
        Le guide fit un signe de consentement.

«Et tu le rameneras bride abattue a Tusta, ou je vous attendrai.»
        Le guide hocha encore la tete.

«Tu auras quatre fois autant a la derniere course qu'a la premiere.»
        Le guide obeit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut
        prepare en selle de femme.

«Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant meme qu'il fut
        bride entierement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus
        le mien. C'est pour un instant.
        --J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh!
        ce n'est pas la premiere fois que j'enleve une demoiselle! Votre amoureux
        paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un air
        narquois.
        --Tu seras bien paye par moi la premiere. Tais-toi. Es-tu pret?
        --Je suis a cheval.
        --Passe le premier, et fais baisser le pont.»
        Ils le franchirent au pas, firent un detour pour ne point passer sous les
        murs du chateau, et au bout d'un quart d'heure gagnerent la grande route
        sablee. Consuelo n'avait jamais monte a cheval de sa vie. Heureusement,
        celui-la, quoique vigoureux, etait d'un bon caractere. Son maitre l'animait
        en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, a
        travers bois et bruyeres, conduisit l'amazone a son but au bout de deux
        heures.
        Consuelo lui retint la bride et sauta a terse a l'entree de la ville.

«Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la
        main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville
        a pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me
        conduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'eloigner le plus
        possible, avant le jour, du pays ou ma figure est connue; au jour, je
        m'arreterai, et j'attendrai mon frere.
        --Mais en quel endroit?
        --Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera a un relais de poste.
        Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demandera
        partout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant.
        Il n'y a qu'une route pour Prague?
        --Qu'une seule jusqu'a ...
        --C'est bon. Arrete-toi dans le faubourg pour faire rafraichir tes chevaux.
        Tache qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; ne
        reponds a aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis a mon
        frere de ne pas hesiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans etre vu.
        Il y a danger de mort pour lui au chateau.
        --Dieu soit avec vous, la jolie fille! repondit le guide, qui avait eu le
        temps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quand
        mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir
        rendu service.--Je suis pourtant fache, se dit-il quand elle eut disparu
        dans l'obscurite, de ne pas avoir apercu le bout de son nez; je voudrais
        savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peur
        d'abord avec son voile noir et son pas resolu; aussi ils m'avaient fait
        tant de contes a l'office, que je ne savais plus ou j'en etais. Sont-ils
        superstitieux et simples, ces gens-la, avec leurs revenants et leur homme
        noir du chene de Schreckenstein! Bah! j'y ai passe plus de cent fois, et
        je ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tete, et de regarder
        du cote du ravin quand je passais au pied de la montagne.»
        En faisant ces reflexions naives, le guide, apres avoir donne l'avoine a
        ses chevaux, et s'etre administre a lui-meme, dans un cabaret voisin, une
        large pinte d'hydromel pour se reveiller, reprit le chemin de Riesenburg,
        sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espere et prevu tout
        en lui recommandant de faire diligence. Le brave garcon, a mesure qu'il
        s'eloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesque
        dont il venait d'etre l'entremetteur. Peu a peu les vapeurs de la nuit, et
        peut-etre aussi celles de la boisson fermentee, lui firent paraitre cette
        aventure plus merveilleuse encore. «Il serait plaisant, pensait-il, que
        cette femme noire fut un homme, et cet homme le revenant du chateau, le
        fantome noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvais
        tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a jure l'avoir vu plus de
        dix fois dans son ecurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux du
        vieux baron d'Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant!
        la rencontre et la societe de ces etres-la est toujours suivie de quelque
        malheur. Si mon pauvre grison a porte Satan cette nuit, il en mourra pour
        sur. Il me semble qu'il jette deja du feu par les naseaux; pourvu qu'il ne
        prenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver au
        chateau, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donne,
        je ne vais pas trouver des feuilles seches dans ma poche. Et si l'on venait
        me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au
        lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de
        moi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en me
        quittant, comme si elle se fut enfoncee sous terre.»
        LXII.
        Anzoleto n'avait pas manque de se lever a minuit, de prendre son stylet, de
        se parfumer, et d'eteindre son flambeau. Mais au moment ou il crut pouvoir
        ouvrir sa porte sans bruit (il avait deja remarque que la serrure etait
        douce et fonctionnait tres discretement), il fut fort etonne de ne pouvoir
        imprimer a la clef le plus leger mouvement. Il s'y brisa les doigts, et
        s'y epuisa de fatigue, au risque d'eveiller quelqu'un en secouant trop
        fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autre
        issue; la fenetre donnait sur les jardins a une elevation de cinquante
        pieds, parfaitement nue et impossible a franchir; la seule pensee en
        donnait le vertige.

«Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto apres avoir encore
        inutilement essaye d'ebranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait
        bon signe; sa peur me repondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte
        Albert, tous deux me le paieront a la fois!»
        II prit le parti de se rendormir. Le depit l'en empecha; et peut-etre
        Aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert etait l'auteur
        de cette precaution, lui seul n'etait pas dupe, dans la maison, de ses
        rapports fraternels avec Consuelo. Cette derniere avait paru veritablement
        epouvantee en l'avertissant de prendre garde a cet homme terrible .
        Anzoleto avait beau se dire qu'etant fou, le jeune comte ne mettrait
        peut-etre pas de suite dans ses idees, ou qu'etant d'une illustre
        naissance, il ne voudrait pas, suivant le prejuge du temps, se commettre
        dans une partie d'honneur avec un comedien; ces suppositions ne le
        rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien
        maitre de lui-meme; et quant a ses prejuges, il fallait qu'ils ne fussent
        pas fort enracines pour lui permettre de vouloir epouser une comedienne.
        Anzoleto commenca donc a craindre serieusement d'avoir maille a partir avec
        lui, avant d'en venir a ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire
        en pure perte. Ce denouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il
        avait appris a manier l'epee, et se flattait de tenir tete a quelque homme
        de qualite que ce fut. Neanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne
        dormit pas.
        Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et
        peu apres sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulte. Il ne faisait
        pas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec
        aussi peu de ceremonie, Anzoleto crut que le moment decisif etait venu.
        Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut
        aussitot, a la lueur du crepuscule, son guide qui lui faisait signe de
        parler bas et de ne pas faire de bruit.

«Que veux-tu dire avec tes simagrees, et que me veux-tu, imbecile? Dit
        Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici?
        --Eh! par ou, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur?
        --La porte etait fermee a clef.
        --Mais vous aviez laisse la clef en dehors.
        --Impossible! la voila sur ma table.
        --Belle merveille! il y en a une autre.
        --Et qui donc m'a joue le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'une
        clef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise?
        --Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef.
        --Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affaire et
        mysterieux? Je ne t'ai pas fait appeler.
        --Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, et
        vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivee sans
        encombre a Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour
        vous y conduire.»
        Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi il
        s'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la verite pour empecher que
        son guide, dont les craintes superstitieuses s'effacaient d'ailleurs avec
        les ombres de la nuit, ne retombat dans ses perplexites a l'egard d'une
        malice du diable. Le drole avait commence par examiner et par faire sonner
        sur les paves de l'ecurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pour
        content de son marche avec l'enfer. Anzoleto comprit a demi-mot, et pensa
        que la fugitive avait ete de son cote surveillee de maniere a ne pouvoir
        l'avertir de sa resolution; que, menacee, poussee a bout peut-etre par son
        jaloux, elle avait saisi un moment propice pour dejouer tous ses efforts,
        s'evader et prendre la clef des champs.

«Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni a douter ni a balancer. Les avis
        qu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route de
        Prague, sont clairs et precis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'ici
        pour la rejoindre sans etre force de croiser l'epee!»
        Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'appretait a la hate, il
        envoya son guide en eclaireur pour voir si les chemins etaient libres.
        Sur sa reponse que tout le monde paraissait encore livre au sommeil,
        excepte le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit
        sans bruit, remonta a cheval, et ne rencontra dans les cours qu'un
        palefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas
        laisser a son depart l'apparence d'une fuite.

«Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voila une etrange chose,
        les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'ecurie comme s'ils
        avaient couru toute la nuit.
        --C'est votre diable noir qui sera venu les panser, repondit l'autre.
        --C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruit
        epouvantable toute la nuit de ce cote-la! Je n'ai pas ose venir voir; mais
        j'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vous
        vois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'etait vous qui partiez,
        et que je ne m'attendais guere a vous revoir ce matin.»
        Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien.

«Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant les
        yeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.
        --Vous avez reve, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une
        gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire a ma sante.
        --Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui ecorchait un
        peu l'italien.
        --C'est egal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit!
        --Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, repondit le guide en
        suivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-la
        aux dormeurs de ton espece.»
        Anzoleto, bien averti et bien renseigne par son guide, gagna Tusta ou
        Tauss; car c'est, je crois, la meme ville. Il la traversa apres avoir
        congedie son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucune
        question durant dix lieues, et, au terme, designe, s'arreta pour dejeuner
        (car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait
        etre par la avec une voiture.
        Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.
        Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle etait etablie
        depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie.
        Anzoleto, brise, extenue, pensa que Consuelo n'avait pas juge a propos de
        s'arreter en cet endroit. Il demanda une voiture a louer, il n'y en avait
        pas. Force lui fut de remonter a cheval, et de faire une nouvelle course
        a franc etrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer a
        chaque instant la bienheureuse voiture, ou il pourrait s'elancer et se
        dedommager de ses anxietes et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu
        de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par
        l'exces de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part,
        il prit le parti de s'arreter, mortellement vexe, et d'attendre dans une
        bourgade, au bord de la route, que Consuelo vint le rejoindre; car il
        pensait l'avoir depassee. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du
        jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et
        les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et
        continua de courir vers Prague, sans etre plus heureux. Nous le laisserons
        cheminer vers le nord, en proie a une veritable rage et a une mortelle
        impatience melee d'espoir, pour revenir un instant nous-memes au chateau,
        et voir l'effet du depart de Consuelo sur les habitants de cette demeure.
        On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deux
        autres personnages de cette brusque aventure. Apres s'etre muni d'une
        double clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enferme de dehors, et ne
        s'etait plus inquiete de ses tentatives, sachant bien qu'a moins que
        Consuelo elle-meme ne s'en melat, nul n'irait le delivrer. A l'egard de
        cette premiere possibilite dont l'idee le faisait fremir, Albert eut
        l'excessive delicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente decouverte.

«Si elle l'aime a ce point, pensa-t-il, je n'ai plus a lutter; que mon sort
        s'accomplisse! Je le saurai assez tot, car elle est sincere; et demain elle
        refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elle
        est seulement persecutee et menacee par cet homme dangereux, la voila du
        moins pour une nuit a l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit
        furtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai
        point odieux; je n'infligerai pas a cette infortunee le supplice de la
        honte, en me montrant devant elle sans etre appele. Non! je ne jouerai
        point le role d'un espion lache, d'un jaloux soupconneux, lorsque jusqu'ici
        ses refus, ses irresolutions, ne m'ont donne aucun droit sur elle. Je ne
        sais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour;
        c'est que je ne serai pas trompe. Ame de celle que j'aime, toi qui resides
        a la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les
        entrailles du Dieu universel, si, a travers les mysteres et les ombres de
        la pensee humaine, tu peux lire en moi a cette heure, ton sentiment
        interieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire a ta parole!»
        Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait de
        prendre avec lui-meme; et bien qu'il crut entendre les pas de Consuelo a
        l'etage inferieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins
        explicable du cote de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains
        jointes son coeur bondissant dans sa poitrine.
        Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du cote
        d'Anzoleto.

«L'infame, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans precaution! Il semble
        qu'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne serait
        rien, si une autre ame, plus precieuse et plus chere que la mienne, ne
        devait pas etre souillee par son amour.»
        A l'heure ou le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit
        aupres de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait,
        mais de l'engager a provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il
        etait sur qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait desirer cette
        explication, et s'appretait a la soulager de son trouble, a la consoler
        meme de sa honte, et a feindre une resignation qui put adoucir l'amertume
        de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait apres. Il
        sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et
        il ne craignait pas d'eprouver une douleur au-dessus de ses forces.
        Il trouva son pere au moment ou il entrait dans son oratoire. La lettre
        posee sur le coussin frappa leurs yeux en meme temps. Ils la saisirent et
        la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterre, croyant que son fils ne
        supporterait pas l'evenement; mais Albert, qui s'etait prepare a un plus
        grand malheur, fut calme, resigne et ferme dans sa confiance.

«Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour est
        vrai et ma foi inebranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette
        promesse, mon pere, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; je
        serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquietudes si elles
        s'emparent de moi.
        --Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieu
        de tes peres. Tu as accepte d'autres croyances, et je ne te les ai jamais
        reprochees avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait bien
        souffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelle
        je t'ai promis, dans la nuit qui a precede celle-ci, de faire tout ce qui
        dependrait de moi pour que ton amour fut ecoute et sanctifie par un noeud
        respectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais
        encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miens
        ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas a moi dans cette
        heure solennelle qui decidera peut-etre dans les cieux des destinees de ton
        amour sur la terre? O toi, mon noble enfant, a qui l'Eternel a conserve
        toutes les vertus, malgre les epreuves qu'il a laisse subir a ta foi
        premiere! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouille a mes cotes sur la
        tombe de ta mere, et priant comme un jeune ange ce maitre souverain dont tu
        ne doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'elever ta voix vers lui,
        pour que la mienne ne soit pas inutile?
        --Mon pere, repondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si
        notre foi differe quant a la forme et aux dogmes, nos ames restent toujours
        d'accord sur un principe eternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse
        et de bonte, un ideal de perfection, de science, et de justice, que je n'ai
        jamais cesse d'adorer.--O divin crucifie, dit-il en s'agenouillant aupres
        de son pere devant l'image de Jesus; toi que les hommes adorent comme le
        Verbe, et que je revere comme la plus noble et la plus pure manifestation
        de l'amour universel parmi nous! entends ma priere, toi dont la pensee
        vit eternellement en Dieu et en nous! Benis les instincts justes et les
        intentions droites! Plains la perversite qui triomphe, et soutiens
        l'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra!
        Mais, o Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ont
        d'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur la
        terre!»
        LXIII.
        Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitot
        apres avoir donne a son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeait
        necessaires au succes de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la
        gauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagne deux fois en
        voiture la baronne Amelie a un chateau voisin de la petite ville de Tauss.
        Ce chateau etait le but le plus eloigne des rares courses qu'elle avait eu
        occasion de faire durant son sejour a Riesenburg. Aussi l'aspect de ces
        parages et la direction des routes qui les traversaient, s'etaient-ils
        presentes naturellement a sa memoire, lorsqu'elle avait concu et realise
        a la hate le temeraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en la
        promenant sur la terrasse de ce chateau, la dame qui l'habitait lui
        avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste etendue des terres qu'on
        decouvrait au loin: Ce beau chemin plante que vous voyez la-bas, et qui se
        perd a l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par la que nous
        nous rendons a Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir
        precis, etait donc certaine de ne pas s'egarer, et de regagner a une
        certaine distance la route par laquelle elle etait venue en Boheme. Elle
        atteignit le chateau de Biola, longea les cours du parc, retrouva sans
        peine, malgre l'obscurite, le chemin plante; et avant le jour elle avait
        reussi a mettre entre elle et le point dont elle voulait s'eloigner une
        distance de trois lieues environ a vol d'oiseau. Jeune, forte, et habituee
        des l'enfance a de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonte
        audacieuse, elle vit poindre le jour sans eprouver beaucoup de fatigue.
        Le ciel etait serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez doux
        aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'etait point habituee, l'avait
        un peu brisee; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure
        que le repos, et que, pour les temperaments energiques, une fatigue delasse
        d'une autre.
        Cependant, a mesure que les etoiles palissaient, et que le crepuscule
        achevait de s'eclaircir, elle commencait a s'effrayer de son isolement.
        Elle s'etait sentie bien tranquille dans les tenebres. Toujours aux aguets,
        elle s'etait crue sure, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant
        d'etre apercue; mais au jour, forcee de traverser de vastes espaces
        decouverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'elle
        vit bientot des groupes se montrer au loin, et se repandre comme des points
        noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres
        encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait etre reconnue
        par le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier
        qui lui sembla devoir abreger son chemin, en allant couper a angle droit le
        detour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsi
        pres d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boise,
        ou elle put esperer de se derober facilement aux regards.

«Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit a dix lieues
        sans etre decouverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande
        route; et, a la premiere occasion favorable, je louerais une voiture et des
        chevaux.»
        Cette pensee lui fit porter la main a sa poche pour y prendre sa bourse,
        Et calculer ce qu'apres son genereux paiement au guide qui l'avait fait
        Sortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long et
        Difficile voyage. Elle ne s'etait pas encore donne le temps d'y reflechir;
        et si elle eut fait toutes les reflexions que suggerait la prudence,
        eut-elle resolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surprise
        et sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus legere
        qu'elle ne l'avait suppose! Dans son empressement, elle n'avait emporte
        tout au plus que la moitie de la petite somme qu'elle possedait; ou bien
        elle avait donne au guide, dans l'obscurite, des pieces d'or pour de
        l'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait
        laisse tomber dans la poussiere de la route une partie de sa fortune.
        Tant il y a qu'apres avoir bien compte et recompte sans pouvoir se faire
        illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire a
        pied toute la route de Vienne.
        Cette decouverte lui causa un peu de decouragement, non pas a cause de la
        fatigue, qu'elle ne redoutait point, mais a cause des dangers, inseparables
        pour une jeune femme, d'une aussi longue route pedestre. La peur que
        jusque la elle avait surmontee, en se persuadant que bientot elle pourrait
        se mettre dans une voiture a l'abri des aventures de grand chemin, commenca
        a parler plus haut qu'elle ne l'avait prevu dans l'effervescence de ses
        idees; et, comme vaincue pour la premiere fois de sa vie par l'effroi de sa
        misere et de sa faiblesse, elle se mit a marcher precipitamment, cherchant
        les taillis les plus sombres pour se refugier en cas d'attaque.
        Pour comble d'inquietude, elle s'apercut bientot qu'elle ne suivait plus
        aucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus en
        plus profond et desert. Si cette morne solitude la rassurait a certains
        egards, l'incertitude de sa direction lui faisait apprehender de revenir
        sur ses pas et de se rapprocher a son insu du chateau des Geants. Anzoleto
        y etait peut-etre encore: un soupcon, un accident, une idee de vengeance
        contre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-meme
        n'etait-il pas a craindre dans ce premier moment de trouble et de
        desespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait a son arret; mais
        si elle allait se montrer aux environs du chateau, et qu'on vint dire au
        jeune comte qu'elle etait encore la, a portee d'etre atteinte et ramenee,
        n'accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes?
        Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre
        fierte, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortee aussitot que
        concue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-etre d'ailleurs ramener au bout
        de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situation
        qu'elle venait de trancher par un coup de tete hardi et genereux. Il
        fallait donc tout souffrir et s'exposer a tout plutot que de revenir a
        Riesenburg.
        Resolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre
        a tout prix, elle s'arreta dans un endroit couvert et mysterieux, ou une
        petite source jaillissait entre des rochers ombrages de vieux arbres.
        Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux.
        Etaient-ce les troupeaux du voisinage ou les betes de la foret qui
        Venaient boire parfois a cette fontaine cachee? Consuelo s'en approcha,
        et, s'agenouillant sur les pierres humectees, trompa la faim, qui
        commencait a se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide.
        Puis, restant pliee sur ses genoux, elle medita un peu sur sa situation.

«Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis realiser ce
        que j'ai concu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mere se soit
        effeminee dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver
        le soleil, la faim, la fatigue, et les perils? J'ai fait de si beaux reves
        d'indigence et de liberte au sein de ce bien-etre qui m'oppressait, et dont
        j'aspirais toujours a sortir! Et voila que je m'epouvante des les premiers
        pas? N'est-ce pas la le metier pour lequel je suis nee, «courir, patir, et
        oser?» Qu'y a-t-il de change en moi depuis le temps ou je marchais avant le
        jour avec ma pauvre mere, souvent a jeun! et ou nous buvions aux petites
        fontaines des chemins pour nous donner des forces? Voila vraiment une belle
        Zingara, qui n'est bonne qu'a chanter sur les theatres, a dormir sur le
        duvet, et a voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mere?
        Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine:

«Ne crains rien; ceux qui ne possedent rien n'ont rien qui les menace, et
        les miserables ne se font pas la guerre entre eux?» Elle etait encore jeune
        et belle dans ce temps la! est-ce que je l'ai jamais vue insultee par les
        passants? Les plus mechants hommes respectent les etres sans defense. Et
        comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et
        qui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles qui
        n'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivre de leurs
        charmes, va se mettre a les poursuivre! Est-ce a dire que parce qu'on est
        seule, et les pieds sur la terre commune, on doit etre avilie, et renoncer
        a l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleurs
        ma mere etait forte comme un homme; elle se serait defendue comme un lion.
        Ne puis-je pas etre courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines que
        du bon sang plebeien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand on
        est menacee de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un pays
        tranquille, dont les habitants sont doux et charitables; et quand je serai
        sur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, a
        l'heure du danger, quelqu'un de ces etres droit et genereux, comme Dieu en
        place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimes.
        Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai a lutter que contre la faim.
        Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'a la fin de
        cette journee, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin.
        Je connais la faim, et je sais y resister, malgre les eternels festins
        auxquels on voulait m'habituer a Riesenburg. Une journee est bientot
        passee. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes epuisees, je me
        rappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans mon
        enfance: «Qui dort dine.» Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et
        je te ferai bien voir, o ma pauvre mere qui veilles sur moi et voyages
        invisible a mes cotes, a cette heure, que je sais encore faire la sieste
        sans sofa et sans coussins!»
        Tout en devisant ainsi avec elle-meme, la pauvre enfant oubliait un peu ses
        peines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportee sur elle-meme
        lui faisait deja paraitre Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait meme
        qu'a partir du moment ou elle avait dejoue ses seductions, elle sentait son
        ame allegee de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projet
        romanesque, elle trouvait une sorte de gaiete melancolique, qui lui faisait
        repeter tout bas a chaque instant: «Mon corps souffre, mais il sauve mon
        ame. L'oiseau qui ne peut se defendre a des ailes pour se sauver, et, quand
        il est dans les plaines de l'air, il se rit des pieges et des embuches.»
        Le souvenir d'Albert, l'idee de son effroi et de sa douleur, se
        presentaient differemment a l'esprit de Consuelo; mais elle combattait de
        toute sa force l'attendrissement qui la gagnait a cette pensee. Elle avait
        forme la resolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pas
        mise a l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente.

«Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empecher de soupirer
        profondement quand je me represente ta souffrance! Mais c'est a Vienne
        seulement que je m'arreterai a la partager et a la plaindre. C'est a
        Vienne que je permettrai a mon coeur de me dire combien il te venere et te
        regrette!»

«Allons, en marche!» se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou
        trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si
        jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter a prolonger les instants
        de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre a l'heure de midi,
        appesantissait ses paupieres; et la faim, qu'elle n'etait plus habituee a
        supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irresistible
        defaillance. Elle voulait en vain se faire illusion a cet egard. Elle
        n'avait presque rien mange la veille; trop d'agitations et d'anxietes ne
        lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'etendait sur ses yeux; une
        sueur froide et penible alanguissait tout son corps. Elle ceda a la
        fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une derniere
        resolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres
        s'affaisserent sur l'herbe, sa tete retomba sur son petit paquet de voyage,
        et elle s'endormit profondement. Le soleil, rouge et chaud, comme il est
        parfois dans ces courts etes de Boheme, montait gaiement dans le ciel; la
        fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eut voulu bercer de
        sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient
        en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tete.
        LXIV.
        Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi,
        lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la
        tira de sa lethargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se
        relever, sans comprendre encore ou elle etait, et vit a deux pas d'elle un
        homme courbe sur les rochers, occupe a boire a la source comme elle avait
        fait elle-meme, sans plus de ceremonie et de recherche que de placer sa
        bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la
        frayeur; mais le second coup d'oeil jete sur l'hote de sa retraite lui
        rendit la confiance. Car, soit qu'il eut deja regarde a loisir les traits
        de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prit pas grand interet a
        cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention a elle.
        D'ailleurs, c'etait moins un homme qu'un enfant; il paraissait age de
        quinze ou seize ans tout au plus, etait fort petit, maigre, extremement
        jaune et hale, et sa figure, qui n'etait ni belle ni laide, n'annoncait
        rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.
        Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne
        changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle
        plus qu'il ne semblait dispose a le faire, il valait mieux feindre de
        dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile,
        elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant
        qu'il reprit son bissac et son baton deposes sur l'herbe, et qu'il
        continuat son chemin.
        Mais elle vit bientot qu'il etait resolu a se reposer aussi, et meme a
        dejeuner, car il ouvrit son petit sac de pelerin, et en tira un gros
        morceau de pain bis, qu'il se mit a couper avec gravite et a ronger a
        belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard
        assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et
        en fermant son couteau a ressort, comme s'il eut craint de la reveiller en
        sursaut. Cette marque de deference rendit une pleine confiance a Consuelo,
        et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, reveilla
        en elle les angoisses de la faim. Apres s'etre bien assuree, a la toilette
        delabree de l'enfant et a sa chaussure poudreuse, que c'etait un pauvre
        voyageur etranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un
        secours inespere, dont elle devait profiter. Le morceau de pain etait
        enorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appetit, lui en
        ceder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les
        yeux comme si elle s'eveillait a l'instant meme, et regarda le jeune gars
        d'un air assure, afin de lui imposer, au cas ou il perdrait le respect dont
        jusque la il avait fait preuve.
        Cette precaution n'etait pas necessaire. Des qu'il vit la dormeuse debout,
        l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort a
        plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui
        demeurait irresistiblement bonne et sympathique, en depit, du soin qu'elle
        prenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si doux
        et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnee en
        sa faveur.

«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voila donc enfin
        reveillee? Vous dormiez la de si bon coeur, que si ce n'eut ete la crainte
        d'etre impoli, j'en aurais fait autant de mon cote.
        --Si vous etes aussi obligeant que poli, lui repondit Consuelo en prenant
        un ton maternel, vous allez me rendre un petit service.
        --Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, a qui le son de voix
        de Consuelo parut egalement agreable et penetrant.
        --Vous allez me vendre un petit morceau de votre dejeuner, repartit
        Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver.
        --Vous le vendre! s'ecria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Si
        j'avais un dejeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste;
        mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner.
        --Vous me le donnerez donc, a condition que je vous donnerai en echange de
        quoi acheter un meilleur dejeuner.
        --Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Etes-vous trop fiere pour
        accepter de moi un pauvre morceau de pain? Helas! vous voyez, je n'ai que
        cela a vous offrir.
        --Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon coeur
        me ferait rougir d'y mettre de la fierte.
        --Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'ecria le jeune homme tout joyeux.
        Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-meme. Mais n'y mettez pas de
        facons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais la pour toute
        ma journee.
        --Mais aurez-vous la facilite d'en acheter d'autre pour votre journee?
        --Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous
        voulez me faire plaisir!»
        Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal
        reconnaitre l'elan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa
        compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit a devorer ce pain, au
        prix duquel les mets les plus succulents qu'elle eut jamais goutes a la
        table des riches lui parurent fades et grossiers.

«Quel bon appetit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir a voir. Eh
        bien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontree; cela me rend tout content.
        Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur
        la route aujourd'hui, quoique ce pays semble un desert.
        --Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifference.
        --C'est la premiere fois que j'y passe, quoique je connaisse la route de
        Vienne a Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour
        retourner la-bas.
        --Ou, la-bas? a Vienne?
        --Oui, a Vienne; est-ce que vous y allez aussi?»
        Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle
        l'eviterait, feignit d'etre distraite pour ne pas repondre tout de suite.

«Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle
        comme vous n'irait pas comme cela toute seule a Vienne. Cependant vous etes
        en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous etes a pied comme
        moi!»
        Consuelo, decidee a eluder ses questions jusqu'a ce qu'elle vit a quel
        point elle pouvait se fier a lui, prit le parti de repondre a une
        interrogation par une autre.

«Est-ce que vous etes de Pilsen? lui demanda-t-elle.
        --Non, repondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif de
        mefiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon pere y est charron de son
        metier.
        --Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas
        l'etat de votre pere?
        --Oui et non. Mon pere est charron, et je ne le suis pas; mais il est en
        meme temps musicien, et j'aspire a l'etre.
        --Musicien? Bravo! c'est un bel etat!
        --C'est peut-etre le votre aussi?
        --Vous n'alliez pourtant pas etudier la musique a Pilsen, qu'on dit etre
        une triste ville de guerre?
        --Oh, non! J'ai ete charge d'une commission pour cet endroit-la, et je m'en
        retourne a Vienne pour tacher d'y gagner ma vie, tout en continuant mes
        etudes musicales.
        --Quelle partie avez-vous embrassee? la musique vocale ou instrumentale?
        --L'une et l'autre jusqu'a present. J'ai une assez bonne voix; et tenez,
        j'ai la un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon
        ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.
        --Composer, peut-etre?
        --Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tete que cette maudite composition. Je
        vais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage;
        c'est un gros livre que j'ai coupe par morceaux, afin de pouvoir en
        emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigue de
        marcher, je m'assieds dans un coin et j'etudie un peu; cela me repose.
        --C'est fort bien vu. Je parie que c'est le Gradus ad Parnassum de Fuchs?
        --Precisement. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sur
        a present que vous etes musicienne, vous aussi. Tout a l'heure, pendant
        que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voila une figure qui
        n'est pas allemande; c'est une figure meridionale, italienne peut-etre; et
        qui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bien
        plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez
        l'accent etranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux.
        --Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figure
        allemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant....
        --Oh! vous etes bien honnete, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, et
        mes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler le
        Maure. Mais pour en revenir a ce que je disais, quand je vous ai trouvee la
        dormant toute seule au milieu du bois, j'ai ete un peu etonne. Et puis je
        me suis fait mille idees sur vous: c'est peut-etre, pensais-je, ma bonne
        etoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne ame qui peut m'etre
        secourable. Enfin ... vous dirai-je tout?
        --Dites sans rien craindre.
        --Vous voyant trop bien habillee et trop blanche de visage pour une pauvre
        coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis
        imagine que vous deviez etre quelque personne attachee a une autre personne
        etrangere ... et artiste! Oh! une grande artiste, celle-la, que je cherche
        a voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons,
        mademoiselle, avouez-moi la verite! Vous etes de quelque chateau voisin,
        et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et
        vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaitre le chateau des
        Geants.
        --Riesenburg? Vous allez a Riesenburg?
        --Je cherche a y aller, du moins; car je me suis si bien egare dans ce
        maudit bois, malgre les indications qu'on m'avait donnees a Klatau, que je
        ne sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous
        aurez la bonte de me dire si j'en suis encore bien loin.
        --Mais que voulez-vous aller faire, a Riesenburg?
        --Je veux aller voir la Porporina.
        --En verite!»
        Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler
        d'elle au chateau des Geants, se reprit pour demander d'un air indifferent:

«Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plait?
        --Vous ne le savez pas? Helas! je vois bien que vous etes tout a fait
        etrangere en ce pays. Mais, puisque vous etes musicienne et que vous
        connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du
        Porpora?
        --Et vous, vous connaissez le Porpora?
        --Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaitre que je cherche a
        obtenir la protection de son eleve fameuse et cherie, la signora Porporina.
        --Contez-moi donc comment cette idee vous est venue. Je pourrai peut-etre
        chercher avec vous a approcher de ce chateau et de cette Porporina.
        --Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit,
        fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins de
        l'Autriche et de la Hongrie. Mon pere est sacristain et organiste de son
        village; ma mere, qui a ete cuisiniere chez le seigneur de notre endroit, a
        une belle voix; et mon pere, pour se reposer de son travail, l'accompagnait
        le soir sur la harpe. Le gout de la musique m'est venu ainsi tout
        naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'etais
        tout petit enfant, c'etait de faire ma partie dans nos concerts de famille
        sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant
        que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tirais
        des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes cheres buches
        n'etaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaient
        pas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus celestes melodies.

«Notre cousin Franck, maitre d'ecole a Haimburg, vint nous voir, un jour
        que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'espece
        d'extase ou j'etais plonge. Il pretendit que c'etait le presage d'un talent
        prodigieux, et il m'emmena a Haimburg, ou, pendant trois ans, il me donna
        une bien rude education musicale, je vous assure! Quels beaux points
        d'orgue, avec traits et fioritures, il executait avec son baton a marquer
        la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais
        pas. J'apprenais a lire, a ecrire; j'avais un violon veritable, dont
        j'apprenais aussi l'usage elementaire, ainsi que les premiers principes du
        chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progres
        qu'il m'etait possible avec un maitre aussi peu endurant que mon cousin
        Franck.

«J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutot la Providence, a
        laquelle j'ai toujours cru en bon chretien, amena chez mon cousin
        M. Reuter, le maitre de chapelle de la cathedrale de Vienne. On me presenta
        a lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus dechiffre facilement un
        morceau a premiere vue, il me prit en amitie, m'emmena a Vienne, et me fit
        entrer a Saint-Etienne comme enfant de choeur.

«Nous n'avions la que deux heures de travail par jour; et, le reste du
        temps, abandonnes a nous-memes, nous pouvions vagabonder en liberte. Mais
        la passion de la musique etouffait en moi les gouts dissipes et la paresse
        de l'enfance. Occupe a jouer sur la place avec mes camarades, a peine
        entendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dans
        l'eglise, et me delecter a ecouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliais
        le soir dans la rue, sous les fenetres d'ou partaient les bruits
        entrecoupes d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agreable;
        j'etais curieux, j'etais avide de connaitre et de comprendre tout ce qui
        frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sans
        connaitre aucune des regles, j'osai bien ecrire une messe dont je montrai
        la partition a notre maitre Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla
        d'apprendre avant de creer. Cela lui etait bien facile a dire. Je n'avais
        pas le moyen de payer un maitre, et mes parents etaient trop pauvres pour
        m'envoyer l'argent necessaire a la fois a mon entretien et a mon education.
        Enfin, je recus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livre
        que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis a les etudier avec ardeur,
        et j'y pris un plaisir extreme. Ma voix progressait et passait pour la plus
        belle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignorance
        que je m'efforcais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se developper,
        et des idees eclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'age ou il
        faudrait, conformement aux reglements de la chapelle, sortir de la
        maitrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maitres,
        je me demandais si ces huit annees de travail a la cathedrale n'allaient
        pas etre mes dernieres etudes, et s'il ne faudrait pas retourner chez mes
        parents pour y apprendre l'etat de charron. Pour comble de chagrin,
        je voyais bien que maitre Reuter, au lieu de s'interesser a moi, ne me
        traitait plus qu'avec durete, et ne songeait qu'a hater le moment fatal de
        mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai meritee en
        rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la legerete de me dire qu'il
        etait jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition
        une sorte de revelation du genie musical, et qu'il avait coutume de hair et
        de decourager les jeunes gens chez lesquels il decouvrait un elan superieur
        au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interpretation
        de ma disgrace; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui
        montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un
        presomptueux impertinent.
        --Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux precepteurs
        n'aiment pas les eleves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils
        n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.
        --Je m'appelle Joseph.
        --Joseph qui?
        --Joseph Haydn.
        --Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez
        quelque chose, a quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maitre, et sur
        l'interet que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»
        Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappee
        Du rapport de leurs destinees de pauvres et d'artistes, regardait
        attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chetive
        et bilieuse prenait, dans l'epanchement du recit, une singuliere animation.
        Ses yeux bleus petillaient d'une finesse a la fois maligne et
        bienveillante, et rien dans sa maniere d'etre et de dire n'annoncait un
        esprit ordinaire.
        LXV.

«Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maitre Reuter, il me la
        temoigna bien durement, et pour une faute bien legere. J'avais des ciseaux
        neufs, et, comme un veritable ecolier, je les essayais sur tout ce qui me
        tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourne, et sa longue
        queue, dont il etait tres-vain, venant toujours a balayer les caracteres
        que je tracais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idee rapide,
        fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voila mes ciseaux ouverts,
        voila la queue par terre. Le maitre suivait tous mes mouvements de son oeil
        de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fut apercu de la perte
        douloureuse qu'il venait de faire, j'etais deja reprimande, note d'infamie,
        et renvoye sans autre forme de proces.

«Je sortis de maitrise au mois de novembre de l'annee derniere, a sept
        heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre
        vetement que les mechants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment
        de desespoir. Je m'imaginai, en me voyant gronde et chasse avec tant de
        colere et de scandale, que j'avais commis une faute enorme. Je me mis a
        pleurer de toute mon ame cette meche de cheveux et ce bout de ruban tombes
        sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi deshonore le
        chef, passa aupres de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a repandu tant de
        larmes, jamais on n'a eprouve tant de regrets et de remords pour une queue
        a la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, a ses pieds!
        Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-etre le pauvre
        Garcon pleurait-il ma disgrace encore plus que sa chevelure.

«Je passai la nuit sur le pave; et, comme je soupirais, le lendemain matin,
        en songeant a la necessite et a l'impossibilite de dejeuner, je fus aborde
        par Keller, le perruquier de la maitrise de Saint-Etienne. Il venait de
        coiffer maitre Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui
        avait parle que de la terrible aventure de la queue coupee. Aussi le
        facetieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand eclat
        de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.--«Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin
        qu'il me vit, voila donc le fleau des perruquiers, l'ennemi general et
        particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir
        la beaute de la chevelure! He! mon petit bourreau des queues, mon bon
        saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux
        noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!»
        J'etais desespere, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me
        croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon
        Keller m'arretant: «Ou allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une
        voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vetements,
        et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitie de vous,
        surtout a cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir a
        entendre a la cathedrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes
        enfants, qu'une chambre au cinquieme etage. C'est encore plus qu'il ne nous
        en faut, car la mansarde que je loue au sixieme n'est pas occupee. Vous
        vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'a ce que vous ayez
        trouve de l'ouvrage; a condition toutefois que vous respecterez les cheveux
        de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes
        perruques.»

«Je suivis mon genereux Keller, mon sauveur, mon pere! Outre le logement et
        la table, il eut la bonte, tout pauvre artisan qu'il etait lui-meme, de
        m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes etudes. Je louai
        un mauvais clavecin tout ronge des vers; et, refugie dans mon galetas avec
        mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte a mon ardeur pour
        la composition. C'est de ce moment que je puis me considerer comme le
        protege de la Providence. Les six premieres sonates d'Emmanuel Bach ont
        fait mes delices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien
        comprises. En meme temps, le ciel, recompensant mon zele et ma
        perseverance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et
        m'acquitter envers mon cher hote. J'ai joue de l'orgue tous les dimanches a
        la chapelle du comte de Haugwitz, apres avoir fait le matin ma partie de
        premier violon a l'eglise des Peres de la Misericorde. En outre, j'ai
        trouve deux protecteurs. L'un est un abbe qui fait beaucoup de vers
        italiens, tres-beaux a ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa
        majeste et l'imperatrice-reine. On l'appelle M. de Metastasio; et comme il
        demeure dans la meme maison que Keller et moi, je donne des lecons a
        une jeune personne qu'on dit etre sa niece. Mon autre protecteur est
        monseigneur l'ambassadeur de Venise.
        --Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.
        --Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbe de Metastasio qui
        m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son
        excellence m'a promis de me faire avoir des lecons de maitre Porpora, qui
        est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme
        ou la maitresse de son excellence. Cette promesse m'avait comble de joie;
        devenir l'eleve d'un aussi grand professeur, du premier maitre de chant de
        l'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de
        l'art italien! Je me regardais comme sauve, je benissais mon etoile, je
        me croyais deja un grand maitre moi-meme. Mais, helas! Malgre les bonnes
        intentions de son excellence, sa promesse n'a pas ete aussi facile a
        realiser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandation
        plus puissante aupres du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher
        seulement de sa personne. On dit que cet illustre maitre est d'un caractere
        bizarre; et qu'autant il se montre attentif, genereux et devoue a certains
        eleves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il parait
        que maitre Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble a la seule
        idee de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commence par refuser net les
        propositions de l'ambassadeur a mon sujet, et qu'il ait signifie ne vouloir
        plus faire d'eleves, comme je sais que monseigneur Corner insistera,
        j'espere encore, et je suis determine a subir patiemment les plus cruelles
        mortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant.
        --Vous avez forme la, dit Consuelo, une salutaire resolution. On ne vous a
        pas exagere les manieres brusques et l'aspect terrible de ce grand maitre.
        Mais vous avez raison d'esperer; car si vous avez de la patience, une
        soumission aveugle, et les veritables dispositions musicales que je
        pressens en vous, si vous ne perdez pas la tete au milieu des premieres
        bourrasques, et que vous reussissiez a lui montrer de l'intelligence et de
        la rapidite de jugement, au bout de trois ou quatre lecons, je vous promets
        qu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maitres.
        Peut-etre meme, si votre coeur repond, comme je le crois, a votre
        esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un pere equitable et
        bienfaisant.
        --Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez,
        et vous devez aussi connaitre sa fameuse eleve, la nouvelle comtesse
        de Rudolstadt ... la Porporina....
        --Mais ou avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et
        qu'attendez-vous d'elle?
        --J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active
        aupres de lui, quand elle viendra a Vienne; car elle va y venir sans doute
        apres son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.
        --D'ou savez-vous ce mariage?
        --Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois
        dernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait a Pilsen venait de
        mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyen
        de faire le voyage, et n'osait s'y determiner, dans la crainte que la
        succession ne valut pas les frais de son deplacement et la perte de son
        temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai
        offert de faire le voyage, et de prendre en main ses interets. J'ai
        donc ete a Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passee, j'ai eu la
        satisfaction de voir realiser l'heritage de Keller. C'est peu de chose sans
        doute, mais ce peu n'est pas a dedaigner pour lui; et je lui rapporte les
        titres d'une petite propriete qu'il pourra faire vendre ou exploiter selon
        qu'il le jugera a propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouve hier
        soir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et ou j'ai passe la nuit. Il y
        avait eu un marche dans la journee, et l'auberge etait pleine de monde.
        J'etais assis aupres d'une table ou mangeait un gros homme, qu'on traitait
        de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus
        grand bavard que j'aie jamais rencontre. «Savez-vous la nouvelle? disait-il
        a ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou,
        et quasi enrage, epouse la maitresse de musique de sa cousine, une
        aventuriere, une mendiante, qui a ete, dit-on, comedienne en Italie, et qui
        s'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est degoute
        et l'a envoyee faire ses couches a Riesenburg. On a tenu l'evenement fort
        secret; et d'abord, comme on ne comprenait rien a la maladie et aux
        convulsions de la demoiselle que l'on croyait tres-vertueuse, on m'a fait
        appeler comme pour une fievre putride et maligne. Mais a peine avais-je
        tate le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute a
        quoi s'en tenir sur cette vertu-la, m'a repousse en se jetant sur moi comme
        un furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Tout
        s'est passe fort secretement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait
        l'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'etait jamais vue a pareille
        fete. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeune
        comte, qui, vous le savez tous, ne connait pas la mesure du temps, et prend
        les mois pour des annees, s'est imagine etre le pere de cet enfant-la, et a
        parle si energiquement a sa famille, que, plutot que de le voir retomber
        dans ses acces de fureur, on a consenti a ce beau mariage.»
        --Oh! c'est horrible, C'est infame! s'ecria Consuelo hors d'elle-meme;
        c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdites revoltantes!
        --Ne croyez pas que j'y aie ajoute foi un instant, repartit Joseph Haydn;
        la figure de ce vieux docteur etait aussi sotte que mechante, et, avant
        qu'on l'eut dementi, j'etais deja sur qu'il ne debitait que des faussetes
        et des folies. Mais a peine avait-il acheve son conte, que cinq ou six
        jeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et
        c'est ainsi que j'ai appris la verite. C'etait a qui louerait la beaute, la
        grace, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tous
        approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur,
        et admiraient le vieux comte d'avoir consenti a cette union. Le docteur
        Wetzelius a ete traite de radoteur et d'insense; et comme on parlait de la
        grande estime de maitre Porpora pour une eleve a laquelle il a voulu donner
        son nom, je me suis mis dans la tete d'aller a Riesenburg, de me jeter aux
        pieds de la future ou peut-etre de la nouvelle comtesse (car on dit que le
        mariage a ete deja celebre, mais qu'on le tient encore secret pour ne pas
        indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'elle
        la faveur de devenir l'eleve de son illustre maitre.»
        Consuelo resta quelques instants pensive; les dernieres paroles de Joseph a
        propos de la cour l'avaient frappee. Mais revenant bientot a lui:

«Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point a Riesenburg, vous n'y trouveriez
        pas la Porporina. Elle n'est point mariee avec le comte de Rudolstadt, et
        rien n'est moins assure que ce mariage-la. Il en a ete question, il est
        vrai, et je crois que les fiances etaient dignes l'un de l'autre; mais la
        Porporina, quoiqu'elle eut pour le comte Albert une amitie solide, une
        estime profonde et un respect sans bornes, n'a pas cru devoir se decider
        legerement a une chose aussi serieuse. Elle a pese, d'une part, le tort
        qu'elle ferait a cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes
        graces et peut-etre la protection de l'imperatrice, en meme temps que
        l'estime des autres seigneurs et la consideration de tout le pays; de
        l'autre, le mal qu'elle se ferait a elle-meme, en renoncant a exercer l'art
        divin qu'elle avait etudie avec passion et embrasse avec courage. Elle
        s'est dit que le sacrifice etait grand de part et d'autre, et qu'avant de
        s'y jeter tete baissee, elle devait consulter le Porpora, et donner au
        jeune comte le temps de savoir si sa passion resisterait a l'absence; de
        sorte qu'elle est partie pour Vienne a l'improviste, a pied, sans guide et
        presque sans argent, mais avec l'esperance de rendre le repos et la raison
        a celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui etaient
        offertes, que le temoignage de sa conscience et la fierte de sa condition
        d'artiste.
        --Oh! c'est une veritable artiste, en effet! c'est une forte tete et une
        ame noble, si elle a agi ainsi! s'ecria Joseph en fixant ses yeux brillants
        sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est a elle que je parle, c'est
        devant elle que je me prosterne.
        --C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitie, ses
        conseils et son appui aupres du Porpora; car nous allons faire route
        ensemble, a ce que je vois; et si Dieu nous protege, comme il nous a
        proteges jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protege tous ceux qui ne se
        reposent qu'en lui, nous serons bientot a Vienne, et nous prendrons les
        lecons du meme maitre.
        --Dieu soit loue! s'ecria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras
        au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir,
        qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon
        avenir, etaient entre vos mains.»
        LXVI.
        Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en
        revenant de part et d'autre sur les details de leur situation dans un
        entretien amical, ils songerent aux precautions et aux arrangements a
        prendre pour retourner a Vienne. La premiere chose qu'ils firent fut de
        tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo etait encore la
        plus riche des deux; mais leurs fonds reunis pouvaient fournir de quoi
        faire agreablement la route a pied, sans souffrir de la faim et sans
        coucher a la belle etoile. Il ne fallait pas songer a autre chose, et
        Consuelo en avait deja pris son parti. Cependant, malgre la gaiete
        philosophique qu'elle montrait a cet egard, Joseph etait soucieux et
        pensif.

«Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-etre l'embarras de ma
        compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.
        --Vous devez tout faire mieux que moi, repondit-il; ce n'est pas la ce qui
        m'inquiete. Mais je m'attriste et je m'epouvante quand je songe que vous
        etes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avec
        convoitise, tandis que je suis si petit et si chetif que, bien resolu a me
        faire tuer pour vous, je n'aurai peut-etre pas la force de vous preserver.
        --A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'etais assez belle pour
        fixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte sait
        imposer toujours par sa contenance....
        --Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontee ou
        modeste, vous n'etes pas en surete sur ces routes couvertes de soldats et
        de vauriens de toute espece. Depuis que la paix est faite, le pays est
        inonde de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces
        volontaires aventuriers qui, se voyant licencies, et ne sachant plus ou
        trouver fortune, se mettent a piller les passants, a ranconner les
        campagnes, et a traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvrete nous
        met a l'abri de leur talent de ce cote-la; mais il suffit que vous soyez
        femme pour eveiller leur brutalite. Je pense serieusement a changer de
        route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des
        places de guerre offrant un continuel pretexte au passage des troupes
        licenciees et autres qui ne valent guere mieux, nous ferons bien de
        descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes a peu
        pres desertes, ou la cupidite et les brigandages de ces messieurs ne
        trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous cotoierons la riviere jusque
        vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt.
        Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons proteges par une police
        Moins impuissante que celle de la Boheme.
        --Vous connaissez donc cette route-la?
        --Je ne sais pas meme s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans ma
        poche, et j'avais projete, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenir
        par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.
        --Eh bien soit! votre idee me parait bonne, dit Consuelo en regardant la
        carte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les
        pietons et des chaumieres pour recueillir les gens sobres et courts
        d'argent. Je vois la, en effet, une chaine de montagnes qui nous conduit
        jusqu'a la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.
        --C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus elevees se
        trouvent la et servent de frontiere entre la Baviere et la Boheme. Nous le
        rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous
        indiquent qu'a droite et a gauche sont les vallees qui descendent vers
        les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n'ai plus affaire a cet
        introuvable chateau des Geants, je suis sur de vous bien diriger, et de ne
        pas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut.
        --En route donc! dit Consuelo; je me sens tout a fait reposee. Le sommeil
        et votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire au
        moins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hate de m'eloigner de
        ces environs, ou je crains toujours de rencontrer quelque visage de
        connaissance.
        --Attendez, dit Joseph; j'ai une idee singuliere qui me trotte par la
        cervelle.
        --Voyons-la.
        --Si vous n'aviez pas de repugnance a vous habiller en homme, votre
        incognito serait assure, et vous echapperiez a toutes les mauvaises
        suppositions qu'on pourra faire dans nos gites sur le compte d'une jeune
        fille voyageant seule avec un jeune garcon.
        --L'idee n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez
        riches pour faire des emplettes. Ou trouverais-je d'ailleurs des habits a
        ma taille?
        --Ecoutez, je n'aurais pas eu cette idee si je ne m'etais senti pourvu de
        ce qu'il fallait pour la mettre a execution. Nous sommes absolument de la
        meme taille, ce qui fait plus d'honneur a vous qu'a moi; et j'ai dans
        mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous deguisera
        parfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de ma
        brave femme de mere, qui, croyant me faire un cadeau tres-utile, et voulant
        me savoir equipe convenablement pour me presenter a l'ambassade, et donner
        des lecons aux demoiselles, s'est avisee de me faire faire dans son village
        un costume des plus elegants, a la mode de chez nous. Certes, le costume
        est pittoresque, et les etoffes bien choisies; vous allez voir! Mais
        imaginez-vous l'effet que j'aurais produit a l'ambassade, et le fou rire
        qui se serait empare de la niece de M. de Metastasio, si je m'etais montre
        avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercie ma
        pauvre mere de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le
        costume a quelque paysan au depourvu, ou a quelque comedien en voyage.
        Voila pourquoi je l'ai emporte avec moi; mais par bonheur je n'ai pu
        trouver l'occasion de m'en defaire. Les gens de ce pays-ci pretendent que
        la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou
        turc.
        --Eh bien, l'occasion est trouvee, s'ecria Consuelo en riant; votre idee
        etait excellente, et la comedienne en voyage s'accommode de votre habit a
        la turque, qui ressemble assez a un jupon. Je vous achete ceci a credit
        toutefois, ou pour mieux dire a condition que vous allez etre le caissier
        de notre chatouille , comme dit le roi de Prusse de son tresor, et que
        vous m'avancerez la depense de mon voyage jusqu'a Vienne.
        --Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en
        se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste a savoir si
        l'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vous
        entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilette
        sur et spacieux.
        --Allez, et paraissez sur la scene, repondit Consuelo en lui montrant la
        foret: moi, je rentre dans la coulisse.
        Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon
        s'eloignait consciencieusement, elle proceda sur-le-champ a sa
        transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de sa
        retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaitre
        le plus joli petit paysan que la race slave eut jamais produit. Sa taille
        fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge;
        et sa jambe, deliee comme celle d'une biche, sortait modestement un peu
        au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs,
        qu'elle avait persevere a ne pas poudrer, avaient ete coupes dans sa
        maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses
        doigts pour leur donner tout a fait la negligence rustique qui convient a
        un jeune patre; et, portant son costume avec l'aisance du theatre, sachant
        meme, grace a son talent mimique, donner tout a coup une expression de
        simplicite sauvage a sa physionomie, elle se trouva si bien deguisee que le
        courage et la securite lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive aux
        acteurs des qu'ils ont revetu leur costume, elle se sentit dans son role,
        et s'identifia meme avec le personnage qu'elle allait jouer, au point
        d'eprouver en elle-meme comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondage
        innocent, la gaite, la vigueur et la legerete de corps d'un garcon faisant
        l'ecole buissonniere.
        Elle eut a siffler trois fois avant que Haydn, qui s'etait eloigne dans le
        bois plus qu'il n'etait necessaire, soit pour temoigner son respect, soit
        pour echapper a la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher,
        revint aupres d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en la
        voyant ainsi; et meme, quoiqu'il s'attendit a la retrouver bien deguisee,
        il eut peine a en croire ses yeux dans le premier moment. Cette
        transformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en meme temps
        elle lui donnait un aspect tout different pour l'imagination du jeune
        musicien.
        L'espece de plaisir que la beaute de la femme produit sur un adolescent est
        toujours mele de frayeur; et le vetement qui en fait, meme aux yeux du
        moins chaste, un etre si voile et si mysterieux, est pour beaucoup dans
        cette impression de trouble et d'angoisse. Joseph etait une ame pure,
        et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et
        craintif. Il avait ete ebloui en voyant Consuelo, animee par les rayons du
        soleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une
        belle statue. En lui parlant, en l'ecoutant, son coeur s'etait senti agite
        de mouvements inconnus, qu'il n'avait attribues qu'a l'enthousiasme et a la
        joie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avait
        passe loin d'elle dans le bois, pendant cette mysterieuse toilette, il
        avait eprouve de violentes palpitations. La premiere emotion etait revenue;
        et il s'approchait, resolu a faire de grands efforts pour cacher encore
        sous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'elevait
        dans son ame.
        Le changement de costume, si bien reussi qu'il semblait etre un veritable
        changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit du
        jeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l'elan fraternel d'une
        vive amitie improvisee entre lui et son agreable compagnon de voyage. La
        meme ardeur de courir et de voir du pays, la meme securite quant aux
        dangers de la route, la meme gaiete sympathique, qui animaient Consuelo
        dans cet instant, s'emparerent de lui; et ils se mirent en marche a travers
        bois et prairies, aussi legers que deux oiseaux de passage.
        Cependant, apres quelques pas, il oublia qu'elle etait garcon, en lui
        voyant porter sur l'epaule, au bout d'un baton, son petit paquet de hardes,
        grossi des habillements de femme dont elle venait de se depouiller. Une
        contestation s'eleva entre eux a ce sujet. Consuelo pretendait qu'avec son
        sac, son violon, et son cahier du gradus ad Parnassum , Joseph etait bien
        assez charge. Joseph, de son cote, jurait qu'il mettrait tout le paquet
        de Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'elle
        cedat; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eut
        apparence d'egalite entre eux, il consentit a lui laisser porter le violon
        en bandouliere.

«Savez-vous, lui disait Consuelo pour le decider a cette concession, qu'il
        faut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide?
        car je suis un paysan, il n'y a pas a dire; et vous, vous etes un citadin.
        --Quel citadin! repondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure du
        garcon perruquier de Keller!»
        Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifie de ne
        pouvoir se montrer a Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses
        habits fanes par le soleil et un peu delabres par le voyage.

«Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui oter ce petit chagrin, d'un
        fils de famille ruine reprenant le chemin de la maison paternelle avec son
        garcon jardinier, compagnon de ses escapades.
        --Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des roles appropries a notre
        situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous
        sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et,
        comme c'est la coutume du metier de s'habiller comme on peut, avec ce
        que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les
        troubadours de notre espece trainer par les champs la defroque d'un
        marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir
        rape d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitee dans ce pays-ci,
        d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons meme bien de dire si l'on nous
        interroge, que nous avons ete dernierement faire une tournee de ce cote-la.
        Je pourrai parler ex professo du celebre village de Rohran que personne
        ne connait, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie.
        Quant a vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous
        ferez bien de ne pas nier que vous etes Italien et chanteur de profession.
        --A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le
        votre est tout trouve pour moi. Je dois, conformement a mes manieres
        italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abreviation de Joseph.
        --Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'etre aussi inconnu
        sous un nom que sous un autre. Vous, c'est different. II vous faut un nom
        absolument: lequel choisissez-vous?
        --La premiere abreviation venitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto....
        Oh! non pas celui-la, s'ecria-t-elle apres avoir laisse echapper par
        habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.
        --Pourquoi pas celui-la? reprit Joseph qui remarqua l'energie de son
        exclamation.
        --Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.
        --Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?
        --Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espece de diminutif du
        nom d'Albert.
        --Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforcant de sourire.»
        Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiance lui enfonca un poignard
        dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et degagee:

«A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garcon!»
        LXVII.
        Ils trouverent bientot la lisiere du bois, et se dirigerent vers le
        sud-est. Consuelo marchait la tete nue, et Joseph, voyant le soleil
        enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le
        chapeau qu'il portait lui-meme n'etait pas neuf, il ne pouvait pas le lui
        offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer;
        mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut
        remarque de sa compagne.

«Voila une singuliere idee, lui dit-elle. Il parait que vous trouvez le
        temps couvert et la plaine ombragee? Cela me fait penser que je n'ai rien
        sur la tete; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais
        bien des manieres de me les procurer a peu de frais.»
        En parlant ainsi, elle arracha a un buisson un rameau de pampre sauvage,
        et, le roulant sur lui-meme, elle s'en fit un chapeau de verdure.

«Voila qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garcon disparait
        encore!» Ils traverserent un village, ou, apercevant une de ces boutiques
        ou l'on vend de tout, il y entra precipitamment sans qu'elle put prevoir
        son dessein, et en sortit bientot avec un petit chapeau de paille a larges
        bords retrousses sur les oreilles comme les portent les paysans des vallees
        danubiennes.

«Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant
        cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin
        du voyage.
        --Le pain vous manquer! s'ecria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendre
        la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour
        recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien
        avec moi.» Et voyant que son enthousiasme etonnait un peu Consuelo, il
        ajouta en tachant de rabaisser ses bons sentiments: «Songez, signor
        Bertoni, que mon avenir depend de vous, que ma fortune est dans vos mains,
        et qu'il est de mes interets de vous ramener saine et sauve a maitre
        Porpora.»
        L'idee que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elle
        Ne vint pas a Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces
        previsions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre,
        peut-etre a cause de la preoccupation ou elles sont d'en faire naitre la
        cause. En outre, il est rare qu'une femme tres-jeune ne regarde pas comme
        un enfant un homme de son age. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn,
        et ce dernier etait si petit et si malingre qu'on lui en eut donne a peine
        quinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvait
        s'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent deja eveilles
        par l'amour. Elle s'apercut cependant d'une emotion extraordinaire lorsque,
        s'etant arretee pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'ou elle
        admirait un des beaux sites qui s'offrent a chaque pas dans ces regions
        elevees, elle surprit les regards de Joseph attaches sur les siens avec une
        sorte d'extase.

«Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naivement. Il me semble que vous
        etes soucieux, et je ne puis m'oter de l'idee que ma compagnie vous
        embarrasse.
        --Ne dites pas cela! s'ecria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pour
        moi, c'est me refuser votre confiance et votre amitie que je voudrais payer
        de ma vie.
        --En ce cas, ne soyez pas triste, a moins que vous n'ayez quelque autre
        sujet de chagrin que vous ne m'avez pas confie.»
        Joseph tomba dans un morne silence, et ils marcherent longtemps sans qu'il
        put trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le
        jeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner.
        Mais il ne trouvait rien de convenable a dire pour renouer la conversation.
        Enfin, faisant un grand effort sur lui-meme:

«Savez-vous, lui dit-il, a quoi je songe tres-serieusement?
        --Non, je ne le devine pas, repondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps,
        s'etait perdue dans ses propres preoccupations, et qui n'avait rien trouve
        d'etrange a son silence.
        --Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous
        devriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commence avec des livres cet hiver;
        mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pas
        articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et
        si, pendant notre voyage, vous etiez assez bonne pour me forcer a secouer
        ma mauvaise honte, et pour me reprendre a chaque syllabe, il me semble que
        j'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fut pas perdue.
        --Oh! de tout mon coeur, repondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pas
        un seul des precieux instants de la vie pour s'instruire; et comme on
        s'instruit soi-meme en enseignant, il ne peut etre que tres-bon pour nous
        deux de nous exercer a bien prononcer la langue musicale par excellence.
        Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie tres-peu
        d'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'en
        chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sons
        italiens, je chanterai les mots qui vous presenteront des difficultes.
        Je suis persuadee qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Si
        votre oreille percoit completement les nuances, ce ne sera plus pour vous
        qu'une affaire de memoire de les bien repeter.
        --Ce sera donc a la fois une lecon d'italien et une lecon de chant! s'ecria
        Joseph.--Et une lecon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son
        ravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingrat
        de tous les amours!»
        La lecon commenca sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peine
        A ne pas eclater de rire a chaque mot que Joseph disait en italien,
        s'emerveilla bientot de la facilite et de la justesse avec lesquelles il
        se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur
        d'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venir
        l'occasion assez vite, la fit naitre par une petite ruse. Il feignit
        d'etre embarrasse de donner a l' a italien la franchise et la nettete
        convenables, et il chanta une phrase de Leo ou le mot felicita se
        trouvait repete plusieurs fois. Aussitot Consuelo, sans s'arreter, et sans
        etre plus essoufflee que si elle eut ete assise a son piano, lui chanta
        la phrase a plusieurs reprises. A cet accent si genereux et si penetrant
        qu'aucun autre ne pouvait, a cette epoque, lui etre compare dans le monde,
        Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains
        l'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamation
        passionnee.

«A votre tour, essayez donc,» dit Consuelo sans s'apercevoir de ses
        transports.
        Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit
        des mains.

«C'est a merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonte.
        Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.
        --Vous pouvez me dire la-dessus tout ce qu'il vous plaira, repondit Joseph;
        mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-meme.
        --Et pourquoi donc?» dit Consuelo.
        Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux gros
        de larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer les
        phalanges, comme un enfant folatre et comme un homme enthousiaste.

«Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent a notre
        rencontre.
        --Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'ecria Joseph tout hors de lui. Qu'ils
        ne vous entendent pas! car ils mettraient pied a terre, et vous salueraient
        a genoux.
        --Je ne crains pas ces melomanes; ce sont des garcons bouchers qui portent
        des veaux en croupe.
        --Ah! baissez votre chapeau, detournez la tete! dit Joseph en se
        rapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltee. Qu'ils ne vous
        voient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne
        vous voie et ne vous entende!»
        Le reste de la journee s'ecoula dans une alternative d'etudes serieuses et
        de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph eprouvait une
        joie enivrante, et ne savait s'il etait le plus tremblant des adorateurs
        de la beaute, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour a tour idole
        resplendissante et camarade delicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et
        transportait tout son etre. Vers le soir il s'apercut qu'elle se trainait
        avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que,
        depuis plusieurs heures, malgre les frequentes haltes qu'ils faisaient
        sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisee de lassitude; mais
        elle voulait qu'il en fut ainsi; et n'eut-il pas ete demontre qu'elle
        devait s'eloigner de ce pays au plus vite, elle eut encore cherche, dans
        le mouvement et dans l'etourdissement d'une gaite un peu forcee, une
        distraction contre le dechirement de son coeur. Les premieres ombres du
        soir, en repandant de la melancolie sur la campagne, ramenerent les
        sentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle se
        representa la morne soiree qui commencait au chateau des Geants, et la
        nuit, peut-etre terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idee,
        elle s'arreta involontairement au pied d'une grande croix de bois, qui
        marquait, au sommet d'une colline nue, le theatre de quelque miracle ou de
        quelque crime traditionnels.

«Helas! vous etes plus fatiguee que vous ne voulez en convenir, lui dit
        Joseph; mais notre etape touche a sa fin, car je vois briller au fond de
        cette gorge les lumieres d'un hameau. Vous croyez peut-etre que je n'aurais
        pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez....
        --Mon enfant, lui repondit-elle en souriant, vous etes bien fier de votre
        sexe. Je vous prie de ne pas tant mepriser le mien, et de croire que j'ai
        plus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-meme. Je suis
        essoufflee d'avoir grimpe ce sentier, voila tout; et si je me repose, c'est
        que j'ai envie de chanter.
        --Dieu soit loue! s'ecria Joseph: chantez donc la, au pied de la croix.
        Je vais me mettre a genoux.... Et cependant, si cela allait vous fatiguer
        davantage!
        --Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai de
        dire ici un verset de cantique que ma mere me faisait chanter avec elle,
        soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou
        une croix plantee comme celle-ci a la jonction de quatre sentiers.»
        L'idee de Consuelo etait encore plus romanesque qu'elle ne voulait le
        dire. En songeant a Albert, elle s'etait represente cette faculte quasi
        surnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre a distance. Elle
        s'imagina fortement qu'a cette heure meme il pensait a elle, et la voyait
        peut-etre; et, croyant trouver un allegement a sa peine en lui parlant par
        un chant sympathique a travers la nuit et l'espace, elle monta sur les
        pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du
        cote de l'horizon derriere lequel devait etre Riesenburg, elle donna sa
        voix dans toute son etendue pour chanter le verset du cantique espagnol:
        O Consuelo de mi alma, etc.

«Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant a lui-meme lorsqu'elle eut
        fini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est que
        le chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables a celle-ci?
        Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable a ce qui m'est
        revele aujourd'hui? O musique! Sainte musique! o genie de l'art! que tu
        m'embrases, et que tu m'epouvantes!»
        Consuelo redescendit de la pierre, ou comme une madone elle avait dessine
        sa silhouette elegante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour,
        inspiree a la maniere d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, a
        travers les bois, les montagnes et les vallees, assis sur la pierre du
        Schreckenstein, calme, resigne, et rempli d'une sainte esperance. «Il m'a
        entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'a
        comprise, et maintenant il va rentrer au chateau, embrasser son pere, et
        peut-etre s'endormir paisiblement.»

«Tout va bien,» dit-elle a Joseph sans prendre garde a son delire
        d'admiration.
        Puis, retournant sur ses pas, elle deposa un baiser sur le bois grossier de
        la croix. Peut-etre en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert
        eprouva-t-il comme une commotion electrique qui detendit les ressorts de sa
        volonte sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mysterieuses
        de son ame les delices d'un calme divin. Peut-etre fut-ce le moment precis
        du profond et bienfaisant sommeil ou il tomba, et ou son pere, inquiet et
        matinal, eut la satisfaction de le retrouver plonge le lendemain au retour
        de l'aurore.
        Le hameau dont ils avaient apercu les feux dans l'ombre n'etait qu'une
        vaste ferme ou ils furent recus avec hospitalite. Une famille de bons
        laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de
        bois brut, a laquelle on leur fit place, sans difficulte comme sans
        empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda a
        peine. Ces braves gens, fatigues d'une longue et chaude journee de travail,
        prenaient leur repas en silence, livres a la beate jouissance d'une
        alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper delicieux.
        Joseph oublia de manger, occupe qu'il etait a regarder cette pale et noble
        figure de Consuelo au milieu de ces larges faces halees de paysans, douces
        et stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autour
        d'eux, et ne faisaient guere un plus grand bruit de machoires en ruminant
        avec lenteur.
        Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix,
        aussitot qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant
        les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils le
        jugeraient a propos. Les femmes qui les servaient s'assirent a leurs
        places, des qu'ils se furent tous leves, et se mirent a souper avec les
        enfants. Plus animees et plus curieuses, elles retinrent et questionnerent
        les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout prets
        pour les satisfaire, et ne s'ecarta guere de la verite, quant au fond, en
        leur disant que lui et son camarade etaient de pauvres musiciens ambulants.

«Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, repondit une des plus
        jeunes, vous nous auriez fait danser!»
        Elles examinerent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garcon, et
        qui affectait, pour bien remplir son role, de les regarder avec des yeux
        hardis et bien eveilles. Elle avait soupire un instant en se representant
        la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et
        vagabonde l'eloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se
        tenir debout derriere leurs maris, les servir avec respect, et manger
        ensuite leurs restes avec gaite, les unes allaitant un petit, les autres
        esclaves deja, par instinct, de leurs jeunes garcons, s'occupant d'eux
        avant de songer a leurs filles et a elles-memes, elle ne vit plus dans tous
        ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la necessite; les
        males enchaines a la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles
        enchainees au maitre, c'est-a-dire a l'homme, cloitrees a la maison,
        servantes a perpetuite, et condamnees a un travail sans relache au milieu
        des souffrances et des embarras de la maternite. D'un cote le possesseur
        de la terre, pressant ou ranconnant le travailleur jusqu'a lui oter le
        necessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la
        peur qui se communiquent du maitre au tenancier, et condamnent celui-ci a
        gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa
        propre vie. Alors cette serenite apparente ne sembla plus a Consuelo que
        l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se
        dit qu'il valait mieux etre artiste ou bohemien, que seigneur ou paysan,
        puisqu'a la possession d'une terre comme a celle d'une gerbe de ble
        s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la
        cupidite. Viva la liberta! dit-elle a Joseph, a qui elle exprimait ses
        pensees en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la
        vaisselle a grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet
        avec la regularite d'une machine.
        Joseph etait surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand
        tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait
        vu habille en paysan, etait d'origine noble, et avait eu un peu de fortune
        et d'education dans sa jeunesse; mais que, ruine entierement dans la guerre
        de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour elever sa
        nombreuse famille que de s'attacher comme fermier a une abbaye voisine.
        Cette abbaye le ranconnait horriblement, et il venait de payer le droit de
        mitre, c'est-a-dire l'impot leve par le fisc imperial sur les communautes
        religieuses a chaque mutation d'abbe. Cet impot n'etait jamais paye en
        realite que par les vassaux et tenanciers des biens ecclesiastiques, en
        surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme
        etaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les
        employait. Le fermier du fisc etait juif; et, renvoye, de l'abbaye qu'il
        tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il etait
        venu dans la matinee reclamer et toucher une somme qui etait l'epargne
        de plusieurs annees. Entre les pretres catholiques et les exacteurs
        israelites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels hair et redouter le
        plus.

«Voyez, Joseph, dit Consuelo a son compagnon; ne vous disais-je pas bien
        que nous etions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impot
        sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plait?»
        L'heure du coucher etant venue, Consuelo eprouvait tant de fatigue qu'elle
        s'endormit sur un banc a la porte de la maison. Joseph profita de ce moment
        pour demander des lits a la fermiere.

«Des lits, mon enfant? repondit-elle en souriant; si nous pouvions vous en
        donner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pour
        deux.»
        Cette reponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regarda
        Consuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmonta
        son emotion.

«Mon camarade est tres-fatigue, dit-il, et si vous pouvez lui ceder un
        petit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans la
        grange ou dans l'etable me suffira.
        --Eh bien, si cet enfant est malade, par humanite nous lui donnerons un lit
        dans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites a
        votre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporter
        decemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la meme piece, le
        mettraient a la raison.
        --Je vous reponds de la douceur et de l'honnetete de mon camarade; reste
        a savoir s'il ne preferera pas encore dormir dans le foin que dans une
        chambre ou vous etes tant de monde.»
        II fallut bien que le bon Joseph reveillat le signor Bertoni pour lui
        proposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchee comme il
        s'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maison
        reposaient dans la meme piece que le pere et le gendre, elle y serait plus
        en surete que partout ailleurs; et ayant souhaite le bonsoir a Joseph, elle
        se glissa derriere les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le lit
        designe, ou, prenant a peine le temps de se deshabiller, elle s'endormit
        profondement.
        LXVIII.
        Cependant, apres les premieres heures de ce sommeil accablant, elle fut
        reveillee par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un cote,
        la vieille grand'mere, dont le lit touchait presque au sien, toussait et
        ralait sur le ton le plus aigu et le plus dechirant; de l'autre, une
        jeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir;
        les ronflements des hommes ressemblaient a des rugissements; un autre
        enfant, quatrieme dans un lit, pleurait en se querellant avec ses freres;
        les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plus
        de bruit encore par leurs reprimandes et leurs menaces. Ce mouvement
        perpetuel, ces cris d'enfants, la malproprete, la mauvaise odeur et la
        chaleur de l'atmosphere chargee de miasmes epais, devinrent si desagreables
        a Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit,
        et, profitant d'un moment ou tout le monde etait endormi, elle sortit de la
        maison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour.
        Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passe la nuit
        precedente a marcher, elle ne s'etait pas apercue du froid; mais, outre
        qu'elle etait dans une disposition d'accablement bien differente de
        l'excitation de son depart, le climat de cette region elevee se manifestait
        deja plus apre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson la
        saisir, et un horrible malaise lui fit craindre de ne pouvoir supporter
        une suite de journees de marche et de nuits sans repos, dont le debut
        s'annoncait si desagreablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'etre
        devenue princesse dans les douceurs de la vie de chateau: elle eut donne
        le reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil.
        Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'eveiller et
        d'indisposer ses hotes, elle chercha la porte des granges; et, trouvant
        l'etable ouverte a demi, elle y penetra a tatons. Un profond silence y
        regnait. Jugeant cet endroit desert, elle s'etendit sur une creche remplie
        de paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent delicieuses.
        Elle commencait a s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleine
        chaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorte
        d'imprecation etouffee. La premiere frayeur passee, elle apercut, dans le
        crepuscule qui commencait a poindre, une longue figure et deux formidables
        cornes au-dessus de sa tete: c'etait une belle vache qui avait passe le cou
        au ratelier, et qui, apres l'avoir flairee avec etonnement, se retirait
        avec epouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de maniere a ne pas la
        contrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientot habituee
        a tous les bruits de l'etable, au cri des chaines dans leurs anneaux, au
        mugissement des genisses et au frottement des cornes contre les barres de
        la creche. Elle ne s'eveilla meme pas lorsque les laitieres entrerent pour
        faire sortir leurs betes et les traire en plein air. L'etable se trouva
        vide; l'endroit sombre ou Consuelo s'etait retiree avait empeche qu'on ne
        la decouvrit; et le soleil etait leve lorsqu'elle ouvrit de nouveau les
        yeux. Enfoncee dans la paille, elle gouta encore quelques instants le
        bien-etre de sa situation, et se rejouit de se sentir rafraichie et
        reposee, prete a reprendre sa marche sans effort et sans inquietude.
        Lorsqu'elle sauta a bas de la creche pour chercher Joseph, le premier objet
        qu'elle rencontra fut Joseph lui-meme, assis vis-a-vis d'elle sur la creche
        d'en face.

«Vous m'avez donne bien de l'inquietude, cher signor Bertoni, lui dit-il.
        Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'etiez plus dans la
        chambre, et qu'elles ne savaient ce que vous etiez devenue, je vous ai
        cherchee partout, et ce n'est qu'en desespoir de cause que je suis revenu
        ici ou j'avais passe la nuit, et ou je vous ai trouvee, a ma grande
        surprise. J'en etais sorti dans l'obscurite du matin, et ne m'etais pas
        avise de vous decouvrir, la vis-a-vis de moi, blottie dans cette paille et
        sous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora,
        vous etes temeraire, et vous ne songez pas aux perils de toute espece que
        vous affrontez.
        --Quels perils, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendant
        la main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien feroces, et je leur
        ai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal.
        --Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieu
        de la nuit vous refugier dans le premier endroit qui se presente.
        D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette etable, quelque
        Vagabond moins respectueux que votre fidele et devoue Beppo, quelque serf
        grossier!... Si, au lieu de la creche ou vous avez dormi, vous aviez choisi
        l'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez eveille en sursaut quelque
        soldat ou quelque rustre!»
        Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si pres de Joseph et toute
        seule avec lui dans les tenebres; mais cette honte ne fit qu'augmenter sa
        confiance et son amitie pour le bon jeune homme.

«Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne
        m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite aupres de vous. C'est lui qui
        m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine ou vous m'avez
        donne votre pain, votre confiance et votre amitie; c'est lui encore qui a
        place, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde
        fraternelle.»
        Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passee dans la
        chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle
        s'etait sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches.

«II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus
        agreable et des moeurs plus elegantes que l'homme qui les soigne!
        --C'est a quoi je songeais tout en m'endormant sur cette creche. Ces betes
        ne me causaient ni frayeur ni degout, et je me reprochais d'avoir contracte
        des habitudes tellement aristocratiques, que la societe de mes semblables
        et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'ou
        vient cela, Joseph? Celui qui est ne dans la misere devrait, lorsqu'il y
        retombe, ne pas eprouver cette repugnance dedaigneuse a laquelle j'ai cede.
        Et quand le coeur ne s'est pas vicie dans l'atmosphere de la richesse,
        pourquoi reste-t-on delicat d'habitudes, comme je l'ai ete cette nuit en
        fuyant la chaleur nauseabonde et la confusion bruyante de cette pauvre
        couvee humaine?
        --C'est que la proprete, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans
        doute des besoins legitimes et imperieux pour toutes les organisations
        choisies, repondit Joseph. Quiconque est ne artiste a le sentiment du beau
        et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misere est laide!
        Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donne le jour sous le
        chaume; mais ils etaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite,
        etait propre et bien rangee. Il est vrai que notre pauvrete etait voisine
        de l'aisance, tandis que l'excessive privation ote peut-etre jusqu'au
        sentiment du mieux.
        --Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'etais riche, je voudrais tout de suite
        leur faire batir une maison; et si j'etais reine, je leur oterais ces
        impots, ces moines et ces juifs qui les devorent.
        --Si vous etiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous etiez nee reine,
        vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!
        --Le monde va donc bien mal!
        --Helas oui! et sans la musique qui transporte l'ame dans un monde ideal,
        il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans
        celui-ci.
        --Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'a soi. Joseph, il
        faudrait devenir, riche et rester humain.
        --Et comme cela ne parait guere possible, il faudrait, du moins, que tous
        les pauvres fussent artistes.
        --Vous n'avez pas la une mauvaise idee, Joseph. Si les malheureux avaient
        tous le sentiment et l'amour de l'art pour poetiser la souffrance et
        embellir la misere, il n'y aurait plus ni malproprete, ni decouragement,
        ni oubli de soi-meme, et alors les riches ne se permettraient plus de
        tant fouler et mepriser les miserables. On respecte toujours un peu les
        artistes.
        --Eh! vous m'y faites songer pour la premiere fois, reprit Haydn. L'art
        peut donc avoir un but bien serieux, bien utile pour les hommes?...
        --Aviez-vous donc pense jusqu'ici que ce n'etait qu'un amusement?
        --Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur,
        une fievre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres... Si
        vous savez ce que c'est, dites-le-moi.
        --Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-meme; mais c'est
        quelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons et
        n'oublions pas le violon, votre unique propriete, ami Beppo, la source de
        votre future opulence.»
        Ils commencerent par faire leurs petites provisions pour le dejeuner qu'ils
        meditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quand
        Joseph tira la bourse et voulut payer, la fermiere sourit, et refusa sans
        affectation, quoique avec fermete. Quelles que fussent les instances de
        Consuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et meme elle surveilla ses
        jeunes hotes de maniere a ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus leger
        don aux enfants.

«Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur a Joseph qui
        insistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que le
        malheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalite.
        --Cette fierte-la me semble un peu outree, dit Joseph a sa compagne
        lorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charite
        dans le sentiment qui les anime.
        --Je n'y veux voir que de la charite, repondit Consuelo, et j'ai le
        coeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporter
        l'incommodite de cette maison qui n'a pas craint d'etre souillee et
        surchargee par la presence du vagabond que je represente. Ah! maudite
        recherche! sotte delicatesse des enfants gates de ce monde! tu es une
        maladie, puisque tu n'es la sante pour les uns qu'au detriment des autres!
        --Pour une grande artiste comme vous l'etes, je vous trouve trop sensible
        aux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut a l'artiste
        un peu plus d'indifference et d'oubli de tout ce qui ne tient pas a sa
        profession. On disait dans l'auberge de Klatau, ou j'ai entendu parler de
        vous et du chateau des Geants, que le comte Albert de Rudolstadt etait un
        grand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on ne
        pouvait etre artiste et philosophe en meme temps; c'est pourquoi vous avez
        pris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, et
        reprenons notre lecon d'hier.
        --Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est un
        plus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est.
        --En verite! Il ne lui manque donc rien pour etre aime? reprit Joseph avec
        un soupir.
        --Rien a mes yeux que d'etre pauvre et sans naissance, repondit Consuelo.»
        Et doucement gagnee par l'attention que Joseph lui pretait, stimulee par
        d'autres questions naives qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissa
        entrainer au plaisir de lui parler assez longuement de son fiance. Chaque
        reponse amenait une explication, et, de details en details, elle en vint a
        lui raconter minutieusement toutes les particularites de l'affection
        qu'Albert lui avait inspiree. Peut-etre cette confiance absolue en un jeune
        homme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eut-elle ete inconvenante
        en toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre etait
        seule capable de la faire naitre. Quoi qu'il en soit, Consuelo ceda a un
        besoin irresistible de se rappeler a elle-meme et de confier a un coeur ami
        les vertus de son fiance; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec la
        meme satisfaction qu'on eprouve a faire l'essai de ses forces apres une
        maladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en etait flattee en
        lui promettant de travailler a n'aimer que lui. Son imagination s'exaltait
        sans inquietude, a mesure qu'elle s'eloignait de lui; et tout ce qu'il y
        avait de beau, de grand et de respectable dans son caractere, lui apparut
        sous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la crainte
        de prendre trop precipitamment une resolution absolue. Sa fierte ne
        souffrait plus de l'idee qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car elle
        fuyait, elle renoncait en quelque sorte aux avantages materiels attaches a
        cette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer a
        l'affection dominante de son ame. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seule
        fois sur ses levres, et elle s'apercut encore avec plaisir qu'elle n'avait
        pas meme songe a faire mention de lui dans le recit de son sejour en
        Boheme.
        Ces epanchements, tout deplaces et temeraires qu'ils pussent etre,
        amenerent les meilleurs resultats. Ils firent comprendre a Joseph combien
        l'ame de Consuelo etait serieusement occupee; et les esperances vagues
        qu'il pouvait avoir involontairement concues s'evanouirent comme des
        songes, dont il s'efforca meme de dissiper le souvenir. Apres une ou deux
        heures de silence qui succederent a cet entretien anime, il prit la ferme
        resolution de ne plus voir en elle ni une belle sirene, ni un dangereux et
        problematique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dont
        les conseils et l'amitie etendraient sur toute sa vie une heureuse
        influence.
        Autant pour repondre a sa confiance que pour mettre a ses propres desirs
        une double barriere, il lui ouvrit son ame, et lui raconta comme quoi, lui
        aussi, etait engage, et pour ainsi dire fiance. Son roman de coeur etait
        moins poetique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ce
        roman dans la vie de Haydn, il n'etait pas moins pur et moins noble. Il
        avait temoigne de l'amitie a la fille de son genereux hote, le perruquier
        Keller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit:

«Joseph, je me fie a toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que
        tu ne lui es pas indifferent. Si tu es aussi loyal que laborieux et
        reconnaissant, quand tu auras assure ton existence, tu seras mon gendre.»
        Dans un mouvement de gratitude exaltee, Joseph avait promis, jure!... et
        quoique sa fiancee ne lui inspirat pas la moindre passion, il se regardait
        comme enchaine pour jamais.
        Il raconta ceci avec une melancolie qu'il ne put vaincre en songeant a la
        difference de sa position reelle et des reves enivrants auxquels il lui
        fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'un
        amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la detromper;
        et son estime, son abandon complet dans la loyaute et la purete de Beppo en
        augmenterent d'autant.
        Leur voyage ne fut donc trouble par aucune de ces crises et de ces
        explosions que l'on eut pu presager en voyant partir ensemble pour un
        tete-a-tete de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui
        pouvaient garantir l'impunite, deux jeunes gens aimables, intelligents, et
        remplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimat pas la fille
        de Keller, il consentit a laisser prendre sa fidelite de conscience pour
        une fidelite de coeur; et quoiqu'il sentit encore parfois l'orage gronder
        dans son sein, il sut si bien l'y maitriser, que sa chaste compagne,
        dormant au fond des bois sur la bruyere, gardee par lui comme par un chien
        fidele, traversant a ses cotes des solitudes profondes, loin de tout regard
        humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la meme grange ou dans
        la meme grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des
        merites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers
        livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux
        baignes de larmes en se rappelant sa traversee du Boehmer-Wald avec
        Consuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons de
        voyage.
        Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva a une rude
        epreuve. Lorsque le temps etait beau, les chemins faciles, et la lune
        brillante, ils adoptaient la vraie et bonne maniere de voyager pedestrement
        sans courir les risques des mauvais gites. Ils s'etablissaient dans quelque
        lieu tranquille et abrite pour y passer la journee a causer, a diner, a
        faire de la musique et a dormir. Aussitot que la soiree devenait froide,
        ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur course
        jusqu'au jour. Ils echappaient ainsi a la fatigue d'une marche au soleil,
        aux dangers d'etre examines curieusement, a la malproprete et a la depense
        des auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez frequente dans la
        partie elevee du Boehmer-Wald ou la Moldaw prend sa source, les forcait de
        chercher un abri, ils se retiraient ou ils pouvaient, tantot dans la cabane
        de quelque serf, tantot dans les hangars de quelque chatellenie. Ils
        fuyaient avec soin les cabarets, ou ils eussent pu trouver plus facilement
        a se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers,
        et des scenes bruyantes.
        Un soir donc, presses par l'orage, ils entrerent dans la hutte d'un
        chevrier, qui, pour toute demonstration d'hospitalite, leur dit en baillant
        et en etendant les bras du cote de sa bergerie:

«Allez au foin.»
        Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutume
        de faire, et Joseph allait s'installer a distance dans un autre coin,
        lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement.
        D'autres jurements repondirent a l'imprecation du dormeur, et Joseph,
        effraye de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le bras
        pour etre sur que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur pensee
        fut de sortir; mais la pluie ruisselait a grand bruit sur le toit de
        planches de la hutte, et tout le monde etait rendormi.

«Restons, dit Joseph a voix basse, jusqu'a ce que la pluie ait cesse. Vous
        pouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai pres de
        vous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitot que le
        temps redeviendra supportable, je vous eveillerai, et nous nous glisserons
        dehors.»
        Consuelo n'etait pas fort rassuree; mais il y avait plus de danger a sortir
        tout de suite qu'a rester. Le chevrier et ses hotes remarqueraient cette
        crainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupcons, ou sur leur
        sexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommes
        etaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans la
        campagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces reflexions,
        se tint tranquille; mais elle enlaca son bras a celui de Joseph, par un
        sentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondee en sa
        sollicitude.
        Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ils
        Se disposaient a partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnons
        inconnus, qui se leverent et s'entretinrent a voix basse dans un argot
        incomprehensible. Apres avoir souleve de lourds paquets qu'ils chargerent
        sur leurs dos, ils se retirerent en echangeant avec le chevrier quelques
        mots allemands qui firent juger a Joseph qu'ils faisaient la contrebande,
        et que leur hote etait dans la confidence. Il n'etait guere que minuit,
        la lune se levait, et, a la lueur d'un rayon qui tombait obliquement
        sur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ils
        s'occupaient a les cacher sous leurs manteaux. En meme temps, elle s'assura
        qu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-meme l'y
        laissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guider
        dans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage a la
        frontiere, connu, disait-il, de lui seul.

«Si tu nous trompes, au premier soupcon je te fais sauter la cervelle,»
        lui dit un de ces hommes a figure energique et grave.
        Ce fut la derniere parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesures firent
        craquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseau
        voisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdait
        dans l'eloignement.

«Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant le
        bras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont des
        gens qui evitent les regards encore plus que nous.
        --Et a cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger,
        repondit Consuelo. Quand vous les avez heurtes dans l'obscurite, vous avez
        bien fait de ne rien repondre a leurs jurements; ils vous ont pris pour
        un des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-etre craints comme des
        espions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grace a Dieu, il n'y a
        plus rien a craindre, et nous voila enfin seuls.
        --Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant a regret le bras de Consuelo se
        detacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons.»
        Consuelo avait ete plus fatiguee par la peur que par la marche; elle etait
        si habituee a dormir sous la garde de son ami, qu'elle ceda au sommeil.
        Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, apres bien des agitations,
        l'habitude de dormir aupres d'elle, ne put cette fois gouter aucun repos.
        Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la sienne
        pendant deux heures, ces emotions de terreur et de jalousie qui avaient
        reveille toute l'intensite de son amour, et jusqu'a cette derniere parole
        que Consuelo lui disait en s'endormant: «Nous voila enfin seuls!»
        allumaient en lui une fievre brulante. Au lieu de se retirer au fond de la
        hutte pour lui temoigner son respect, comme il avait accoutume de faire,
        voyant qu'elle-meme ne songeait pas a s'eloigner de lui, il resta assis a
        ses cotes; et les palpitations de son coeur devinrent si violentes, que
        Consuelo eut pu les entendre, si elle n'eut pas ete endormie. Tout
        l'agitait, le bruit melancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans les
        sapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de la
        toiture, et venaient eclairer faiblement le visage pale de Consuelo encadre
        dans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et de
        farouche qui passe de la nature exterieure dans le coeur de l'homme
        quand la vie est sauvage autour de lui. Il commencait a se calmer et a
        s'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bondit
        sur la fougere, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui etait venu
        s'agenouiller et se rechauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoir
        pourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et en
        voyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs de
        Consuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper son
        visage et ses cheveux dans l'eau glacee du torrent. Il semblait vouloir se
        purifier des pensees coupables qui avaient embrase son cerveau.
        Consuelo vint bientot l'y joindre, et faire la meme ablution pour dissiper
        l'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avec
        l'atmosphere du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elle
        s'etonna de voir Haydn si defait et si triste.

«Oh! pour le coup, frere Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi
        bien que moi les fatigues et les emotions; vous voila aussi pale que ces
        petites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau.
        --Et vous, vous etes aussi fraiche que ces belles roses sauvages qui ont
        l'air de rire sur ses bords, repondit Joseph. Je crois bien que je sais
        braver la fatigue, malgre ma figure terne; mais l'emotion, il est vrai,
        signora, que je ne sais guere la supporter.»
        Il fut triste pendant toute la matinee; et lorsqu'ils s'arreterent pour
        manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide,
        sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si
        ingenues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne put
        s'empecher de lui faire une reponse ou entrait un grand depit contre
        lui-meme et contre sa propre destinee.

«Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien
        malheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, ou ma
        destinee est engagee, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas ma
        fiancee; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et je
        tiendrai parole.
        --Serait-il possible? s'ecria Consuelo, frappee de surprise. En ce cas, mon
        pauvre Beppo, nos destinees, que je croyais conformes en bien des points,
        sont donc entierement opposees; car vous courez vers une fiancee que vous
        n'aimez pas, et moi, je fuis un fiance que j'aime. Etrange fortune! qui
        donne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ils
        cherissent.»
        Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien
        que cette reponse ne lui etait pas dictee par le soupcon de sa temerite et
        le desir de lui donner une lecon. Mais la lecon n'en fut que plus efficace.
        Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en lui
        montrant, par un cri du coeur, sincere et profond, qu'elle en aimait un
        autre sans distraction et sans defaillance.
        Ce fut la derniere folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, le
        raclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent en
        route, il avait completement abjure un amour impossible, et les evenements
        qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du devouement et de
        l'amitie. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle
        tachait de l'ecarter par de douces paroles:

«Ne vous inquietez pas de moi, lui repondait-il. Si je suis condamne a
        n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitie pour elle,
        et l'amitie peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!»
        LXIX.
        Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il
        avait combattues; car il y prit les meilleures lecons d'italien, et meme
        les meilleures notions de musique qu'il eut encore eues dans sa vie. Durant
        les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires
        ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se revelerent l'un a l'autre
        tout ce qu'ils possedaient d'intelligence et de genie. Quoique Joseph Haydn
        eut une belle voix et sut en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il
        jouat agreablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit
        bientot, en ecoutant chanter Consuelo, qu'elle lui etait infiniment
        superieure comme virtuose, et qu'elle eut pu faire de lui un chanteur
        habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultes de Haydn ne
        se bornaient pas a cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu
        avance dans la pratique, tandis qu'en theorie il exprimait des idees si
        elevees et si saines, lui dit un jour en souriant:

«Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher a l'etude du chant; car
        si vous venez a vous passionner pour la profession de chanteur, vous
        sacrifierez peut-etre de plus hautes facultes qui sont en vous. Voyons
        donc un peu vos compositions! Malgre mes longues et severes etudes de
        contre-point avec un aussi grand maitre que le Porpora, ce que j'ai appris
        ne me sert qu'a bien comprendre les creations du genie, et je n'aurai plus
        le temps, quand meme j'en aurais l'audace, de creer moi-meme des oeuvres de
        longue haleine; au lieu que si vous avez le genie createur, vous devez
        suivre cette route, et ne considerer le chant et l'etude des instruments
        que comme vos moyens materiels.»
        Depuis que Haydn avait rencontre Consuelo, il est bien vrai qu'il ne
        songeait plus qu'a se faire chanteur. La suivre ou vivre aupres d'elle,
        la retrouver partout dans sa vie nomade, tel etait son reve ardent
        depuis quelques jours. Il fit donc difficulte de lui montrer son dernier
        manuscrit, quoiqu'il l'eut avec lui, et qu'il eut acheve de l'ecrire en
        allant a Pilsen. Il craignait egalement et de lui sembler mediocre en ce
        genre, et de lui montrer un talent qui la porterait a combattre son envie
        de chanter. Il ceda enfin, et, moitie de gre, moitie de force, se laissa
        arracher le cahier mysterieux. C'etait une petite sonate pour piano, qu'il
        destinait a ses jeunes eleves. Consuelo commenca par la lire des yeux, et
        Joseph s'emerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple
        lecture que si elle l'eut entendu executer. Ensuite elle lui fit essayer
        divers passages sur le violon, et chanta elle-meme ceux qui etaient
        possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'apres cette bluette,
        le futur auteur de la Creation et de tant d'autres productions eminentes;
        mais il est certain qu'elle pressentit un bon maitre, et elle lui dit, en
        lui rendant son manuscrit:

«Courage, Beppo! tu es un artiste distingue, et tu peux etre un grand
        compositeur, si tu travailles. Tu as des idees, cela est certain. Avec des
        idees et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, et
        triomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maitre qu'il te faut.
        Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton baton de
        commandement est ta plume. Tu ne dois pas obeir, mais imposer. Quand on
        peut etre l'ame de l'oeuvre, comment songe-t-on a se ranger parmi les
        machines? Allons! maestro en herbe, n'etudiez plus le trille et la cadence
        avec votre gosier. Sachez ou il faut les placer, et non comment il faut les
        faire. Ceci regarde votre tres-humble servante et subordonnee, qui vous
        retient le premier role de femme que vous voudrez bien ecrire pour un
        mezzo-soprano.
        --O Consuelo de mi alma! s'ecria Joseph, transporte de joie et
        d'esperance; ecrire pour vous, etre compris et exprime par vous! Quelle
        gloire, quelles ambitions vous me suggerez! Mais non, c'est un reve,
        une folie. Enseignez-moi a chanter. J'aime mieux m'exercer a rendre, selon
        votre coeur et votre intelligence, les idees d'autrui, que de mettre sur
        vos levres divines des accents indignes de vous!
        --Voyons, voyons, dit Consuelo, treve de ceremonie. Essayez-vous a
        improviser, tantot sur le violon, tantot avec la voix. C'est ainsi que
        l'ame vient sur les levres et au bout des doigts. Je saurai si vous avez
        le souffle divin, ou si vous n'etes qu'un ecolier adroit, farci de
        reminiscences.»
        Haydn lui obeit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'etait pas savant, et
        qu'il y avait de la jeunesse, de la fraicheur et de la simplicite dans ses
        idees premieres. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut desormais
        lui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, la
        maniere de s'en servir.
        Ils s'amuserent ensuite a dire ensemble des petits duos italiens qu'elle
        lui fit connaitre, et qu'il apprit par coeur.

«Si nous venons a manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, il
        nous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloir
        mettre nos talents a l'epreuve, si elle nous prend pour des vagabonds
        coupeurs de bourses, comme il y en a tant qui deshonorent la profession,
        les malheureux! Soyons donc prets a tout evenement. Ma voix, en la prenant
        tout a fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garcon avant la
        mue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettes
        que vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaise
        etude. Ces faceties populaires sont pleines de verve et de sentiment
        original; et quant a mes vieux chants espagnols, c'est du genie tout pur,
        du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idees engendrent les
        idees.»
        Ces etudes furent delicieuses pour Haydn. C'est la peut-etre qu'il concut
        le genie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tard
        pour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait a
        ces lecons tant de gaiete, de grace, d'animation et d'esprit, que le bon
        jeune homme, ramene a la petulance et au bonheur insouciant de l'enfance,
        oubliait ses pensees d'amour, ses privations, ses inquietudes, et
        souhaitait que cette education ambulante ne finit jamais.
        Nous ne pretendons pas faire l'itineraire du voyage de Consuelo et d'Haydn.
        Peu familiarise avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerions
        peut-etre des indications inexactes, si nous en suivions la trace dans
        les souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire que
        la premiere moitie de ce voyage fut, en somme, plus agreable que penible,
        jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser de
        rapporter.
        Ils avaient suivi, des la source, la rive septentrionale de la Moldaw,
        parce qu'elle leur avait semble la moins frequentee et la plus pittoresque.
        Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissee qui
        se prolonge en s'abaissant dans la meme direction que le Danube; mais
        quand ils furent a la hauteur de Schenau, voyant la chaine de montagnes
        s'abaisser vers la plaine, ils regretterent de n'avoir pas suivi l'autre
        rive du fleuve, et par consequent l'autre bras de la chaine qui s'eloignait
        en s'elevant du cote de la Baviere. Ces montagnes boisees leur offraient
        plus d'abris naturels et de sites poetiques que les vallees de la Boheme.
        Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forets, ils s'amusaient
        a chasser les petits oiseaux a la glu et au lacet; et quand, apres leur
        sieste, ils trouvaient leurs pieges approvisionnes de ce menu gibier, ils
        faisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissait
        somptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous pretexte que ces
        oiseaux musiciens etaient des confreres.
        Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gue, et ne le trouvaient
        pas; la riviere etait rapide, encaissee, profonde, et grossie par les
        pluies des jours precedents. Ils rencontrerent enfin un abordage auquel
        etait amarree une petite barque gardee par un enfant. Ils hesiterent un
        peu a s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avant
        eux et marchander le passage. Ces hommes se diviserent apres s'etre dit
        adieu. Trois se preparerent a suivre la rive septentrionale de la Moldaw,
        tandis que les deux autres entrerent dans le bateau. Cette circonstance
        determina Consuelo.

«Rencontre a droite, rencontre a gauche, dit-elle a Joseph; autant vaut
        traverser, puisque c'etait notre intention.»
        Haydn hesitait encore et pretendait que ces gens avaient mauvaise mine, le
        parler haut et des manieres brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblait
        vouloir dementir cette opinion defavorable, fit arreter le batelier, et,
        s'adressant a Consuelo:

«He! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en lui
        faisant signe d'un air de bienveillance enjouee; le bateau n'est pas bien
        charge, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie.
        --Bien oblige, Monsieur, repondit Haydn; nous profiterons de votre
        permission.
        --Allons, mes enfants, reprit celui qui avait deja parle, et que son
        compagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!»
        Joseph, a peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnus
        regardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention et
        de curiosite. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annoncait que douceur
        et gaiete; sa voix etait agreable, ses manieres polies, et Consuelo prenait
        confiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel.

«Vous etes musicien, mon garcon? dit-il bientot a cette derniere.
        --Pour vous servir, mon bon Monsieur, repondit Joseph.
        --Vous aussi? dit M. Mayer a Joseph; et, lui montrant Consuelo:--C'est
        votre frere, sans doute? ajouta-t-il.
        --Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de meme
        nation, et il entend peu l'allemand.
        --De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujours
        Consuelo.
        --De l'Italie, Monsieur, repondit encore Haydn.
        --Venitien, Genois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer en
        articulant chacune de ces denominations dans le dialecte qui s'y rapporte,
        avec une admirable facilite.
        --Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortes
        d'Italiens, repondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquer
        par un silence prolonge; moi je suis de Venise.
        --Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite du
        dialecte familier a Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avez
        quitte?
        --Six mois seulement.
        --Et vous courez le pays en jouant du violon?
        --Non; c'est lui qui accompagne, repondit Consuelo en montrant Joseph; moi
        je chante.
        --Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flute, ni tambourin?
        --Non; cela m'est inutile.
        --Mais si vous etes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-ce
        pas?
        --Oh! certainement, s'il le fallait!
        --Mais vous ne vous en souciez pas?
        --Non, j'aime mieux chanter.
        --Et vous avez raison; cependant vous serez force d'en venir la, ou de
        changer de profession, du moins pendant un certain temps.
        --Pourquoi cela, Monsieur?
        --Parce que votre voix va bientot muer, si elle n'a commence deja. Quel age
        avez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus?
        --Quelque chose comme cela.
        --Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petite
        grenouille, et il n'est pas sur que vous redeveniez un rossignol. C'est
        une epreuve douteuse pour un garcon que de passer de l'enfance a la
        jeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votre
        place, j'apprendrais a jouer du fifre; avec cela on trouve toujours a
        gagner sa vie.
        --Je verrai, quand j'en serai la.
        --Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant a Joseph en allemand, ne
        jouez-vous que du violon?
        --Pardon, Monsieur, repondit Joseph qui prenait confiance a son tour en
        voyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras a Consuelo; je joue un
        peu de plusieurs instruments.
        --Lesquels, par exemple?
        --Le piano, la harpe, la flute; un peu de tout quand je trouve l'occasion
        d'apprendre.
        --Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins comme
        vous faites; c'est un rude metier. Je vois que votre compagnon, qui est
        encore plus jeune et plus delicat que vous, n'en peut deja plus, car il
        boite.
        --Vous avez remarque cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarque
        aussi, quoique sa compagne n'eut pas voulu avouer l'enflure et la
        souffrance de ses pieds.
        --Je l'ai tres-bien vu se trainer avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer.
        --An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sous
        un air d'indifference philosophique: on n'est pas ne pour avoir toutes ses
        aises, et quand il faut souffrir, on souffre!
        --Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnete en se fixant!
        Je n'aime pas a voir des enfants intelligents et doux, comme vous me
        paraissez l'etre, faire le metier de vagabonds. Croyez-en un bon homme qui
        a des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais,
        mes petits amis. On se tue et on se corrompt a courir les aventures.
        Souvenez-vous de ce que je vous dis la.
        --Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourire
        affectueux; nous en profiterons peut-etre.
        --Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer a Consuelo, qui
        avait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire et
        venitienne, s'etait mise a naviguer.»
        La barque touchait au rivage, apres avoir fait un biais assez considerable
        a cause du courant de l'eau qui etait un peu rude. M. Mayer adressa un
        adieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et son
        compagnon silencieux les empecha de payer leur part au batelier. Apres les
        remerciements convenables, Consuelo et Joseph entrerent dans un sentier qui
        conduisait vers les montagnes, tandis que les deux etrangers suivaient
        la rive aplanie du fleuve dans la meme direction.

«Ce M. Mayer me parait un brave homme, dit Consuelo en se retournant une
        derniere fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sure
        que c'est un bon pere de famille.
        --Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voir
        debarrassee de ses questions.
        --Il aime a causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyage.
        C'est un cosmopolite, a en juger par sa facilite a prononcer les divers
        dialectes. De quel pays peut-il etre?
        --Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le crois
        du nord de l'Allemagne, Prussien peut-etre!
        --Tant pis; je n'aime guere les Prussiens, et le roi Frederic encore moins
        que toute sa nation, d'apres tout ce que j'ai entendu raconter de lui au
        chateau des Geants.
        --En ce cas, vous vous plairez a Vienne; ce roi batailleur et philosophe
        n'a de partisans ni a la cour, ni a la ville.»
        En devisant ainsi, ils gagnerent l'epaisseur des bois, et suivirent des
        sentiers qui tantot se perdaient sous les sapins, et tantot cotoyaient
        un amphitheatre de montagnes accidentees. Consuelo trouvait ces monts
        hyrcinio-carpathiens plus agreables que sublimes; apres avoir traverse
        maintes fois les Alpes, elle n'eprouvait pas les memes transports que
        Joseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressions
        de celui-ci le portaient donc a l'enthousiasme, tandis que sa compagne se
        sentait plus disposee a la reverie. D'ailleurs Consuelo etait tres-fatiguee
        ce jour-la, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de ne
        point affliger Joseph, qui ne s'en affligeait deja que trop.
        Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et apres le repas et la
        musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientot Consuelo,
        quoiqu'elle eut baigne longtemps ses pieds delicats dans le cristal des
        fontaines, a la maniere des heroines de l'idylle, sentit ses talons se
        dechirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait
        faire son etape de nuit. Malheureusement le pays etait tout a fait desert
        de ce cote-la: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant
        de la Moldaw. Joseph etait desespere. La nuit etait trop froide pour
        permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils
        apercurent enfin des lumieres au bas du versant oppose. Cette vallee, ou
        ils descendirent, c'etait la Baviere; mais la ville qu'ils apercevaient
        etait plus eloignee qu'ils ne l'avaient pense: il semblait au desole Joseph
        qu'elle reculait a mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le
        temps se couvrait de tous cotes, et bientot une pluie fine et froide se mit
        a tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphere, que les
        lumieres disparurent, et que nos voyageurs, arrives, non sans peril et sans
        peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel cote se diriger.
        Ils etaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient a s'y
        trainer en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une
        voiture qui venait a leur rencontre. Joseph n'hesita pas a l'aborder pour
        demander des indications sur le pays et sur la possibilite d'y trouver un
        gite.

«Qui va la? lui repondit une voix forte; et il entendit en meme temps
        claquer la batterie d'un pistolet: Eloignez-vous, ou je vous fais sauter
        la tete!
        --Nous ne sommes pas bien redoutables, repondit Joseph sans se deconcerter.
        Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un
        renseignement.
        --Eh mais! s'ecria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitot pour
        celle de l'honnete M. Mayer, ce sont mes petits droles de ce matin; je
        reconnais l'accent de l'aine. Etes-vous la aussi, le gondolier? ajouta-t-il
        en venitien et en appelant Consuelo.
        --C'est moi, repondit-elle dans le meme dialecte. Nous nous sommes egares,
        et nous vous demandons, mon bon Monsieur, ou nous pourrons trouver un
        palais ou une ecurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.
        --Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous etes a deux grands milles
        au moins de toute espece d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un
        chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitie de vous: montez dans ma
        voiture; je puis vous y donner deux places sans me gener. Allons, point de
        facons, montez!
        --Monsieur, vous etes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de
        l'hospitalite de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers
        l'Autriche.
        --Non, je vais a l'ouest. Dans une heure au plus je vous deposerai a
        Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.
        Cela meme abregera votre route. Allons, decidez-vous, si vous ne trouvez
        pas de plaisir a recevoir la pluie, et a nous retarder.
        --Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas a Joseph; et ils
        monterent dans la voiture.
        Ils remarquerent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont
        l'une conduisait, l'autre, qui etait M. Mayer, occupait la banquette de
        derriere. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture etait une
        chaise a six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouette
        par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son
        collier, en secouant la tete avec impatience.
        LXX.

«Quand je vous le disais! s'ecria M. Mayer, reprenant son propos ou il
        l'avait laisse le matin: y a-t-il un metier plus rude et plus facheux que
        celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le
        soleil ne luit pas toujours, et votre destinee est aussi variable que
        l'atmosphere.
        --Quelle destinee n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le
        ciel est inclement, la Providence met des coeurs secourables sur notre
        route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentes de l'accuser.
        --Vous avez de l'esprit, mon petit ami, repondit Mayer; vous etes de ce
        beau pays ou tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni
        votre belle voix ne vous empecheront de mourir de faim dans ces tristes
        provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un
        pays riche et civilise, sous la protection d'un grand prince.
        --Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.
        --Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.
        --Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn?
        n'est-on pas aussi bien protege dans ses Etats?...
        --Eh! sans doute, repondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majeste
        Marie-Therese deteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous
        Serez chasses de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,
        comme vous voila.»
        En ce moment, Consuelo revit, a peu de distance, dans une profondeur
        De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumieres qu'elle avait
        apercues, et fit part de son observation a Joseph, qui sur-le-champ
        manifesta a M. Mayer le desir de descendre, pour gagner ce gite plus
        rapproche que la ville de Biberek.»

«Cela? repondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumieres? Ce sont des
        lumieres, en effet; mais elles n'eclairent d'autres gites que des marais
        dangereux ou bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous
        jamais vu des feux follets?
        --Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les
        petits lacs de la Boheme.
        --Eh bien, mes enfants, ces lumieres que vous voyez ne sont pas autre
        chose.
        M. Mayer reparla longtemps encore a nos jeunes gens de la necessite de se
        fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient a Vienne, sans toutefois
        determiner le lieu ou il les engageait a se rendre. D'abord Joseph fut
        frappe de son obstination, et craignit qu'il n'eut decouvert le sexe de sa
        compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme a un garcon
        (allant jusqu'a lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'etat militaire,
        quand elle serait en age, que de trainer la semelle a travers champs) le
        rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer etait un de ces
        cerveaux faibles, a idees fixes, qui repetent un jour entier le premier
        propos qui leur est venu a l'esprit en s'eveillant. Consuelo, de son cote,
        le prit pour un maitre d'ecole, ou pour un ministre protestant qui n'avait
        en tete qu'educations, bonnes moeurs et proselytisme.
        Au bout d'une heure, ils arriverent a Biberek, par une nuit si obscure
        qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arreta dans une cour
        d'auberge, et aussitot M. Mayer fut aborde par deux hommes qui le tirerent
        a part pour lui parler. Lorsqu'ils entrerent dans la cuisine, ou Consuelo
        et Joseph etaient occupes a se secher et a se rechauffer aupres du feu,
        Joseph reconnut dans ces deux personnages, les memes qui s'etaient separes
        de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversee,
        les laissant sur la rive gauche. L'un des deux etait borgne, et l'autre,
        quoiqu'il eut ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agreable. Celui
        qui avait passe l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient
        retrouve dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrieme ne parut pas.
        Ils parlerent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo
        elle-meme qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur
        eux une sorte d'autorite et influencer tout au moins leurs decisions; car,
        apres un entretien assez anime a voix basse, sur les dernieres paroles
        qu'il leur dit, ils se retirerent, a l'exception de celui que Consuelo, en
        le designant a Joseph, appelait le silencieux : c'etait celui qui n'avait
        point quitte M. Mayer.
        Haydn s'appretait a faire servir le souper frugal de sa compagne et le
        sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers
        eux, les invita a partager son repas, et insista avec tant de bonhomie
        qu'ils n'oserent le refuser. Il les emmena dans la salle a manger, ou ils
        trouverent un veritable festin, du moins c'en etait un pour deux pauvres
        enfants prives de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une
        marche assez penible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue;
        la bonne chere que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les
        domestiques paraissaient le servir, et la quantite de vin qu'il absorbait,
        ainsi que son muet compagnon, la forcaient a rabattre un peu de la haute
        opinion qu'elle avait prise des vertus presbyteriennes de l'amphitryon.
        Elle etait choquee surtout du desir qu'il montrait de faire boire Joseph
        et elle-meme au dela de leur soif, et de l'enjouement tres-vulgaire avec
        lequel il les empechait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec
        plus d'inquietude encore que, soit distraction, soit besoin reel de
        reparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commencait a devenir
        plus communicatif et plus anime qu'elle ne l'eut souhaite. Enfin elle prit
        un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de
        coude qu'elle lui donnait pour arreter ses frequentes libations; et lui
        retirant son verre au moment ou M. Mayer allait le remplir de nouveau:

«Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter;
        cela ne nous convient pas.
        --Vous etes de droles de musiciens! s'ecria Mayer en riant, avec son air
        de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous etes
        les premiers de ce caractere que je rencontre!
        --Et vous, Monsieur, etes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous
        l'etes! Le diable m'emporte si vous n'etes pas maitre de chapelle de
        quelque principaute saxonne!
        --Peut-etre, repondit Mayer en souriant; et voila pourquoi vous m'inspirez
        de la sympathie, mes enfants.
        --Si Monsieur est un maitre, reprit Consuelo, il y a trop de distance
        entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour
        l'interesser bien vivement.
        --Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne
        pense, dit Mayer; et il y a de tres-grands maitres, voire des maitres de
        chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commence par chanter
        dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures,
        j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la
        Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec
        accompagnement de ritournelles agreables, et meme savantes sur le violon!
        Eh bien, cela m'est arrive, tandis que je dejeunais sur un coteau avec mes
        amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens
        qui venaient de me charmer, j'ai ete fort surpris de trouver en eux deux
        pauvres enfants, l'un vetu en petit paysan, l'autre ... bien gentil, bien
        simple, mais peu fortune en apparence.... Ne soyez donc ni honteux ni
        surpris de l'amitie que je vous temoigne, mes petits amis, et faites-moi
        celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.
        --Monsieur, maestro! s'ecria Joseph tout joyeux et tout a fait gagne, je
        veux boire a la votre. Oh! Vous etes un veritable musicien, j'en suis
        certain, puisque vous avez ete enthousiasme du talent de ... du signor
        Bertoni, mon camarade.
        --Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientee en lui
        arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien.
        Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin
        gate la voix; vous devez donc nous encourager a rester sobres, au lieu de
        chercher a nous debaucher.
        --Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replacant au milieu de
        la table la carafe qu'il avait mise derriere lui. Oui, menageons la voix,
        c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre age ne comporte, ami
        Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette epreuve de vos bonnes
        moeurs. Vous irez loin, je le vois a votre prudence autant qu'a votre
        talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le merite d'y
        contribuer.»
        Alors le pretendu professeur, se mettant a l'aise, et parlant avec un air
        de bonte et de loyaute extreme, leur offrit de les emmener avec lui a
        Dresde, ou il leur procurerait les lecons du celebre Hasse et la protection
        Speciale de la reine de Pologne, princesse electorale de Saxe.
        Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, etait precisement
        eleve du Porpora. C'etait une rivalite de faveur entre ce maitre et le
        Sassone [1], aupres de la souveraine dilettante, qui avait ete la premiere
        cause de leur profonde inimitie. Lors meme que Consuelo eut ete disposee a
        chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eut pas choisi pour
        son debut cette cour, ou elle se serait trouvee en lutte avec l'ecole et la
        coterie qui avaient triomphe de son maitre. Elle en avait assez entendu
        parler a ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour
        etre, en tout etat de choses, fort peu tentee de suivre le conseil du
        professeur Mayer.

[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient a Jean-Adolphe Hasse, qui etait
        Saxon.]
        Quant a Joseph, sa situation etait fort differente. La tete montee par
        Le souper, il se figurait avoir rencontre un puissant protecteur et le
        promoteur de sa fortune future. La pensee ne lui venait pas d'abandonner
        Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'etait,
        Il se livrait a l'esperance de le retrouver un jour. Il se fiait a sa
        bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de
        joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en
        applaudit que davantage, soit qu'il ne voulut pas le chagriner en lui
        faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo,
        qu'il fut lui-meme un tres-mediocre musicien. L'erreur ou il etait
        tres-reellement sur le sexe de cette derniere, quoiqu'il l'eut entendue
        chanter, achevait de lui demontrer qu'il ne pouvait pas etre un professeur
        bien exerce d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eut pu le
        faire un serpent de village ou un professeur de trompette.
        Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener a
        Dresde. Tout en refusant, Joseph ecoutait ses offres d'un air ebloui,
        et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tot possible, que
        Consuelo se vit forcee de detromper M. Mayer sur la possibilite de cet
        arrangement.

«Il n'y faut pas songer quant a present, dit-elle d'un ton tres-ferme;
        Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-meme avez
        d'autres projets. Mayer renouvela ses offres seduisantes, et fut surpris de
        la trouver inebranlable, ainsi que Joseph, a qui la raison revenait lorsque
        le signor Bertoni reprenait la parole.»
        Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte
        apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo
        profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilite a ecouter les
        belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.

«Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effraye.
        --Non, reprit-elle; mais c'est deja une imprudence que de faire societe
        aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut
        s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garcon.
        J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les
        tenir le plus possible sous la table, il eut ete impossible qu'on ne
        remarquat point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs
        n'avaient ete absorbes, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre
        babil. Maintenant le plus prudent serait de nous eclipser, et d'aller
        dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces
        nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher a nos pas.
        --Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans
        saluer et sans remercier cet honnete homme, cet illustre professeur,
        peut-etre? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-meme que nous
        venons d'entretenir.
        --Je vous reponds que non; et si vous aviez eu votre tete, vous auriez
        remarque une foule de lieux communs miserables qu'il a dits sur la musique.
        Un maitre ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs
        de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais
        pourquoi je crois voir, a sa figure, qu'il n'a jamais souffle que dans du
        cuivre; et, a son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil
        sur son chef d'orchestre.
        -- Corno , ou clarino secondo , s'ecria Joseph en eclatant de rire, ce
        n'en est pas moins un convive agreable.
        --Et vous, vous ne l'etes guere, repliqua Consuelo avec un peu d'humeur;
        allons, degrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.
        --La pluie tombe a torrents; ecoutez comme elle bat les vitres!
        --J'espere que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo
        en le secouant pour l'eveiller.»
        M, Mayer rentra en cet instant.

«En voici bien d'une autre! s'ecria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir
        coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voila mes amis qui me font
        rebrousser chemin, et qui pretendent que je leur suis necessaire pour une
        affaire d'interet qu'ils ont a Passaw. Il faut que je cede! Ma foi, mes
        enfants, si j'ai un conseil a vous donner, puisqu'il me faut renoncer au
        plaisir de vous emmener a Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai
        toujours deux places a vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la
        leur. Nous serons demain matin a Passaw, qui n'est qu'a six milles d'ici.
        La, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez pres de la frontiere
        d'Autriche, et vous pourrez meme descendre le Danube en bateau jusqu'a
        Vienne, a peu de frais et sans fatigue.»
        Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de
        Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le
        Danube etait une ressource a laquelle ils n'avaient point encore pense.
        Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux
        precautions a prendre pour la securite de leur gite ce soir-la. Dans
        l'obscurite, retranchee au fond de la voiture, elle n'avait rien a craindre
        des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on
        arriverait a Passaw avant le jour. Joseph fut enchante de sa determination.
        Cependant Consuelo eprouvait je ne sais quelle repugnance, et la tournure
        des amis de M. Mayer lui deplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si
        eux aussi etaient musiciens.

«Tous plus ou moins, lui repondit-il laconiquement.»
        Ils trouverent les voitures attelees, les conducteurs sur leur banquette,
        et les valets d'auberge, fort satisfaits des liberalites de M. Mayer,
        s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un
        intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un
        gemissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers
        Joseph, qui n'avait rien remarque; et ce gemissement s'etant repete une
        seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant
        personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte
        a quelque chien ennuye de sa chaine. Mais quoi qu'elle fit pour s'en
        distraire, elle en recut une impression sinistre. Ce cri etouffe au milieu
        des tenebres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes
        animees ou indifferentes, sans qu'elle put savoir precisement si c'etait
        une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de
        tristesse. Elle pensa tout de suite a Albert; et comme si elle eut cru
        pouvoir participer a ces revelations mysterieuses dont il semblait doue,
        elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tete de son fiance ou sur
        la sienne propre.
        Cependant la voiture roulait deja. Un nouveau cheval plus robuste encore
        que le premier la trainait avec vitesse. L'autre voiture, egalement rapide,
        marchait tantot devant, tantot derriere. Joseph babillait sur nouveaux
        frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant
        de dormir deja pour autoriser son silence.
        La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquietude, et elle tomba
        dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'eveilla, Joseph dormait aussi, et
        M. Mayer etait enfin silencieux. La pluie avait cesse, le ciel etait pur,
        et le jour commencait a poindre. Le pays avait un aspect tout a fait
        inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraitre
        a l'horizon les cimes d'une chaine de montagnes qui ressemblait au
        Boehmer-Wald.
        A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec
        surprise la position de ces montagnes, qui eussent du se trouver a sa
        gauche, et qui se trouvaient a sa droite. Les etoiles avaient disparu,
        et le soleil, qu'elle s'attendait a voir lever devant elle, ne se montrait
        pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait etait une autre chaine que
        celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la
        parole au conducteur de la voiture, seul personnage eveille qui s'y trouvat
        en ce moment.
        Le cheval prit le pas pour monter une cote assez rapide, et le bruit
        des roues s'amortit dans le sable humide des ornieres. Ce fut alors que
        Consuelo entendit tres-distinctement, le meme sanglot sourd et douloureux
        qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge a Biberek. Cette voix
        semblait partir de derriere elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit
        que le dossier de cuir contre lequel elle etait appuyee. Elle crut etre
        en proie a une hallucination; et, ses pensees se reportant toujours sur
        Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant meme il etait a
        l'agonie, et qu'elle recueillait, grace a la puissance incomprehensible de
        l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et dechirant
        de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau,
        qu'elle se sentit defaillir; et, craignant de suffoquer tout a fait, elle
        demanda au conducteur, qui s'arretait pour faire souffler son cheval a
        mi-cote, la permission de monter le reste a pied. Il y consentit, et
        mettant pied a terre lui-meme, il marcha aupres du cheval en sifflant.
        Cet homme etait trop bien habille pour etre un voiturier de profession.
        Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets
        a sa ceinture. Cette precaution dans un pays aussi desert que celui ou
        ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de
        la voiture, que Consuelo examina en marchant a cote de la roue, annoncait
        qu'elle portait des marchandises. Elle etait trop profonde pour qu'il n'y
        eut pas, derriere la banquette du fond, une double caisse, comme celles ou
        l'on met les valeurs et les depeches. Cependant elle ne paraissait pas
        tres-chargee, un seul cheval la trainait sans peine. Une observation qui
        frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant
        elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout a fait sorti de
        l'horizon au point oppose ou elle eut du le voir, si la voiture eut marche
        dans la direction de Passaw.

«De quel cote allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se
        rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos a l'Autriche.
        --Oui, pour une demi-heure, repondit-il avec beaucoup de tranquillite; nous
        revenons sur nos pas, parce que le pont de la riviere que nous avons a
        traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un detour d'un demi-mille
        pour en retrouver un autre.»
        Consuelo, un peu tranquillisee, remonta dans la voiture, echangea quelques
        paroles indifferentes avec M. Mayer, qui s'etait eveille, et qui se
        rendormit bientot (Joseph ne s'etait pas derange un moment de son somme),
        et l'on arriva au sommet de la cote. Consuelo vit se derouler devant elle
        un long chemin escarpe et sinueux, et la riviere dont lui avait parle le
        conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil
        pouvait s'etendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours
        vers le nord. Consuelo inquiete et surprise ne put se rendormir.
        Une nouvelle montee se presenta bientot, le cheval semblait tres-fatigue.
        Les voyageurs descendirent tous, excepte Consuelo, qui souffrait toujours
        des pieds. C'est alors que le gemissement frappa de nouveau ses oreilles,
        mais si nettement et a tant de reprises differentes, qu'elle ne put
        l'attribuer davantage a une illusion de ses sens; le bruit partait sans
        aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et
        decouvrit, dans le coin ou s'etait toujours tenu M. Mayer, une petite
        lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond.
        Elle essaya de la pousser, mais elle n'y reussit pas. Il y avait une
        serrure, dont la clef etait probablement dans la poche du pretendu
        professeur.
        Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de
        Son gousset un couteau a lame forte et bien coupante, dont elle s'etait
        munie en partant, peut-etre par une inspiration de la pudeur, et avec
        l'apprehension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours
        soustraire une femme energique. Elle profita d'un moment ou tous les
        voyageurs etaient en avant sur le chemin, meme le conducteur, qui n'avait
        plus rien a craindre de l'ardeur de son cheval; et elargissant, d'une main
        prompte et assuree, la fente etroite que presentait la lucarne a son point
        de jonction avec le dossier, elle parvint a l'ecarter assez pour y coller
        son oeil et voir dans l'interieur de cette case, mysterieuse. Quels furent
        sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette
        etroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente
        pratiquee en haut, un homme d'une taille athletique, baillonne, couvert de
        sang, les mains et les pieds etroitement lies et garrottes, et le corps
        replie sur lui-meme, dans un etat de gene et de souffrances horribles!
        Ce qu'on pouvait distinguer de son visage etait d'une paleur livide, et il
        paraissait en proie aux convulsions de l'agonie.
        LXXI.
        Glacee d'horreur, Consuelo sauta a terre; et, allant rejoindre Joseph, elle
        lui pressa le bras a la derobee, pour qu'il s'eloignat du groupe avec elle.
        Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:

«Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite a l'instant meme, lui
        dit-elle a voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je
        viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous a travers
        champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font.»
        Joseph crut qu'un mauvais reve avait trouble l'imagination de sa compagne.
        Il comprenait a peine ce qu'elle lui disait. Lui-meme se sentait appesanti
        par une langueur inusitee; et les tiraillements d'estomac qu'il eprouvait
        lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille etait frelate par
        l'aubergiste et mele de mechantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il
        n'avait pas fait une assez notable infraction a sa sobriete habituelle pour
        se sentir assoupi et abattu comme il l'etait.

«Chere signora, repondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en
        vous ecoutant. Quand meme ces braves gens seraient des bandits, comme il
        vous plait de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils esperer en
        s'emparant de nous?
        --Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme
        assassine dans cette meme voiture ou nous voyageons....»
        Joseph ne put s'empecher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait
        en effet l'air d'une vision.

«Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous egarent? reprit-elle
        avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le
        Danube sont derriere nous? Regardez ou est le soleil, et voyez dans quel
        desert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!»
        La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commenca a dissiper
        la securite, pour ainsi dire lethargique, ou il etait plonge.

«Eh bien, dit-il, avancons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir
        malgre nous, nous verrons bien leurs intentions.
        --Et si nous ne pouvons leur echapper tout de suite, du sang-froid, Joseph,
        entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur echapper dans un autre
        moment.»
        Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la
        souffrance ne l'y forcait, et gagnant du terrain neanmoins. Mais ils ne
        purent faire dix pas de la sorte sans etre rappeles par M. Mayer, d'abord
        d'un ton amical, bientot avec un accent plus severe, et enfin comme ils
        n'en tenaient pas compte, par les jurements energiques des autres. Joseph
        tourna la tete, et vit avec terreur un pistolet braque sur eux par le
        conducteur qui accourait a leur poursuite.

«Ils vont nous tuer, dit-il a Consuelo en ralentissant sa marche.
        --Sommes-nous hors de portee? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entrainant
        toujours et en commencant a courir.
        --Je ne sais, repondit Joseph en tachant de l'arreter; croyez-moi, le
        moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.
        --Arretez-vous, ou vous etes morts, cria le conducteur qui courait plus
        vite qu'eux, et les tenait a portee du pistolet, le bras etendu.
        --C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arretant;
        Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle a haute voix en se
        retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comedienne, si je n'avais
        pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir
        que la plaisanterie ne prend pas.»
        Et, regardant Joseph qui etait pale comme la mort, elle affecta de rire
        Aux eclats, en montrant cette figure bouleversee aux autres voyageurs qui
        s'etaient rapproches d'eux.

«Il l'a cru! s'ecria-t-elle avec une gaiete parfaitement jouee. Il l'a cru,
        mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh!
        monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imagine tout de bon que
        monsieur voulait lui envoyer une balle!»
        Consuelo affectait de parler venitien, tenant ainsi en respect par sa
        gaiete l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de
        rire aussi.
        Puis, se tournant vers le conducteur:

«Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un
        clignement d'oeil que Consuelo observa tres-bien. Pourquoi effrayer ainsi
        ces pauvres enfants?
        Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, repondit l'autre en remettant ses
        pistolets dans son ceinturon.
        --Helas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste
        opinion de toi, mon ami Joseph. Quant a moi, je n'ai pas eu peur,
        rendez-moi justice! monsieur Pistolet.
        --Vous etes un brave, repondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et
        vous battriez la charge a la tete d'un regiment, sans sourciller au milieu
        de la mitraille.
        --Ah! cela, je n'en sais rien, repliqua-t-elle; peut-etre aurais-je eu
        peur, si j'avais cru que monsieur voulut nous tuer tout de bon. Mais nous
        autres Venitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas
        comme cela.
        --C'est egal, la mystification est de mauvais gout, reprit M. Mayer.»
        Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais
        Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue
        qu'il s'agissait d'une explication dont le resultat etait qu'on croyait
        s'etre mepris sur son intention de fuir.
        Consuelo etant remontee dans la voiture avec les autres:

«Convenez, dit-elle en riant a M. Mayer, que votre conducteur a pistolets
        est un drole de corps! Je vais l'appeler a present signor Pistola .
        Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'etait pas bien
        neuf, ce jeu-la!
        --C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit
        que cela a Venise, n'est-ce pas?
        --Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait a votre place pour nous
        jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier
        buisson venu de la route, et ils se seraient tous caches. Alors, quand nous
        nous serions retournes, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait
        tout emporte, qui eut ete bien attrape? moi, surtout qui ne peux plus me
        trainer; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald,
        et qui se serait cru abandonne dans ce desert.»
        M. Mayer riait de ses faceties enfantines qu'il traduisait a mesure au
        signor Pistola , non moins egaye que lui de la simplicite du gondolier .
        Oh! vous etes par trop madre! repondait Mayer; on ne se frottera plus a
        vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux
        bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son
        cote a jouer ce role du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout
        melodrame.
        Il est certain que leur aventure en etait un assez serieux; et, tout en
        faisant sa partie avec habilete, Consuelo sentait qu'elle avait la fievre.
        Heureusement c'est dans la fievre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on
        succombe.
        Elle se montra des lors aussi gaie qu'elle avait ete reservee jusque-la; et
        Joseph, qui avait repris toutes ses facultes, la seconda fort bien. Tout en
        paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent
        d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller a Dresde, sur lesquelles
        M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnerent toute sa
        confiance, et le mirent a meme de trouver quelque expedient pour leur
        avouer honnetement qu'il les y menait sans leur permission. L'expedient fut
        bientot trouve. M. Mayer n'etait pas novice dans ces sortes d'enlevements.
        Il y eut un dialogue anime en langue etrangere entre ces trois individus,
        M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout a coup ils se
        mirent a parler allemand, et comme s'ils continuaient le meme sujet:

«Je vous le disais bien; s'ecria M. Mayer, nous avons fait fausse route; a
        preuve que leur voiture ne reparait pas. Il y a plus de deux heures que
        nous les avons laisses derriere nous, et j'ai eu beau regarder a la montee,
        je n'ai rien apercu.
        --Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tete de la
        voiture, et en la rentrant d'un air decourage.»
        Consuelo avait fort bien remarque, des la premiere montee, la disparition
        de cette autre voiture avec laquelle on etait parti de Bibereck.

«J'etais bien sur que nous etions egares, observa Joseph; mais je ne
        voulais pas le dire.
        --Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux,
        affectant un grand deplaisir de cette decouverte.
        --C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspire par l'innocent
        machiavelisme de Consuelo; c'est drole de se perdre en voiture! je croyais
        que cela n'arrivait qu'aux pietons.
        --Ah bien! voila qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais a present que
        nous fussions sur la route de Dresde!
        --Si je savais ou nous sommes, repartit M. Mayer, je me rejouirais avec
        vous, mes enfants; car je vous avoue que j'etais assez mecontent d'aller a
        Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous
        nous fussions assez detournes pour avoir un pretexte de borner la notre
        complaisance envers eux.
        --Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous
        plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous genons pas, et si vous voulez
        toujours de nous pour aller a Dresde, nous voila tout prets a vous suivre,
        fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?
        --J'en dis autant, repondit Consuelo. Vogue la galere!
        --Vous etes de braves enfants! repondit Mayer en cachant sa joie sous son
        air de preoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant ou nous sommes.
        --Ou que nous soyons, il faut nous arreter, dit le conducteur; le cheval
        n'en peut plus. Il n'a rien mange depuis hier soir, et il a marche toute la
        nuit. Nous ne serons faches, ni les uns ni les autres, de nous restaurer
        aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!»
        On entra dans le bois, le cheval fut detele. Joseph et Consuelo offrirent
        leurs services avec empressement; on les accepta sans mefiance. On pencha
        la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du
        prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo
        l'entendit encore gemir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement
        Consuelo pour voir si elle s'en etait apercue. Mais, malgre la pitie qui
        dechirait son coeur, elle sut paraitre sourde et impassible. Mayer fit
        le tour de la voiture, Consuelo, qui s'etait eloignee, le vit ouvrir a
        l'exterieur une petite porte de derriere, jeter un coup d'oeil dans
        l'interieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa
        poche.

« La marchandise est-elle avariee? cria le silencieux a M. Mayer.
        --Tout est bien, repondit-il avec une indifference brutale, et il fit tout
        disposer pour le dejeuner.
        --Maintenant, dit Consuelo rapidement a Joseph en passant aupres de lui,
        fais comme moi et suis tous mes pas.»
        Elle aida a etendre les provisions sur l'herbe, et a deboucher les
        bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaiete; M. Mayer vit
        avec plaisir ces serviteurs volontaires se devouer a son bien-etre. Il
        aimait ses aises, et se mit a boire et a manger ainsi que ses compagnons
        avec des manieres plus gloutonnes et plus grossieres qu'il n'en avait
        montre la veille. Il tendait a chaque instant son verre a ses deux nouveaux
        pages, qui, a chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient
        pour courir, de cote et d'autre, epiant le moment de courir une fois
        pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins
        clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur
        l'herbe et deboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornee
        de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le
        silencieux se mit a chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord
        duquel on s'etait arrete, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la
        delivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle
        dans les buissons; et, des qu'ils se virent caches dans l'epaisseur du
        feuillage, ils prirent leur course comme deux lievres a travers bois. Ils
        n'avaient plus guere a craindre les balles dans ce taillis epais; et quand
        ils s'entendirent rappeler, ils jugerent qu'ils avaient pris assez d'avance
        pour continuer sans danger.

«II vaut pourtant mieux repondre, dit Consuelo en s'arretant; cela
        detournera les soupcons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de
        course.»
        Joseph, repondit donc:

«Par ici, par ici! il y a de l'eau!
        --Une source, une source!» cria Consuelo.
        Et courant aussitot a angle droit, afin de derouter l'ennemi, ils
        repartirent legerement. Consuelo ne pensait plus a ses pieds malades et
        enfles, Joseph avait triomphe du narcotique que M. Mayer lui avait verse
        la veille. La peur leur donnait des ailes.
        Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposee a celle
        qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'ecouter
        les voix qui les appelaient de deux cotes differents, lorsqu'ils trouverent
        la lisiere du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonne qui
        s'abaissait jusqu'a une route battue, et des bruyeres semees de massifs
        d'arbres.

«Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit
        eleve ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.
        Consuelo hesita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui
        dit:

«Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une
        route, et l'esperance d'y rencontrer quelqu'un.
        --Eh! s'ecria Joseph, c'est la meme route que nous suivions tout a l'heure.
        Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le
        lieu d'ou nous sommes partis. Que l'un des trois monte a cheval, et il nous
        rattrapera avant que nous ayons gagne le bas du terrain.
        --C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je
        vois quelque chose la-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce
        cote. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'etre atteints nous-memes.
        Allons!»
        Il n'y avait pas de temps a perdre en deliberations. Joseph se fia aux
        inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant,
        et ils avaient gagne les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix
        de leurs ennemis a la lisiere du bois. Cette fois, ils se garderent de
        repondre, et coururent encore, a la faveur des arbres et des buissons,
        jusqu'a ce qu'ils rencontrerent un ruisseau encaisse, que ces memes arbres
        leur avaient cache. Une longue planche servait de pont; ils traverserent,
        et jeterent ensuite la planche au fond de l'eau.
        Arrives a l'autre rive, ils la descendirent, toujours proteges par une
        epaisse vegetation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugerent qu'on
        avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se meprenait plus sur leurs
        intentions, et qu'on cherchait a les atteindre par surprise. Mais bientot
        la vegetation du rivage fut interrompue, et ils s'arreterent, craignant
        d'etre vus. Joseph avanca la tete avec precaution parmi les dernieres
        broussailles, et vit un des brigands en observation a la sortie du bois, et
        l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient deja eprouve
        la superiorite a la course), au bas de la colline, non loin de la riviere.
        Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'etait
        dirigee du cote de la route; et tout a coup elle revint vers Joseph:

«C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauves! Il faut la
        joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avise de passer l'eau.»
        Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgre la
        nudite du terrain; la voiture venait a eux au galop.

«Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'etait l'autre voiture, celle des complices?
        --Non, repondit Consuelo, c'est une berline a six chevaux, deux postillons,
        et deux courriers; nous sommes sauves, te dis-je, encore un peu de
        courage.»
        Il etait bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouve
        l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la
        force et la rapidite d'un sanglier. Il vit bientot dans quel endroit la
        trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il
        devina la ruse, franchit l'eau a la nage, retrouva la marque des pas sur la
        rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait
        les deux fugitifs traverser la bruyere ... mais il vit aussi la voiture; il
        comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les
        broussailles et s'y tint sur ses gardes.
        Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants,
        la berline ne s'arreta pas. Les voyageurs jeterent quelques pieces de
        monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de
        les ramasser, continuaient a courir en criant a la portiere, marcherent sur
        eux au galop pour debarrasser leurs maitres de cette importunite. Consuelo,
        essoufflee et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment
        du succes, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les
        mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph,
        cramponne a la portiere, au risque de manquer prise et de se faire ecraser,
        criait d'une voix haletante:

«Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! a l'assassin!»
        Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin a comprendre
        ces paroles entrecoupees, et fit signe a un des courriers qui arreta les
        postillons. Consuelo, lachant alors la bride de l'autre courrier a laquelle
        elle s'etait suspendue, quoique le cheval se cabrat et que le cavalier la
        menacat de son fouet, vint se joindre a Joseph; et sa figure animee par la
        course frappa les voyageurs, qui entrerent en pourparler.

«Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle
        maniere de demander l'aumone! On vous a donne, que voulez-vous encore?
        ne pouvez-vous repondre?»
        Consuelo etait comme prete a expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait
        que dire:

«Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans
        reussir a retrouver la parole.
        --Ils ont l'air de deux renards forces a la chasse, dit l'autre voyageur;
        attendons que la voix leur revienne.» Et les deux seigneurs, magnifiquement
        equipes, les regarderent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait
        avec l'agitation des pauvres fugitifs.
        Enfin, Joseph reussit a articuler encore les mots de voleurs et
        d'assassins; aussitot les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et,
        s'avancant sur le marche-pied, regarderent de tous cotes, etonnes de ne
        rien voir qui put motiver une pareille alerte. Les brigands s'etaient
        caches, et la campagne etait deserte et silencieuse. Enfin, Consuelo,
        revenant a elle, leur parla ainsi, en s'arretant a chaque phrase pour
        respirer:

«Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons ete enleves par
        des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous pretexte de nous
        rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute
        la nuit. Au point du jour, nous nous sommes apercus qu'on nous trompait, et
        qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous
        avons voulu fuir; ils nous ont menaces, le pistolet a la main. Enfin, ils
        se sont arretes dans les bois que voici, nous nous sommes echappes, et nous
        avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes
        perdus; ils sont a deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres
        dans le bois.
        --Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.
        --Mon ami, dit en francais un des voyageurs auquel Consuelo s'etait
        adressee parce qu'il etait plus pres d'elle, sur le marchepied, apprenez
        que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voila une belle question!
        Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge
        point de compter les ennemis.
        --Vraiment, voulez-vous vous amuser a pourfendre? reprit en francais
        l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.
        --Ce ne sera pas long, et cela nous degourdira. Voulez-vous etre de la
        partie, comte?
        --Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence
        son epee dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse etait
        ornee de pierreries.
        --Oh! vous faites bien, Messieurs,» s'ecria Consuelo, a qui l'impetuosite
        de son coeur fit oublier un instant son humble role, et qui pressa de ses
        deux mains le bras du comte.
        Le comte, surpris d'une telle familiarite de la part d'un petit drole de
        cette espece, regarda sa manche d'un air de degout railleur, la secoua,
        et releva ses yeux avec une lenteur meprisante sur Consuelo qui ne put
        s'empecher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte
        Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Venitiens lui avaient demande,
        en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence
        paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eut en elle, en cet
        instant, un rayonnement de fierte calme et douce qui dementait les
        apparences de sa misere, soit que sa facilite a parler la langue du bon ton
        en Allemagne fit penser qu'elle etait un jeune gentilhomme travesti, soit
        enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte
        changea de physionomie tout a coup, et, au lieu d'un sourire de mepris, lui
        adressa un sourire de bienveillance. Le comte etait encore jeune et beau;
        on eut pu etre ebloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eut
        surpasse en jeunesse, en regularite de traits, et en luxe de stature.
        C'etaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait
        d'eux, et probablement de beaucoup d'autres.
        Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi sur
        elle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'interet, detourna
        leur attention de sa personne en leur disant:

«Allez, Messieurs, ou plutot venez; nous vous servirons de guides. Ces
        bandits ont dans leur voiture un malheureux cache dans un compartiment de
        la caisse, enferme comme dans un cachot. Il est la pieds et poings lies,
        mourant, ensanglante, et un baillon dans la bouche. Allez le delivrer;
        cela convient a de nobles coeurs comme les votres!
        --Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'ecria le baron, et je vois,
        cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps a l'ecouter. C'est
        peut-etre un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces
        bandits.
        --Vous dites qu'ils sont la? reprit le comte en montrant le bois.
        --Oui, dit Joseph; mais ils sont disperses, et si vos seigneuries veulent
        bien ecouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monteront
        la cote dans leur voiture, aussi vite que possible, et, apres avoir tourne
        la colline, elles trouveront a la hauteur du bois que voici, et tout a
        l'entree, sur la lisiere opposee, la voiture ou est le prisonnier, tandis
        que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les
        bandits ne sont que trois; ils sont bien armes; mais, se voyant pris des
        deux cotes a la fois, ils ne feront pas de resistance.
        --L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et
        faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de
        ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous
        arreter. Moi, j'emmene celui-ci avec mon chasseur. Hatons-nous; car si nos
        brigands ont l'eveil, comme il est probable, ils prendront les devants.
        --La voiture ne peut vous echapper, observa Consuelo; leur cheval est sur
        les dents.»
        Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta
        derriere la voiture.

«Passez, dit le comte a Consuelo, en la faisant entrer la premiere, sans
        se rendre compte a lui-meme de ce mouvement de deference. Il s'assit
        pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penche a la portiere
        pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeil
        son compagnon qui traversait le ruisseau a cheval, suivi de son homme
        d'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelo
        n'etait pas sans inquietude pour son pauvre camarade, expose au premier
        feu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur a ce
        poste perilleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui
        eperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaitre sous le bois.
        Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisieme.... La berline
        tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, eleva son ame
        a Dieu; et le comte, agite d'une sollicitude analogue pour son noble
        compagnon, cria en jurant aux postillons:

«Mais forcez donc le galop, canailles! ventre a terre!...»
        LXXII.
        Le signor Pistola , auquel nous ne pouvons donner d'autre nom que celui
        dont Consuelo l'avait gratifie, car nous ne l'avons pas trouve assez
        interessant de sa personne pour faire des recherches a cet egard, avait vu,
        du lieu ou il etait cache, la berline s'arreter aux cris des fugitifs.
        L'autre anonyme, que nous appelons aussi, comme Consuelo, le Silencieux ,
        avait fait, du haut de la colline, la meme observation et la meme
        reflexion; il avait couru rejoindre Mayer, et tous deux songeaient aux
        moyens de se sauver. Avant que le baron eut traverse le ruisseau, Pistola
        avait gagne du chemin, et s'etait deja tapi dans le bois. Il les laissa
        passer, et leur tira par derriere deux coups de pistolet, dont l'un perca
        le chapeau du baron, et l'autre blessa le cheval du domestique assez
        legerement. Le baron tourna bride, l'apercut, et, courant sur lui,
        l'etendit par terre d'un coup de pistolet. Puis il le laissa se rouler dans
        les epines en jurant, et suivit Joseph qui arriva a la voiture de M. Mayer
        presque en meme temps que celle du comte. Ce dernier avait deja saute a
        terre. Mayer et le Silencieux avaient disparu avec le cheval sans perdre le
        temps a cacher la chaise. Le premier soin des vainqueurs fut de forcer la
        serrure de la caisse ou etait renferme le prisonnier. Consuelo aida avec
        transport a couper les cordes et le baillon de ce malheureux, qui ne se
        vit pas plus tot delivre qu'il se jeta a terre prosterne devant ses
        liberateurs, et remerciant Dieu. Mais, des qu'il eut regarde le baron,
        il se crut retombe de Charybde en Scylla.
        Ah! monsieur le baron de Trenk! s'ecria-t-il, ne me perdez pas, ne me
        livrez pas. Grace, grace pour un pauvre deserteur, pere de famille!
        Je ne suis pas plus Prussien que vous, monsieur le baron; je suis sujet
        autrichien comme vous, et je vous supplie de ne pas me faire arreter. Oh!
        faites-moi grace!
        --Faites-lui grace, monsieur le baron de Trenk! s'ecria Consuelo sans
        savoir a qui elle parlait, ni de quoi il s'agissait.
        --Je te fais grace, repondit le baron; mais a condition que tu vas
        t'engager par les plus epouvantables serments a ne jamais dire de qui
        tu tiens la vie et la liberte.»
        Et en parlant ainsi, le baron, tirant un mouchoir de sa poche, s'enveloppa
        soigneusement la figure, dont il ne laissa passer qu'un oeil.

«Etes-vous blesse? dit le comte.
        --Non, repondit-il en rabattant son chapeau sur son visage; mais si nous
        rencontrons ces pretendus brigands, je ne me soucie pas d'etre reconnu.
        Je ne suis deja pas tres-bien dans les papiers de mon gracieux souverain:
        il ne me manquerait plus que cela!
        --Je comprends ce dont il s'agit, reprit le comte; mais soyez sans crainte,
        je prends tout sur moi.
        --Cela peut sauver ce deserteur des verges et de la potence, mais non pas
        moi d'une disgrace. N'importe! on ne sait pas ce qui peut arriver; il faut
        obliger ses semblables a tout risque. Voyons, malheureux! peux-tu tenir sur
        tes jambes! Pas trop, a ce que je vois. Tu es blesse?
        --J'ai recu beaucoup de coups, il est vrai, mais je ne les sens plus.
        --Enfin, peux-tu deguerpir?
        --Oh! oui, monsieur l'aide de camp.
        --Ne m'appelle pas ainsi, drole, tais-toi; va-t'en! Et nous, cher comte,
        faisons de meme: il me tarde d'avoir quitte ce bois. J'ai abattu un des
        recruteurs; si le roi le savait, mon affaire serait bonne!... quoique apres
        tout, je m'en moque! ajouta-t-il en levant les epaules.
        --Helas, dit Consuelo, tandis que Joseph passait sa gourde au deserteur, si
        on l'abandonne ici, il sera bientot repris. Il a les pieds enfles par les
        cordes, et peut a peine se servir de ses mains. Voyez, comme il est pale
        et defait!
        --Nous ne l'abandonnerons pas, dit le comte qui avait les yeux attaches
        sur Consuelo. Franz, descendez de cheval, dit-il a son domestique; et,
        s'adressant au deserteur:--Monte sur cette bete, je te la donne, et ceci
        encore, ajouta-t-il en lui jetant sa bourse. As-tu la force de gagner
        l'Autriche?
        --Oui, oui, Monseigneur!
        --Veux-tu aller a Vienne?
        --Oui, Monseigneur.
        --Veux-tu reprendre du service?
        --Oui, Monseigneur, pourvu que ce ne soit pas en Prusse.
        --Va-t'en trouver Sa Majeste l'imperatrice-reine: elle recoit tout le monde
        un jour par semaine. Dis-lui que c'est le comte Hoditz qui lui fait present
        d'un tres-beau grenadier, parfaitement dresse a la prussienne.
        --J'y cours, Monseigneur.
        --Et n'aie jamais le malheur de nommer M. le baron, ou je te fais prendre
        par mes gens, et je te renvoie en Prusse.
        --J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oh! si les miserables m'avaient
        laisse l'usage des mains, je me serais tue quand ils m'ont repris.
        --Decampe!
        Oui, Monseigneur.»
        Il acheva d'avaler le contenu de la gourde, la rendit a Joseph, l'embrassa,
        sans savoir qu'il lui devait un service bien plus important, se prosterna
        devant le comte et le baron, et, sur un geste d'impatience de celui-ci qui
        lui coupa la parole, il fit un grand signe de croix, baisa la terre, et
        monta a cheval avec l'aide des domestiques, car il ne pouvait remuer les
        pieds; mais a peine fut-il en selle, que, reprenant courage et vigueur, il
        piqua des deux et se mit a courir bride abattue sur la route du midi.

«Voila qui achevera de me perdre, si on decouvre jamais que je vous ai
        laisse faire, dit le baron au comte. C'est egal, ajouta-t-il avec un grand
        eclat de rire; l'idee de faire cadeau a Marie-Therese d'un grenadier de
        Frederic est la plus charmante du monde. Ce drole, qui a envoye des balles
        aux houlans de l'imperatrice, va en envoyer aux cadets du roi de Prusse!
        Voila des sujets bien fideles, et des troupes bien choisies!
        --Les souverains n'en sont pas plus mal servis. Ah ca, qu'allons-nous faire
        de ces enfants?
        --Nous pouvons dire comme le grenadier, repondit Consuelo, que, si vous
        nous abandonnez ici, nous sommes perdus.
        --Je ne crois pas, repondit le comte, qui mettait dans toutes ses paroles
        une sorte d'ostentation chevaleresque, que nous vous ayons donne lieu
        jusqu'ici de mettre en doute nos sentiments d'humanite. Nous allons vous
        emmener jusqu'a ce que vous soyez assez loin d'ici pour ne plus rien
        craindre. Mon domestique, que j'ai mis a pied, montera sur le siege de la
        voiture, dit-il en s'adressant au baron; et il ajouta d'un ton plus bas:
        --Ne preferez-vous pas la societe de ces enfants a celle d'un valet qu'il
        nous faudrait admettre dans la voiture, et devant lequel nous serions
        obliges de nous contraindre davantage?
        --Eh! sans doute, repondit le baron; des artistes, quelque pauvres qu'ils
        soient, ne sont deplaces nulle part. Qui sait si celui qui vient de
        retrouver son violon dans ces broussailles, et qui le remporte avec tant de
        joie, n'est pas un Tartini en herbe? Allons, troubadour! dit-il a Joseph
        qui venait effectivement de ressaisir son sac, son instrument et ses
        manuscrits sur le champ de bataille, venez avec nous, et, a notre premier
        gite, vous nous chanterez ce glorieux combat ou nous n'avons trouve
        personne a qui parler.
        --Vous pouvez vous moquer de moi a votre aise, dit le comte lorsqu'ils
        furent installes dans le fond de la voiture, et les jeunes gens vis-a-vis
        d'eux (la berline roulait deja rapidement vers l'Autriche), vous qui avez
        abattu une piece de ce gibier de potence.
        --J'ai bien peur de ne l'avoir pas tue sur le coup, et de le retrouver
        quelque jour a la porte du cabinet de Frederic: je vous cederais donc cet
        exploit de grand coeur.
        --Moi qui n'ai meme pas vu l'ennemi, reprit le comte, je vous l'envie
        sincerement, votre exploit; je prenais gout a l'aventure, et j'aurais eu
        du plaisir a chatier ces droles comme ils le meritent. Venir saisir des
        deserteurs et lever des recrues jusque sur le territoire de la Baviere,
        aujourd'hui l'alliee fidele de Marie-Therese! c'est d'une insolence qui
        n'a pas de nom!
        --Ce serait un pretexte de guerre tout trouve, si on n'etait las de se
        battre, et si le temps n'etait a la paix pour le moment. Vous m'obligerez
        donc, monsieur le comte, en n'ebruitant pas cette aventure, non-seulement
        a cause de mon souverain, qui me saurait fort mauvais gre du role que j'y
        ai joue, mais encore a cause de la mission dont je suis charge aupres de
        votre imperatrice. Je la trouverais fort mal disposee a me recevoir, si je
        l'abordais sous le coup d'une pareille impertinence de la part de mon
        gouvernement.
        --Ne craignez rien de moi, repondit le comte; vous savez que je ne suis pas
        un sujet zele, parce que je ne suis pas un courtisan ambitieux....
        --Et quelle ambition pourriez-vous avoir encore, cher comte? L'amour et
        la fortune ont couronne vos voeux; au lieu que moi.... Ah! combien nos
        destinees sont dissemblables jusqu'a present, malgre l'analogie qu'elles
        presentent au premier abord!»
        En parlant ainsi, le baron tira de son sein un portrait entoure de
        diamants, et se mit a le contempler avec des yeux attendris, et en poussant
        de profonds soupirs, qui donnerent un peu envie de rire a Consuelo. Elle
        trouva qu'une passion si peu discrete n'etait pas de bon gout, et railla
        interieurement cette maniere de grand seigneur.

«Cher baron, reprit le comte en baissant la voix (Consuelo feignait de
        ne pas entendre, et y faisait meme son possible), je vous supplie de
        n'accorder a personne la confiance dont vous m'avez honore, et surtout de
        ne montrer ce portrait a nul autre qu'a moi. Remettez-le dans sa boite, et
        songez que cet enfant entend le francais aussi bien que vous et moi.
        --A propos! s'ecria le baron en refermant le portrait sur lequel Consuelo
        s'etait bien gardee de jeter les yeux, que diable voulaient-ils faire de
        ces deux petits garcons, nos racoleurs? Dites, que vous proposaient-ils
        pour vous engager a les suivre?
        --En effet, dit le comte, je n'y songeais pas, et maintenant je ne
        m'explique pas leur fantaisie; eux qui ne cherchent a enroler que des
        hommes dans la force de l'age, et d'une stature demesuree, que
        pouvaient-ils faire de deux petits enfants?»
        Joseph raconta que le pretendu Mayer s'etait donne pour musicien, et leur
        avait continuellement parle de Dresde et d'un engagement a la chapelle de
        l'electeur.

«Ah! m'y voila! reprit le baron, et ce Mayer, je gage que je le connais!
        Ce doit etre un nomme N..., ex-chef de musique militaire, aujourd'hui
        recruteur pour la musique des regiments prussiens. Nos indigenes ont la
        tete si dure, qu'ils ne reussiraient pas a jouer juste et en mesure, si Sa
        Majeste, qui a l'oreille plus delicate que feu le roi son pere, ne tirait
        de la Boheme et de la Hongrie ses clairons, ses fifres, et ses trompettes.
        Le bon professeur de tintamarre a cru faire un joli cadeau, a son maitre
        En lui amenant, outre le deserteur repeche sur vos terres, deux petits
        musiciens a mine intelligente; et le faux-fuyant de leur promettre Dresde
        et les delices de la cour n'etait pas mal trouve, pour commencer. Mais vous
        n'eussiez pas seulement apercu Dresde, mes enfants, et, bon gre, mal
        gre, vous eussiez ete incorpores dans la musique de quelque regiment
        d'infanterie seulement pour le reste de vos jours.
        --Je sais a quoi m'en tenir maintenant sur le sort qui nous attendait,
        repondit Consuelo; j'ai entendu parler des abominations de ce regime
        militaire, de la mauvaise foi et de la cruaute des enlevements de recrues.
        Je vois, a la maniere dont le pauvre grenadier etait traite par ces
        miserables, qu'on ne m'avait rien exagere. Oh! le grand Frederic!...
        --Sachez, jeune homme, dit le baron avec une emphase un peu ironique, que
        Sa Majeste ignore les moyens, et ne connait que les resultats.
        --Dont elle profite, sans se soucier du reste, reprit Consuelo animee par
        une indignation irresistible. Oh! Je le sais, monsieur le baron, les rois
        n'ont jamais tort, et sont innocents de tout le mal qu'on fait pour leur
        plaire.
        --Le drole a de l'esprit! s'ecria le comte en riant; mais soyez prudent,
        mon joli petit tambour, et n'oubliez pas que vous parlez devant un officier
        superieur du regiment ou vous deviez peut-etre entrer.
        --Sachant me taire, monsieur le comte, je ne revoque jamais en doute la
        discretion d'autrui.
        --Vous l'entendez, baron! il vous promet le silence que vous n'aviez pas
        songe a lui demander! Allons, c'est un charmant enfant.
        --Et je me fie a lui de tout mon coeur, repartit le baron. Comte, vous
        devriez l'enroler, vous, et l'offrir comme page a Son Altesse.
        --C'est fait, s'il y consent, dit le comte en riant. Voulez-vous accepter
        cet engagement, beaucoup plus doux que celui du service prussien? Ah! mon
        enfant! il ne s'agira ni de souffler dans des chaudrons, ni de battre le
        rappel avant le jour, ni de recevoir la schlague et de manger du pain
        de briques pilees, mais de porter la queue et l'eventail d'une dame
        admirablement belle et gracieuse, d'habiter un palais de fees, de presider
        aux jeux et aux ris, et de faire votre partie dans des concerts qui valent
        bien ceux du grand Frederic! Etes-vous tente? Ne me prenez-vous pas pour un
        Mayer?
        --Et quelle est donc cette altesse si gracieuse et si magnifique? demanda
        Consuelo en souriant.
        --C'est la margrave douairiere de Bareith, princesse de Culmbach, mon
        illustre epouse, repondit le comte Hoditz; c'est maintenant la chatelaine
        de Roswald en Moravie.»
        Consuelo avait cent fois entendu raconter a la chanoinesse Wenceslawa de
        Rudolstadt la genealogie, les alliances et l'histoire anecdotique de toutes
        les principautes et aristocraties grandes et petites de l'Allemagne et des
        pays circonvoisins; plusieurs de ces biographies l'avaient frappee, et
        entre autres celle du comte Hoditz-Roswald, seigneur morave tres-riche,
        chasse et abandonne par un pere irrite de ses deportements, aventurier
        tres-repandu dans toutes les cours de l'Europe; enfin, grand-ecuyer et
        amant de la margrave douairiere de Bareith, qu'il avait epousee en secret,
        enlevee et conduite a Vienne, de la en Moravie, ou, ayant herite de son
        pere, il l'avait mise recemment a la tete d'une brillante fortune. La
        chanoinesse etait revenue souvent sur cette histoire, qu'elle trouvait fort
        scandaleuse parce que la margrave etait princesse suzeraine, et le comte
        simple gentilhomme; et c'etait pour elle un sujet de se dechainer contre
        les mesalliances et les mariages d'amour. De son cote, Consuelo, qui
        cherchait a comprendre et a bien connaitre les prejuges de la caste
        nobiliaire, faisait son profit de ces revelations et ne les oubliait pas.
        La premiere fois que le comte Hoditz s'etait nomme devant elle, elle avait
        ete frappee d'une vague reminiscence, et maintenant elle avait presentes
        toutes les circonstances de la vie et du mariage romanesque de cet
        aventurier celebre. Quant au baron de Trenk, qui n'etait alors qu'au
        debut de sa memorable disgrace, et qui ne presageait guere son epouvantable
        avenir, elle n'en avait jamais entendu parler. Elle ecouta donc le comte
        etaler avec un peu de vanite le tableau de sa nouvelle opulence. Raille
        et meprise dans les petites cours orgueilleuses de l'Allemagne, Hoditz
        avait longtemps rougi d'etre regarde comme un pauvre diable enrichi par
        sa femme. Heritier de biens immenses, il se croyait desormais rehabilite
        en etalant le faste d'un roi dans son comte morave, et produisait avec
        complaisance ses nouveaux titres a la consideration ou a l'envie de minces
        souverains beaucoup moins riches que lui. Rempli de bons procedes et
        d'attentions delicates pour sa margrave, il ne se piquait pourtant pas
        d'une scrupuleuse fidelite envers une femme beaucoup plus agee que lui; et
        soit que cette princesse eut, pour fermer les yeux, les bons principes et
        le bon gout du temps, soit qu'elle crut que l'epoux illustre par elle ne
        pouvait jamais ouvrir les yeux sur le declin de sa beaute, elle ne le
        genait point dans ses fantaisies.
        Au bout de quelques lieues, on trouva un relais prepare expres a l'avance
        pour les nobles voyageurs. Consuelo et Joseph voulurent descendre et
        prendre conge d'eux; mais ils s'y opposerent, pretextant la possibilite
        de nouvelles entreprises de la part des recruteurs repandus dans le pays.

«Vous ne savez pas, leur dit Trenk (et il n'exagerait rien), combien cette
        race est habile et redoutable. En quelque lieu de l'Europe civilisee que
        vous mettiez le pied, si vous etes pauvre et sans defense, si vous avez
        quelque vigueur ou quelque talent, vous etes expose a la fourberie ou a la
        violence de ces gens-la. Ils connaissent tous les passages de frontieres,
        tous les sentiers de montagnes, toutes les routes de traverse, tous les
        gites equivoques, tous les coquins dont ils peuvent esperer assistance et
        main-forte au besoin. Ils parlent toutes les langues, tous les patois, car
        ils ont vu toutes les nations et fait tous les metiers. Ils excellent a
        manier un cheval, a courir, nager, sauter par-dessus les precipices
        comme de vrais bandits. Ils sont presque tous braves, durs a la fatigue,
        menteurs, adroits et impudents, vindicatifs, souples et cruels. C'est le
        rebut de l'espece humaine, dont l'organisation militaire du feu roi de
        Prusse, Gros-Guillaume , a fait les pourvoyeurs les plus utiles de sa
        puissance, et les soutiens les plus importants de sa discipline. Ils
        rattraperaient un deserteur au fond de la Siberie, et iraient le chercher
        au milieu des balles de l'armee ennemie, pour le seul plaisir de le ramener
        en Prusse et de l'y faire pendre pour l'exemple. Ils ont arrache de l'autel
        un pretre qui disait sa messe, parce qu'il avait cinq pieds dix pouces; ils
        ont vole un medecin a la princesse electorale; ils ont mis en fureur dix
        fois le vieux margrave de Bareith, en lui enlevant son armee composee de
        vingt ou trente hommes, sans qu'il ait ose en demander raison ouvertement;
        ils ont fait soldat a perpetuite un gentilhomme francais qui allait voir sa
        femme et ses enfants aux environs de Strasbourg; ils ont pris des Russes a
        la czarine Elisabeth, des houlans au marechal de Saxe, des pandours a
        Marie-Therese, des magnats de Hongrie, des seigneurs polonais, des
        chanteurs italiens, et des femmes de toutes les nations, nouvelles
        Sabines mariees de force a des soldats. Tout leur est bon; outre leurs
        appointements et leurs frais de voyages qui sont largement retribues, ils
        ont une prime de tant par tete, que dis-je! de tant par pouce et par ligne
        de stature....
        --Oui! dit Consuelo, ils fournissent de la chair humaine a tant par once!
        Ah! votre grand roi est un ogre!... Mais soyez tranquille, monsieur le
        baron, dites toujours; vous avez fait une belle action en rendant la
        liberte a notre pauvre deserteur. J'aimerais mieux subir les supplices
        qui lui etaient destines, que de dire une parole qui put vous nuire.»
        Trenk, dont le fougueux caractere ne comportait pas la prudence, et qui
        etait deja aigri par les rigueurs et les injustices incomprehensibles de
        Frederic a son egard, trouvait un amer plaisir a devoiler devant le comte
        Hoditz les forfaits de ce regime dont il avait ete temoin et complice,
        dans un temps de prosperite, ou ses reflexions n'avaient pas toujours
        ete aussi equitables et aussi severes. Maintenant persecute secretement,
        quoique en apparence il dut a la confiance du roi de remplir une mission
        diplomatique importante aupres de Marie-Therese, il commencait a detester
        son maitre, et a laisser paraitre ses sentiments avec trop d'abandon. Il
        rapporta au comte les souffrances, l'esclavage et le desespoir de cette
        nombreuse milice prussienne, precieuse a la guerre, mais si dangereuse
        durant la paix, qu'on en etait venu, pour la reduire, a un systeme de
        terreur et de barbarie sans exemple. Il raconta l'epidemie de suicide qui
        s'etait repandue dans l'armee, et les crimes que commettaient des soldats,
        honnetes et devots d'ailleurs, dans le seul but de se faire condamner a
        mort pour echapper a l'horreur de la vie qu'on leur avait faite.

«Croiriez-vous, dit-il, que les rangs surveilles sont ceux qu'on
        recherche avec le plus d'ardeur? Il faut que vous sachiez que ces rangs
        surveilles sont composes de recrues etrangeres, d'hommes enleves, ou de
        jeunes gens de la nation prussienne, lesquels, au debut d'une carriere
        militaire qui ne doit finir qu'avec la vie, sont generalement en proie,
        durant les premieres annees, au plus horrible decouragement. On les divise
        par rangs, et on les fait marcher, soit en paix, soit en guerre, devant une
        rangee d'hommes plus soumis ou plus determines, qui ont la consigne de
        tirer chacun sur celui qui marche devant lui, si ce dernier montre la
        plus legere intention de fuir ou de resister. Si le rang charge de cette
        execution la neglige, le rang place derriere, qui est encore choisi parmi
        de plus insensibles et de plus farouches ( car il y en a parmi les vieux
        soldats endurcis et les volontaires, qui sont presque tous des scelerats),
        ce troisieme rang, dis-je, est charge de tirer sur les deux premiers;
        et ainsi de suite, si le troisieme rang faiblit dans l'execution. Ainsi,
        chaque rang de l'armee a, dans la bataille l'ennemi en face et l'ennemi
        sur ses talons, nulle part des semblables, des compagnons, ou des freres
        d'armes. Partout la violence, la mort et l'epouvante! C'est avec cela, dit
        le grand Frederic, qu'on forme des soldats invincibles. Eh bien, une place
        dans ces premiers rangs est enviee et recherchee par le jeune militaire
        prussien; et sitot qu'il y est place, sans concevoir la moindre esperance
        de salut, il se debande et jette ses armes, afin d'attirer sur lui les
        balles de ses camarades. Ce mouvement de desespoir en sauve plusieurs, qui,
        risquant le tout pour le tout, et bravant les plus insurmontables dangers,
        parviennent a s'echapper, et souvent passent a l'ennemi. Le roi ne s'abuse
        pas sur l'horreur que son joug de fer inspire a l'armee, et vous savez
        peut-etre son mot au duc de Brunswick, son neveu, qui assistait a une de
        ses grandes revues, et ne se lassait pas d'admirer la belle tenue et les
        superbes manoeuvres de ses troupes. «--La reunion et l'ensemble de tant de
        beaux hommes vous surprend? lui dit Frederic; et moi, il y a quelque chose
        qui m'etonne bien davantage!--Quoi donc? dit le jeune duc.--C'est que nous
        soyons en surete, vous et moi, au milieu d'eux, repondit le roi.»

«Baron, cher baron, reprit le comte Hoditz, ceci est le revers de la
        medaille. Rien ne se fait miraculeusement chez les hommes. Comment Frederic
        serait-il le plus grand capitaine de son temps s'il avait la douceur des
        colombes? Tenez! n'en parlez pas davantage. Vous m'obligeriez a prendre son
        parti, moi son ennemi naturel, contre vous, son aide de camp et son favori.
        --A la maniere dont il traite ses favoris dans un jour de caprice, on peut
        juger, repondit Trenk, de sa facon d'agir avec ses esclaves! Ne parlons
        plus de lui, vous avez raison; car, en y songeant, il me prend une envie
        diabolique de retourner dans le bois, et d'etrangler de mes mains ses zeles
        pourvoyeurs de chair humaine, a qui j'ai fait grace par une sotte et lache
        prudence.»
        L'emportement genereux du baron plaisait a Consuelo; elle ecoutait avec
        interet ses peintures animees de la vie militaire en Prusse; et, ne sachant
        pas qu'il entrait dans cette courageuse indignation un peu de depit
        personnel, elle y voyait l'indice d'un grand caractere. Il y avait de la
        grandeur reelle neanmoins dans l'ame de Trenk. Ce beau et fier jeune homme
        n'etait pas ne pour ramper. Il y avait bien de la difference, a cet egard,
        entre lui et son ami improvise en voyage, le riche et superbe Hoditz. Ce
        dernier, ayant fait dans son enfance la terreur et le desespoir de ses
        precepteurs, avait ete enfin abandonne a lui-meme; et quoiqu'il eut passe
        l'age des bruyantes incartades, il conservait dans ses manieres et dans ses
        propos quelque chose de pueril qui contrastait avec sa stature herculeenne
        et son beau visage un peu fletri par quarante annees pleines de fatigues et
        de debauches. Il n'avait puise l'instruction superficielle qu'il etalait
        de temps en temps, que dans les romans, la philosophie a la mode, et la
        frequentation du theatre. Il se piquait d'etre artiste, et manquait de
        discernement et de profondeur en cela comme en tout. Pourtant son grand
        air, son affabilite exquise, ses idees fines et riantes, agirent bientot
        sur l'imagination du jeune Haydn, qui le prefera au baron, peut-etre aussi
        a cause de l'attention plus prononcee que Consuelo accordait a ce dernier.
        Le baron, au contraire, avait fait de bonnes etudes; et si le prestige des
        cours et l'effervescence de la jeunesse l'avaient souvent etourdi sur la
        realite et la valeur des grandeurs humaines, il avait conserve au fond de
        l'ame cette independance de sentiments et cette equite de principes que
        donnent les lectures serieuses et les nobles instincts developpes par
        l'education. Son caractere altier avait pu s'engourdir sous les caresses et
        les flatteries de la puissance; mais il n'avait pu plier assez pour qu'a la
        moindre atteinte de l'injustice, il ne se relevat fougueux et brulant. Le
        beau page de Frederic avait trempe ses levres a la coupe empoisonnee; mais
        l'amour, un amour absolu, temeraire, exalte, etait venu ranimer son audace
        et sa perseverance. Frappe dans l'endroit le plus sensible de son coeur, il
        avait releve la tete, et bravait en face le tyran qui voulait le mettre a
        genoux.
        A l'epoque de notre recit, il paraissait age d'une vingtaine d'annees
        tout au plus. Une foret de cheveux bruns, dont il ne voulait pas faire le
        sacrifice a la discipline puerile de Frederic, ombrageait son large front.
        Sa taille etait superbe, ses yeux etincelants, sa moustache noire comme
        l'ebene, sa main blanche comme l'albatre, quoique forte comme celle d'un
        athlete, et sa voix fraiche et male comme son visage, ses idees, et les
        esperances de son amour. Consuelo songeait a cet amour mysterieux qu'il
        avait a chaque instant sur les levres, et qu'elle ne trouvait plus ridicule
        a mesure qu'elle observait, dans ses elans et ses reticences, le melange
        d'impetuosite naturelle et de mefiance trop fondee qui le mettait en guerre
        continuelle avec lui-meme et avec sa destinee. Elle eprouvait, en depit
        d'elle-meme, une vive curiosite de connaitre la dame des pensees d'un
        si beau jeune homme, et se surprenait a faire des voeux sinceres et
        romanesques pour le triomphe de ces deux amants. Elle ne trouva point la
        journee longue, comme elle s'y etait attendue dans un genant face a face
        avec deux inconnus d'un rang si different du sien. Elle avait pris a
        Venise la notion, et a Riesenburg l'habitude de la politesse, des manieres
        Douces et des propos choisis qui sont le beau cote de ce qu'on appelait
        exclusivement dans ce temps-la la bonne compagnie. Tout en se tenant sur la
        reserve, et ne parlant pas, a moins d'etre interpellee, elle se sentit donc
        fort a l'aise, et fit ses reflexions interieurement sur tout ce qu'elle
        entendit. Ni le baron ni le comte ne parurent s'apercevoir de son
        deguisement. Le premier ne faisait guere attention ni a elle ni a Joseph.
        S'il leur adressait quelques mots, il continuait son propos en se
        retournant vers le comte; et bientot, tout en parlant avec entrainement, il
        ne pensait plus meme a celui-ci, et semblait converser avec ses propres
        pensees, comme un esprit qui se nourrit de son propre feu. Quant au comte,
        il etait tour a tour grave comme un monarque, et semillant comme une
        marquise francaise. Il tirait des tablettes de sa poche, et prenait des
        notes avec le serieux d'un penseur ou d'un diplomate; puis il les relisait
        en chantonnant, et Consuelo voyait que c'etaient de petits versiculets dans
        un francais galant et doucereux. Il les recitait parfois au baron, qui les
        declarait admirables sans les avoir ecoutes. Quelquefois il consultait
        Consuelo d'un air debonnaire, et lui demandait avec une fausse modestie:

«Comment trouvez-vous cela, mon petit ami? Vous comprenez le francais,
        n'est-ce pas?»
        Consuelo, impatientee de cette feinte condescendance qui paraissait
        chercher a l'eblouir, ne put resister a l'envie de relever deux ou trois
        fautes qui se trouvaient dans un quatrain a la beaute . Sa mere lui avait
        appris a bien phraser et a bien enoncer les langues qu'elle-meme chantait
        facilement et avec une certaine elegance. Consuelo, studieuse, et cherchant
        dans tout l'harmonie, la mesure et la nettete que lui suggerait son
        organisation musicale, avait trouve dans les livres la clef et la regle de
        ces langues diverses. Elle avait surtout examine avec soin la prosodie,
        en s'exercant a traduire des poesies lyriques, et en ajustant des paroles
        etrangeres sur des airs nationaux, pour se rendre compte du rhythme et de
        l'accent. Elle etait ainsi parvenue a bien connaitre les regles de la
        versification dans plusieurs langues, et il ne lui fut pas difficile de
        relever les erreurs du poete morave.
        Emerveille de son savoir, mais ne pouvant se resoudre a douter du sien
        propre, Hoditz consulta le baron, qui se porta competent pour donner
        gain de cause au petit musicien. De ce moment, le comte s'occupa d'elle
        exclusivement, mais sans paraitre se douter de son age veritable ni de son
        sexe. Il lui demanda seulement ou il avait ete eleve, pour savoir si bien
        les lois du Parnasse.

«A l'ecole gratuite des maitrises de chant de Venise, repondit-elle
        laconiquement.
        --Il parait que les etudes de ce pays-la sont plus fortes que celles de
        l'Allemagne; et votre camarade, ou a-t-il etudie?
        --A la cathedrale de Vienne, repondit Joseph.
        --Mes enfants, reprit le comte, je crois que vous avez tous deux beaucoup
        d'intelligence et d'aptitude. A notre premier gite, je veux vous examiner
        sur la musique; et si vous tenez ce que vos figures et vos manieres
        promettent, je vous engage pour mon orchestre ou mon theatre de Roswald.
        Je veux tout de bon vous presenter a la princesse mon epouse; qu'en
        diriez-vous? hein! Ce serait une fortune pour des enfants comme vous.»
        Consuelo avait ete prise d'une forte envie de rire en entendant le comte se
        proposer d'examiner Haydn et elle-meme sur la musique. Elle ne put que
        s'incliner respectueusement avec de grands efforts pour garder son
        serieux. Joseph, sentant davantage les consequences avantageuses pour lui
        d'une nouvelle protection, remercia et ne refusa pas. Le comte reprit
        ses tablettes, et lut a Consuelo la moitie d'un petit opera italien
        singulierement detestable, et plein de barbarismes, qu'il se promettait
        de mettre lui-meme en musique et de faire representer pour la fete de sa
        femme par ses acteurs, sur son theatre, dans son chateau, ou, pour mieux
        dire, dans sa residence; car, se croyant prince par le fait de sa margrave,
        il ne parlait pas autrement.
        Consuelo poussait de temps en temps le coude de Joseph pour lui faire
        remarquer les bevues du comte, et, succombant sous l'ennui, se disait en
        elle-meme que, pour s'etre laisse seduire par de tels madrigaux, la fameuse
        beaute du margraviat hereditaire de Bareith, apanage de Culmbach, devait
        etre une personne bien eventee, malgre ses titres, ses galanteries et ses
        annees.
        Tout en lisant et en declamant, le comte croquait des bonbons pour
        s'humecter le gosier et en offrait sans cesse aux jeunes voyageurs, qui,
        n'ayant rien mange depuis la veille, et mourant de faim, acceptaient, faute
        de mieux, cet aliment plus propre a la tromper qu'a la satisfaire, tout en
        se disant que les dragees et les rimes du comte etaient une bien fade
        nourriture.
        Enfin, vers le soir, on vit paraitre a l'horizon les forts et les fleches
        de cette ville de Passaw ou Consuelo avait pense le matin ne pouvoir jamais
        arriver. Cet aspect, apres tant de dangers et de terreurs, lui fut presque
        aussi doux que l'eut ete en d'autres temps celui de Venise; et lorsqu'elle
        traversa le Danube, elle ne put se retenir de donner une poignee de main a
        Joseph.

«Est-il votre frere? lui demanda le comte, qui n'avait pas encore songe a
        lui faire cette question.
        --Oui, Monseigneur, repondit au hasard Consuelo, pour se debarrasser de sa
        curiosite.
        --Vous ne vous ressemblez pourtant pas, dit le comte.
        --Il y a tant d'enfants qui ne ressemblent pas a leur pere! repondit
        gaiement Joseph.
        --Vous n'avez pas ete eleves ensemble?
        Non, monseigneur. Dans notre condition errante, on est eleve ou l'on peut
        et comme l'on peut.
        --Je ne sais pourquoi je m'imagine pourtant, dit le comte a Consuelo, en
        baissant la voix, que vous etes bien ne . Tout dans votre personne et
        votre langage annonce une distinction naturelle.
        --Je ne sais pas du tout comment je suis ne, monseigneur, repondit-elle en
        riant. Je dois etre ne musicien de pere en fils; car je n'aime au monde que
        la musique.
        --Pourquoi etes-vous habille en paysan de Moravie?
        --Parce que, mes habits s'etant uses en voyage, j'ai achete dans une foire
        de ce pays-la ceux que vous voyez.
        --Vous avez donc ete en Moravie? a Roswald, peut-etre?
        -Aux environs, oui, monseigneur, repondit Consuelo avec malice, j'ai apercu
        de loin, et sans oser m'en approcher, votre superbe domaine, vos statues,
        vos cascades, vos jardins, vos montagnes, que sais-je? des merveilles, un
        palais de fees!
        --Vous avez vu tout cela! s'ecria le comte emerveille de ne l'avoir pas su
        plus tot, et ne s'apercevant pas que Consuelo, lui ayant entendu decrire
        pendant deux heures les delices de sa residence, pouvait bien en faire la
        description apres lui, en surete de conscience. Oh! cela doit vous donner
        envie d'y revenir! dit-il.
        --J'en grille d'envie a present que j'ai le bonheur de vous connaitre,
        repondit Consuelo, qui avait besoin de se venger de la lecture de son opera
        en se moquant de lui.»
        Elle sauta legerement de la barque sur laquelle on avait traverse le
        fleuve, en s'ecriant avec un accent germanique renforce:

«O Passaw! je te salue!»
        La berline les conduisit a la demeure d'un riche seigneur, ami du comte,
        absent pour le moment, mais dont la maison leur etait destinee pour
        pied-a-terre. On les attendait, les serviteurs etaient en mouvement pour le
        souper, qui leur fut servi promptement. Le comte, qui prenait un plaisir
        extreme a la conversation de son petit musicien (c'est ainsi qu'il appelait
        Consuelo), eut souhaite l'emmener a sa table; mais la crainte de faire une
        inconvenance qui deplut au baron l'en empecha. Consuelo et Joseph se
        trouverent fort contents de manger a l'office, et ne firent nulle
        difficulte de s'asseoir avec les valets. Haydn n'avait encore jamais ete
        traite plus honorablement chez les grands seigneurs qui l'avaient admis
        a leurs fetes; et, quoique le sentiment de l'art lui eut assez eleve le
        coeur pour qu'il comprit l'outrage attache a cette maniere d'agir, il se
        rappelait sans fausse honte que sa mere avait ete cuisiniere du comte
        Harrach, seigneur de son village. Plus tard, et parvenu au developpement
        de son genie, Haydn ne devait pas etre mieux apprecie comme homme par ses
        protecteurs, quoiqu'il le fut de toute l'Europe comme artiste. Il a passe
        vingt-cinq ans au service du prince Esterhazy; et quand nous disons au
        service, nous ne voulons pas dire que ce fut comme musicien seulement.
        Paer l'a vu, une serviette au bras et l'epee au cote, se tenir derriere
        La chaise de son maitre, et remplir les fonctions de maitre d'hotel,
        c'est-a-dire de premier valet, selon l'usage du temps et du pays.
        Consuelo n'avait point mange avec les domestiques depuis les voyages de son
        enfance avec sa mere la Zingara. Elle s'amusa beaucoup des grands airs de
        ces laquais de bonne maison, qui se trouvaient humilies de la compagnie de
        deux petits bateleurs, et qui, tout en les placant a part a une extremite
        de la table, leur servirent les plus mauvais morceaux. L'appetit et leur
        sobriete naturelle les leur firent trouver excellents; et leur air enjoue
        ayant desarme ces ames hautaines, on les pria de faire de la musique pour
        egayer le dessert de messieurs les laquais. Joseph se vengea de leurs
        dedains en leur jouant du violon avec beaucoup d'obligeance; et Consuelo
        elle-meme, ne se ressentant presque plus de l'agitation et des souffrances
        de la matinee, commencait a chanter, lorsqu'on vint leur dire que le comte
        et le baron reclamaient la musique pour leur propre divertissement.
        Il n'y avait pas moyen de refuser. Apres le secours que ces deux seigneurs
        leur avaient donne, Consuelo eut regarde toute defaite comme une
        ingratitude; et d'ailleurs s'excuser sur la fatigue et l'enrouement eut ete
        un mechant pretexte, puisque ses accents, montant de l'office au salon,
        venaient de frapper les oreilles des maitres.
        Elle suivit Joseph, qui etait, aussi bien qu'elle, en train de prendre en
        bonne part toutes les consequences de leur pelerinage; et quand ils furent
        entres dans une belle salle, ou, a la lueur de vingt bougies, les deux
        seigneurs achevaient, les coudes sur la table, leur dernier flacon de
        vin de Hongrie, ils se tinrent debout pres de la porte, a la maniere des
        musiciens de bas etage, et se mirent a chanter les petits duos italiens
        qu'ils avaient etudies ensemble sur les montagnes.

«Attention! dit malicieusement Consuelo a Joseph avant de commencer; songe
        que M. le comte va nous examiner sur la musique. Tachons de nous en bien
        tirer!»
        Le comte fut tres flatte de cette reflexion; le baron avait place sur son
        assiette retournee le portrait de sa dulcinee mysterieuse, et ne semblait
        pas dispose a ecouter.
        Consuelo n'eut garde de donner sa voix et ses moyens. Son pretendu sexe ne
        comportait pas des accents si veloutes, et l'age qu'elle paraissait avoir
        sous son deguisement ne permettait pas de croire qu'elle eut pu parvenir a
        un talent consomme. Elle se fit une voix d'enfant un peu rauque, et comme
        usee prematurement par l'abus du metier en plein vent. Ce fut pour elle
        un amusement que de contrefaire aussi les maladresses naives et les
        temerites d'ornement ecourte qu'elle avait entendu faire tant de fois aux
        enfants des rues de Venise. Mais quoiqu'elle jouat merveilleusement cette
        parodie musicale, il y eut tant de gout naturel dans ses faceties, le duo
        fut chante avec tant de nerf et d'ensemble, et ce chant populaire etait si
        frais et si original, que le baron, excellent musicien, et admirablement
        organise pour les arts, remit son portrait dans son sein, releva la tete,
        s'agita sur son siege, et finit par battre des mains avec vivacite,
        s'ecriant que c'etait la musique la plus vraie et la mieux sentie qu'il eut
        jamais entendue. Quant au comte Hoditz, qui etait plein de Fuchs, de Rameau
        et de ses auteurs classiques, il gouta moins ce genre de composition et
        cette maniere de les rendre. Il trouva que le baron etait un barbare du
        Nord, et ses deux proteges des ecoliers assez intelligents, mais qu'il
        serait force de tirer, par ses lecons, de la crasse de l'ignorance. Sa
        manie etait de former lui-meme ses artistes, et il dit d'un ton sentencieux
        en secouant la tete:

«II y a du bon; mais il y aura beaucoup a reprendre. Allons! allons! Nous
        corrigerons tout cela!»
        Il se figurait que Joseph et Consuelo lui appartenaient deja, et faisaient
        partie de sa chapelle. Il pria ensuite Haydn de jouer du violon; et comme
        celui-ci n'avait aucun sujet de cacher son talent, il dit a merveille
        un air de sa composition qui etait remarquablement bien ecrit pour
        l'instrument. Le comte fut, cette fois, tres-satisfait.

«Toi, dit-il, ta place est trouvee. Tu seras mon premier violon, tu feras
        parfaitement mon affaire. Mais tu t'exerceras aussi sur la viole d'amour.
        J'aime par-dessus tout la viole d'amour. Je t'enseignerai comment on en
        tire parti.
        --Monsieur le baron est-il content aussi de mon camarade? dit Consuelo a
        Trenk, qui etait redevenu pensif.
        --Si content, repondit-il, que si je fais quelque sejour a Vienne, je ne
        veux pas d'autre maitre que lui.
        --Je vous enseignerai la viole d'amour, reprit le comte, et je vous demande
        la preference.
        --J'aime mieux le violon et ce professeur-la,» repartit le baron, qui, dans
        ses preoccupations, avait une franchise incomparable.
        Il prit le violon, et joua de memoire avec beaucoup de purete et
        d'expression quelques passages du morceau que Joseph venait de dire; puis
        le lui rendant:

«Je voulais vous faire voir, lui dit-il avec une modestie tres-reelle, que
        je ne suis bon qu'a devenir votre ecolier mais que je puis apprendre avec
        attention et docilite.»
        Consuelo le pria de jouer autre chose, et il le fit sans affectation.
        Il avait du talent, du gout et de l'intelligence. Hoditz donna des eloges
        exageres a la composition du morceau.

«Elle n'est pas tres-bonne, repondit Trenk, car elle est de moi; je l'aime
        pourtant, parce qu'elle a plu a ma princesse .»
        Le comte fit une grimace terrible pour l'avertir de peser ses paroles.
        Trenk n'y prit pas seulement garde, et, perdu dans ses pensees, il fit
        courir l'archet sur les cordes pendant quelques instants; puis jetant le
        violon sur la table, il se leva, et marcha a grands pas en passant sa main
        sur son front. Enfin il revint vers le comte, et lui dit:

«Je vous souhaite le bonsoir, mon cher comte. Je suis force de partir
        avant le jour, car la voiture que j'ai fait demander doit me prendre ici
        a trois heures du matin. Puisque vous y passez toute la matinee, je ne vous
        reverrai probablement qu'a Vienne. Je serai heureux de vous y retrouver, et
        de vous remercier encore de l'agreable bout de chemin que vous m'avez fait
        faire en votre compagnie. C'est de coeur que je vous suis devoue pour la
        vie.»
        Ils se serrerent la main a plusieurs reprises, et, au moment de quitter
        l'appartement, le baron, s'approchant de Joseph, lui remit quelques pieces
        d'or en lui disant:

«C'est un a-compte sur les lecons que je vous demanderai a Vienne; vous me
        trouverez a l'ambassade de Prusse.»
        Il fit un petit signe de tete a Consuelo, en lui disant:

«Toi, si jamais je te retrouve tambour ou trompette dans mon regiment,
        nous deserterons ensemble, entends-tu?»
        Et il sortit, apres avoir encore salue le comte.
        FIN DU TOME DEUXIEME.
        CONSUELO
        PAR
        GEORGE SAND
        MICHEL LEVY FRERES, LIBRAIRES-EDITEURS, RUE VIVIENNE 2 BIS, PARIS
        Tous droits reserves

1861
        TOME TROISIEME

[Note: l'orthographe originale de George Sand a ete conservee tout au long
        de ce document: ex.: poete, rhythme, tres-bien, etc.]
        LXXIII.
        Des que le comte Hoditz se trouva seul avec ses musiciens, il se sentit
        plus a l'aise et devint tout a fait communicatif. Sa manie favorite etait
        de trancher du maitre de chapelle, et de jouer le role d' impressario .
        Il voulut donc sur-le-champ commencer l'education de Consuelo.

«Viens ici, lui dit-il, et assieds-toi. Nous sommes entre nous, et l'on
        n'ecoute pas avec attention quand on est a une lieue les uns des autres.
        Asseyez-vous aussi, dit-il a Joseph, et faites votre profit de la lecon.
        Tu ne sais pas faire le moindre trille, reprit-il en s'adressant de nouveau
        a la grande cantatrice. Ecoutez bien; voici comment cela se fait.»
        Et il chanta une phrase banale ou il introduisit d'une maniere fort
        vulgaire plusieurs de ces ornements. Consuelo s'amusa a redire la phrase
        en faisant le trille en sens inverse.

«Ce n'est pas cela! cria le comte d'une voix de Stentor en frappant sur la
        table. Vous n'avez pas ecoute.»
        Il recommenca, et Consuelo tronqua l'ornement d'une facon plus baroque et
        plus desesperante que la premiere fois, en gardant son serieux et affectant
        un grand effort d'attention et de volonte. Joseph etouffait, et feignait de
        tousser pour cacher un rire convulsif.

«La, la, la, trala, tra la! chanta le comte en contrefaisant son ecolier
        maladroit et en bondissant sur sa chaise, avec tous les symptomes d'une
        indignation terrible qu'il n'eprouvait pas le moins du monde, mais qu'il
        croyait necessaire a la puissance et a l'entrain magistral de son
        caractere.»
        Consuelo se moqua de lui pendant un bon quart d'heure, et, quand elle en
        eut assez, elle chanta le trille avec toute la nettete dont elle etait
        capable.

«Bravo! bravissimo! s'ecria le comte en se renversant sur sa chaise. Enfin!
        c'est parfait! Je savais bien que je vous le ferais faire! qu'on me donne
        le premier paysan venu, je suis sur de le former et de lui apprendre en un
        jour ce que d'autres ne lui apprendraient pas dans un an! Encore cette
        phrase, et marque bien toutes les notes. Avec legerete, sans avoir l'air
        d'y toucher ... C'est encore mieux, on ne peut mieux! Nous ferons quelque
        chose de toi!»
        Et le comte s'essuya le front quoiqu'il n'y eut pas une goutte de sueur.

«Maintenant, reprit-il, la cadence avec chute et tour de gosier! Il lui
        donna l'exemple avec cette facilite routiniere que prennent les moindres
        choristes a force d'entendre les premiers sujets, n'admirant dans leur
        maniere que les jeux du gosier, et se croyant aussi habiles qu'eux parce
        qu'ils parviennent a les contrefaire. Consuelo se divertit encore a mettre
        le comte dans une de ces grandes coleres de sang-froid qu'il aimait a faire
        eclater lorsqu'il galopait sur son dada, et finit par lui faire entendre
        une cadence si parfaite et si prolongee qu'il fut force de lui crier:

«Assez, assez! C'est fait; vous y etes maintenant. J'etais bien sur que
        je vous en donnerais la clef! Passons donc a la roulade, vous apprenez
        avec une facilite admirable, et je voudrais avoir toujours des eleves
        comme vous.»
        Consuelo, qui commencait a sentir le sommeil et la fatigue la gagner,
        abregea de beaucoup la lecon de roulade. Elle fit toutes celles que lui
        prescrivit l'opulent pedagogue, avec docilite, de quelque mauvais gout
        qu'elles fussent, et laissa meme resonner naturellement sa belle voix, ne
        craignant plus de se trahir, puisque le comte etait resolu a s'attribuer
        jusqu'a l'eclat subit et a la purete celeste que prenait son organe de
        moment en moment.

«Comme cela s'eclaircit, a mesure que je lui montre comment il faut ouvrir
        la bouche et porter la voix! disait-il a Joseph en se retournant vers
        lui d'un air de triomphe. La clarte de l'enseignement, la perseverance,
        l'exemple, voila les trois choses avec lesquelles on forme des chanteurs et
        des declamateurs en peu de temps. Nous reprendrons demain une lecon; car
        nous avons dix lecons a prendre, au bout desquelles vous saurez chanter.
        Nous avons le coule, le flatte, le port de voix tenu et le port de voix
        acheve, la chute, l'inflexion tendre, le martelement gai, le cadence
        feinte , etc., etc. Allez prendre du repos; je vous ai fait preparer des
        chambres, dans ce palais. Je m'arrete ici pour mes affaires jusqu'a midi.
        Vous dejeunerez, et vous me suivrez jusqu'a Vienne. Considerez-vous des a
        present comme etant a mon service. Pour commencer, Joseph, allez dire a mon
        valet de chambre de venir m'eclairer jusqu'a mon appartement. Toi, dit-il
        a Consuelo, reste, et recommence-moi la derniere roulade que je t'ai
        enseignee. Je n'en suis pas parfaitement content.»
        A peine Joseph fut-il sorti, que le comte, prenant les deux mains de
        Consuelo avec des regards fort expressifs, essaya de l'attirer pres de lui.
        Interrompue dans sa roulade, Consuelo le regardait aussi avec beaucoup
        d'etonnement, croyant qu'il voulait lui faire battre la mesure; mais elle
        lui retira brusquement ses mains et se recula au bout de la table, en
        voyant ses yeux enflammes et son sourire libertin.

«Allons! vous voulez faire la prude? dit le comte en reprenant son air
        indolent et superbe. Eh bien, ma mignonne, nous avons un petit amant? Il
        est fort laid, le pauvre here, et j'espere qu'a partir d'aujourd'hui vous
        y renoncerez. Votre fortune est faite, si vous n'hesitez pas; car je n'aime
        pas les lenteurs. Vous etes une charmante fille, pleine d'intelligence
        et de douceur; vous me plaisez beaucoup, et, des le premier coup d'oeil
        que j'ai jete sur vous, j'ai vu que vous n'etiez pas faite pour courir
        la pretentaine avec ce petit drole. J'aurai soin de lui pourtant; je
        l'enverrai a Roswald, et je me charge de son sort. Quant a vous, vous
        resterez a Vienne. Je vous y logerai convenablement, et meme, si vous etes
        prudente et modeste, je vous produirai dans le monde. Quand vous saurez la
        musique, vous serez la prima-donna de mon theatre, et vous reverrez votre
        petit ami de rencontre, quand je vous menerai a ma residence. Est-ce
        entendu?
        --Oui, monsieur le comte, repondit Consuelo avec beaucoup de gravite et en
        faisant un grand salut; c'est parfaitement entendu.»
        Joseph rentra en cet instant avec le valet de chambre, qui portait deux
        flambeaux, et le comte sortit en donnant un petit coup sur la joue de
        Joseph et en adressant a Consuelo un sourire d'intelligence.

«Il est d'un ridicule acheve, dit Joseph a sa compagne des qu'il fut seul
        avec elle.
        --Plus acheve encore que tu ne penses, lui repondit-elle d'un air pensif.
        --C'est egal, c'est le meilleur homme du monde, et il me sera fort utile a
        Vienne.
        --Oui, a Vienne, tant que tu voudras, Beppo; mais a Passaw, il ne le sera
        pas le moins du monde, je t'en avertis. Ou sont nos effets, Joseph?
        --Dans la cuisine. Je vais les prendre pour les monter dans nos chambres,
        qui sont charmantes, a ce qu'on m'a dit. Vous allez donc enfin vous
        reposer!
        --Bon Joseph, dit Consuelo en haussant les epaules. Allons, reprit-elle,
        va vite chercher ton paquet, et renonce a ta jolie chambre et au bon lit
        ou tu pretendais si bien dormir. Nous quittons cette maison a l'instant
        meme; m'entends-tu? Depeche-toi, car on va surement fermer les portes.»
        Haydn crut rever.

«Par exemple! s'ecria-t-il: ces grands seigneurs seraient-ils aussi des
        racoleurs?
        --Je crains encore plus le Hoditz que le Mayer, repondit Consuelo avec
        impatience. Allons, cours, n'hesite pas, ou je te laisse et je pars seule.»
        Il y avait tant de resolution et d'energie dans le ton et la physionomie de
        Consuelo, que Haydn, eperdu et bouleverse, lui obeit a la hate. Il revint
        au bout de trois minutes avec le sac qui contenait les cahiers et les
        hardes; et, trois minutes apres, sans avoir ete remarques de personne, ils
        etaient sortis du palais, et gagnaient le faubourg a l'extremite de la
        ville.
        Ils entrerent dans une chetive auberge, et louerent deux petites chambres
        qu'ils payerent d'avance, afin de pouvoir partir d'aussi bonne heure qu'ils
        voudraient sans eprouver de retard.

«Ne me direz-vous pas au moins le motif de cette nouvelle alerte? Demanda
        Haydn a Consuelo en lui souhaitant le bonsoir sur le seuil de sa chambre.
        --Dors tranquille, lui repondit-elle, et apprends en deux mots que nous
        n'avons pas grand'chose a craindre maintenant. M. le comte a devine avec
        son coup d'oeil d'aigle que je ne suis point de son sexe, et il m'a fait
        l'honneur d'une declaration qui a singulierement flatte mon amour-propre.
        Bonsoir, ami Beppo; nous decampons avant le jour. Je secouerai ta porte
        pour te reveiller.»
        Le lendemain, le soleil levant eclaira nos jeunes voyageurs voguant sur le
        Danube et descendant son cours rapide avec une satisfaction aussi pure et
        des coeurs aussi legers que les ondes de ce beau fleuve. Ils avaient paye
        leur passage sur la barque d'un vieux batelier qui portait des marchandises
        a Lintz. C'etait un brave homme, dont ils furent contents, et qui ne gena
        pas leur entretien. Il n'entendait pas un mot d'italien, et, son bateau
        etant suffisamment charge, il ne prit pas d'autres voyageurs, ce qui leur
        donna enfin la securite et le repos de corps et d'esprit dont ils avaient
        besoin pour jouir completement du beau spectacle que presentait leur
        navigation a chaque instant. Le temps etait magnifique. Il y avait dans
        le bateau une petite cale fort propre, ou Consuelo pouvait descendre
        pour reposer ses yeux de l'eclat des eaux; mais elle s'etait si bien
        habituee les jours precedents au grand air et au grand soleil, qu'elle
        prefera passer presque tout le temps couchee sur les ballots, occupee
        delicieusement a voir courir les rochers et les arbres du rivage, qui
        semblaient fuir derriere elle. Elle put faire de la musique a loisir avec
        Haydn, et le souvenir comique du melomane Hoditz, que Joseph appelait
        Le maestromane , mela beaucoup de gaiete a leurs ramages. Joseph le
        contrefaisait a merveille, et ressentait une joie maligne a l'idee de son
        desappointement. Leurs rires et leurs chansons egayaient et charmaient le
        vieux nautonier, qui etait passionne pour la musique comme tout proletaire
        allemand. Il leur chanta aussi des airs auxquels ils trouverent une
        physionomie aquatique, et que Consuelo apprit de lui, ainsi que les
        paroles. Ils acheverent de gagner son coeur en le regalant de leur mieux au
        premier abordage ou ils firent leurs provisions de bouche pour la journee,
        et cette journee fut la plus paisible et la plus agreable qu'ils eussent
        encore passee depuis le commencement de leur voyage.

«Excellent baron de Trenk! disait Joseph en echangeant contre de la monnaie
        une des brillantes pieces d'or que ce seigneur lui avait donnees: c'est a
        lui que je dois de pouvoir soustraire enfin la divine Porporina a la
        fatigue, a la famine, aux dangers, a tous les maux que la misere traine a
        sa suite. Je ne l'aimais pourtant pas d'abord, ce noble et bienveillant
        baron!
        --Oui, dit Consuelo, vous lui preferiez le comte. Je suis heureuse
        maintenant que celui-ci se soit borne a des promesses, et qu'il n'ait pas
        souille nos mains de ses bienfaits.
        --Apres tout, nous ne lui devons rien, reprenait Joseph. Qui a eu le
        premier la pensee et la resolution de combattre les recruteurs? c'est le
        baron; le comte ne s'en souciait pas, et n'y allait que par complaisance et
        par ton. Qui a couru des risques et recu une balle dans son chapeau, bien
        pres du crane? encore le baron! Qui a blesse, et peut-etre tue l'infame
        Pistola? le baron! Qui a sauve le deserteur, a ses depens peut-etre, et en
        s'exposant a la colere d'un maitre terrible? Enfin, qui vous a respectee,
        et n'a pas fait semblant de reconnaitre votre sexe? qui a compris la beaute
        de vos airs italiens, et le gout de votre maniere?
        --Et le genie de maitre Joseph Haydn? ajouta Consuelo en souriant; le
        baron, toujours le baron!
        --Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation; et il
        est bien heureux peut-etre, pour un noble et cher absent dont j'ai entendu
        parler, que la declaration d'amour a la divine Porporina soit venue du
        comte ridicule, au lieu d'etre faite par le brave et seduisant baron.
        --Beppo! repondit Consuelo avec un sourire melancolique, les absents n'ont
        tort que dans les coeurs ingrats et laches. Voila pourquoi le baron, qui
        est genereux et sincere, et qui est amoureux d'une mysterieuse beaute, ne
        pouvait pas songer a me faire la cour. Je vous le demande a vous-meme:
        sacrifieriez-vous aussi facilement l'amour de votre fiancee et la fidelite
        de votre coeur au premier caprice venu?»
        Beppo soupira profondement.

«Vous ne pouvez etre pour personne le premier caprice venu , dit-il,
        et... le baron pourrait etre fort excusable d'avoir oublie toutes ses
        amours passees et presentes en vous voyant.
        --Vous devenez galant et doucereux, Beppo! je vois que vous avez profite
        dans la societe de M. le comte; mais puissiez-vous ne jamais epouser une
        margrave, et ne pas apprendre comment on traite l'amour quand on a fait un
        mariage d'argent!»
        Arrives le soir a Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci
        du lendemain. Des que Joseph fut eveille, il courut acheter des chaussures,
        du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et
        surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et beau , comme elle le
        disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux
        batelier leur avait dit que s'il pouvait trouver une commission pour Moelk,
        il les reprendrait a son bord le jour suivant, et leur ferait faire
        encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passerent donc cette
        journee a Lintz, s'amuserent a gravir la colline, a examiner le chateau
        fort d'en bas et celui d'en haut, d'ou ils purent contempler les majestueux
        meandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l'Autriche. De la aussi
        ils virent un spectacle qui les rejouit fort: ce fut la berline du comte
        Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la
        voiture et la livree, et s'amuserent a lui faire, de trop loin pour etre
        apercus de lui, de grands saluts jusqu'a terre. Enfin, le soir, s'etant
        rendus au rivage, ils y retrouverent leur bateau charge de marchandises de
        transport pour Moelk, et ils firent avec joie un nouveau marche avec leur
        vieux pilote. Ils s'embarquerent avant l'aube, et virent briller les
        etoiles sereines sur leurs tetes, tandis que le reflet de ces astres
        courait en longs filets d'argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette
        journee ne fut pas moins agreable que la precedente. Joseph n'eut qu'un
        chagrin, ce fut de penser qu'il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage,
        dont il oubliait les souffrances et les perils pour ne se rappeler que ses
        delicieux instants, allait bientot toucher a son terme.
        A Moelk, il fallut se separer du brave pilote, et ce ne fut pas sans
        regret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s'offrirent pour
        les mener plus loin les memes conditions d'isolement et de securite.
        Consuelo se sentait reposee, rafraichie, aguerrie contre tous les
        accidents. Elle proposa a Joseph de reprendre leur route a pied jusqu'a
        nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues a faire, et cette
        maniere d'aller n'etait pas fort abreviative. C'est que Consuelo, tout en
        se persuadant qu'elle etait impatiente de reprendre les habits de son sexe
        et les convenances de sa position, etait au fond du coeur, il faut bien
        l'avouer, aussi peu desireuse que Joseph de voir la fin de son expedition,
        Elle etait trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour ne
        pas aimer la liberte, les hasards, les actes de courage et d'adresse, le
        spectacle continuel et varie de cette nature que le pieton seul possede
        entierement, enfin toute l'activite romanesque de la vie errante et isolee.
        Je l'appelle isolee, lecteur, pour exprimer une impression secrete et
        mysterieuse qu'il est plus facile a vous de comprendre qu'a moi de definir.
        C'est, je crois, un etat de l'ame qui n'a pas ete nomme dans notre langue,
        mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyage a pied, au loin,
        et tout seul, ou avec un autre vous-meme, ou enfin, comme Consuelo, avec
        un compagnon facile, enjoue, complaisant, et monte a l'unisson de votre
        cerveau. Dans ces moments-la, si vous etiez degage de toute sollicitude
        immediate, de tout motif inquietant, vous avez, je n'en doute pas, ressenti
        une sorte de joie etrange, peut-etre egoiste tant soit peu, en vous disant:
        A l'heure qu'il est, personne ne s'embarrasse de moi, et personne ne
        m'embarrasse. Nul ne sait ou je suis. Ceux qui dominent ma vie me
        chercheraient en vain; ils ne peuvent me decouvrir dans ce milieu inconnu
        de tous, nouveau pour moi-meme, ou je me suis refugie. Ceux que ma vie
        impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux.
        Je m'appartiens entierement, et comme maitre et comme esclave. Car il n'est
        pas un seul de nous, o lecteur! qui ne soit a la fois, a l'egard d'un
        certain groupe d'individus, tour a tour et simultanement, un peu esclave,
        un peu maitre, bon gre, mal gre, sans se l'avouer et sans y pretendre.
        Nul ne sait ou je suis! Certes c'est une pensee d'isolement qui a son
        charme, un charme inexprimable, feroce en apparence, legitime et doux dans
        le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de reciprocite. La route du
        devoir est longue, rigide, et n'a d'horizon que la mort, qui est peut-etre
        a peine le repos d'une nuit. Marchons donc, et sans menager nos pieds! Mais
        si, dans des circonstances rares et bienfaisantes, ou le repos peut etre
        inoffensif, et l'isolement sans remords, un vert sentier s'offre sous nos
        pas, mettons a profit quelques heures de solitude et de contemplation. Ces
        heures nonchalantes sont bien necessaires a l'homme actif et courageux
        pour retremper ses forces; et je dis que, plus votre coeur est devore du
        zele de la maison de Dieu (qui n'est autre que l'humanite), plus vous etes
        propre a apprecier quelques instants d'isolement pour rentrer en possession
        de vous-meme. L'egoiste est seul toujours et partout. Son ame n'est jamais
        fatiguee d'aimer, de souffrir et de perseverer; elle est inerte et froide,
        et n'a pas plus besoin de sommeil et de silence qu'un cadavre. Celui qui
        aime est rarement seul, et, quand il l'est, il s'en trouve bien. Son ame
        peut gouter une suspension d'activite qui est comme le profond sommeil d'un
        corps vigoureux. Ce sommeil est le bon temoignage des fatigues passees, et
        le precurseur des epreuves nouvelles auxquelles il se prepare. Je ne crois
        guere a la veritable douleur de ceux qui ne cherchent pas a se distraire,
        ni a l'absolu devouement de ceux qui n'ont jamais besoin de se reposer.
        Ou leur douleur est un accablement qui revele qu'ils sont brises, eteints,
        Et qu'ils n'auraient plus la force d'aimer ce qu'ils ont perdu; ou leur
        devouement sans relache et sans defaillance d'activite cache quelque
        honteuse convoitise, quelque dedommagement egoiste et coupable, dont je me
        mefie.
        Ces reflexions, un peu trop longues, ne sont pas hors de place dans le
        recit de la vie de Consuelo, ame active et devouee s'il en fut, qu'eussent
        pu cependant accuser parfois d'egoisme et de legerete ceux qui ne savaient
        pas la comprendre.
        LXXIV.
        Le premier jour de ce nouveau trajet, comme nos voyageurs traversaient une
        petite riviere sur un pont de bois, ils virent une pauvre mendiante qui
        tenait une petite fille dans ses bras, et qui etait accroupie le long du
        parapet pour tendre la main aux passants. L'enfant etait pale et souffrant,
        la femme have et grelottant de la fievre. Consuelo fut saisie d'un profond
        sentiment de sympathie et de pitie pour ces malheureux, qui lui rappelaient
        sa mere et sa propre enfance.

«Voila comme nous etions quelquefois, dit-elle a Joseph, qui la comprit
        a demi-mot, et qui s'arreta avec elle a considerer et a questionner la
        mendiante.
        --Helas! leur dit celle-ci, j'etais fort heureuse encore il y a peu de
        jours. Je suis une paysanne des environs de Harmanitz en Boheme. J'avais
        epouse, il y a cinq ans, un beau et grand cousin a moi, qui etait le plus
        laborieux des ouvriers et le meilleur des maris. Au bout d'un an de
        mariage, mon pauvre Karl, etant alle faire du bois dans les montagnes,
        disparut tout a coup et sans que personne put savoir ce qu'il etait devenu.
        Je tombai dans la misere et dans le chagrin. Je croyais que mon mari avait
        peri dans quelque precipice, ou que les loups l'avaient devore. Quoique
        je trouvasse a me remarier, l'incertitude de son sort et l'amitie que
        je lui conservais ne me permirent pas d'y songer. Oh! que j'en fus bien
        recompensee, mes enfants! L'annee derniere, on frappe un soir a ma porte;
        j'ouvre, et je tombe a genoux en voyant mon mari devant moi. Mais dans quel
        etat, bon Dieu! Il avait l'air d'un fantome. Il etait desseche, jaune,
        l'oeil hagard, les cheveux herisses par les glacons, les pieds en sang,
        ses pauvres pieds tout nus qui venaient de faire je ne sais combien de
        cinquantaines de milles par les chemins les plus affreux et l'hiver le plus
        cruel! Mais il etait si heureux de retrouver sa femme et sa pauvre petite
        fille, que bientot il reprit le courage, la sante, son travail et sa bonne
        mine. Il me raconta qu'il avait ete enleve par des brigands qui l'avaient
        mene bien loin, jusque aupres de la mer, et qui l'avaient vendu au roi de
        Prusse pour en faire un soldat. Il avait vecu trois ans dans le plus triste
        de tous les pays, faisant un metier bien rude, et recevant des coups du
        matin au soir. Enfin, il avait reussi a s'echapper, a deserter, mes bons
        enfants! En se battant comme un desespere contre ceux qui le poursuivaient,
        il en avait tue un, il avait creve un oeil a l'autre d'un coup de pierre;
        enfin, il avait marche jour et nuit, se cachant dans les marais, dans les
        bois, comme une bete sauvage; il avait traverse la Saxe et la Boheme, et
        il etait sauve, il m'etait rendu! Ah! Que nous fumes heureux pendant tout
        l'hiver, malgre notre pauvrete et la rigueur de la saison! Nous n'avions
        qu'une inquietude; c'etait de voir reparaitre dans nos environs ces oiseaux
        de proie qui avaient ete la cause de tous nos maux. Nous faisions le projet
        d'aller a Vienne, de nous presenter a l'imperatrice, de lui raconter nos
        malheurs, afin d'obtenir sa protection, du service militaire pour mon mari,
        et quelque subsistance pour moi et mon enfant; mais je tombai malade par
        suite de la revolution que j'avais eprouvee en revoyant mon pauvre Karl, et
        nous fumes forces de passer tout l'hiver et tout l'ete dans nos montagnes,
        attendant toujours le moment ou je pourrais entreprendre le voyage, nous
        tenant toujours sur nos gardes, et ne dormant jamais que d'un oeil. Enfin,
        ce bienheureux moment etait venu; je me sentais assez forte pour marcher,
        et ma petite fille, qui etait souffrante aussi, devait faire le voyage dans
        les bras de son pere. Mais notre mauvais destin nous attendait a la sortie
        des montagnes. Nous marchions tranquillement et lentement au bord d'un
        chemin peu frequente, sans faire attention a une voiture qui, depuis un
        quart d'heure, montait lentement le meme chemin que nous. Tout a coup la
        voiture s'arrete, et trois hommes en descendent. «Est-ce bien lui? s'ecrie
        l'un.--Oui! repond l'autre qui etait borgne; c'est bien lui! sus! sus!»
        Mon mari se retourne a ces paroles, et me dit: «Ah! ce sont les Prussiens!
        voila le borgne que j'ai fait! Je le reconnais!--Cours! cours! lui dis-je,
        sauve-toi.» Il commencait a s'enfuir, lorsqu'un de ces hommes abominables
        s'elance sur moi, me renverse, place un pistolet sur ma tete et sur celle
        de mon enfant. Sans cette idee diabolique, mon mari etait sauve; car il
        courait mieux que ces bandits, et il avait de l'avance sur eux. Mais au
        cri qui m'echappa en voyant ma fille sous la gueule du pistolet, Karl se
        retourne, fait de grands cris pour arreter le coup, et revient sur ses pas.
        Quand le scelerat qui tenait son pied sur mon corps vit Karl a portee:

«Rends-toi! lui cria-t-il, ou je les tue! Fais un pas de plus pour te
        sauver, et c'est fait!--Je me rends, je me rends; me voila!» repond mon
        pauvre homme; et il se mit a courir vers eux plus vite qu'il ne s'etait
        enfui, malgre les prieres et les signes que je lui faisais pour qu'il
        nous laissat mourir. Quand ces tigres le tinrent entre leurs mains, ils
        l'accablerent de coups et le mirent tout en sang. Je voulais le defendre;
        ils me maltraiterent aussi. En le voyant garrotter sous mes yeux, je
        sanglotais, je remplissais l'air de mes gemissements. Ils me dirent qu'ils
        allaient tuer ma petite si je ne gardais le silence, et ils l'avaient
        deja arrachee de mes bras, lorsque Karl me dit: «Tais-toi, femme, je te
        l'ordonne; songe a notre enfant!» J'obeis; mais la violence que je me fis
        en voyant frapper, lier et baillonner mon mari, tandis que ces monstres
        me disaient: «Oui, oui, pleure! Tu ne le reverras plus, nous le menons
        pendre,» fut si violente, que je tombai comme morte sur le chemin. J'y
        restai je ne sais combien d'heures, etendue dans la poussiere. Quand,
        j'ouvris les yeux, il faisait nuit; ma pauvre enfant, couchee sur moi,
        se tordait en sanglotant d'une facon a fendre le coeur, il n'y avait plus
        sur le chemin que le sang de mon mari, et la trace des roues de la voiture
        qui l'avait emporte. Je restai encore la une heure ou deux, essayant de
        consoler et de rechauffer Maria, qui etait transie et moitie morte de peur.
        Enfin, quand les idees me revinrent, je songeai que ce que j'avais de mieux
        a faire ce n'etait pas de courir apres les ravisseurs, que je ne pourrais
        atteindre, mais d'aller faire ma declaration aux officiers de Wiesenbach,
        qui etait la ville la plus prochaine. C'est ce que je fis, et ensuite je
        resolus de continuer mon voyage jusqu'a Vienne, et d'aller me jeter aux
        pieds de l'imperatrice, afin qu'elle empechat du moins que le roi de Prusse
        ne fit executer la sentence de mort contre mon mari. Sa majeste pouvait le
        reclamer comme son sujet, dans le cas ou l'on ne pourrait atteindre les
        recruteurs. J'ai donc use de quelques aumones qu'on m'avait faites sur les
        terres de l'eveque de Passaw, ou j'avais raconte mon desastre, pour gagner
        le Danube dans une charrette, et de la j'ai descendu en bateau jusqu'a la
        ville de Moelk. Mais a present mes ressources sont epuisees. Les personnes
        auxquelles je dis mon aventure ne veulent guere me croire, et, dans le
        doute si je ne suis pas une intrigante, me donnent si peu, qu'il faut que
        je continue ma route a pied. Heureuse si j'arrive dans cinq ou six jours
        sans mourir de lassitude! car la maladie et le desespoir m'ont epuisee.
        Maintenant, mes chers enfants, si vous avez le moyen de me faire quelque
        petite aumone, donnez-la-moi tout de suite, car je ne puis me reposer
        davantage; il faut que je marche encore, et encore, comme le Juif errant,
        jusqu'a ce que j'aie obtenu justice.
        --Oh! ma bonne femme, ma pauvre femme! s'ecria Consuelo en serrant la
        pauvresse dans ses bras, et en pleurant de joie et de compassion; courage,
        courage! Esperez, tranquillisez-vous, votre mari est delivre. Il galope
        vers Vienne sur un bon cheval, avec une bourse bien garnie dans sa poche.
        --Qu'est-ce que vous dites? s'ecria la femme du deserteur dont les yeux
        devinrent rouges comme du sang, et les levres tremblantes d'un mouvement
        convulsif. Vous le savez, vous l'avez vu! O mon Dieu! grand Dieu! Dieu
        de bonte!
        --Helas! que faites-vous? dit Joseph a Consuelo. Si vous alliez lui donner
        une fausse joie; si le deserteur que nous avons contribue a sauver etait un
        autre que son mari!
        --C'est lui-meme, Joseph! Je te dis que c'est lui: rappelle-toi, le borgne,
        rappelle-toi la maniere de proceder du Pistola . Souviens-toi que le
        deserteur a dit qu'il etait pere de famille, et sujet autrichien.
        D'ailleurs il est bien facile de s'en convaincre. Comment est-il, votre
        mari?
        --Roux, les yeux verts, la figure large, cinq pieds huit pouces de haut;
        le nez un peu ecrase, le front bas; un homme superbe.
        --C'est bien cela, dit Consuelo en souriant: et quel habit?
        --Une mechante casaque verte, un haut-de-chausses brun, des bas gris.
        --C'est encore cela; et les recruteurs, avez-vous fait attention a eux?
        --Oh! si j'y ai fait attention, sainte Vierge! Leurs horribles figures ne
        s'effaceront jamais de devant mes yeux.»
        La pauvre femme fit alors avec beaucoup de fidelite le signalement de
        Pistola, du borgne et du silencieux.

«Il y en avait, dit-elle, un quatrieme qui restait aupres du cheval et
        qui ne se melait de rien. Il avait une grosse figure indifferente qui
        me paraissait encore plus cruelle que les autres; car, pendant que je
        pleurais et qu'on battait mon mari, en l'attachant avec des cordes comme
        un assassin, ce gros-la chantait, et faisait la trompette avec sa bouche
        comme s'il eut sonne une fanfare: broum, broum, broum, broum. Ah! Quel
        coeur de fer!
        --Eh bien, c'est Mayer, dit Consuelo a Joseph. En doutes-tu encore?
        n'a-t-il pas ce tic de chanter et de faire la trompette a tout moment?
        --C'est vrai, dit Joseph. C'est donc Karl que nous avons vu delivrer?
        Graces soient rendues a Dieu!
        --Ah! oui, graces au bon Dieu avant tout! dit la pauvre femme en se jetant
        a genoux. Et toi, Maria, dit-elle a sa petite fille, baise la terre avec
        moi pour remercier les anges gardiens et la sainte Vierge. Ton papa est
        retrouve, et nous allons bientot le revoir.
        --Dites-moi, chere femme, observa Consuelo, Karl a-t-il aussi l'habitude
        de baiser la terre quand il est bien content?
        --Oui, mon enfant; il n'y manque pas. Quand il est revenu apres avoir
        deserte, il n'a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir
        baise le seuil.
        --Est-ce une coutume de votre pays?
        --Non; c'est une maniere a lui, qu'il nous a enseignee, et qui nous a
        toujours reussi.
        --C'est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo; car nous lui
        avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l'avaient delivre.
        Tu l'as remarque, Beppo?
        --Parfaitement! C'est lui; il n'y a plus de doute possible.
        --Venez donc que je vous presse contre mon coeur, s'ecria la femme de Karl,
        o vous deux, anges du paradis, qui m'apportez une pareille nouvelle. Mais
        contez-moi donc cela!»
        Joseph raconta tout ce qui etait arrive; et quand la pauvre femme eut
        exhale tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel
        et envers Joseph et Consuelo qu'elle considerait avec raison comme les
        premiers liberateurs de son mari, elle leur demanda ce qu'il fallait
        faire pour le retrouver.

«Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage.
        C'est a Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en
        chemin. Son premier soin sera d'aller faire sa declaration a sa souveraine,
        et de demander dans les bureaux de l'administration qu'on vous signale
        en quelque lieu que vous soyez. Il n'aura pas manque de faire les memes
        declarations dans chaque ville importante ou il aura passe, et de prendre
        des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez a
        Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir a l'administration ou vous
        demeurez, afin que Karl en soit informe aussitot qu'il s'y presentera.
        --Mais quels bureaux, quelle administration? Je ne connais rien a tous ces
        usages-la. Une si grande ville! Je m'y perdrai, moi, pauvre paysanne!
        --Tenez, dit Joseph, nous n'avons jamais eu d'affaire qui nous ait mis
        au courant de tout cela non plus; mais demandez au premier venu de vous
        conduire a l'ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...
        --Prends garde a ce que tu vas dire, Beppo! dit Consuelo tout bas a Joseph
        pour lui rappeler qu'il ne fallait pas compromettre le baron dans cette
        aventure.
        --Eh bien, le comte de Hoditz? reprit Joseph.
        --Oui, le comte! il fera par vanite ce que l'autre eut fait par devouement.
        Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et presentez a
        son mari le billet que je vais vous remettre.»
        Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traca ces mots
        au crayon:

«Consuelo Porporina, prima donna du theatre de San Samuel, a Venise;
        ex-signor Bertoni, chanteur ambulant a Passaw, recommande au noble coeur
        du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le deserteur que sa seigneurie
        a tire des mains des recruteurs et comble de ses bienfaits. La Porporina
        se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en presence de
        madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l'admettre a l'honneur
        de chanter dans les petits appartements de son altesse.»
        Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph: il la comprit,
        et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d'un mouvement spontane,
        ils donnerent a la pauvre femme les deux pieces d'or qui leur restaient du
        present de Trenk, afin qu'elle put faire la route en voiture, et ils la
        conduisirent jusqu'au village voisin ou ils l'aiderent a faire son marche
        pour un modeste voiturin. Apres qu'ils l'eurent fait manger et qu'ils lui
        eurent procure quelques effets, depense prise sur le reste de leur petite
        fortune, ils embarquerent l'heureuse creature qu'ils venaient de rendre
        a la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la
        bourse. Joseph prit son violon, le secoua aupres de son oreille, et
        repondit:

«Rien que du son!»
        Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et
        s'ecria:

«Il reste beaucoup de son!»
        Puis elle tendit joyeusement la main a son confrere, et la serra avec
        effusion, en lui disant:

«Tu es un brave garcon, Beppo!
        --Et toi aussi!» repondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un
        grand eclat de rire.
        LXXV.
        Il n'est pas fort inquietant de se trouver sans argent quand on touche au
        terme d'un voyage; mais eussent-ils ete encore bien loin de leur but, nos
        jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu'ils ne le furent
        lorsqu'ils se virent tout a fait a sec. Il faut s'etre trouve ainsi sans
        ressources en pays inconnu (Joseph etait presque aussi etranger que
        Consuelo a cette distance de Vienne) pour savoir quelle securite
        merveilleuse, quel genie inventif et entreprenant se revelent comme
        par magie a l'artiste qui vient de depenser son dernier sou. Jusque-la,
        c'est une sorte d'agonie, une crainte continuelle de manquer, une
        noire apprehension de souffrances, d'embarras et d'humiliations qui
        s'evanouissent des que la derniere piece de monnaie a sonne. Alors, pour
        les ames poetiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte
        confiance en la charite d'autrui, beaucoup d'illusions charmantes; mais
        aussi une aptitude au travail et une disposition a l'amenite qui font
        aisement triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans
        ce retour a l'indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir
        romanesque, et qui se sentait heureuse d'avoir fait le bien en se
        depouillant, trouva tout de suite un expedient pour assurer le repas et
        le gite du soir.

«C'est aujourd'hui dimanche, dit-elle a Joseph; tu vas jouer des airs de
        danse en traversant la premiere ville que nous rencontrerons. Nous ne
        ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et
        nous ferons les menetriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau?
        J'aurais bientot appris a m'en servir, et pourvu que j'en tire quelques
        sons, ce sera assez pour t'accompagner.
        --Si je sais faire un pipeau! s'ecria Joseph; vous allez voir!»
        On eut bientot trouve au bord de la riviere une belle tige de roseau,
        qui fut percee industrieusement, et qui resonna a merveille. L'accord
        parfait fut obtenu, la repetition suivit, et nos gens s'en allerent bien
        tranquilles jusqu'a un petit hameau a trois milles de distance ou ils
        firent leur entree au son de leurs instruments, et en criant devant chaque
        porte: «Qui veut danser? Qui veut sauter? Voila la musique, voila le bal
        qui commence!»
        Ils arriverent sur une petite place plantee de beaux arbres: ils etaient
        escortes d'une quarantaine d'enfants qui les suivaient au pas de marche, en
        criant et en battant des mains. Bientot de joyeux couples vinrent enlever
        la premiere poussiere en ouvrant la danse; et avant que le sol fut battu,
        toute la population se rassembla, et fit cercle autour d'un bal champetre
        improvise sans hesitation et sans conditions. Apres les premieres valses,
        Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise,
        fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes a jeun
        avaient les doigts mous et l'haleine courte. Cinq minutes apres, ils
        avaient a discretion pain, laitage, biere et gateaux. Quant au salaire,
        on fut bientot d'accord: on devait faire une collecte ou chacun donnerait
        ce qu'il voudrait.
        Apres avoir mange, ils remonterent donc sur un tonneau qu'on roula
        triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencerent; mais
        au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui
        mit tout le monde en emoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu'aux
        menetriers; le cordonnier de l'endroit, en achevant a la hate une paire
        de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alene
        dans le pouce.

«C'est un evenement grave, un grand malheur! Leur dit un vieillard appuye
        contre le tonneau qui leur servait de piedestal. C'est Gottlieb, le
        cordonnier, qui est l'organiste de notre village; et c'est justement demain
        notre fete patronale. Oh! la grande fete, la belle fete! Il ne s'en fait
        pas de pareille a dix lieues a la ronde. Notre messe surtout est une
        merveille, et l'on vient de bien loin pour l'entendre. Gottlieb est un vrai
        maitre de chapelle: il tient l'orgue, il fait chanter les enfants, il
        chante lui-meme; que ne fait-il pas, surtout ce jour-la? Il se met en
        quatre; sans lui, tout est perdu. Et que dira M. le chanoine, M. le
        chanoine de Saint-Etienne! qui vient lui-meme officier a la grand'messe,
        et qui est toujours si content de notre musique? Car il est fou de musique,
        ce bon chanoine, et c'est un grand honneur pour nous que de le voir a notre
        autel, lui qui ne sort guere de son benefice et qui ne se derange pas pour
        peu.
        --Eh bien, dit Consuelo, il y a moyen d'arranger tout cela: mon camarade ou
        moi, nous nous chargeons de l'orgue, de la maitrise, de la messe en un mot;
        et si M. le chanoine n'est pas content, on ne nous donnera rien pour notre
        peine.
        --Eh! eh! dit le vieillard, vous en parlez bien a votre aise, jeune homme:
        notre messe ne se dit pas avec un violon et une flute. Oui-da! c'est une
        affaire grave, et vous n'etes pas au courant de nos partitions.
        --Nous nous y mettrons des ce soir, dit Joseph en affectant un air de
        superiorite dedaigneuse qui imposa aux auditeurs groupes autour de lui.
        --Voyons, dit Consuelo, conduisez-nous a l'eglise; que quelqu'un souffle
        l'orgue, et si vous n'etes pas content de notre maniere d'en jouer, vous
        serez libres de refuser notre assistance.
        --Mais la partition, le chef-d'oeuvre d'arrangement de Gottlieb!
        --Nous irons trouver Gottlieb, et s'il ne se declare pas content de nous,
        nous renoncons a nos pretentions. D'ailleurs, une blessure au doigt
        n'empechera pas Gottlieb de faire marcher ses choeurs et de chanter sa
        partie.»
        Les anciens du village, qui s'etaient rassembles autour d'eux, tinrent
        conseil, et resolurent de tenter l'epreuve. Le bal fut abandonne: la messe
        du chanoine etait un bien autre amusement, une bien autre affaire que la
        danse!
        Haydn et Consuelo, apres s'etre essayes alternativement sur l'orgue, et
        apres avoir chante ensemble et separement, furent juges des musiciens fort
        passables, a defaut de mieux. Quelques artisans oserent meme avancer que
        leur jeu etait preferable a celui de Gottlieb, et que les fragments de
        Scarlatti, de Pergolese et de Bach, qu'on venait de leur faire entendre,
        etaient pour le moins aussi beaux que la musique de Holzbauer, dont
        Gottlieb ne voulait pas sortir. Le cure, qui etait accouru pour ecouter,
        alla jusqu'a declarer que le chanoine prefererait beaucoup ces chants a
        ceux dont on le regalait ordinairement. Le sacristain, qui ne goutait
        pas cet avis, hocha tristement la tete; et pour ne pas mecontenter ses
        paroissiens, le cure consentit a ce que les deux virtuoses envoyes par
        la Providence s'entendissent, s'il etait possible, avec Gottlieb, pour
        accompagner la messe.
        On se rendit en foule a la maison du cordonnier: il fallut qu'il montrat
        sa main enflee a tout le monde pour qu'on le tint quitte de remplir ses
        fonctions d'organiste. L'impossibilite n'etait que trop reelle a son gre.
        Gottlieb etait doue d'une certaine intelligence musicale, et jouait de
        l'orgue passablement; mais gate par les louanges de ses concitoyens et
        l'approbation un peu railleuse du chanoine, il mettait un amour-propre
        epouvantable a sa direction et a son execution. Il prit de l'humeur quand
        on lui proposa de le faire remplacer par deux artistes de passage: il
        aimait mieux que la fete fut manquee, et la messe patronale privee de
        musique, que de partager les honneurs du triomphe. Cependant, il fallut
        ceder: il feignit longtemps de chercher la partition, et ne consentit a
        la retrouver que lorsque le cure le menaca d'abandonner aux deux jeunes
        artistes le choix et le soin de toute la musique. Il fallut que Consuelo
        et Joseph fissent preuve de savoir, en lisant a livre ouvert les passages
        reputes les plus difficiles de celle des vingt-six messes de Holzbauer
        qu'on devait executer le lendemain. Cette musique, sans genie et sans
        originalite, etait du moins bien ecrite, et facile a saisir, surtout pour
        Consuelo, qui avait surmonte tant d'autres epreuves plus importantes. Les
        auditeurs furent emerveilles, et Gottlieb qui devenait de plus en plus
        soucieux et morose, declara qu'il avait la fievre, et qu'il allait se
        mettre au lit, enchante que tout le monde fut content.
        Aussitot les voix et les instruments se rassemblerent dans l'eglise, et
        nos deux petits maitres de chapelle improvises dirigerent la repetition.
        Tout alla au mieux. C'etait le brasseur, le tisserand, le maitre d'ecole
        et le boulanger du village qui tenaient les quatre violons. Les enfants
        faisaient les choeurs avec leurs parents, tous bons paysans ou artisans,
        pleins de flegme, d'attention et de bonne volonte. Joseph avait entendu
        deja de la musique de Holzbauer a Vienne, ou elle etait en faveur a
        cette epoque. Il n'eut pas de peine a s'y mettre, et Consuelo, faisant
        alternativement sa partie dans toutes les reprises du chant, mena les
        choeurs si bien qu'ils se surpasserent eux-memes. Il y avait deux solos
        que devaient dire le fils et la niece de Gottlieb, ses eleves favoris, et
        les premiers chanteurs de la paroisse; mais ces deux coryphees ne parurent
        point, sous pretexte qu'ils etaient surs de leur affaire.
        Joseph et Consuelo allerent souper au presbytere, ou un appartement leur
        avait ete prepare. Le bon cure etait dans la joie de son ame, et l'on
        voyait qu'il tenait extremement a la beaute de sa messe, pour plaire a
        M. le chanoine.
        Le lendemain, tout etait en rumeur dans le village des avant le jour.
        Les cloches sonnaient a grande volee; les chemins se couvraient de fideles
        arrives du fond des campagnes environnantes, pour assister a la solennite.
        Le carrosse du chanoine approchait avec une majestueuse lenteur. L'eglise
        etait revetue de ses plus beaux ornements. Consuelo s'amusait beaucoup
        de l'importance que chacun s'attribuait. Il y avait la presque autant
        d'amour propre et de rivalites en jeu que dans les coulisses d'un theatre.
        Seulement les choses se passaient plus naivement, et il y avait plus a rire
        qu'a s'indigner.
        Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effare vint leur reveler
        un grand complot trame par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris que
        la repetition avait ete excellente, et que tout le personnel musical de
        la paroisse etait engoue des nouveaux venus, il se faisait tres-malade
        et defendait a sa niece et a son fils, les deux coryphees principaux, de
        quitter le chevet de son lit, si bien qu'on n'aurait ni la presence de
        Gottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train,
        ni les solos, qui etaient le plus bel endroit de la messe. Les concertants
        etaient decourages, et c'etait avec bien de la peine que lui, sacristain
        precieux et affaire, les avait reunis dans l'eglise pour tenir conseil.
        Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent repeter les endroits
        perilleux, soutinrent les parties defaillantes, et rendirent a tous
        confiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s'entendirent
        bien vite ensemble pour s'en charger. Consuelo chercha et trouva dans sa
        memoire un chant religieux du Porpora qui s'adaptait au ton et aux paroles
        du solo exige. Elle l'ecrivit sur son genou, et le repeta a la hate avec
        Haydn, qui se mit ainsi en mesure de l'accompagner. Elle lui trouva aussi
        un fragment de Sebastien Bach qu'il connaissait, et qu'ils arrangerent
        tant bien que mal, a eux deux, pour la circonstance.
        La messe sonna, qu'ils repetaient encore et s'entendaient en depit du
        vacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revetu de ses ornements,
        parut a l'autel, les choeurs etaient deja partis et galopaient le style
        fugue du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consuelo
        prenait plaisir a voir et a entendre ces bons proletaires allemands avec
        leurs figures serieuses, leurs voix justes, leur ensemble methodique et
        leur verve toujours soutenue, parce qu'elle est toujours contenue dans de
        certaines limites.

«Voila, dit-elle a Joseph dans un intervalle, les executants qui
        conviennent a cette musique-la: s'ils avaient le feu qui a manque au
        maitre, tout irait de travers; mais ils ne l'ont pas, et les pensees
        forgees a la mecanique sont rendues par des pieces de mecanique. Pourquoi
        l'illustre maestro Hoditz-Roswald n'est-il pas ici pour faire fonctionner
        ces machines? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait a rien, et
        serait le plus content du monde.
        Le solo de voix d'homme inquietait bien des gens, Joseph s'en tira a
        merveille: mais quand vint celui de Consuelo, cette maniere italienne
        les etonna d'abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer.
        La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l'expression
        de son chant large et sublime transporta Joseph jusqu'aux cieux.

«Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter que
        vous venez de le faire pour cette pauvre messe de village.
        --Jamais, du moins, je n'ai chante avec plus d'entrain et de plaisir, lui
        repondit-elle. Ce public m'est plus sympathique que celui d'un theatre.
        Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content.
        Oui, il a tout a fait l'air beat, ce respectable chanoine; et a la maniere
        dont tout le monde cherche sur sa physionomie la recompense de ses efforts,
        je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe a
        s'occuper.
        --Excepte vous, Consuelo! la foi et l'amour divin peuvent seuls inspirer
        des accents comme les votres.»
        Quand les deux virtuoses sortirent de l'eglise apres la messe, il s'en
        fallut de peu que la population ne les portat en triomphe jusqu'au
        presbytere, ou un bon dejeuner les attendait. Le cure les presenta a
        M. le chanoine, qui les combla d'eloges et voulut entendre encore
        apres-boire le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s'etonnait avec
        raison que personne n'eut reconnu sa voix de femme, et qui craignait
        l'oeil du chanoine, s'en defendit, sous pretexte que les repetitions et
        sa cooperation active a toutes les parties du choeur l'avaient beaucoup
        fatiguee.
        L'excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaitre au dejeuner du
        chanoine.
        M. le chanoine etait un homme de cinquante ans, d'une belle et bonne
        figure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu charge d'embonpoint.
        Ses manieres etaient distinguees, nobles meme; il disait a tout le monde
        en confidence qu'il avait du sang royal dans les veines, etant un des
        quatre cents batards d'Auguste II, electeur de Saxe et roi de Pologne.
        Il se montra gracieux et affable autant qu'homme du monde et personnage
        ecclesiastique doit l'etre. Joseph remarqua a ses cotes un seculier, qu'il
        paraissait traiter a la fois avec distinction et familiarite. Il sembla a
        Joseph avoir vu ce dernier a Vienne; mais il ne put mettre, comme on dit,
        son nom sur sa figure.

«He bien! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde
        audition du theme de Porpora? Voici pourtant un de mes amis, encore plus
        musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a ete bien frappe de
        votre maniere de dire ce morceau. Puisque vous etes fatigue, ajouta-t-il
        en s'adressant a Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage; mais il
        faut que vous ayez l'obligeance de nous dire comment on vous appelle et ou
        vous avez appris la musique.»
        Joseph vit qu'on lui attribuait l'execution du solo que Consuelo avait
        chante, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu'il devait
        confirmer le chanoine dans cette meprise.

«Je m'appelle Joseph, repondit-il brievement, et j'ai etudie a la maitrise
        de Saint-Etienne.
        --Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j'ai etudie a la maitrise,
        sous Reuter le pere. Vous, sans doute, sous Reuter le fils?
        --Oui, Monsieur.
        --Mais vous avez eu ensuite d'autres lecons? Vous avez etudie en Italie?
        --Non, Monsieur.
        --C'est vous qui avez tenu l'orgue?
        --Tantot moi, tantot mon camarade.
        --Et qui a chante?
        --Nous deux.
        --Fort bien! Mais le theme du Porpora, ce n'est pas vous, dit l'inconnu,
        tout en regardant Consuelo de cote.
        --Bah! ce n'est pas cet enfant-la! dit le chanoine en regardant aussi
        Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.
        --Aussi ce n'est pas moi, c'est lui, repondit-elle brusquement en designant
        Joseph.»
        Elle etait pressee de se delivrer de ces questions, et regardait la porte
        avec impatience.

«Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant? dit naivement le cure.
        Je vous ai deja entendu et vu chanter hier et j'ai bien reconnu l'organe
        de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.
        --Allons! vous vous serez trompe, monsieur le cure, reprit l'inconnu, avec
        un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d'une excessive modestie. Quoi
        qu'il en soit, nous donnons des eloges a l'un et a l'autre.»
        Puis, tirant le cure a l'ecart:

«Vous avez l'oreille juste, lui dit-il, mais vous n'avez pas l'oeil
        clairvoyant; cela fait honneur a la purete de vos pensees. Cependant,
        il faut vous detromper: ce petit paysan hongrois est une cantatrice
        italienne fort habile.
        --Une femme deguisee!» s'ecria le cure stupefait.
        Il regarda Consuelo attentivement tandis qu'elle etait occupee a repondre
        aux questions bienveillantes du chanoine; et soit plaisir soit indignation,
        le bon cure rougit depuis son rabat jusqu'a sa calotte.

«C'est comme je vous le dis, reprit l'inconnu. Je cherche en vain qui elle
        peut etre, je ne la connais pas, et quant a son travestissement et a la
        condition precaire ou elle se trouve, je ne puis les attribuer qu'a un coup
        de tete... Affaire d'amour, monsieur le cure! ceci ne nous regarde pas.
        --Affaire d'amour! comme vous dites fort bien, reprit le cure fort anime:
        un enlevement, une intrigue criminelle avec ce petit jeune homme! Mais tout
        cela est fort vilain! Et moi qui ai donne dans le panneau! moi qui les ai
        loges dans mon presbytere! Heureusement, je leur avais donne des chambres
        separees, et j'espere qu'il n'y aura point eu de scandale dans ma maison.
        Ah! Quelle aventure! et comme les esprits forts de ma paroisse (car il y en
        a, Monsieur, j'en connais plusieurs) riraient a mes depens s'ils savaient
        cela!
        --Si vos paroissiens n'ont pas reconnu la voix d'une femme, il est probable
        qu'ils n'en ont reconnu ni les traits ni la demarche. Voyez pourtant
        quelles jolies mains, quelle chevelure soyeuse, quel petit pied, malgre
        les grosses chaussures!
        --Je ne veux rien voir de tout cela! s'ecria le cure hors de lui; c'est une
        abomination que de s'habiller en homme. Il y a dans les saintes Ecritures
        un verset qui condamne a mort tout homme ou femme coupable d'avoir quitte
        les vetements de son sexe. A mort! entendez-vous, Monsieur? C'est
        indiquer assez l'enormite du peche! Avec cela elle a ose penetrer dans
        l'eglise, et chanter effrontement les louanges du Seigneur, le corps et
        l'ame souilles d'un crime pareil!
        --Et elle les a chantees divinement, les larmes m'en sont venues aux yeux,
        je n'ai jamais entendu rien de pareil. Etrange mystere! quelle peut etre
        cette femme? Toutes celles que je pourrais supposer sont plus agees, de
        beaucoup que celle-ci.
        --C'est une enfant; une toute jeune fille! reprit le cure, qui ne pouvait
        s'empecher de regarder Consuelo avec un interet combattu dans son coeur
        par l'austerite de ses principes. Oh! le petit serpent! Voyez donc de quel
        air doux et modeste elle repond a monsieur le chanoine! Ah! je suis un
        homme perdu, si quelqu'un ici a decouvert la fraude. Il me faudra quitter
        le pays!
        --Comment, ni vous, ni aucun de vos paroissiens n'avez-vous pas reconnu le
        timbre d'une voix de femme? Vous etes des auditeurs bien simples.
        --Que voulez-vous? nous trouvions bien quelque chose d'extraordinaire dans
        cette voix; mais Gottlieb disait que c'etait une voix italienne, qu'il
        en avait entendu deja d'autres comme cela, que c'etait une voix de la
        chapelle Sixtine! Je ne sais ce qu'il entendait par la, je ne m'entends
        pas a la musique qui sort de mon rituel, et j'etais a cent lieues de me
        douter... Que faire, Monsieur, que faire?
        --Si personne n'a de soupcons, je vous conseille de ne vous vanter de rien.
        Econduisez ces enfants au plus vite; je me charge, si vous voulez, de vous
        en debarrasser.
        --Oh! oui, vous me rendrez service! Tenez, tenez; je vais vous donner
        l'argent... combien faut-il leur donner?
        --Ceci ne me regarde pas; nous autres, nous payons largement les
        artistes... Mais votre paroisse n'est pas riche, et l'eglise n'est pas
        forcee d'agir comme le theatre.
        --Je ferai largement les choses, je leur donnerai six florins! je vais
        tout de suite... Mais que va dire monsieur le chanoine? il semble
        ne s'apercevoir de rien. Le voila qui parle avec elle tout
        paternellement... le saint homme!
        --Franchement, croyez-vous qu'il serait bien scandalise?
        --Comment ne le serait-il pas? D'ailleurs, ce que je crains, ce ne sont
        pas tant ses reprimandes que ses railleries. Vous savez comme il aime a
        plaisanter; il a tant d'esprit! Oh! comme il va se moquer de ma simplicite!
        --Mais s'il partage votre erreur, comme jusqu'ici il en a l'air... il
        n'aura pas le droit de vous persifler. Allons, ne faites semblant de rien;
        approchons-nous, et saisissez un moment favorable pour faire eclipser vos
        musiciens.»
        Ils quitterent l'embrasure de croisee ou ils s'etaient entretenus de la
        sorte, et le cure, se glissant pres de Joseph, qui paraissait occuper
        le chanoine beaucoup moins que le signor Bertoni, il lui mit dans la main
        les six florins. Des qu'il tint cette modeste somme, Joseph fit signe
        a Consuelo de se degager du chanoine et de le suivre dehors; mais le
        chanoine rappelant Joseph, et persistant a croire, d'apres ses reponses
        affirmatives, que c'etait lui qui avait la voix de femme:

«Dites-moi donc, lui demanda-t-il, pourquoi vous avez choisi ce morceau de
        Porpora, au lieu de chanter le solo de M. Holzbauer?
        --Nous ne l'avions pas, nous ne le connaissions pas, repondit Joseph.
        J'ai chante la seule chose de mes etudes qui fut complete dans ma memoire.»
        Le cure s'empressa de raconter la petite malice de Gottlieb, et cette
        jalousie d'artiste fit beaucoup rire le chanoine.

«Eh bien, dit l'inconnu, votre bon cordonnier nous a rendu un tres-grand
        service. Au lieu d'un mauvais solo, nous avons eu un chef-d'oeuvre
        d'un tres-grand maitre. Vous avez fait preuve de gout, ajouta-t-il en
        s'adressant a Consuelo.
        --Je ne pense pas, repondit Joseph, que le solo de Holzbauer put etre
        mauvais; ce que nous avons chante de lui n'etait pas sans merite.
        --Le merite n'est pas le genie, repliqua l'inconnu en soupirant;» et
        s'acharnant a Consuelo, il ajouta: «Qu'en pensez-vous, mon petit ami?
        Croyez-vous que ce soit la meme chose?
        --Non, Monsieur; je ne le crois pas, repondit-elle laconiquement et
        froidement; car le regard de cet homme l'embarrassait et l'importunait
        de plus en plus.
        --Mais vous avez eu pourtant du plaisir a chanter cette messe de Holzbauer?
        reprit le chanoine; c'est beau, n'est-ce pas?
        --Je n'en ai eu plaisir ni deplaisir, repartit Consuelo, a qui l'impatience
        donnait des mouvements de franchise irresistibles.
        --C'est dire qu'elle n'est ni bonne, ni mauvaise, s'ecria l'inconnu en
        riant. Eh bien, mon enfant, vous avez fort bien repondu, et mon avis est
        conforme au votre.»
        Le chanoine se mit a rire aux eclats, le cure parut fort embarrasse, et
        Consuelo, suivant Joseph, s'eclipsa sans s'inquieter de ce differend
        musical.

«Eh bien, monsieur le chanoine, dit malignement l'inconnu des que les
        musiciens furent sortis, comment trouvez-vous ces enfants?...
        --Charmants! admirables! Je vous demande bien pardon de dire cela apres le
        paquet que le petit vient de vous donner.
        --Moi? je le trouve adorable, cet enfant-la! Quel talent pour un age si
        tendre! c'est merveilleux! Quelles puissantes et precoces natures que ces
        natures italiennes!
        --Je ne puis rien vous dire du talent de celui-la! reprit le chanoine d'un
        air fort naturel, je ne l'ai pas trop distingue; c'est son compagnon qui
        est un merveilleux sujet, et celui-la est de notre nation, n'en deplaise a
        votre italianomanie .
        --Ah ca, dit l'inconnu en clignotant de l'oeil pour avertir le cure,
        c'est donc decidement l'aine qui nous a chante du Porpora?
        --Je le presume, repondit le cure, tout trouble du mensonge auquel on le
        provoquait.
        --J'en suis sur, moi, reprit le chanoine, il me l'a dit lui-meme.
        --Et l'autre solo, reprit l'inconnu, c'est donc quelqu'un de votre paroisse
        qui l'a dit?
        --Probablement,» repondit le cure en faisant un effort pour soutenir
        l'imposture.
        Tous deux regarderent le chanoine pour voir s'il etait leur dupe ou s'il se
        moquait d'eux. Il ne paraissait pas y songer: Sa tranquillite rassura le
        cure. On parla d'autre chose; mais au bout d'un quart d'heure le chanoine
        revint sur le chapitre de la musique, et voulut revoir Joseph et Consuelo,
        afin, disait-il, de les emmener a sa campagne et de les entendre a loisir.
        Le cure, epouvante, balbutia des objections inintelligibles. Le chanoine
        Lui demanda en riant s'il avait fait mettre ses petits musiciens dans la
        marmite pour completer le dejeuner, qui lui semblait bien assez splendide
        sans cela. Le cure etait au supplice; l'inconnu vint a son secours:

«Je vais vous les chercher,» dit-il au chanoine.
        Et il sortit en faisant signe au bon cure de compter sur quelque expedient
        de sa part. Mais il n'eut pas la peine d'en imaginer un. Il apprit de la
        servante que les jeunes artistes etaient deja partis a travers champs,
        apres lui avoir genereusement donne un des six florins qu'ils venaient
        de recevoir.

«Comment, partis! s'ecria le chanoine avec beaucoup de chagrin; il faut
        courir apres eux; je veux les revoir, je veux les entendre, je le veux
        absolument!»
        On fit semblant d'obeir; mais on n'eut garde de courir sur leurs traces.
        Ils avaient d'ailleurs pris leur route a vol d'oiseau, presses de se
        soustraire a la curiosite qui les menacait. Le chanoine en eprouva beaucoup
        de regret, et meme un peu d'humeur.

«Dieu merci! il ne se doute de rien, dit le cure a l'inconnu.
        --Cure, repondit celui-ci, rappelez-vous l'histoire de l'eveque qui,
        faisant gras, par inadvertance, un vendredi, en fut averti par son grand
        vicaire.--Le malheureux! s'ecria l'eveque, ne pouvait-il se taire jusqu'a
        la fin du diner!--Nous aurions peut-etre du laisser monsieur le chanoine
        se tromper a son aise.»
        LXXVI.
        Le temps etait calme et serein, la pleine lune brillait dans l'ether
        celeste, et neuf heures du soir sonnaient d'un timbre clair et grave a
        l'horloge d'un antique prieure, lorsque Joseph et Consuelo, ayant cherche
        en vain une sonnette a la grille de l'enclos, firent le tour de cette
        habitation silencieuse dans l'espoir de s'y faire entendre de quelque hote
        hospitalier. Mais ce fut en vain: toutes les portes etaient fermees, pas un
        chien n'aboyait, on n'apercevait pas la moindre lumiere aux fenetres du
        morne edifice.

«C'est ici le palais du Silence, dit Haydn en riant, et si cette horloge
        n'eut repete deux fois avec sa voix lente et solennelle les quatre quarts
        en ut et en si et les neuf coups de l'heure en sol au-dessous, je
        croirais ce lieu abandonne aux chouettes ou aux revenants.»
        Le pays aux environs etait fort desert, Consuelo se sentait fatiguee, et
        d'ailleurs ce prieure mysterieux avait un attrait pour son imagination
        poetique.

«Quand nous devrions dormir dans quelque chapelle, dit-elle a Beppo,
        je veux passer la nuit ici. Essayons a tout prix d'y penetrer, fut-ce
        par-dessus le mur, qui n'est pas bien difficile a escalader.
        --Allons! dit Joseph, je vais vous faire la courte echelle, et quand
        vous serez en haut, je passerai vite de l'autre cote pour vous servir
        de marchepied en descendant.»
        Aussitot fait que dit. Le mur etait tres-bas. Deux minutes apres, nos
        jeunes profanes se promenaient avec une tranquillite audacieuse dans
        l'enceinte sacree. C'etait un beau jardin potager entretenu avec un soin
        minutieux. Les arbres fruitiers, disposes en eventails, ouvraient a tout
        venant leurs longs bras charges de pommes vermeilles et de poires dorees.
        Les berceaux de vigne arrondis coquettement en arceaux, portaient, comme
        Autant de girandoles, d'enormes grappes de raisin succulent. Les vastes
        carres de legumes avaient aussi leur beaute. Des asperges a la tige
        elegante et a la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosee du soir,
        ressemblaient a des forets de sapins lilliputiens, couverts d'une gaze
        d'argent; les pois s'elancaient en guirlandes legeres sur leurs rames
        et formaient de longs berceaux, etroites et mysterieuses ruelles ou
        babillaient a voix basse de petites fauvettes encore mal endormies. Les
        giraumons, orgueilleux leviathans de cette mer verdoyante, etalaient
        pesamment leurs gros ventres oranges sur leurs larges et sombres
        feuillages. Les jeunes artichauts, comme autant de petites tetes
        couronnees, se dressaient autour du principal individu, centre de la
        tige royale; les melons se tenaient sous leurs cloches, comme de lourds
        mandarins chinois sous leurs palanquins, et de chacun de ces domes de
        cristal le reflet de la lune faisait jaillir un gros diamant bleu, contre
        lequel les phalenes etourdies allaient se frapper la tete en bourdonnant.
        Une haie de rosiers formait la ligne de demarcation entre ce potager et
        Le parterre, qui touchait aux batiments et les entourait d'une ceinture de
        fleurs. Ce jardin reserve etait comme une sorte d'elysee. De magnifiques
        arbustes d'agrement y ombrageaient les plantes rares a la senteur exquise.
        Le sable y etait aussi doux aux pieds qu'un tapis; on eut dit que les
        gazons etaient peignes brin a brin, tant ils etaient lisses et unis. Les
        fleurs etaient si serrees qu'on ne voyait pas la terre, et que chaque
        plate-bande arrondie ressemblait a une immense corbeille.
        Singuliere influence des objets exterieurs sur la disposition de l'esprit
        et du corps! Consuelo n'eut pas plus tot respire cet air suave et regarde
        ce sanctuaire d'un bien-etre nonchalant, qu'elle se sentit reposee comme si
        elle eut deja dormi du sommeil des moines.

«Voila qui est merveilleux! dit-elle a Beppo; je vois ce jardin, et il
        ne me souvient deja plus des pierres du chemin et de mes pieds malades.
        Il me semble que je me delasse par les yeux. J'ai toujours eu horreur des
        jardins bien tenus, bien gardes, et de tous les endroits clos de murailles;
        et pourtant celui-ci, apres tant de journees de poussiere, apres tant de
        pas sur la terre seche et meurtrie, m'apparait comme un paradis. Je mourais
        de soif tout a l'heure, et maintenant, rien que de voir ces plantes
        heureuses qui s'ouvrent a la rosee du soir, il me semble que je bois avec
        elles, et que je suis desalteree deja. Regarde, Joseph; y a-t-il quelque
        chose de plus charmant que des fleurs epanouies au clair de la lune?
        Regarde, te dis-je, et ne ris pas, ce paquet de grosses etoiles blanches,
        la, au beau milieu du gazon. Je ne sais comment on les appelle; des belles
        de nuit, je crois? Oh! elles sont bien nommees! Elles sont belles et pures
        comme les etoiles du ciel. Elles se penchent et se relevent toutes ensemble
        au souffle de la brise legere, et elles ont l'air de rire et de folatrer
        comme une troupe de petites filles vetues de blanc. Elles me rappellent
        mes compagnes, de la scuola , lorsque le dimanche, elles couraient toutes
        habillees en novices le long des grands murs de l'eglise. Et puis les
        voila qui s'arretent dans l'air immobile, et qui regardent toutes du cote
        de la lune. On dirait maintenant qu'elles la contemplent et qu'elles
        l'admirent. La lune aussi semble les regarder, les couver et planer sur
        elles comme un grand oiseau de nuit. Crois-tu donc, Beppo, que ces etres-la
        soient insensibles? Moi, je m'imagine qu'une belle fleur ne vegete pas
        stupidement, sans eprouver des sensations delicieuses. Passe pour ces
        pauvres petits chardons que nous voyons le long des fosses, et qui se
        trainent la poudreux, malades, broutes par tous les troupeaux qui passent!
        Ils ont l'air de pauvres mendiants soupirant apres une goutte d'eau qui
        ne leur arrive pas; la terre gercee et alteree la boit avidement sans en
        faire part a leurs racines. Mais ces fleurs de jardin dont on prend si
        grand soin, elles sont heureuses et fieres comme des reines. Elles passent
        leur temps a se balancer coquettement sur leurs tiges, et quand vient
        la lune, leur bonne amie, elles sont la toutes beantes, plongees dans un
        demi-sommeil, et visitees par de doux reves. Elles se demandent peut-etre
        s'il y a des fleurs dans la lune, comme, nous autres nous nous demandons
        s'il s'y trouve des etres humains. Allons Joseph, tu te moques de moi, et
        pourtant le bien-etre que j'eprouve en regardant ces etoiles blanches n'est
        point une illusion. Il y a dans l'air epure et rafraichi par elles quelque
        chose de souverain, et je sens une espece de rapport entre ma vie et celle
        de tout ce qui vit autour de moi.
        --Comment pourrais-je me moquer! repondit Joseph en soupirant. Je sens a
        l'instant meme vos impressions passer en moi, et vos moindres paroles
        resonner dans mon ame comme le son sur les cordes d'un instrument. Mais
        voyez cette habitation, Consuelo, et expliquez-moi la tristesse douce,
        mais profonde, qu'elle m'inspire.»
        Consuelo regarda le prieure: c'etait un petit edifice du douzieme siecle,
        jadis fortifie de creneaux que remplacaient desormais des toits aigus en
        ardoise grisatre. Les tourelles, couronnees de leurs machicoulis serres,
        qu'on avait laisses subsister comme ornement, ressemblaient a de grosses
        corbeilles. De grandes masses de lierres coupaient gracieusement la
        monotonie des murailles, et sur les parties nues de la facade eclairee par
        la lune, le souffle de la nuit faisait trembler l'ombre grele et incertaine
        des jeunes peupliers. De grands festons de vignes et de jasmin encadraient
        les portes, et allaient s'accrocher a toutes les fenetres.

«Cette demeure est calme et melancolique, repondit Consuelo; mais elle ne
        m'inspire pas autant de sympathie que le jardin. Les plantes sont faites
        pour vegeter sur place, et les hommes pour se mouvoir et se frequenter.
        Si j'etais fleur, je voudrais pousser dans ce parterre, on y est bien;
        mais etant femme, je ne voudrais pas vivre dans une cellule, et m'enfermer
        dans une masse de pierres. Voudrais-tu donc etre moine, Beppo?
        --Non pas, Dieu m'en garde! mais j'aimerais a travailler sans souci de mon
        logis et de ma table. Je voudrais mener une vie paisible, retiree, un peu
        aisee, n'avoir pas les preoccupations de la misere; enfin j'aimerais a
        vegeter dans un etat de regularite passive, dans une sorte de dependance
        meme, pourvu que mon intelligence fut libre, et que je n'eusse d'autre
        soin, d'autre devoir, d'autre souci que de faire de la musique.
        --Eh bien, mon camarade, tu ferais de la musique tranquille, a force de la
        faire tranquillement.
        --Eh! pourquoi serait-elle mauvaise? Quoi de plus beau que le calme! Les
        cieux sont calmes, la lune est calme, ces fleurs, dont vous cherissez
        l'attitude paisible...
        --Leur immobilite ne me touche que parce qu'elle succede aux ondulations
        que la brise vient de leur imprimer. La purete du ciel ne nous frappe que
        parce que nous l'avons vu maintes fois sillonne par l'orage. Enfin, la lune
        n'est jamais plus sublime que lorsqu'elle brille au milieu des sombres
        nuees qui se pressent autour d'elle. Est-ce que le repos sans la fatigue
        peut avoir de veritables douceurs? Ce n'est meme plus le repos qu'un etat
        d'immobilite permanente. C'est le neant, c'est la mort. Ah! si tu avais
        habite comme moi le chateau des Geants durant des mois entiers, tu saurais
        que la tranquillite n'est pas la vie!
        --Mais qu'appelez-vous de la musique tranquille?
        --De la musique trop correcte et trop froide. Prends garde d'en faire, si
        tu fuis la fatigue et les peines de ce monde.»
        En parlant ainsi, ils s'etaient avances jusqu'au pied des murs du prieure.
        Une eau cristalline jaillissait d'un globe de marbre surmonte d'une croix
        doree, et retombait, de cuvette en cuvette, jusque dans une grande conque
        de granit ou fretillait une quantite de ces jolis petits poissons rouges
        dont s'amusent les enfants. Consuelo et Beppo, fort enfants eux-memes, se
        plaisaient serieusement a leur jeter des grains de sable pour tromper leur
        gloutonnerie, et a suivre de l'oeil leurs mouvements rapides, lorsqu'ils
        virent venir droit a eux une grande figure blanche qui portait une cruche,
        et qui, en s'approchant de la fontaine, ne ressemblait pas mal a une de
        ces laveuses de nuit , personnages fantastiques dont la tradition est
        repandue dans presque tous les pays superstitieux. La preoccupation ou
        l'indifference qu'elle mit a remplir sa cruche, sans leur temoigner ni
        surprise ni frayeur, eut vraiment d'abord quelque chose de solennel et
        d'etrange. Mais bientot, un grand cri qu'elle fit en laissant tomber
        son amphore au fond du bassin, leur prouva qu'il n'y avait rien de
        surnaturel dans sa personne. La bonne dame avait tout simplement la vue
        un peu troublee par les annees, et, des qu'elle les eut apercus, elle fut
        prise d'une peur effroyable, et s'enfuit vers la maison en invoquant la
        vierge Marie et tous les saints.

«Qu'y a-t-il donc, dame Brigide? cria de l'interieur une voix d'homme;
        auriez-vous rencontre quelque malin esprit?
        --Deux diables, ou plutot deux voleurs sont la debout tout aupres de la
        fontaine, repondit dame Brigide en rejoignant son interlocuteur, qui parut
        au seuil de la porte, et y resta incertain et incredule pendant quelques
        instants.
        --Ce sera encore une de vos paniques! Est-ce que des voleurs viendraient
        nous attaquer a cette heure-ci?
        --Je vous jure par mon salut eternel qu'il y a la deux figures noires,
        immobiles comme des statues; ne les voyez-vous pas d'ici? Tenez! elles y
        sont encore, et ne bougent pas. Sainte Vierge! je vais me cacher dans la
        cave.
        --Je vois en effet quelque chose, reprit l'homme en affectant de grossir
        sa voix. Je vais sonner le jardinier, et, avec ses deux garcons, nous
        aurons facilement raison de ces coquins-la, qui n'ont pu penetrer que
        par-dessus les murs; car j'ai ferme moi-meme toutes les portes.
        --En attendant, tirons celle-ci sur nous, repartit la vieille dame, et
        nous sonnerons apres la cloche d'alarme.»
        La porte se referma, et nos deux enfants resterent peu fixes sur le parti
        qu'ils avaient a prendre. Fuir, c'etait confirmer l'opinion qu'on avait
        d'eux; rester, c'etait s'exposer a une attaque un peu brusque. Comme ils
        se consultaient, ils virent un rayon de lumiere percer le volet d'une
        fenetre au premier etage. Le rayon s'agrandit, et un rideau de damas
        cramoisi, derriere lequel brillait doucement la clarte d'une lampe, fut
        souleve lentement; une main, que la pleine lumiere de la lune fit paraitre
        blanche et potelee, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait
        avec precaution les franges, tandis qu'un oeil invisible interrogeait
        probablement les objets exterieurs.

«Chanter, dit Consuelo a son compagnon, voila ce que nous avons a faire.
        Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une
        ritournelle quelconque, dans le premier ton venu.»
        Joseph ayant obei, Consuelo se mit a chanter a pleine voix, en improvisant
        musique et prose, une espece de discours en allemand, rhythme et coupe en
        recitatif:

«Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus
        forts, pas plus mechants que les rossignols dont nous imitons les doux
        refrains.»
        --Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le recitatif.»
        Puis elle reprit:

«Accables de fatigue, et contristes par la morne solitude de la nuit, nous
        avons vu cette maison, qui de loin semblait deserte, et nous avons passe
        une jambe, et puis l'autre, par-dessus le mur.»
        --Un accord en la mineur, Joseph.

«Nous nous sommes trouves dans un jardin enchante, au milieu de fruits
        dignes de la terre promise: nous mourions de soif; nous mourions de faim.
        Cependant s'il manque une pomme d'api aux espaliers, si nous avons detache
        un grain de raisin de la treille, qu'on nous chasse et qu'on nous humilie
        comme des malfaiteurs.»
        --Une modulation pour revenir en ut majeur, Joseph.»

«Et cependant, on nous soupconne, on nous menace; et nous ne voulons
        pas nous sauver; nous ne cherchons pas a nous cacher, parce que nous
        n'avons fait aucun mal... si ce n'est d'entrer dans la maison du bon Dieu
        par-dessus les murs; mais quand il s'agit d'escalader le paradis, tous les
        chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs.»
        Consuelo termina son recitatif par un de ces jolis cantiques en latin
        vulgaire, que l'on nomme a Venise latino di frate , et que le peuple
        chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains
        blanches, s'etant peu a peu montrees, l'applaudirent avec transport,
        et une voix qui ne lui semblait pas tout a fait etrangere a son oreille,
        cria de la fenetre:

«Disciples des muses, soyez les bien venus! Entrez, entrez: l'hospitalite
        vous invite et vous attend.»
        Les deux enfants s'approcherent, et, un instant apres, un domestique en
        livree rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.

«Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes
        petits amis, leur dit-il en riant: c'est votre faute; que ne chantiez-vous
        plus tot? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne
        pouviez manquer d'etre bien accueillis par mon maitre. Venez donc; il
        parait qu'il vous connait deja.»
        En parlant ainsi, l'affable serviteur avait monte devant eux les douze
        marches d'un escalier fort doux, couvert d'un beau tapis de Turquie. Avant
        que Joseph eut eu le temps de lui demander le nom de son maitre, il avait
        ouvert une porte battante qui retomba derriere eux sans faire aucun bruit;
        et apres avoir traverse une antichambre confortable, il les introduisit
        dans la salle a manger, ou le patron gracieux de cette heureuse demeure,
        assis en face d'un faisan roti, entre deux flacons de vieux vin dore,
        commencait a digerer son premier service, tout en attaquant le second d'un
        air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s'etait
        fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il etait
        poudre et rase de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable
        s'arrondissaient moelleusement sous un oeil de poudre d'iris d'une odeur
        exquise; ses belles mains etaient posees sur ses genoux couverts d'une
        culotte de satin noir a boucles d'argent. Sa jambe bien faite et dont il
        etait un peu vain, chaussee d'un bas violet bien tire et bien transparent,
        reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppee
        d'une excellente douillette de soie puce, ouatee et piquee, s'affaissait
        delicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie ou nulle part le coude
        ne risquait de rencontrer un angle, tant il etait bien rembourre et arrondi
        de tous cotes. Assise aupres de la cheminee qui flambait et petillait
        derriere le fauteuil du maitre, dame Brigide, la gouvernante preparait le
        cafe avec un recueillement religieux; et un second valet, non moins propre
        dans sa tenue, et non moins benin dans ses allures que le premier, debout
        aupres de la table, detachait delicatement l'aile de volaille que le saint
        homme attendait sans impatience comme sans inquietude. Joseph et Consuelo
        firent de grandes reverences en reconnaissant dans leur hote bienveillant
        M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathedrant de Saint-Etienne,
        celui devant lequel ils avaient chante la messe le matin meme.
        LXXVII.
        M. le chanoine etait l'homme le plus commodement etabli qu'il y eut au
        monde. Des l'age de sept ans, grace aux protections royales qui ne lui
        avaient pas manque, il avait ete declare en age de raison, conformement aux
        canons de l'Eglise, lesquels admettaient que si l'on n'a pas beaucoup de
        raison a cet age, on est du moins capable d'en avoir virtuellement assez
        pour recueillir et consommer les fruits d'un benefice. En consequence
        de cette decision le jeune tonsure avait ete investi du canonicat, bien
        qu'il fut batard d'un roi; toujours en vertu des canons de l'Eglise,
        qui acceptaient par presomption la legitimite d'un enfant presente aux
        benefices et patronne par des souverains, bien que d'autre part les memes
        arrets canoniques exigeassent que tout pretendant aux biens ecclesiastiques
        fut issu de bon et legitime mariage, a defaut de quoi on pouvait le
        declarer incapable , voire indigne et infame au besoin. Mais il est
        avec le ciel tant d'accommodements, que, dans de certaines circonstances,
        le droit canonique etablissait qu'un enfant trouve peut etre regarde comme
        legitime, par la raison, d'ailleurs fort chretienne, que dans les cas de
        parente mysterieuse on doit supposer le bien plutot que le mal. Le petit
        chanoine etait donc entre en possession d'une superbe prebende, a titre de
        chanoine majeur; et arrive vers sa cinquantieme annee, a une quarantaine
        d'annees de services pretendus effectifs dans le chapitre, il etait
        desormais reconnu chanoine jubilaire, c'est-a-dire chanoine en retraite,
        libre de resider ou bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction
        capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et
        privileges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu
        de bien grands services au chapitre des ses jeunes annees. Il s'etait fait
        declarer absent , ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une
        permission de resider loin du chapitre, en vertu de divers pretextes
        plus ou moins specieux, sans perdre les fruits du benefice attache a
        l'exercice effectif. Le cas de peste dans une residence est un cas
        d' absence admissible. Il y a aussi des raisons de sante delicate ou
        delabree qui motivent l' absence . Mais le plus honorable et le plus assure
        des droits d'absence etait celui qui avait pour motif le cas d'etudes.
        On entreprenait et on annoncait un gros ouvrage sur les cas de conscience,
        sur les Peres de l'Eglise, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la
        constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa
        fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s'y rattachaient,
        sur les pretentions qu'on pouvait faire valoir a l'encontre d'autres
        chapitres, sur un proces qu'on avait ou qu'on voulait avoir contre une
        communaute rivale a propos d'une terre, d'un droit de patronage, ou d'une
        maison beneficiale; et ces sortes de subtilites chicaniere et financieres,
        etant beaucoup plus interessantes pour les corps ecclesiastiques que les
        commentaires sur la doctrine et les eclaircissements sur le dogme, pour peu
        qu'un membre distingue du chapitre proposat de faire des recherches, de
        compulser des parchemins, de griffonner des memoires de procedure, des
        reclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui
        accordait le lucratif et agreable droit de rentrer dans la vie privee et de
        manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison beneficiale, au coin
        de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.
        Homme d'esprit, beau diseur, ecrivain elegant, il avait promis, il se
        promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les
        droits, immunites et privileges de son chapitre. Entoure d' in-quarto
        poudreux qu'il n'avait jamais ouverts, il n'avait pas fait le sien, il ne
        le faisait pas, il ne devait jamais le faire. Les deux secretaires qu'il
        avait engages aux frais du chapitre, etaient occupes a parfumer sa
        personne et a preparer son repas. On parlait beaucoup du fameux livre;
        on l'attendait, on batissait sur la puissance de ses arguments mille reves
        de gloire, de vengeance et d'argent. Ce livre, qui n'existait pas, avait
        deja fait a son auteur une reputation de perseverance, d'erudition et
        d'eloquence, dont il n'etait pas presse de fournir la preuve; non qu'il
        fut incapable de justifier l'opinion favorable de ses confreres, mais
        parce que la vie est courte, les repas longs; la toilette indispensable,
        et le far niente delicieux. Et puis notre chanoine avait deux passions
        innocentes mais insatiables: il aimait l'horticulture et la musique.
        Avec tant d'affaires et d'occupations, ou eut-il trouve le temps de faire
        son livre? Enfin, il est si doux de parler d'un livre qu'on ne fait pas,
        et si desagreable au contraire d'entendre parler de celui qu'on a fait!
        Le benefice de ce saint personnage consistait en une terre d'un bon
        rapport, annexee au prieure secularise ou il vivait huit a neuf mois
        de l'annee, adonne a la culture de ses fleurs et a celle de son estomac.
        L'habitation etait spacieuse et romantique. Il l'avait rendue confortable
        et meme luxueuse. Abandonnant a une lente destruction le corps de logis
        qu'avaient habite les anciens moines, il entretenait avec soin et ornait
        avec gout la partie la plus favorable a ses habitudes de bien-etre.
        De nouvelles distributions avaient fait de l'antique monastere un vrai
        petit chateau ou il menait une vie de gentilhomme. C'etait un excellent
        naturel d'homme d'eglise: tolerant, bel esprit au besoin, orthodoxe et
        disert avec ceux de son etat, enjoue, anecdotique et facile avec ceux du
        monde, affable, cordial et genereux avec les artistes. Ses domestiques,
        participant a la bonne vie qu'il savait se faire, l'aidaient de tout leur
        pouvoir. Sa gouvernante etait un peu tracassiere, mais elle lui faisait de
        si bonnes confitures, et s'entendait si bien a conserver ses fruits, qu'il
        supportait sa mechante humeur, et soutenait l'orage avec calme, se disant
        qu'un homme doit savoir supporter les defauts d'autrui, mais qu'il ne peut
        se passer de beau dessert et de bon cafe.
        Nos jeunes artistes furent accueillis par lui avec la plus gracieuse
        bonhomie.

«Vous etes des enfants pleins d'esprit et d'invention, leur dit-il, et je
        vous aime de tout mon coeur. De plus, vous avez infiniment de talent; et
        il y a un de vous deux, je ne sais plus lequel, qui possede la voix la plus
        douce, la plus sympathique, la plus emouvante que j'aie entendue de ma vie.
        Cette voix-la est un prodige, un tresor; et j'etais tout triste, ce soir,
        de vous avoir vus partir si brusquement de chez le cure, en songeant que
        je ne vous retrouverais peut-etre jamais, que je ne vous entendrais plus.
        Vrai! je ne n'avais pas d'appetit, j'etais sombre, preoccupe... Cette belle
        voix et cette belle musique ne me sortaient pas de l'ame et de l'oreille.
        Mais la Providence, qui me veut bien du bien, vous ramene vers moi, et
        peut-etre aussi votre bon coeur, mes enfants; car vous aurez devine que
        j'avais su vous comprendre et vous apprecier...
        --Nous sommes forces d'avouer, monsieur le chanoine, repondit Joseph, que
        le hasard seul nous a conduits ici, et que nous etions loin de compter sur
        cette bonne fortune.
        --La bonne fortune est pour moi, reprit l'aimable chanoine; et vous allez
        me chanter... Mais non, ce serait trop d'egoisme de ma part; vous etes
        fatigues, a jeun peut-etre... Vous allez souper d'abord, puis passer une
        bonne nuit dans ma maison, et demain nous ferons de la musique; oh! de
        la musique toute la journee! Andre, vous allez mener ces jeunes gens a
        l'office, et vous en aurez le plus grand soin... Mais non, qu'ils restent;
        mettez-leur deux couverts au bout de ma table, et qu'ils soupent avec moi.»
        Andre obeit avec empressement, et meme avec une sorte de satisfaction
        bienveillante. Mais dame Brigide montra des dispositions tout opposees;
        elle hocha la tete, haussa les epaules, et grommela entre ses dents:

«Voila des gens bien propres pour manger sur votre nappe, et une singuliere
        societe pour un homme de votre rang!»

«Taisez-vous, Brigide, repondit le chanoine avec calme. Vous n'etes jamais
        contente de rien ni de personne; et des que voyez les autres prendre un
        petit plaisir, vous entrez en fureur.
        --Vous ne savez quoi imaginer pour passer le temps, reprit-elle sans tenir
        compte des reproches qui lui etaient adresses. Avec des flatteries, des
        sornettes, des flonflons, on vous menerait comme un petit enfant!
        --Taisez-vous donc, dit le chanoine en elevant un peu le ton, mais sans
        perdre son sourire enjoue; vous avez la voix aigre comme une crecelle, et
        si vous continuez a gronder, vous allez perdre la tete et manquer mon cafe.
        --Beau plaisir! et grand honneur, en verite, dit la vieille, que de
        preparer le cafe a de pareils hotes!
        --Oh! il vous faut de hauts personnages a vous! Vous aimez la grandeur;
        vous voudriez ne traiter que des eveques, des princes et des chanoinesses
        a seize quartiers! Tout cela ne vaut pas pour moi un couplet de chanson
        bien dit.»
        Consuelo ecoutait avec etonnement ce personnage d'une apparence si noble
        se disputer avec sa bonne avec une sorte de plaisir enfantin; et, pendant
        tout le souper, elle s'emerveilla de la puerilite de ses preoccupations.
        A propos de tout, il disait une foule de riens pour passer le temps et pour
        se tenir en belle humeur. Il interpellait ses domestiques a chaque instant,
        tantot discutant serieusement la sauce d'un poisson, tantot s'inquietant de
        la confection d'un meuble, donnant des ordres contradictoires, interrogeant
        son monde sur les details les plus oiseux de son menage, reflechissant
        sur ces miseres avec une solennite digne de sujets serieux, ecoutant l'un,
        reprenant l'autre, tenant tete a dame Brigide qui le contredisait sur
        toutes choses, et ne manquant jamais de mettre quelque mot plaisant dans
        ses questions et dans ses reponses. On eut dit que, reduit par l'isolement
        et la nonchalance de sa vie a la societe de ses domestiques, il cherchait
        a tenir son esprit en haleine, et a faciliter l'oeuvre de sa digestion par
        un exercice hygienique de la pensee point trop grave et point trop leger.
        Le souper fut exquis et d'une abondance inouie. A l'entremets, le cuisinier
        fut appele devant M. le chanoine, et affectueusement loue par lui pour la
        confection de certains plats, doucement reprimande et doctement enseigne a
        propos de certains autres qui n'avaient pas atteint le dernier degre de
        perfection. Les deux voyageurs tombaient des nues, et se regardaient
        l'un l'autre, croyant faire un reve facetieux, tant ces raffinements
        leur semblaient incomprehensibles.

«Allons! allons! ce n'est pas mal, dit le bon chanoine en congediant
        l'artiste culinaire; je ferai quelque chose de toi, si tu as de la bonne
        volonte, et si tu continues a aimer ton devoir.»
        Ne semblerait-il pas, pensa Consuelo, qu'il s'agit d'un enseignement
        paternel, ou d'une exhortation religieuse?
        Au dessert, apres que le chanoine eut donne aussi a la gouvernante sa part
        d'eloges et d'avertissements, il oublia enfin ces graves questions pour
        parler musique, et il se montra sous un meilleur jour a ses jeunes hotes.
        Il avait une bonne instruction musicale, un fonds d'etudes solides, des
        idees justes et un gout eclaire. Il etait assez bon organiste; et, s'etant
        mis au clavecin apres le diner, il leur fit entendre des fragments de
        plusieurs vieux maitres allemands, qu'il jouait avec beaucoup de purete
        et selon les bonnes traditions du temps passe. Cette audition ne fut pas
        sans interet pour Consuelo; et bientot, ayant trouve sur le clavecin un
        gros livre de cette ancienne musique, elle se mit a le feuilleter et a
        oublier la fatigue et l'heure qui s'avancait, pour demander au chanoine
        de lui jouer, avec sa bonne maniere nette et large, plusieurs morceaux
        qui avaient frappe son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir
        extreme a etre ainsi ecoute. La musique qu'il connaissait n'etant plus
        guere de mode, il ne trouvait pas souvent d'amateurs selon son coeur. Il
        se prit donc d'une affection extraordinaire pour Consuelo particulierement,
        Joseph, accable de lassitude, s'etant assoupi sur un grand fauteuil
        perfidement delicieux.

«Vraiment! s'ecria le chanoine dans un moment d'enthousiasme, tu es
        un enfant heureusement doue, et ton jugement precoce annonce un avenir
        extraordinaire. Voici la premiere fois de ma vie que je regrette le celibat
        que m'impose ma profession.»
        Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue
        Pour une femme; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta
        naivement:

«Oui, je regrette de n'avoir pas d'enfants, car le ciel m'eut peut-etre
        donne un fils tel que toi, et c'eut ete le bonheur de ma vie... quand
        meme Brigide eut ete la mere. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce
        Sebastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d'aujourd'hui?
        Crois-tu aussi que ce soit un genie prodigieux? J'ai la un gros livre
        De ses oeuvres que j'ai rassemble et fait relier, parce qu'il faut avoir
        de tout... Et puis, c'est peut-etre beau en effet... Mais c'est d'une
        difficulte extreme a lire, et je t'avoue que le premier essai m'ayant
        rebute, j'ai eu la paresse de ne pas m'y remettre... D'ailleurs, j'ai si
        peu de temps a moi! Je ne fais de musique que dans de rares instants,
        derobes a des soins plus serieux... De ce que tu m'as vu tres-occupe
        de la gouverne de mon petit menage, il ne faut pas conclure que je sois
        un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d'un travail
        enorme, effrayant, que je me suis impose. Je fais un livre auquel je
        travaille depuis trente ans, et qu'un autre n'eut pas fait en soixante;
        un livre qui demande des etudes incroyables, des veilles, une patience
        a toute epreuve et les plus profondes reflexions. Aussi je pense que ce
        livre-la fera quelque bruit!
        --Mais il est bientot fini? demanda Consuelo.
        --Pas encore, pas encore! repondit le chanoine desireux de se dissimuler
        a lui-meme qu'il ne l'avait pas commence. Nous disions donc que la musique
        de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant a moi, elle me semble
        bizarre.
        --Je pense cependant que si vous surmontiez votre repugnance, vous en
        viendriez a penser que c'est un genie qui embrasse, resume et vivifie
        toute la science du passe et du present.
        --Eh bien, reprit le chanoine, s'il en est ainsi, nous essaierons demain
        a nous trois d'en dechiffrer quelque chose. Voici l'heure pour vous de
        prendre du repos, et pour moi de me livrer a l'etude. Mais demain vous
        passerez la journee chez moi, c'est entendu, n'est-ce pas?
        --La journee, c'est beaucoup dire, Monsieur; nous devons nous presser
        d'arriver a Vienne; mais dans la matinee nous serons a vos ordres.»
        Le chanoine se recria, insista, et Consuelo feignit de ceder, se promettant
        de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieure
        vers onze heures ou midi. Quand il fut question d'aller dormir, une vive
        discussion s'engagea sur l'escalier entre dame Brigide et le premier valet
        de chambre. Le zele Joseph, empresse de complaire a son maitre, avait
        prepare pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situees dans le
        batiment fraichement restaure qu'occupaient le chanoine et sa suite.
        Brigide, au contraire, s'obstinait a les envoyer coucher dans les cellules
        abandonnees du vieux prieure, parce que ce corps de logis etait separe du
        nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.

«Quoi! disait-elle en elevant sa vois aigre dans l'escalier sonore, vous
        pretendez loger ces vagabonds porte a porte avec nous! Et ne voyez-vous pas
        a leur mine, a leur tenue et a leur profession, que ce sont des bohemiens,
        des coureurs d'aventures, de mechants petits bandits qui se sauveront d'ici
        avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate! Qui sait s'ils ne
        nous assassineront pas!
        --Nous assassiner! ces enfants-la! reprenait Joseph en riant: vous etes
        folle, Brigide; toute vieille et cassee que vous voila, vous les mettriez
        encore en fuite, rien qu'en leur montrant les dents.
        --Vieux et casse vous-meme, entendez-vous! criait la vieille avec fureur.
        Je vous dis qu'ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da! je ne
        fermerais pas l'oeil de toute la nuit!
        --Vous auriez grand tort; je suis bien sur que ces enfants n'ont pas plus
        envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons!
        monsieur le chanoine m'a ordonne de bien traiter ses hotes, et je n'irai
        pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte a tous les
        vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau?
        --Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle;
        croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitues a des lits de duvet?
        --Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi;
        je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide! Laissez-moi faire
        mon devoir, et songez que le votre comme le mien est d'obeir et non de
        commander.
        --Bien parle, Joseph! dit le chanoine, qui, de la porte entr'ouverte de
        l'antichambre, avait ecoute en riant toute la dispute. Allez me preparer
        mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tete. Au revoir, mes
        petits amis! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle
        journee de demain.»
        --Apres que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules,
        ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la
        bise d'hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annoncait
        le coucher solennel du chanoine eut cesse entierement, dame Brigide vint
        sur la pointe du pied a la porte de ses jeunes hotes, et donna lestement
        un tour de clef a chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plonge dans le
        meilleur lit qu'il eut rencontre de sa vie, dormait deja profondement,
        et Consuelo en fit autant de son cote, apres avoir ri de bon coeur en
        elle-meme des terreurs de Brigide. Elle qui avait tremble presque toutes
        les nuits durant son voyage, elle faisait trembler a son tour. Elle eut pu
        s'appliquer la fable du lievre et des grenouilles; mais il me serait
        impossible de vous affirmer que Consuelo connut les fables de La Fontaine.
        Leur merite etait conteste a cette epoque par les plus beaux esprits de
        l'univers: Voltaire s'en moquait, et le grand Frederic, pour singer son
        philosophe les meprisait profondement.
        LXXVIII.
        Au jour naissant, Consuelo, voyant le soleil briller, et se sentant invitee
        a la promenade par les joyeux gazouillements de mille oiseaux qui faisaient
        deja chere lie dans le jardin essaya de sortir de sa chambre; mais la
        consigne n'etait pas encore levee, et dame Brigide tenait toujours ses
        prisonniers sous clef. Consuelo pensa que c'etait peut-etre une idee
        ingenieuse du chanoine, qui, voulant assurer les jouissances musicales
        de sa journee, avait juge bon de s'assurer avant tout de la personne des
        musiciens. La jeune fille, rendue hardie et agile par ses habits d'homme,
        examina la fenetre, vit l'escalade facilitee par une grande vigne soutenue
        d'un solide treillis qui garnissait tout le mur; et, descendant avec
        lenteur et precaution, pour ne point endommager les beaux raisins du
        prieure, elle atteignit le sol, et s'enfonca dans le jardin, riant en
        elle-meme de la surprise et du desappointement de Brigide, lorsqu'elle
        verrait ses precautions dejouees.
        Consuelo revit sous un autre aspect les superbes fleurs et les fruits
        somptueux qu'elle avait admires au clair de la lune. L'haleine du matin
        et la coloration oblique du soleil rose et riant donnaient une poesie
        nouvelle a ces belles productions de la terre. Une robe de satin veloute
        enveloppait les fruits, la rosee se suspendait en perles de cristal a
        toutes les branches, et les gazons glaces d'argent exhalaient cette
        legere vapeur qui semble le souffle aspirateur de la terre s'efforcant
        de rejoindre le ciel et de s'unir a lui dans une subtile effusion d'amour.
        Mais rien n'egalait la fraicheur et la beaute des fleurs encore toutes
        chargees de l'humidite de la nuit, a cette heure mysterieuse de l'aube ou
        elles s'entr'ouvrent comme pour decouvrir des tresors de purete et repandre
        des recherches de parfums que le plus matinal et le plus pur des rayons du
        soleil est seul digne d'entrevoir et de posseder un instant. Le parterre du
        chanoine etait un lieu de delices pour un amateur d'horticulture. Aux yeux
        de Consuelo il etait trop symetrique et trop soigne. Mais les cinquante
        especes de roses, les rares et charmants hibiscus, les sauges purpurines,
        les geraniums varies a l'infini, les daturas embaumes, profondes coupes
        d'opales impregnees de l'ambroisie des dieux; les elegantes asclepiades,
        poisons subtils ou l'insecte trouve la mort dans la volupte; les splendides
        cactees, etalant leurs eclatantes rosaces sur des tiges rugueuses
        bizarrement agencees; mille plantes curieuses et superbes que Consuelo
        n'avait jamais vues, et dont elle ne savait ni les noms ni la patrie,
        occuperent son attention pendant longtemps.
        En examinant leurs diverses attitudes et l'expression du sentiment que
        chacune de leurs physionomies semblait traduire, elle cherchait dans son
        esprit le rapport de la musique avec les fleurs, et voulait se rendre
        compte de l'association de ces deux instincts dans l'organisation de
        son hote. Il y avait longtemps que l'harmonie des sons lui avait semble
        repondre d'une certaine maniere a l'harmonie des couleurs; mais l'harmonie
        de ces harmonies, il lui sembla que c'etait le parfum. En cet instant,
        plongee dans une vague et douce reverie, elle s'imaginait entendre une voix
        sortir de chacune de ces corolles charmantes, et lui raconter les mysteres
        de la poesie dans une langue jusqu'alors inconnue pour elle. La rose lui
        disait ses ardentes amours, le lis sa chastete celeste; le magnolia superbe
        l'entretenait des pures jouissances d'une sainte fierte; et la mignonne
        hepathique lui racontait tout bas les delices de la vie simple et cachee.
        Certaines fleurs avaient de fortes voix qui disaient d'un accent large
        et puissant: «Je suis belle et je regne.» D'autres qui murmuraient avec
        des sons a peine saisissables, mais d'une douceur infinie et d'un charme
        penetrant: «Je suis petite et je suis aimee,» disaient-elles; et toutes
        ensemble se balancaient en mesure au vent du matin, unissant leurs voix
        dans un choeur aerien qui se perdait peu a peu dans les herbes emues, et
        sous les feuillages avides d'en recueillir le sens mysterieux.
        Tout a coup, au milieu de ces harmonies ideales et de cette contemplation
        delicieuse, Consuelo entendit des cris aigus, horribles et bien
        douloureusement humains, partir de derriere les massifs d'arbres qui lui
        cachaient le mur d'enceinte. A ces cris, qui se perdirent dans le silence
        de la campagne, succeda le roulement d'une voiture, puis la voiture parut
        s'arreter, et l'on frappa a grands coups sur la grille de fer qui fermait
        le jardin de ce cote-la. Mais, soit que tout le monde fut encore endormi
        dans la maison, soit que personne ne voulut repondre, on frappa vainement
        a plusieurs reprises, et les cris percants d'une voix de femme, entrecoupes
        par les jurements energiques d'une voix d'homme qui appelait au secours,
        frapperent les murs du prieure et n'eveillerent pas plus d'echos sur ces
        pierres insensibles que dans le coeur de ceux qui les habitaient. Toutes
        les fenetres de cette facade etaient si bien calfeutrees pour proteger
        le sommeil du chanoine, qu'aucun bruit exterieur ne pouvait percer les
        volets de plein chene garnis de cuir et rembourres de crin. Les valets,
        occupes dans le preau situe derriere ce batiment, n'entendaient pas les
        cris; il n'y avait pas de chiens dans le prieure. Le chanoine n'aimait pas
        ces gardiens importuns qui, sous pretexte d'ecarter les voleurs, troublent
        le repos de leurs maitres. Consuelo essaya de penetrer dans l'habitation
        pour signaler l'approche de voyageurs en detresse; mais tout etait si bien
        ferme qu'elle y renonca, et, suivant son impulsion, elle courut a la grille
        d'ou partait le bruit.
        Une voiture de voyage, tout encombree de paquets, et toute blanchie par la
        poussiere d'une longue route, etait arretee devant l'allee principale du
        jardin. Les postillons etaient descendus de cheval et tachaient d'ebranler
        cette porte inhospitaliere tandis que des gemissements et des plaintes
        sortaient de la voiture.

«Ouvrez, cria-t-on a Consuelo, si vous etes des chretiens! Il y a la une
        dame qui se meurt.
        --Ouvrez! s'ecria en se penchant a la portiere une femme dont les traits
        etaient inconnus a Consuelo, mais dont l'accent venitien la frappa
        vivement. Madame va mourir, si on ne lui donne l'hospitalite au plus vite.
        Ouvrez donc, si vous etes des hommes!»
        Consuelo, sans songer aux resultats de son premier mouvement, s'efforca
        d'ouvrir la grille; mais elle etait fermee d'un enorme cadenas dont la clef
        etait vraisemblablement dans la poche de dame Brigide. La sonnette etait
        egalement arretee par un ressort a secret. Dans ce pays tranquille et
        honnete, de telles precautions n'avaient pas ete prises contre les
        malfaiteurs, mais bien contre le bruit et le derangement des visites trop
        tardives ou trop matinales. Il fut impossible a Consuelo de satisfaire
        au voeu de son coeur, et elle supporta douloureusement les injures de la
        femme de chambre qui, en parlant venitien a sa maitresse, s'ecriait avec
        impatience:

«L'imbecile! le petit maladroit, qui ne sait pas ouvrir une porte!»
        Les postillons allemands, plus patients et plus calmes, s'efforcaient
        d'aider Consuelo, mais sans plus de succes, lorsque la dame malade,
        s'avancant a son tour a la portiere, cria d'une voix forte en mauvais
        allemand:
        He, par le sang du diable! allez donc chercher quelqu'un pour ouvrir,
        miserable petit animal que vous etes!
        Cette apostrophe energique rassura Consuelo sur le trepas imminent de la
        dame. «Si elle est pres de mourir, pensa-t-elle, c'est au moins de mort
        violente,» et, adressant la parole en venitien a cette voyageuse dont
        l'accent n'etait pas plus problematique que celui de sa suivante;

«Je n'appartiens pas a cette maison, lui dit-elle, j'y ai recu
        l'hospitalite cette nuit; je vais tacher d'eveiller les maitres, ce qui ne
        sera ni prompt, ni facile. Etes-vous dans un tel danger, Madame, que vous
        ne puissiez attendre un peu ici sans vous desesperer?
        --J'accouche, imbecile! cria la voyageuse; je n'ai pas le temps d'attendre:
        cours, crie, casse tout, amene du monde, et fais-moi entrer ici, tu seras
        bien paye de ta peine...»
        Elle se remit a jeter les hauts cris, et Consuelo sentit trembler ses
        genoux; cette figure, cette voix ne lui etaient pas inconnues...

«Le nom de votre maitresse! cria-t-elle a la femme de chambre.
        --Eh! qu'est-ce que cela te fait? Cours donc, malheureux! dit la soubrette
        toute bouleversee. Ah! si tu perds du temps, tu n'auras rien de nous!
        --Eh! je ne veux rien de vous non plus, repondit Consuelo avec feu; mais
        je veux savoir qui vous etes. Si votre maitresse est musicienne, vous serez
        recus ici d'emblee, et, si je ne me trompe pas, elle est une chanteuse
        celebre.
        --Va, mon petit, dit la dame en mal d'enfant, qui, dans l'intervalle entre
        chaque douleur aigue, retrouvait beaucoup de sang-froid et d'energie,
        tu ne te trompes pas; va dire aux habitants de cette maison que la fameuse
        Corilla est pres de mourir, si quelque ame de chretien ou d'artiste ne
        prend pitie de sa position. Je paierai... dis que je paierai largement.
        Helas! Sofia, dit-elle a sa suivante, fais-moi mettre par terre, je
        souffrirai moins etendue sur le chemin que dans cette infernale voiture!»
        Consuelo courait deja vers le prieure, resolue de faire un bruit
        epouvantable et de parvenir a tout prix jusqu'au chanoine. Elle ne songeait
        deja plus a s'etonner et a s'emouvoir de l'etrange hasard qui amenait en
        ce lieu sa rivale, la cause de tous ses malheurs; elle n'etait occupee que
        du desir de lui porter secours. Elle n'eut pas la peine de frapper, elle
        trouva Brigide qui, attiree enfin par les cris, sortait de la maison,
        escortee du jardinier et du valet de chambre.

«Belle histoire! repondit-elle avec durete, lorsque Consuelo lui eut expose
        le fait. N'y allez pas, Andre, ne bougez d'ici, maitre jardinier! Ne
        voyez-vous pas que c'est un coup monte par ces bandits pour nous devaliser
        et nous assassiner? Je m'attendais a cela! une alerte, une feinte! une
        bande de scelerats rodant autour de la maison, tandis que ceux a qui nous
        avons donne asile tacheraient de les faire entrer sous un honnete pretexte.
        Aller chercher vos fusils, Messieurs, et soyez prets a assommer cette
        pretendue dame en mal d'enfant qui porte des moustaches et des pantalons.
        Ah bien, oui! une femme en couche! Quand cela serait, prend-elle notre
        maison pour un hopital? Nous n'avons pas de sage-femme ici, je n'entends
        rien a un pareil office, et monsieur le chanoine n'aime pas les
        vagissements. Comment une dame se serait-elle mise en route etant sur son
        terme? Et si elle l'a fait, a qui la faute? pouvons-nous l'empecher de
        souffrir? qu'elle accouche dans sa voiture, elle y sera tout aussi bien
        que chez nous, ou nous n'avons rien de dispose pour une pareille aubaine.»
        Ce discours, commence pour Consuelo, et grommele tout le long de l'allee,
        fut acheve a la grille pour la femme de chambre de Corilla. Tandis que les
        voyageuses, apres avoir parlemente en vain, echangeaient des reproches,
        des invectives, et meme des injures avec l'intraitable gouvernante,
        Consuelo, esperant dans la bonte et dans le dilettantisme du chanoine,
        avait penetre dans la maison. Elle chercha en vain la chambre du maitre;
        elle ne fit que s'egarer dans cette vaste habitation dont elle ne
        connaissait pas les detours. Enfin elle rencontra Haydn qui la cherchait,
        et qui lui dit avoir vu le chanoine entrer dans son orangerie. Ils s'y
        rendirent ensemble, et virent le digne personnage venir a leur rencontre,
        sous un berceau de jasmin, avec un visage frais et riant comme la belle
        matinee d'automne qu'il faisait ce jour-la. En regardant cet homme affable
        marcher dans sa bonne douillette ouatee, sur des sentiers ou son pied
        delicat ne risquait pas de trouver un caillou dans le sable fin et
        fraichement passe au rateau, Consuelo ne douta pas qu'un etre si heureux,
        si serein dans sa conscience et si satisfait dans tous ses voeux, ne fut
        charme de faire une bonne action. Elle commencait a lui exposer la requete
        de la pauvre Corilla, lorsque Brigide, apparaissant tout a coup lui coupa
        la parole et parla en ces termes:

«Il y a la-bas a votre porte une vagabonde, une chanteuse de theatre, qui
        se dit fameuse, et qui a l'air et le ton d'une devergondee. Elle se dit
        en mal d'enfant, crie et jure comme trente demons; elle pretend accoucher
        chez vous; voyez si cela vous convient!»
        Le chanoine fit un geste de degout et de refus.

«Monsieur le chanoine, dit Consuelo, quelle que soit cette femme,
        elle souffre, sa vie est peut-etre en danger ainsi que celle d'une
        innocente creature que Dieu appelle en ce monde, et que la religion vous
        commande peut-etre d'y recevoir chretiennement et paternellement. Vous
        n'abandonnerez pas cette malheureuse, vous ne la laisserez pas gemir et
        agoniser a votre porte.
        --Est-elle mariee? demanda froidement le chanoine apres un instant de
        reflexion.
        --Je l'ignore; il est possible qu'elle le soit. Mais qu'importe? Dieu lui
        accorde le bonheur d'etre mere: lui seul a le droit de la juger...
        --Elle a dit son nom, monsieur le chanoine, reprit la Brigide avec force;
        et vous la connaissez, vous qui frequentez tous les histrions de Vienne.
        Elle s'appelle Corilla.
        --Corilla! s'ecria le chanoine. Elle est deja venue a Vienne, j'en ai
        beaucoup entendu parler. C'etait une belle voix, dit-on.
        --En faveur de sa belle voix, faites-lui ouvrir la porte; elle est par
        terre sur le sable du chemin, dit Consuelo.
        --Mais c'est une femme de mauvaise vie, reprit le chanoine. Elle a fait du
        scandale a Vienne, il y a deux ans.
        --Et il y a beaucoup de gens jaloux de votre benefice, monsieur le
        chanoine! vous m'entendez? Une femme perdue qui accoucherait dans votre
        maison... cela ne serait point presente comme un hasard, encore moins
        comme une oeuvre de misericorde. Vous savez que le chanoine Herbert a
        des pretentions au jubilariat, et qu'il a deja fait deposseder un jeune
        confrere, sous pretexte qu'il negligeait les offices pour une dame qui
        se confessait toujours a lui a ces heures-la. Monsieur le chanoine, un
        benefice comme le votre est plus facile a perdre qu'a gagner!»
        Ces paroles firent sur le chanoine une impression soudaine et decisive.
        Il les recueillit dans le sanctuaire de sa prudence, quoiqu'il feignit de
        les avoir a peine ecoutees.

«Il y a, dit-il, une auberge a deux cents pas d'ici: que cette dame s'y
        fasse conduire. Elle y trouvera tout ce qu'il lui faut, et y sera plus
        commodement et plus convenablement que chez un garcon. Allez lui dire cela,
        Brigide, avec politesse, avec beaucoup de politesse, je vous en prie.
        Indiquez l'auberge aux postillons. Vous, mes enfants, dit-il a Consuelo
        et a Joseph, venez essayer avec moi une fugue de Bach pendant qu'on nous
        servira le dejeuner.
        --Monsieur le chanoine, dit Consuelo emue, abandonnerez-vous...
        --Ah! dit le chanoine en s'arretant d'un air consterne, voila mon plus beau
        volkameria desseche. J'avais bien dit au jardinier qu'il ne l'arrosait pas
        assez souvent! La plus rare et la plus admirable plante de mon jardin!
        c'est une fatalite, Brigide! voyez donc! Appelez-moi le jardinier,
        que je le gronde.
        --Je vais d'abord chasser la fameuse Corilla de votre porte, repondit
        Brigide en s'eloignant.
        --Et vous y consentez, vous l'ordonnez monsieur le chanoine? s'ecria
        Consuelo indignee.
        --Il m'est impossible de faire autrement, repondit-il d'une voix douce,
        mais avec un ton dont le calme annoncait une resolution inebranlable.
        Je desire qu'on ne m'en parle pas davantage. Venez donc, je vous attends
        pour faire de la musique.
        --Il n'est plus de musique pour nous ici, reprit Consuelo avec energie.
        Vous ne seriez pas capable de comprendre Bach, vous qui n'avez pas
        d'entrailles humaines. Ah! perissent vos fleurs et vos fruits! puisse la
        gelee dessecher vos jasmins et fendre vos plus beaux arbres! Cette terre
        feconde, qui vous donne tout a profusion, devrait ne produire pour vous que
        des ronces; car vous n'avez pas de coeur, et vous volez les dons du ciel,
        que vous ne savez pas faire servir a l'hospitalite!»
        En parlant ainsi, Consuelo laissa le chanoine ebahi regarder autour de lui,
        comme s'il eut craint de voir la malediction celeste invoquee par cette ame
        brulante tomber sur ses volkamerias precieux et sur ses anemones cheries.
        Elle courut a la grille qui etait restee fermee, et elle l'escalada pour
        sortir, afin de suivre la voiture de Corilla qui se dirigeait au pas
        vers le miserable cabaret, gratuitement decore du titre d'auberge par le
        chanoine.
        LXXIX.
        Joseph Haydn, habitue desormais a se laisser emporter par les subites
        resolutions de son amie, mais doue d'un caractere plus prevoyant et plus
        calme, la rejoignit apres avoir ete reprendre le sac de voyage, la musique
        et le violon surtout, le gagne-pain, le consolateur et le joyeux compagnon
        du voyage. Corilla fut deposee sur un de ces mauvais lits des auberges
        allemandes, ou il faut choisir, tant ils sont exigus, de faire depasser
        la tete ou les pieds. Par malheur, il n'y avait pas de femme dans cette
        bicoque; la maitresse etait allee en pelerinage a six lieues de la, et la
        servante avait ete conduire la vache au paturage. Un vieillard et un enfant
        gardaient la maison; et, plus effrayes que satisfaits d'heberger une si
        riche voyageuse, ils laissaient mettre leurs penates au pillage, sans
        songer au dedommagement qu'ils pourraient en retirer. Le vieux etait sourd,
        et l'enfant se mit en campagne pour aller chercher la sage-femme du village
        voisin, qui n'etait pas a moins d'une lieue de distance. Les postillons
        s'inquietaient beaucoup plus de leurs chevaux, qui n'avaient rien a manger,
        que de leur voyageuse; et celle-ci, abandonnee aux soins de sa femme de
        chambre, qui avait perdu la tete et criait presque aussi haut qu'elle,
        remplissait l'air de ses gemissements, qui ressemblaient a ceux d'une
        lionne plus qu'a ceux d'une femme.
        Consuelo, saisie d'effroi et de pitie, resolut de ne pas abandonner cette
        malheureuse creature.

«Joseph, dit-elle a son camarade, retourne au prieure, quand meme tu
        devrais y etre mal recu; il ne faut pas etre orgueilleux quand on demande
        pour les autres. Dis au chanoine qu'il faut envoyer ici du linge, du
        bouillon, du vin vieux, des matelas, des couvertures, enfin tout ce qui
        est necessaire a une personne malade. Parle-lui avec douceur, avec force,
        et promets-lui, s'il le faut, que nous irons lui faire de la musique,
        pourvu qu'il envoie des secours a cette femme.»
        Joseph partit, et la pauvre Consuelo assista a cette scene repoussante
        d'une femme sans foi et sans entrailles, subissant, avec des imprecations
        et des blasphemes, l'auguste martyre de la maternite. La chaste et pieuse
        enfant frissonnait a la vue de ces tortures que rien ne pouvait adoucir,
        puisqu'au lieu d'une sainte joie et d'une religieuse esperance, le
        deplaisir et la colere remplissaient le coeur de Corilla. Elle ne cessait
        de maudire sa destinee, son voyage, le chanoine et sa gouvernante, et
        jusqu'a l'enfant qu'elle allait mettre au monde. Elle brutalisait sa
        suivante, et achevait de la rendre incapable de tout service intelligent.
        Enfin elle s'emporta contre cette pauvre fille, au point de lui dire:

«Va, je te soignerai de meme, quand tu passeras par la meme epreuve; car
        toi aussi tu es grosse, je le sais fort bien, et je t'enverrai accoucher a
        l'hopital. Ote-toi de devant mes yeux: tu me genes et tu m'irrites.»
        La Sofia, furieuse et desolee, s'en alla pleurer dehors; et Consuelo,
        restee seule avec la maitresse d'Anzoleto et de Zustiniani, essaya de la
        calmer et de la secourir. Au milieu de ses tourments et de ses fureurs,
        la Corilla conservait une sorte de courage brutal et de force sauvage qui
        devoilaient toute l'impiete de sa nature fougueuse et robuste. Lorsqu'elle
        eprouvait un instant de repit, elle redevenait stoique et meme enjouee.

«Parbleu! dit-elle tout d'un coup a Consuelo, qu'elle ne reconnaissait
        pas du tout, ne l'ayant jamais vue que de loin ou sur la scene dans des
        costumes bien differents de celui qu'elle portait en cet instant, voila
        une belle aventure, et bien des gens ne voudront pas me croire quand je
        leur dirai que je suis accouchee dans un cabaret avec un medecin de ton
        espece; car tu m'as l'air d'un petit zingaro, toi, avec ta mine brune et
        ton grand oeil noir. Qui es-tu? d'ou sors-tu? comment te trouves-tu ici,
        et pourquoi me sers-tu? Ah! tiens, ne me le dis pas, je ne pourrais pas
        t'entendre, je souffre trop. Ah! misera, me! Pourvu que je ne meure
        pas! Oh non! je ne mourrai pas! je ne veux pas mourir! Zingaro, tu ne
        m'abandonnes pas? reste la, reste la, ne me laisse pas mourir, entends-tu
        bien?»
        Et les cris recommencaient, entrecoupes de nouveaux blasphemes.

«Maudit enfant! disait-elle, je voudrais t'arracher de mon flanc, et te
        jeter loin de moi!
        --Oh! ne dites pas cela! s'ecria Consuelo glacee d'epouvante; vous
        allez etre mere, vous allez etre heureuse de voir votre enfant, vous ne
        regretterez pas d'avoir souffert!
        --Moi? dit la Corilla avec un sang-froid cynique, tu crois que j'aimerai
        cet enfant-la! Ah! que tu te trompes! Le beau plaisir que d'etre mere,
        comme si je ne savais pas ce qui en est! Souffrir pour accoucher,
        travailler pour nourrir ces malheureux que leurs peres renient, les
        voir souffrir eux-memes, ne savoir qu'en faire, souffrir pour les
        abandonner... car, apres tout, on les aime... mais je n'aimerai pas
        celui-la. Oh! je jure Dieu que je ne l'aimerai pas! que je le hairai comme
        je hais son pere!...»
        Et Corilla, dont l'air froid et amer cachait un delire croissant, s'ecria
        dans un de ces mouvements exasperes qu'une souffrance atroce inspire aux
        femmes:

«Ah! maudit! trois fois maudit soit le pere de cet enfant-la!»
        Des cris inarticules la suffoquerent, elle mit en pieces le fichu qui
        cachait son robuste sein pantelant de douleur et de rage; et, saisissant
        le bras de Consuelo sur lequel elle imprima ses ongles crispes par la
        torture, elle s'ecria en rugissant:

«Maudit! maudit! maudit soit le vil, l'infame Anzoleto!»
        La Sofia rentra en cet instant, et un quart d'heure apres, ayant reussi a
        delivrer sa maitresse, elle jeta sur les genoux de Consuelo le premier
        oripeau qu'elle arracha au hasard d'une malle ouverte a la hate. C'etait
        un manteau de theatre, en salin fane, borde de franges de clinquant.
        Ce fut dans ce lange improvise que la noble et pure fiancee d'Albert recut
        et enveloppa l'enfant d'Anzoleto et de Corilla.

«Allons, Madame, consolez-vous, dit la pauvre soubrette avec un accent de
        bonte simple et sincere: vous etes heureusement accouchee, et vous avez
        une belle petite fille.
        --Fille ou garcon, je ne souffre plus, repondit la Corilla en se relevant
        sur son coude, sans regarder son enfant; donne-moi un grand verre de vin.»
        Joseph venait d'en apporter du prieure, et du meilleur. Le chanoine s'etait
        execute genereusement, et bientot la malade eut a discretion tout ce que
        son etat reclamait. Corilla souleva d'une main ferme le gobelet d'argent
        qu'on lui presentait, et le vida avec l'aplomb d'une vivandiere; puis,
        se jetant sur les bons coussins du chanoine, elle s'y endormit aussitot
        avec la profonde insouciance que donnent un corps de fer et une ame de
        glace. Pendant son sommeil, l'enfant fut convenablement emmaillote, et
        Consuelo alla chercher dans la prairie voisine une brebis qui lui servit
        de premiere nourrice. Lorsque la mere s'eveilla, elle se fit soulever par
        la Sofia; et, ayant encore avale un verre de vin, elle se recueillit un
        instant; Consuelo; tenant l'enfant dans ses bras, attendait le reveil de
        la tendresse maternelle: Corilla avait bien autre chose en tete. Elle posa
        sa voix en ut majeur, et fit gravement une gamme de deux octaves. Alors
        elle frappa ses mains l'une dans l'autre, en s'ecriant:

« Brava , Corilla! tu n'as rien perdu de ta voix, et tu peux faire des
        enfants tant qu'il te plaira!»
        Puis elle eclata de rire, embrassa la Sofia, et lui mit au doigt un diamant
        qu'elle avait au sien, en lui disant:

«C'est pour te consoler des injures que je t'ai dites. Ou est mon petit
        singe? Ah! mon Dieu, s'ecria-t-elle en regardant son enfant, il est blond,
        il lui ressemble! Tant pis pour lui! malheur a lui; ne defaites pas tant de
        malles, Sofia! a quoi songez-vous! croyez-vous que je veuille rester ici?
        Allons donc! vous etes sotte, et vous ne savez pas encore ce que c'est que
        la vie. Demain, je compte bien me remettre en route. Ah! zingaro, tu portes
        les enfants comme une vraie femme. Combien veux-tu pour tes soins et pour
        ta peine? Sais-tu, Sofia, que jamais je n'ai ete mieux soignee et mieux
        servie? Tu es donc de Venise, mon petit ami? m'as-tu entendue chanter?»
        Consuelo ne repondit rien a ces questions, dont on n'eut pas ecoute la
        reponse. La Corilla lui faisait horreur. Elle remit l'enfant a la servante
        du cabaret, qui venait de rentrer et qui paraissait une bonne creature;
        puis elle appela Joseph et retourna avec lui au prieure.

«Je ne m'etais pas engage, lui dit, chemin faisant, son compagnon, a vous
        ramener au chanoine. Il paraissait honteux de sa conduite, quoiqu'il
        affectat beaucoup de grace et d'enjouement; malgre son egoisme, ce n'est
        pas un mechant homme. Il s'est montre vraiment heureux d'envoyer a la
        Corilla tout ce qui pouvait lui etre utile.
        --Il y a des ames si dures et si affreuses, repondit Consuelo, que les ames
        faibles doivent faire plus de pitie que d'horreur. Je veux reparer mon
        emportement envers ce pauvre chanoine; et puisque la Corilla n'est pas
        morte, puisque, comme on dit, la mere et l'enfant se portent bien, puisque
        notre chanoine y a contribue autant qu'il l'a pu, sans compromettre la
        possession de son cher benefice, je veux le remercier. D'ailleurs, j'ai mes
        raisons pour rester au prieure jusqu'au depart de la Corilla. Je te les
        dirai demain.»
        La Brigide etait allee visiter une ferme voisine, et Consuelo, qui
        s'attendait a affronter ce cerbere, eut le plaisir d'etre recue par le
        doucereux et prevenant Andre.

«Eh! arrivez donc, mes petits amis, s'ecria-t-il en leur ouvrant la marche
        vers les appartements du maitre; M. le chanoine est d'une melancolie
        affreuse. Il n'a presque rien mange a son dejeuner, et il a interrompu
        trois fois sa sieste. Il a eu deux grands chagrins aujourd'hui; il a
        perdu son plus beau volkameria et l'esperance d'entendre de la musique.
        Heureusement vous voila de retour, et une de ses peines sera adoucie.
        --Se moque-t-il de son maitre ou de nous? dit Consuelo a Joseph.
        --L'un et l'autre, repondit Haydn. Pourvu que le chanoine ne nous boude
        pas, nous allons nous amuser.»
        Loin de bouder, le chanoine les recut a bras ouverts, les forca de
        dejeuner, et ensuite se mit au piano avec eux. Consuelo lui fit comprendre
        et admirer les preludes admirables du grand Bach, et, pour achever de
        le mettre de bonne humeur, elle lui chanta les plus beaux airs de son
        repertoire, sans chercher a deguiser sa voix, et sans trop s'inquieter de
        lui laisser deviner son sexe et son age. Le chanoine etait determine a
        ne rien deviner et a jouir avec delices de ce qu'il entendait. Il etait
        veritablement amateur passionne de musique, et ses transports eurent une
        sincerite et une effusion dont Consuelo ne put se defendre d'etre touchee.

«Ah! cher enfant, noble enfant, heureux enfant, s'ecriait le bonhomme
        les larmes aux yeux, tu fais de ce jour le plus beau de ma vie. Mais que
        deviendrai-je desormais? Non, je ne pourrai supporter la perte d'une telle
        jouissance, et l'ennui me consumera; je ne pourrai plus faire de musique;
        j'aurai l'ame remplie d'un ideal que tout me fera regretter! Je n'aimerai
        plus rien, pas meme mes fleurs.
        --Et vous aurez grand tort, monsieur le chanoine, repondit Consuelo;
        car vos fleurs chantent mieux que moi.
        --Que dis-tu? mes fleurs chantent? Je ne les ai jamais entendues.
        --C'est que vous ne les avez jamais ecoutees, Moi, je les ai entendues
        ce matin, j'ai surpris leurs mysteres, et j'ai compris leur melodie.
        --Tu es un etrange enfant, un enfant de genie! s'ecria le chanoine en
        caressant la tete brune de Consuelo avec une chastete paternelle; tu portes
        la livree de la misere, et tu devrais etre porte en triomphe. Mais qui
        es-tu, dis-moi, ou as-tu appris ce que tu sais?
        --Le hasard, la nature, monsieur le chanoine!
        --Ah! tu me trompes, dit malignement le chanoine, qui avait toujours le mot
        pour rire; tu es quelque fils de Caffarelli ou de Farinello! Mais, ecoutez,
        mes enfants, ajouta-t-il d'un air serieux et anime: je ne veux plus que
        vous me quittiez. Je me charge de vous; restez avec moi. J'ai de la
        fortune, je vous en donnerai. Je serai pour vous ce que Gravina a ete
        pour Metastasio. Ce sera mon bonheur, ma gloire. Attachez-vous a moi;
        il ne s'agira que d'entrer dans les ordres mineurs. Je vous ferai avoir
        quelques jolis benefices, et apres ma mort vous trouverez quelques bonnes
        petites economies que je ne pretends pas laisser a cette harpie de
        Brigide.»
        Comme le chanoine disait cela, Brigide entra brusquement et entendit ses
        dernieres paroles.

«Et moi, s'ecria-t-elle d'une voix glapissante et avec des larmes de rage,
        je ne pretends pas vous servir davantage. C'est assez longtemps sacrifier
        ma jeunesse et ma reputation a un maitre ingrat.
        --Ta reputation? ta jeunesse? interrompit moqueusement le chanoine sans
        se deconcerter. Eh! tu te flattes, ma pauvre vieille; ce qu'il te plait
        d'appeler l'une protege l'autre.
        --Oui, oui, raillez, repliqua-t-elle; mais preparez-vous a ne plus me
        revoir. Je quitte de ce pas une maison ou je ne puis etablir aucun ordre
        et aucune decence. Je voulais vous empecher de faire des folies, de
        gaspiller votre bien, de degrader votre rang; mais je vois que c'etait
        en vain. Votre caractere, faible et votre mauvaise etoile vous poussent a
        votre perte, et les premiers saltimbanques qui vous tombent sous la main
        vous tournent si bien la tete, que vous etes tout pret a vous laisser
        devaliser par eux. Allons, allons, il y a longtemps que le chanoine Herbert
        me demande a son service et m'offre de plus beaux avantages que ceux que
        vous me faites. Je suis lasse de tout ce que je vois ici. Faites-moi mon
        compte. Je ne passerai pas la nuit sous votre toit.
        --En sommes-nous la? dit le chanoine avec calme. Eh bien, Brigide, tu me
        fais grand plaisir, et puisses-tu ne pas te raviser. Je n'ai jamais chasse
        personne, et je crois que j'aurais le diable a mon service que je ne
        le mettrais pas dehors, tant je suis debonnaire; mais si le diable me
        quittait, je lui souhaiterais un bon voyage et chanterais un Magnificat
        a son depart. Va faire ton paquet, Brigide; et quant a tes comptes,
        fais-les toi-meme, mon enfant. Tout ce que tu voudras, tout ce que je
        possede, si tu veux, pourvu que tu t'en ailles bien vite.
        --Eh! monsieur le chanoine, dit Haydn tout emu de cette scene domestique,
        vous regretterez une vieille servante qui vous parait fort attachee...
        --Elle est attachee a mon benefice, repondit le chanoine, et moi, je ne
        regretterai que son cafe.
        --Vous vous habituerez a vous passer de bon cafe, monsieur le chanoine,
        dit l'austere Consuelo avec fermete, et vous ferez bien. Tais-toi, Joseph,
        et ne parle pas pour elle. Je veux le dire devant elle, moi, parce que
        c'est la verite. Elle est mechante et elle est nuisible a son maitre.
        Il est bon, lui; la nature l'a fait noble et genereux. Mais cette fille
        le rend egoiste. Elle refoule les bons mouvements de son ame; et s'il la
        garde, il deviendra dur et inhumain comme elle. Pardonnez-moi, monsieur le
        chanoine, si je vous parle ainsi. Vous m'avez fait tant chanter, et vous
        m'avez tant pousse a l'exaltation en manifestant la votre, que je suis
        peut-etre un peu hors de moi. Si j'eprouve une sorte d'ivresse, c'est votre
        faute; mais soyez sur que la verite parle dans ces ivresses-la, parce
        qu'elles sont nobles et developpent en nous ce que nous avons de meilleur.
        Elles nous mettent le coeur sur les levres, et c'est mon coeur qui vous
        parle en ce moment. Quand je serai calme, je serai plus respectueux et
        non plus sincere. Croyez-moi, je ne veux pas de votre fortune, je n'en ai
        aucune envie, aucun besoin. Quand je voudrai, j'en aurai plus que vous,
        et la vie d'artiste est vouee a tant de hasards, que vous me survivrez
        peut-etre. Ce sera peut-etre a moi de vous inscrire sur mon testament,
        en reconnaissance de ce que vous avez voulu faire le votre en ma faveur.
        Demain nous partons pour ne vous revoir peut-etre jamais; mais nous
        partirons le coeur plein de joie, de respect, d'estime et de reconnaissance
        pour vous si vous renvoyez madame Brigide, a qui je demande bien pardon de
        ma facon de penser.»
        Consuelo parlait avec tant de feu, et la franchise de son caractere se
        peignait si vivement dans tous ses traits, que le chanoine en fut frappe
        comme d'un eclair.

«Va-t'en, Brigide, dit-il a sa gouvernante d'un air digne et ferme. La
        verite parle par la bouche des enfants, et cet enfant-la a quelque chose
        de grand dans l'esprit. Va-t'en, car tu m'as fait faire ce matin une
        mauvaise action, et tu m'en ferais faire d'autres, parce que je suis
        faible et parfois craintif. Va-t'en, parce que tu me rends malheureux, et
        que cela ne peut pas te faire faire ton salut; va-t'en, ajouta-t-il en
        souriant, parce que tu commences a bruler trop ton cafe et a tourner toutes
        les cremes ou tu mets le nez.»
        Ce dernier reproche fut plus sensible a Brigide que tous les autres, et
        Son orgueil, blesse a l'endroit le plus irritable, lui ferma la bouche
        completement. Elle se redressa, jeta sur le chanoine un regard de pitie,
        presque de mepris, et sortit d'un air theatral. Deux heures apres, cette
        reine depossedee quittait le prieure, apres l'avoir un peu mis au pillage.
        Le chanoine ne voulut pas s'en apercevoir, et a l'air de beatitude qui se
        Repandit sur son visage, Haydn reconnut que Consuelo lui avait rendu un
        veritable service. A diner, cette derniere, pour l'empecher d'eprouver
        le moindre regret, lui fit du cafe a la maniere de Venise, qui est bien
        la premiere maniere du monde. Andre se mit aussitot a l'etude sous sa
        direction, et le chanoine declara qu'il n'avait deguste meilleur cafe de
        sa vie. On fit encore de la musique le soir, apres avoir envoye demander
        des nouvelles de la Corilla, qui etait deja assise, leur dit-on, sur le
        fauteuil que le chanoine lui avait envoye. On se promena au clair de la
        lune dans le jardin, par une soiree magnifique. Le chanoine, appuye sur
        le bras de Consuelo, ne cessait de la supplier d'entrer dans les ordres
        mineurs et de s'attacher a lui comme fils adoptif.

«Prenez garde, lui dit Joseph lorsqu'ils rentrerent dans leurs chambres;
        ce bon chanoine s'eprend de vous un peu trop serieusement.
        --Rien ne doit inquieter en voyage, lui repondit-elle. Je ne serai pas
        plus abbe que je n'ai ete trompette. M. Mayer, le comte Hoditz et le
        chanoine ont tous compte sans le lendemain.»
        LXXX.
        Cependant Consuelo souhaita le bonsoir a Joseph, et se retira dans sa
        chambre sans lui avoir donne, comme il s'y attendait, le signal du depart
        pour le retour de l'aube. Elle avait ses raisons pour ne pas se hater, et
        Joseph attendit qu'elle les lui confiat, enchante de passer quelques heures
        de plus avec elle dans cette jolie maison, tout en menant cette bonne vie
        de chanoine qui ne lui deplaisait pas. Consuelo se permit de dormir la
        grasse matinee, et de ne paraitre qu'au second dejeuner du chanoine.
        Celui-ci avait l'habitude de se lever de bonne heure, de prendre un repas
        leger et friand, de se promener dans ses jardins et dans ses serres pour
        examiner ses plantes, un breviaire a la main; et d'aller faire un second
        somme en attendant le dejeuner a la fourchette.

«Notre voisine la voyageuse se porte bien, dit-il a ses jeunes hotes des
        qu'il les vit paraitre. J'ai envoye Andre lui faire son dejeuner. Elle a
        exprime beaucoup de reconnaissance pour nos attentions, et, comme elle
        se dispose a partir aujourd'hui pour Vienne, contre toute prudence, je
        l'avoue, elle vous fait prier d'aller la voir, afin de vous recompenser
        du zele charitable que vous lui avez montre. Ainsi, mes enfants, dejeunez
        vite; et rendez-vous aupres d'elle; sans doute elle vous destine quelque
        joli present.
        --Nous dejeunerons aussi lentement qu'il vous plaira, monsieur le chanoine,
        repondit Consuelo, et nous n'irons pas voir la malade; elle n'a plus besoin
        de nous, et nous n'aurons jamais besoin de ses presents.
        --Singulier enfant! dit le chanoine emerveille. Ton desinteressement
        romanesque, ta generosite enthousiaste, me gagnent le coeur a tel point,
        que jamais, je le sens, je ne pourrai consentir a me separer de toi...»
        Consuelo sourit, et l'on se mit a table. Le repas fut exquis et dura bien
        deux heures; mais le dessert fut autre que le chanoine ne s'y attendait.

«Monsieur le reverend, dit Andre en paraissant a la porte, voici la mere
        Berthe, la femme du cabaret voisin, qui vous apporte une grande corbeille
        de la part de l'accouchee.
        --C'est l'argenterie que je lui ai pretee, repondit le chanoine. Andre,
        recevez-la, c'est votre affaire. Elle part donc decidement cette dame?
        --Monsieur le reverend, elle est partie.
        --Deja! c'est une folle! Elle veut se tuer cette diablesse-la!
        --Non, monsieur le chanoine, dit Consuelo, elle ne veut pas se tuer, et
        elle ne se tuera pas.
        --Eh bien, Andre, que faites-vous la d'un air ceremonieux? dit le chanoine
        a son valet.
        --Monsieur le reverend, c'est que la mere Berthe refuse de me remettre la
        corbeille; elle dit qu'elle ne la remettra qu'a vous, et qu'elle a quelque
        chose a vous dire.
        --Allons, c'est un scrupule ou une affectation de depositaire. Fais-la
        entrer, finissons-en.»
        La vieille femme fut introduite, et, apres avoir fait de grandes
        reverences, elle deposa sur la table une grande corbeille couverte d'un
        voile. Consuelo y porta une main empressee, tandis que le chanoine tournait
        la tete vers Berthe; et ayant un peu ecarte le voile, elle le referma
        en disant tout bas a Joseph:

«Voila ce que j'attendais, voila pourquoi je suis restee. Oh! oui, j'en
        etais sure: Corilla devait agir ainsi.»
        Joseph, qui n'avait pas eu le temps d'apercevoir le contenu de la
        corbeille, regardait sa compagne d'un air etonne.

«Eh bien, mere Berthe, dit le chanoine, vous me rapportez les objets que
        j'ai pretes a votre hotesse? C'est bon, c'est bon. Je n'en etais pas en
        peine, et je n'ai pas besoin d'y regarder pour etre sur qu'il n'y manque
        rien.»
        --Monsieur le reverend, repondit la vieille, ma servante a tout apporte;
        j'ai tout remis a vos officiers . Il n'y manque rien en effet, et je suis
        bien tranquille la-dessus. Mais cette corbeille, on m'a fait jurer de ne la
        remettre qu'a vous, et ce qu'elle contient, vous le savez aussi bien que
        moi.
        --Je veux etre pendu si je le sais, dit le chanoine en avancant la main
        negligemment vers la corbeille.»
        Mais sa main resta comme frappee de catalepsie, et sa bouche demeura
        entr'ouverte de surprise, lorsque, le voile s'etant agite et entr'ouvert
        comme de lui-meme, une petite main d'enfant, rose et mignonne, apparut en
        faisant le mouvement vague de chercher a saisir le doigt du chanoine.

«Oui, monsieur le reverend, reprit la vieille femme avec un sourire de
        satisfaction confiante; le voila sain et sauf, bien gentil, bien eveille,
        et ayant bonne envie de vivre.
        Le chanoine stupefait avait perdu la parole; la vieille continua:

«Dame! Votre Reverence l'avait demande a sa mere pour l'elever et
        l'adopter! La pauvre dame a eu un peu de peine a s'y decider; mais enfin
        nous lui avons dit que son enfant ne pouvait pas etre en de meilleures
        mains, et elle l'a recommande a la Providence en nous le remettant pour
        vous l'apporter: «Dites bien a ce digne chanoine, a ce saint homme,
        s'est-elle exclamee en montant dans sa voiture, que je n'abuserai pas
        longtemps de son zele charitable. Bientot je reviendrai chercher ma
        fille et payer les depenses qu'il aura faites pour elle. Puisqu'il veut
        absolument se charger de lui trouver une bonne nourrice, remettez-lui pour
        moi cette bourse, que je le prie de partager entre cette nourrice et le
        petit musicien qui m'a si bien soignee hier, s'il est encore chez lui.»
        Quant a moi, elle m'a bien payee, monsieur le reverend, et je ne demande
        rien, je suis fort contente.
        --Ah! vous etes contente! s'ecria le chanoine d'un ton tragi-comique.
        Eh bien, j'en suis fort aise! Mais veuillez remporter cette bourse et ce
        marmot. Depensez l'argent, elevez l'enfant, ceci ne me regarde en aucune
        facon.
        --Elever l'enfant, moi? Oh! que nenni, monsieur le reverend! je suis trop
        vieille pour me charger d'un nouveau-ne. Cela crie toute la nuit, et mon
        pauvre homme, bien qu'il soit sourd, ne s'arrangerait pas d'une pareille
        societe.
        --Et moi donc! il faut que je m'en arrange? Grand merci! Ah'! vous comptiez
        la-dessus?
        --Puisque Votre Reverence l'a demande a sa mere!
        --Moi! je l'ai demande? ou diantre avez-vous pris cela?
        --Mais puisque Votre Reverence a ecrit ce matin...
        --Moi, j'ai ecrit? ou est ma lettre, s'il vous-plait! qu'on me presente
        ma lettre!
        --Ah! dame, je ne l'ai pas vue, votre lettre, et d'ailleurs personne ne
        sait lire chez nous; mais M. Andre est venu saluer l'accouchee de la part
        de Votre Reverence, et elle nous a dit qu'il lui avait remis une lettre.
        Nous l'avons cru, nous, bonnes gens! qui est-ce qui ne l'eut pas cru?
        --C'est un mensonge abominable! c'est un tour de bohemienne! s'ecria le
        chanoine, et vous etes les comperes de cette sorciere-la. Allons, allons,
        emportez-moi le marmot, rendez-le a sa mere, gardez-le, arrangez-vous
        comme il vous plaira, je m'en lave les mains. Si c'est de l'argent que
        vous voulez me tirer, je consens a vous en donner. Je ne refuse jamais
        l'aumone, meme aux intrigants et aux escrocs, c'est la seule maniere de
        s'en debarrasser; mais prendre un enfant dans ma maison, merci de moi!
        allez tous au diable!
        --Ah! Pour ce qui est de cela, repartit la vieille femme d'un ton fort
        decide, je ne le ferai point, n'en deplaise a Votre Reverence. Je n'ai
        pas consenti a me charger de l'enfant pour mon compte. Je sais comment
        finissent toutes ces histoires-la. On vous donne pour commencer un peu d'or
        qui brille, on vous promet monts et merveilles; et puis vous n'entendez
        plus parler de rien; l'enfant vous reste. Ca n'est jamais fort, ces
        enfants-la; c'est faineant et orgueilleux de nature. On ne sait qu'en
        faire. Si ce sont des garcons, ca tourne au brigandage; si ce sont des
        filles, ca tourne encore plus mal! Ah!, par ma foi, non! ni moi, ni mon
        vieux, ne voulons de l'enfant. On nous a dit que Votre Reverence le
        demandait; nous l'avons cru, le voila. Voila l'argent, et nous sommes
        quittes. Quant a etre comperes, nous ne connaissons pas ces tours-la, et,
        j'en demande pardon a Votre Reverence; elle veut rire quand elle nous
        accuse de lui en imposer. Je suis bien la servante de Votre Reverence, et
        je m'en retourne a la maison. Nous avons des pelerins qui s'en reviennent
        du voeu et qui ont pardieu grand soif!
        La vieille salua a plusieurs reprises en s'en allant; puis revenant sur ses
        pas:

«J'allais oublier, dit-elle; l'enfant doit s'appeler Angele, en italien.
        Ah! par ma foi, je ne me souviens plus comment elles m'ont dit cela.
        --Angiolina, Anzoleta? dit Consuelo.
        --C'est cela, precisement, dit la vieille; et saluant encore le chanoine,
        elle se retira tranquillement.
        --Eh bien, comment trouvez-vous le tour! dit le chanoine stupefait en se
        retournant vers ses hotes.
        --Je le trouve digne de celle qui l'a imagine, repondit Consuelo en otant
        de la corbeille l'enfant qui commencait a s'impatienter, et en lui faisant
        avaler doucement quelques cuillerees d'un reste de lait du dejeuner qui
        etait encore chaud, dans la tasse japonaise du chanoine.
        --Cette Corilla est donc un demon? reprit le chanoine; vous la connaissiez?
        --Seulement de reputation; mais maintenant je la connais parfaitement, et
        vous aussi, monsieur le chanoine.
        --Et c'est une connaissance dont je me serais fort bien passe! Mais
        qu'allons-nous faire de ce pauvre abandonne? ajouta-t-il en jetant un
        regard de pitie sur l'enfant.
        --Je vais le porter, repondit Consuelo, a votre jardiniere, a qui j'ai vu
        allaiter hier un beau garcon de cinq a six mois.
        --Allez donc, dit le chanoine; ou plutot sonnez pour qu'elle vienne
        ici le recevoir. Elle nous indiquera une nourrice dans quelque ferme
        voisine... pas trop voisine pourtant; car Dieu sait le tort que peut faire
        a un homme d'eglise la moindre marque d'un interet marque pour un enfant
        tombe ainsi des nues dans sa maison.
        --A votre place, monsieur le chanoine, je me mettrais au-dessus de ces
        miseres-la. Je ne voudrais ni prevoir, ni apprendre les suppositions
        absurdes de la calomnie. Je vivrais au milieu des sots propos comme s'ils
        n'existaient pas, j'agirais toujours comme s'ils etaient impossibles.
        A quoi servirait donc une vie de sagesse et de dignite, si elle n'assurait
        pas le calme de la conscience et la liberte des bonnes actions? Voyez, cet
        enfant vous est confie, mon reverend. S'il est mal soigne loin de vos yeux,
        s'il languit, s'il meurt, vous vous le reprocherez eternellement!
        --Que dis-tu la, que cet enfant m'est confie? en ai-je accepte le depot?
        et le caprice ou la fourberie d'autrui nous imposent-ils de pareils
        devoirs? Tu t'exaltes, mon enfant, et tu deraisonnes.
        --Non, mon cher monsieur le chanoine, reprit Consuelo en s'animant de plus
        en plus; je ne deraisonne pas. La mechante mere qui abandonne ici son
        enfant n'a aucun droit et ne peut rien vous imposer. Mais celui qui a droit
        de vous commander, celui qui dispose des destinees de l'enfant naissant,
        celui envers qui vous serez eternellement responsable, c'est Dieu. Oui,
        c'est Dieu qui a eu des vues particulieres de misericorde sur cette
        innocente petite creature en inspirant a sa mere la pensee hardie de vous
        le confier. C'est lui qui, par un bizarre concours de circonstances, le
        fait entrer dans votre maison malgre vous, et le pousse dans vos bras en
        depit de toute votre prudence. Ah! monsieur le chanoine, rappelez-vous
        l'exemple de saint Vincent de Paul, qui allait ramassant sur les marches
        des maisons les pauvres orphelins abandonnes, et ne rejetez pas celui
        que la Providence apporte dans votre sein. Je crois bien que si vous
        le faisiez, cela vous porterait malheur; et le monde, qui a une sorte
        d'instinct de justice dans sa mechancete meme, dirait, avec une apparence
        de verite, que vous avez eu des raisons pour l'eloigner de vous. Au lieu
        que si vous le gardez, on ne vous en supposera pas d'autres que les
        veritables: votre misericorde et votre charite.
        --Tu ne sais pas, dit le chanoine ebranle et incertain, ce que c'est que
        le monde! Tu es un enfant sauvage de droiture et de vertu. Tu ne sais pas
        surtout ce que c'est que le clerge, et Brigide, la mechante Brigide, savait
        bien ce qu'elle disait hier, en pretendant que certaines gens etaient
        jaloux de ma position, et travaillaient a me la faire perdre. Je tiens mes
        benefices de la protection de feu l'empereur Charles, qui a bien voulu me
        servir de patron pour me les faire obtenir. L'imperatrice Marie-Therese
        m'a protege aussi pour me faire passer jubilaire avant l'age. Eh bien, ce
        que nous croyons tenir de l'Eglise ne nous est jamais assure absolument.
        Au-dessus de nous, au-dessus des souverains qui nous favorisent, nous avons
        toujours un maitre, c'est l'Eglise. Comme elle nous declare capables
        quand il lui plait, alors meme que nous ne le sommes pas, elle nous
        declare incapables quand il lui convient, alors meme que nous lui avons
        rendu les plus grands services. L'ordinaire , c'est-a-dire l'eveque
        diocesain, et son conseil, si on les indispose et si on les irrite contre
        nous, peuvent nous accuser, nous traduire a leur barre, nous juger et
        nous depouiller, sous pretexte d'inconduite, d'irregularite de moeurs ou
        d'exemples scandaleux, afin de reporter sur de nouvelles creatures les dons
        qu'ils s'etaient laisse arracher pour nous. Le ciel m'est temoin que ma vie
        est aussi pure que celle de cet enfant qui est ne hier. Eh bien, sans une
        extreme prudence dans toutes mes relations, ma vertu n'eut pas suffi a me
        defendre des mauvaises interpretations. Je ne suis pas tres-courtisan
        envers les prelats; mon indolence, et un peu l'orgueil de ma naissance
        peut-etre, m'en ont toujours empeche. J'ai des envieux dans le chapitre...
        --Mais vous avez pour vous Marie-Therese, qui est une grande ame, une noble
        femme et une tendre mere, reprit Consuelo. Si elle etait la pour vous
        juger, et que vous vinssiez a lui dire avec l'accent de la verite, que la
        verite seule peut avoir: «Reine, j'ai balance un instant entre la crainte
        de donner des armes a mes ennemis et, le besoin de pratiquer la premiere
        vertu de mon etat, la charite; j'ai vu d'un cote des calomnies, des
        intrigues auxquelles je pouvais succomber, de l'autre un pauvre etre
        abandonne du ciel et des hommes, qui n'avait de refuge, que dans ma
        pitie, et d'avenir que dans ma sollicitude; et j'ai choisi de risquer ma
        reputation, mon repos et ma fortune, pour faire les oeuvres de la foi et
        de la misericorde.» Ah! je n'en doute pas, si vous disiez cela a Marie
        Therese, Marie-Therese, qui peut tout, au lieu d'un prieure, vous donnerait
        un palais, et au lieu d'un canonicat un eveche. N'a-t-elle pas comble
        d'honneurs et de richesses l'abbe Metastasio pour avoir fait des rimes?
        que ne ferait-elle pas pour la vertu, si elle recompense ainsi le talent?
        Allons, mon reverend, vous garderez cette pauvre Angiolina dans votre
        maison; votre jardiniere la nourrira, et plus tard vous l'eleverez dans la
        religion et dans la vertu. Sa mere en eut fait un demon pour l'enfer, et
        vous en ferez un ange pour le ciel!
        --Tu fais de moi ce que tu veux, dit le chanoine emu et attendri,
        en laissant son favori deposer l'enfant sur ses genoux; allons, nous
        baptiserons Angele demain matin, tu seras son parrain... Si Brigide
        etait encore la, nous la forcerions a etre ta commere, et sa fureur nous
        divertirait. Sonne pour qu'on nous amene la nourrice, et que tout soit
        fait selon la volonte de Dieu! Quant a la bourse que Corilla nous a
        laissee... (oui-da! cinquante sequins de Venise!) nous n'en avons que faire
        ici. Je me charge des depenses presentes pour l'enfant, et de son sort
        futur, si on ne le reclame pas. Prends donc cet or, il t'est bien du pour
        la vertu singuliere, et le grand coeur dont tu as fait preuve dans tout
        ceci.
        --De l'or pour payer ma vertu et la bonte de mon coeur! s'ecria Consuelo
        en repoussant la bourse avec degout. Et l'or de la Corilla! le prix du
        mensonge, de la prostitution peut-etre! Ah! monsieur le chanoine, cela
        souille meme la vue! Distribuez-le aux pauvres, cela portera bonheur a
        notre pauvre Angele.»
        LXXXI.
        Pour la premiere fois de sa vie peut-etre le chanoine ne dormit guere. Il
        sentait en lui une emotion et une agitation etranges. Sa tete etait pleine
        d'accords, de melodies et de modulations qu'un leger sommeil venait briser
        a chaque instant, et qu'a chaque intervalle de reveil il cherchait malgre
        lui, et meme avec une sorte de depit, a reprendre et a renouer sans pouvoir
        y parvenir. Il avait retenu par coeur les phrases les plus saillantes des
        morceaux que Consuelo lui avait chantes; il les entendait resonner encore
        dans sa cervelle, dans son diaphragme; et puis tout a coup le fil de
        l'idee musicale se brisait dans sa memoire au plus bel endroit, et il la
        recommencait mentalement cent fois de suite, sans pouvoir aller une note
        plus loin. C'est en vain que, fatigue de cette audition imaginaire, il
        s'efforcait de la chasser; elle revenait toujours se placer dans son
        oreille, et il lui semblait que la clarte de son feu vacillait en mesure
        sur le satin cramoisi de ses rideaux. Les petits sifflements qui sortent
        des buches enflammees avaient l'air de vouloir chanter aussi ces maudites
        phrases dont la fin restait dans l'imagination fatiguee du chanoine comme
        un arcane impenetrable. S'il eut pu en retrouver une entiere, il lui
        semblait qu'il eut pu etre delivre de cette obsession de reminiscences.
        Mais la memoire musicale est ainsi faite, qu'elle nous tourmente et nous
        persecute jusqu'a ce que nous l'ayons rassasiee de ce dont elle est avide
        et inquiete.
        Jamais la musique n'avait fait tant d'impression sur le cerveau du
        chanoine, bien qu'il eut ete toute sa vie un dilettante remarquable.
        Jamais voix humaine n'avait bouleverse ses entrailles comme celle de
        Consuelo. Jamais physionomie, jamais langage et manieres n'avaient
        exerce sur son ame une fascination comparable a celle que les traits,
        la contenance et les paroles de Consuelo exercaient sur lui depuis
        trente-six heures. Le chanoine devinait-il ou ne devinait-il pas le sexe
        du pretendu Bertoni? Oui et non. Comment vous expliquer cela? Il faut que
        vous sachiez qu'a cinquante ans le chanoine avait l'esprit aussi chaste
        que les moeurs, et les moeurs aussi pures qu'une jeune fille. A cet egard,
        c'etait un saint homme que notre chanoine; il avait toujours ete ainsi,
        et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que, batard du roi le plus
        debauche dont l'histoire fasse mention, il ne lui en avait presque rien
        coute pour garder son voeu de chastete. Ne avec un temperament flegmatique
        (nous disons aujourd'hui lymphatique), il avait ete si bien eleve dans
        l'idee du canonicat, il avait toujours tant cheri le bien-etre et la
        tranquillite, il etait si peu propre aux luttes cachees que les passions
        brutales livrent a l'ambition ecclesiastique; en un mot, il desirait tant
        le repos et le bonheur, qu'il avait eu pour premier et pour unique principe
        dans la vie, de sacrifier tout a la possession tranquille d'un benefice;
        amour, amitie, vanite, enthousiasme, vertu meme, s'il l'eut fallu. Il
        s'etait prepare de bonne heure et habitue de longue main a tout immoler
        sans effort et presque sans regret. Malgre cette theorie affreuse de
        l'egoisme, il etait reste bon, humain, affectueux et enthousiaste a
        beaucoup d'egards, parce que sa nature etait bonne, et que la necessite
        de reprimer ses meilleurs instincts ne s'etait presque jamais presentee.
        Sa position independante lui avait toujours permis de cultiver l'amitie,
        la tolerance et les arts; mais l'amour lui etait interdit, et il avait tue
        l'amour, comme le plus dangereux ennemi de son repos et de sa fortune.
        Cependant, comme l'amour est de nature divine, c'est-a-dire immortel,
        quand nous croyons l'avoir tue, nous n'avons pas fait autre chose que de
        l'ensevelir vivant dans notre coeur. Il peut y sommeiller sournoisement
        durant de longues annees, jusqu'au jour ou il lui plait de se ranimer.
        Consuelo apparaissait a l'automne de cette vie de chanoine, et cette longue
        apathie de l'ame se changeait en une langueur tendre, profonde, et plus
        tenace qu'on ne pouvait le prevoir. Ce coeur apathique ne savait point
        bondir et palpiter pour un objet aime; mais il pouvait se fondre comme la
        glace au soleil, se livrer, connaitre l'abandon de soi-meme, la soumission,
        et cette sorte d'abnegation patiente qu'on est surpris de rencontrer
        quelquefois chez les egoistes quand l'amour s'empare de leur forteresse.
        Il aimait donc, ce pauvre chanoine; a cinquante ans, il aimait pour la
        premiere fois, et il aimait celle qui ne pouvait jamais repondre a son
        amour. Il ne le pressentait que trop, et voila pourquoi il voulait se
        persuader a lui-meme, en depit de toute vraisemblance, que ce n'etait
        pas de l'amour qu'il eprouvait, puisque ce n'etait pas une femme qui le
        lui inspirait.
        A cet egard il s'abusait completement, et, dans toute la naivete de son
        coeur, il prenait Consuelo pour un garcon. Lorsqu'il remplissait des
        fonctions canoniques a la cathedrale de Vienne, il avait vu nombre de
        beaux et jeunes enfants a la maitrise; il avait entendu des voix claires,
        argentines et quasi femelles pour la purete et la flexibilite; celle de
        Bertoni etait plus pure et plus flexible mille fois. Mais c'etait une voix
        italienne, pensait-il; et puis Bertoni etait une nature d'exception, un de
        ces enfants precoces dont les facultes, le genie et l'aptitude sont des
        prodiges. Et tout fier, tout enthousiasme d'avoir ce tresor sur le grand
        chemin, le chanoine revait deja de le faire connaitre au monde, de le
        lancer, d'aider a sa fortune et a sa gloire. Il s'abandonnait a tous les
        elans d'une affection paternelle et d'un orgueil bienveillant, et sa
        conscience ne devait pas s'en effrayer; car l'idee d'un amour vicieux et
        immonde, comme celui qu'on avait attribue a Gravina pour Metastase, le
        chanoine ne savait meme pas ce que c'etait. Il n'y pensait pas, il n'y
        croyait meme pas, et cet ordre d'idees paraissait a son esprit chaste et
        droit une abominable et bizarre supposition des mechantes langues.
        Personne n'eut cru a cette purete enfantine dans l'imagination du chanoine,
        homme d'esprit un peu railleur, tres-facetieux, plein de finesse et de
        penetration en tout ce qui avait rapport a la vie sociale. Il y avait
        pourtant tout un monde d'idees, d'instincts et de sentiments qui lui etait
        inconnu. Il s'etait endormi dans la joie de son coeur, en faisant mille
        projets pour son jeune protege, en se promettant pour lui-meme de passer sa
        vie dans les plus saintes delices musicales, et en s'attendrissant a l'idee
        de cultiver, en les temperant un peu, les vertus qui brillaient dans cette
        ame genereuse et ardente; mais reveille a toutes les heures de la nuit par
        une emotion singuliere, poursuivi par l'image de cet enfant merveilleux,
        tantot inquiet et effraye a l'idee de le voir se soustraire a sa tendresse
        deja un peu jalouse, tantot impatient d'etre au lendemain pour lui reiterer
        serieusement des offres, des promesses et des prieres qu'il avait eu l'air
        d'ecouter en riant, le chanoine, etonne de ce qui se passait en lui, se
        persuada mille choses autres que la verite.

«J'etais donc destine par la nature a avoir beaucoup d'enfants et a les
        aimer avec passion, se demandait-il avec une honnete simplicite, puisque
        la seule pensee d'en adopter un aujourd'hui me jette dans une pareille
        agitation? C'est pourtant la premiere fois de ma vie que ce sentiment-la
        se revele a mon coeur, et voila que dans un seul jour l'admiration
        m'attache a l'un, la sympathie a l'autre, la pitie a un troisieme! Bertoni,
        Beppo, Angiolina! me voila en famille tout d'un coup, moi qui plaignais
        les embarras des parents, et qui remerciais Dieu d'etre oblige par etat
        au repos de la solitude! Est-ce la quantite et l'excellence de la musique
        que j'ai entendue aujourd'hui qui me donne une exaltation d'idees si
        nouvelle?... C'est plutot ce delicieux cafe a la venitienne dont j'ai pris
        deux tasses au lieu d'une, par pure gourmandise!... J'ai eu la tete si
        bien montee tout le jour, que je n'ai presque pas pense a mon volkameria,
        desseche pourtant par la faute de Pierre!

«Il mio cor si divide...»
        Allons, voila encore cette maudite phrase qui me revient! La peste soit de
        ma memoire!... Que ferai-je pour dormir?... Quatre heures du matin, c'est
        inoui!... J'en ferai une maladie!»
        Une idee lumineuse vint enfin au secours du bon chanoine; il se leva,
        prit son ecritoire, et resolut de travailler a ce fameux livre entrepris
        depuis si longtemps, et non encore commence. Il lui fallait consulter
        le Dictionnaire du droit canonique pour se remettre dans son sujet;
        il n'en eut pas lu deux pages que ses idees s'embrouillerent, ses yeux
        s'appesantirent, le livre coula doucement de l'edredon sur le tapis, la
        bougie s'eteignit a un soupir de beatitude somnolente exhale de la robuste
        poitrine du saint homme, et il dormit enfin du sommeil du juste jusqu'a
        dix heures du matin.
        Helas! que son reveil fut amer, lorsque, d'une main engourdie et
        nonchalante, il ouvrit le billet suivant, depose par Andre sur son
        gueridon, avec sa tasse de chocolat!

«Nous partons, monsieur et reverend chanoine; un devoir imperieux nous
        appelait a Vienne, et nous avons craint de ne pouvoir resister a vos
        genereuses instances. Nous nous sauvons comme des ingrats: mais nous
        ne le sommes point, et jamais nous ne perdrons le souvenir de votre
        hospitalite envers nous, et de votre charite sublime pour l'enfant
        abandonne. Nous viendrons vous en remercier. Avant huit jours, vous nous
        reverrez; veuillez differer jusque la le bapteme d'Angele, et compter sur
        le devouement respectueux et tendre de vos humbles proteges.»

«BERTONI, BEPPO.»
        Le chanoine palit, soupira et agita sa sonnette.

«Ils sont partis? dit-il a Andre.
        --Avant le jour, monsieur le chanoine.
        --Et qu'ont-ils dit en partant? ont-ils dejeune, au moins? ont-ils designe
        le jour ou ils reviendraient?
        --Personne ne les a vus partir, monsieur le chanoine. Ils se sont en alles
        comme ils sont venus, par-dessus les murs. En m'eveillant j'ai trouve leurs
        chambres desertes; le billet que vous tenez etait sur leur table, et toutes
        les portes de la maison et de l'enclos fermees comme je les avais laissees
        hier soir. Ils n'ont pas emporte une epingle, ils n'ont pas touche a un
        fruit, les pauvres enfants!...
        --Je le crois bien!» s'ecria le chanoine, et ses yeux se remplirent de
        larmes.
        Pour chasser sa melancolie, Andre essaya de lui faire faire le menu de
        son diner.

«Donne-moi ce que tu voudras, Andre!» repondit le chanoine d'une voix
        dechirante, et il retomba en gemissant sur son oreiller.
        Le soir de ce jour-la, Consuelo et Joseph entrerent dans Vienne a la faveur
        des ombres. Le brave perruquier Keller fut mis dans la confidence, les
        recut a bras ouverts, et hebergea de son mieux la noble voyageuse. Consuelo
        fit mille amities a la fiancee de Joseph, tout en s'affligeant en secret de
        ne la trouver ni gracieuse ni belle. Le lendemain matin, Keller tressa les
        cheveux flottants de Consuelo; sa fille l'aida a reprendre les vetements
        de son sexe, et lui servit de guide jusqu'a la maison qu'habitait le
        Porpora.
        LXXXII
        A la joie que Consuelo eprouva de serrer dans ses bras son maitre et son
        bienfaiteur, succeda un penible sentiment qu'elle eut peine a renfermer.
        Un an ne s'etait pas ecoule depuis qu'elle avait quitte le Porpora, et
        cette annee d'incertitudes, d'ennuis et de chagrins avait imprime au
        front soucieux du maestro les traces profondes de la souffrance et de
        la vieillesse. Il avait pris cet embonpoint maladif ou l'inaction et la
        langueur de l'ame font tomber les organisations affaissees. Son regard
        avait le feu qui l'animait encore naguere, et une certaine coloration
        bouffie de ses traits trahissait de funestes efforts tentes pour chercher
        dans le vin l'oubli de ses maux ou le retour de l'inspiration refroidie
        par l'age et le decouragement.
        L'infortune compositeur s'etait flatte de retrouver a Vienne quelques
        nouvelles chances de succes et de fortune. Il avait ete recu avec une
        froide estime, et il trouvait ses rivaux, plus heureux, en possession de
        la faveur imperiale et de l'engouement du public. Metastase avait ecrit
        des drames et des oratorio pour Caldera, pour Predieri, pour Fuchs, pour
        Reuter et pour Hasse; Metastase, le poete de la cour ( poeta cesareo ),
        l'ecrivain a la mode, le nouvel Albane , le favori des muses et des dames,
        le charmant, le precieux, l'harmonieux, le coulant, le divin Metastase,
        en un mot, celui de tous les cuisiniers dramatiques dont les mets avaient
        le gout le plus agreable et la digestion la plus facile, n'avait rien
        ecrit pour Porpora, et n'avait voulu lui rien promettre. Le maestro avait
        peut-etre encore des idees; il avait au moins sa science, son admirable
        entente des voix, ses bonnes traditions napolitaines, son gout severe, son
        large style, et ses fiers et males recitatifs dont la beaute grandiose
        n'a jamais ete egalee. Mais il n'avait pas de public, et il demandait en
        vain un poeme. Il n'etait ni flatteur ni intrigant; sa rude franchise lui
        faisait des ennemis, et sa mauvaise humeur rebutait tout le monde.
        Il porta ce sentiment jusque dans l'accueil affectueux et paternel qu'il
        fit a Consuelo.

«Et pourquoi as-tu quitte si tot la Boheme? lui dit-il apres l'avoir
        embrassee avec emotion. Que viens-tu faire ici, malheureuse enfant? Il
        n'y a point ici d'oreilles pour t'ecouter, ni de coeurs pour te comprendre;
        il n'y a point ici de place pour toi, ma fille. Ton vieux maitre est tombe
        dans le mepris public, et, si tu veux reussir, tu feras bien d'imiter les
        autres en feignant de ne pas le connaitre, ou de le mepriser, comme font
        tous ceux qui lui doivent leur talent, leur fortune et leur gloire.
        --Helas! vous doutez donc aussi de moi? lui dit Consuelo, dont les yeux se
        remplirent de larmes. Vous voulez renier mon affection et mon devouement,
        et faire tomber sur moi le soupcon et le dedain que les autres ont mis dans
        votre ame! O mon maitre! vous verrez que je ne merite pas cet outrage. Vous
        le verrez! voila tout ce que je puis-vous dire.»
        Le Porpora fronca le sourcil, tourna le dos, fit quelques pas dans sa
        chambre, revint vers Consuelo, et voyant qu'elle pleurait, mais ne trouvant
        rien de doux et de tendre a lui dire, il lui prit son mouchoir des mains
        et le lui passa sur les yeux avec une rudesse paternelle, en lui disant:

«Allons, allons!»
        Consuelo vit qu'il etait pale et qu'il etouffait de gros soupirs dans sa
        large poitrine; mais il contint son emotion, et tirant une chaise a cote
        d'elle:

«Allons, reprit-il, raconte-moi ton sejour en Boheme, et dis-moi pourquoi
        tu es revenue si brusquement? Parle donc, ajouta-t-il avec un peu
        d'impatience. Est-ce que tu n'as pas mille choses a me dire? Tu t'ennuyais
        la-bas? ou bien les Rudolstadt ont ete mal pour toi? Oui, eux aussi sont
        capables de t'avoir blessee et tourmentee! Dieu sait que c'etaient les
        seules personnes de l'univers en qui j'avais encore foi: mais Dieu sait
        aussi que tous les hommes sont capables de tout ce qui est mal!
        --Ne dites pas cela, mon ami, repondit Consuelo. Les Rudolstadt sont des
        anges, et je ne devrais parler d'eux qu'a genoux; mais j'ai du les quitter,
        j'ai du les fuir, et meme sans les prevenir, sans leur dire adieu.
        --Qu'est-ce a dire? Est-ce toi qui as quelque chose a te reprocher envers
        eux? Me faudrait-il rougir de toi, et me reprocher de t'avoir envoyee chez
        ces braves gens?
        --Oh, non! non, Dieu merci, maitre! Je n'ai rien a me reprocher, et vous
        n'avez point a rougir de moi.
        --Alors, qu'est-ce donc?»
        Consuelo, qui savait combien il fallait faire au Porpora les reponses
        courtes et promptes lorsqu'il donnait son attention a la connaissance
        d'un fait ou d'une idee, lui annonca, en peu de mots, que le comte Albert
        voulait l'epouser, et qu'elle n'avait pu se decider a lui rien promettre
        avant d'avoir consulte son pere adoptif.
        Le Porpora fit une grimace de colere et d'ironie.

«Le comte Albert! s'ecria-t-il, l'heritier des Rudolstadt, le descendant
        des rois de Boheme, le seigneur de Riesenburg! il a voulu t'epouser, toi,
        petite Egyptienne? toi, la laideron de la Scuola, la fille sans pere, la
        comedienne sans argent et sans engagement? toi, qui as demande l'aumone,
        pieds nus, dans les carrefours de Venise?
        --Moi! votre eleve! moi, votre fille adoptive! oui, moi, la Porporina!
        repondit Consuelo avec un orgueil tranquille et doux.
        --Belle illustration et brillante condition! En effet, reprit le maestro
        avec amertume, j'avais oublie celles-la dans la nomenclature. La derniere
        et l'unique eleve d'un maitre sans ecole, l'heritiere future de ses
        guenilles et de sa honte, la continuatrice d'un nom qui est deja efface de
        la memoire des hommes! il y a de quoi se vanter, et voila de quoi rendre
        fous les fils des plus illustres familles!
        --Apparemment, maitre, dit Consuelo avec un sourire melancolique et
        caressant, que nous ne sommes pas encore tombes si bas dans l'estime des
        hommes de bien qu'il vous plait de le croire; car il est certain que le
        comte veut m'epouser, et que je viens ici vous demander votre agrement pour
        y consentir, ou votre protection pour m'en defendre.
        --Consuelo, repondit le Porpora d'un ton froid et severe, je n'aime point
        ces sottises-la. Vous devriez savoir que je hais les romans de pensionnaire
        ou les aventures de coquette. Jamais je ne vous aurais crue capable de
        vous mettre en tete pareilles billevesees, et je suis vraiment honteux pour
        vous d'entendre de telles choses. Il est possible que le jeune comte de
        Rudolstadt ait pris pour vous une fantaisie, et que, dans l'ennui de la
        solitude, ou dans l'enthousiasme de la musique, il vous ait fait deux
        doigts de cour; mais comment avez-vous ete assez impertinente pour prendre
        l'affaire au serieux, et pour vous donner, par cette feinte ridicule, les
        airs d'une princesse de roman? Vous me faites pitie; et si le vieux comte,
        si la chanoinesse, si la baronne Amelie sont informes de vos pretentions,
        vous me faites honte; je vous le dis encore une fois, je rougis de vous.»
        Consuelo savait qu'il ne fallait pas contredire le Porpora lorsqu'il etait
        en train de declamer, ni l'interrompre au milieu d'un sermon. Elle le
        laissa exhaler son indignation, et quand il lui eut dit tout ce qu'il put
        imaginer de plus blessant et de plus injuste, elle lui raconta de point
        en point, avec l'accent de la verite et la plus scrupuleuse exactitude,
        tout ce qui s'etait passe au chateau des Geants, entre elle, le comte
        Albert, le comte Christian, Amelie, la chanoinesse et Anzoleto. Le Porpora,
        qui, apres avoir donne un libre cours a son besoin d'emportement et
        d'invectives, savait, lui aussi, ecouter et comprendre, preta la plus
        serieuse attention a son recit; et quand elle eut fini, il lui adressa
        encore plusieurs questions pour s'enquerir de nouveaux details et penetrer
        completement dans la vie intime et dans les sentiments de toute la famille.

«Alors!... lui dit-il enfin, tu as bien agi, Consuelo. Tu as ete sage, tu
        as ete digne, tu as ete forte comme je devais l'attendre de toi. C'est
        bien. Le ciel t'a protegee, et il te recompensera en te delivrant une fois
        pour toutes de cet infame Anzoleto. Quant au jeune comte, tu n'y dois pas
        penser. Je te le defends. Un pareil sort ne te convient pas. Jamais le
        comte Christian ne te permettra de redevenir artiste, sois assuree de cela.
        Je connais mieux que toi l'orgueil indomptable des nobles. Or, a moins que
        tu ne te fasses a cet egard des illusions que je trouverais pueriles et
        insensees, je ne pense pas que tu hesites un instant entre la fortune des
        grands et celle des enfants de l'art... Qu'en penses-tu?... Reponds-moi
        donc! Par le corps de Bacchus, on dirait que tu ne m'entends pas!
        --Je vous entends fort bien, mon maitre, et je vois que vous n'avez rien
        compris a tout ce que je vous ai dit.
        --Comment, je n'ai rien compris! Je ne comprends plus rien, n'est-ce pas?»
        Et les petits yeux noirs du maestro retrouverent le feu de la colere.
        Consuelo, qui connaissait son Porpora sur le bout de son doigt, vit qu'il
        fallait lui tenir tete, si elle voulait se faire ecouter de nouveau.

«Non, Vous ne m'avez pas comprise, repliqua-t-elle avec assurance; car
        vous me supposez des velleites d'ambition tres-differentes de celles que
        j'ai. Je n'envie pas la fortune des grands, soyez-en persuade; et ne me
        dites jamais, mon maitre, que je la fais entrer pour quelque chose dans mes
        irresolutions. Je meprise les avantages qu'on n'acquiert pas par son propre
        merite, vous m'avez elevee dans ce principe, et je n'y saurais deroger.
        Mais il y a bien dans la vie quelque autre chose que l'argent et la vanite,
        et ce quelque chose est assez precieux pour contre-balancer les enivrements
        de la gloire et les joies de la vie d'artiste. C'est l'amour d'un homme
        comme Albert, c'est le bonheur domestique, ce sont les joies de la famille.
        Le public est un maitre capricieux, ingrat et tyrannique. Un noble epoux
        est un ami, un soutien, un autre soi-meme. Si j'arrivais a aimer Albert
        comme il m'aime, je ne penserais plus a la gloire, et probablement je
        serais plus heureuse.
        --Quel sot langage est-ce la? s'ecria le maestro. Etes-vous devenue folle?
        Donnez-vous dans la sentimentalite allemande? Bon Dieu! dans quel mepris de
        l'art vous etes tombee, madame la comtesse! Vous venez de me raconter que
        votre Albert, comme vous vous permettez de l'appeler, vous faisait plus de
        peur que d'envie; que vous vous sentiez mourir de froid et de crainte a ses
        cotes, et mille autres choses que j'ai tres-bien entendues et comprises, ne
        vous en deplaise; et maintenant que vous etes delivree de ses poursuites,
        maintenant que vous etes rendue a la liberte, le seul bien, la seule
        condition de developpement de l'artiste, vous venez me demander s'il ne
        faut point vous remettre la pierre au cou pour vous jeter au fond du puits
        qu'habite votre amant visionnaire? Eh! allez donc! faites, si bon vous
        semble; je ne me mele plus de vous, et je n'ai plus rien a vous dire.
        Je ne perdrai pas mon temps a causer davantage avec une personne qui ne
        sait ni ce qu'elle dit, ni ce qu'elle veut. Vous n'avez pas le sens commun,
        et je suis votre serviteur.»
        En disant cela, le Porpora se mit a son clavecin et improvisa d'une main
        ferme et seche plusieurs modulations savantes pendant lesquelles Consuelo,
        desesperant de l'amener ce jour-la a examiner le fond de la question,
        reflechit au moyen de le remettre au moins de meilleure humeur. Elle y
        reussit en lui chantant les airs nationaux qu'elle avait appris en Boheme,
        et dont l'originalite transporta le vieux maitre. Puis elle l'amena
        doucement a lui faire voir les dernieres compositions qu'il avait essayees.
        Elle les lui chanta a livre ouvert avec une si grande perfection, qu'il
        retrouva tout son enthousiasme, toute sa tendresse pour elle. L'infortune,
        n'ayant plus d'eleve habile aupres de lui, et se mefiant de tout ce qui
        l'approchait, ne goutait plus le plaisir de voir ses pensees rendues par
        une belle voix et comprises par une belle ame. Il fut si touche de
        s'entendre exprime selon son coeur, par sa grande et toujours docile
        Porporina, qu'il versa des larmes de joie et la pressa sur son sein en
        s'ecriant:

«Ah! tu es la premiere cantatrice du monde! Ta voix a double de volume et
        d'etendue, et tu as fait autant de progres que si je t'avais donne des
        lecons tous les jours depuis un an. Encore, encore, ma fille; redis-moi ce
        theme. Tu me donnes le premier instant de bonheur que j'aie goute depuis
        bien des mois!»
        Ils dinerent ensemble, bien maigrement, a une petite table, pres de la
        fenetre. Le Porpora etait mal loge; sa chambre, triste, sombre et toujours
        en desordre, donnait sur un angle de rue etroite et deserte. Consuelo,
        le voyant bien dispose, se hasarda a lui parler de Joseph Haydn. La seule
        chose qu'elle lui eut cachee, c'etait son long voyage pedestre avec ce
        jeune homme, et les incidents bizarres qui avaient etabli entre eux une
        si douce et si loyale intimite. Elle savait que son maitre prendrait en
        grippe, selon sa coutume, tout aspirant a ses lecons dont on commencerait
        par lui faire l'eloge. Elle raconta donc d'un air d'indifference qu'elle
        avait rencontre, dans une voiture aux approches de Vienne, un pauvre petit
        diable qui lui avait parle de l'ecole du Porpora avec tant de respect et
        d'enthousiasme, qu'elle lui avait presque promis d'interceder en sa faveur
        aupres du Porpora lui-meme.

«Eh! quel est-il, ce jeune homme? demanda le maestro; a quoi se
        destine-t-il? A etre artiste, sans doute, puisqu'il est pauvre diable!
        Oh! je le remercie de sa clientele. Je ne veux plus enseigner le chant qu'a
        des fils de famille. Ceux-la paient, n'apprennent rien, et sont fiers de
        nos lecons, parce qu'ils se figurent savoir quelque chose en sortant de
        nos mains. Mais les artistes! tous laches, tous ingrats, tous traitres et
        menteurs. Qu'on ne m'en parle pas. Je ne veux jamais en voir un franchir
        le seuil de cette chambre. Si cela arrivait, vois-tu, je le jetterais par
        la fenetre a l'instant meme.»
        Consuelo essaya de le dissuader de ces preventions; mais elle les trouva
        si obstinees, qu'elle y renonca, et, se penchant un peu a la fenetre,
        dans un moment ou son maitre avait le dos tourne, elle fit avec ses doigts
        un premier signe, et puis un second. Joseph, qui rodait dans la rue en
        attendant ce signal convenu, comprit que le premier mouvement des doigts
        lui disait de renoncer a tout espoir d'etre admis comme eleve aupres du
        Porpora; le second l'avertissait de ne pas paraitre avant une demi-heure.
        Consuelo parla d'autre chose, pour faire oublier au Porpora ce qu'elle
        venait de lui dire; et, la demi-heure ecoulee, Joseph frappa a la porte.
        Consuelo alla lui ouvrir, feignit de ne pas le connaitre, et revint
        annoncer au maestro que c'etait un domestique qui se presentait pour
        entrer a son service.

«Voyons ta figure! cria le Porpora au jeune homme tremblant; approche!
        Qui t'a dit que j'eusse besoin d'un domestique? Je n'en ai aucun besoin.
        --Si vous n'avez pas besoin de domestique, repondit Joseph eperdu, mais
        faisant bonne contenance comme Consuelo le lui avait recommande, c'est bien
        malheureux pour moi, Monsieur; car j'ai bien besoin de trouver un maitre.
        --On dirait qu'il n'y a que moi qui puisse te faire gagner ta vie! Repliqua
        le Porpora. Tiens, regarde mon appartement et mon mobilier; crois-tu que
        j'aie besoin d'un laquais pour arranger tout cela?
        --Eh! vraiment oui, Monsieur, vous en auriez besoin, reprit Haydn en
        affectant une confiante simplicite; car tout cela est fort mal en ordre.»
        En parlant ainsi, il se mit tout de suite a la besogne, et commenca a
        ranger la chambre avec une symetrie et un sang-froid apparent qui donnerent
        envie de rire au Porpora. Joseph jouait le tout pour le tout; car si son
        zele n'eut diverti le maitre, il eut fort risque d'etre paye a coups de
        canne.
        Voila un drole de corps, qui veut me servir malgre moi, dit le Porpora en
        le regardant faire. Je te dis, idiot, que je n'ai pas le moyen de payer un
        domestique. Continueras-tu a faire l'empresse?
        --Qu'a cela ne tienne, Monsieur! Pourvu que vous me donniez vos vieux
        habits, et un morceau de pain tous les jours, je m'en contenterai. Je suis
        si miserable, que je me trouverai fort heureux de ne pas mendier mon pain.
        --Mais pourquoi n'entres-tu pas dans une maison riche?
        --Impossible, Monsieur; on me trouve trop petit et trop laid. D'ailleurs,
        je n'entends rien a la musique, et vous savez que tous les grands seigneurs
        d'aujourd'hui veulent que leurs laquais sachent faire une petite partie de
        viole ou de flute pour la musique de chambre. Moi, je n'ai jamais pu me
        fourrer une note de musique dans la tete.
        --Ah! ah! tu n'entends rien a la musique. Eh bien, tu es l'homme qu'il
        me faut. Si tu te contentes de la nourriture et des vieux habits, je te
        prends; car, aussi bien, voila ma fille qui aura besoin d'un garcon
        diligent pour faire ses commissions. Voyons! que sais-tu faire? Brosser
        les habits, cirer les souliers, balayer, ouvrir et fermer la porte?
        --Oui, Monsieur, je sais faire tout cela.
        --Eh bien, commence. Prepare-moi l'habit que tu vois etendu sur mon lit,
        car je vais dans une heure chez l'ambassadeur. Tu m'accompagneras,
        Consuelo. Je veux te presenter a monsignor Corner, que tu connais deja,
        et qui vient d'arriver des eaux avec la signora. Il y a la-bas une petite
        chambre que je te cede; va faire un peu de toilette aussi pendant que je me
        preparerai.»
        Consuelo obeit, traversa l'antichambre, et, entrant dans le cabinet sombre
        qui allait devenir son appartement, elle endossa son eternelle robe noire
        et son fidele fichu blanc, qui avaient fait le voyage sur l'epaule de
        Joseph.

«Pour aller a l'ambassade, ce n'est pas un tres-bel equipage, pensa-t-elle;
        mais on m'a vue commencer ainsi a Venise, et cela ne m'a pas empechee de
        bien chanter et d'etre ecoutee avec plaisir.»
        Quand elle fut prete, elle repassa dans l'antichambre, et y trouva Haydn,
        qui crepait gravement la perruque du Porpora, plantee sur un baton. En se
        regardant, ils etoufferent de part et d'autre un grand eclat de rire.

«Eh! comment fais-tu pour arranger cette belle perruque? lui dit-elle a
        voix bien basse, pour ne pas etre entendue du Porpora, qui s'habillait
        dans la chambre voisine.
        --Bah! repondit Joseph, cela va tout seul. J'ai souvent vu travailler
        Keller! Et puis, il m'a donne une lecon ce matin, et il m'en donnera
        encore, afin que j'arrive a la perfection du lisse et du crepe.
        --Ah! prends courage, mon pauvre garcon, dit Consuelo en lui serrant la
        main; le maitre finira par se laisser desarmer. Les routes de l'art sont
        encombrees d'epines mais on parvient a y cueillir de belles fleurs.
        --Merci de la metaphore, chere soeur Consuelo. Sois sure que je ne me
        rebuterai pas, et pourvu qu'en passant aupres de moi sur l'escalier ou
        dans la cuisine tu me dises de temps en temps un petit mot d'encouragement
        et d'amitie, je supporterai tout avec plaisir.
        --Et je t'aiderai a remplir tes fonctions, reprit Consuelo en souriant.
        Crois-tu donc que moi aussi je n'aie pas commence comme toi? Quand j'etais
        petite, j'etais souvent la servante du Porpora. J'ai plus d'une fois fait
        ses commissions, battu son chocolat et repasse ses rabats. Tiens, pour
        commencer, je vais t'enseigner a brosser cet habit, car tu n'y entends
        rien; tu casses les boutons et tu fanes les revers.»
        Elle lui prit la brosse des mains, et lui donna l'exemple avec adresse et
        dexterite. Mais, entendant le Porpora qui approchait, elle lui repassa la
        brosse precipitamment, et prit un air grave pour lui dire en presence du
        maitre:
        --«Eh bien, petit, depechez-vous donc!»
        LXXXIII.
        Ce n'etait point a l'ambassade de Venise, mais chez l'ambassadeur,
        c'est-a-dire dans la maison de sa maitresse, que le Porpora conduisait
        Consuelo. La Wilhelmine etait une belle creature, infatuee de musique, et
        dont tout le plaisir, dont toute la pretention etait de rassembler chez
        elle, en petit comite, les artistes et les dilettanti qu'elle pouvait y
        attirer sans compromettre par trop d'apparat la dignite diplomatique de
        monsignor Corner. A l'apparition de Consuelo, il y eut un moment de
        surprise, de doute, puis un cri de joie et une effusion de cordialite des
        qu'on se fut assure que c'etait bien la Zingarella, la merveille de l'annee
        precedente a San-Samuel. Wilhelmine, qui l'avait vue tout enfant venir chez
        elle, derriere le Porpora, portant ses cahiers, et le suivant comme un
        petit chien, s'etait beaucoup refroidie a son endroit, en lui voyant
        ensuite recueillir tant d'applaudissements et d'hommages dans les salons
        de la noblesse, et tant de couronnes sur la scene. Ce n'est pas que cette
        belle personne fut mechante, ni qu'elle daignat etre jalouse d'une fille
        si longtemps reputee laide a faire peur. Mais la Wilhelmine aimait a faire
        la grande dame, comme toutes celles qui ne le sont pas. Elle avait chante
        de grands airs avec le Porpora (qui, la traitant comme un talent d'amateur,
        lui avait laisse essayer de tout), lorsque la pauvre Consuelo etudiait
        encore cette fameuse petite feuille de carton ou le maitre renfermait toute
        sa methode de chant, et a laquelle il tenait ses eleves serieux durant cinq
        ou six ans. La Wilhelmine ne se figurait donc pas qu'elle put avoir pour
        la Zingarella un autre sentiment que celui d'un charitable interet. Mais
        de ce qu'elle lui avait jadis donne quelques bonbons, ou de ce qu'elle lui
        avait mis entre les mains un livre d'images pour l'empecher de s'ennuyer
        dans son antichambre, elle concluait qu'elle avait ete une des plus
        officieuses protectrices de ce jeune talent. Elle avait donc trouve fort
        extraordinaire et fort inconvenant que Consuelo, parvenue en un instant
        au faite du triomphe, ne se fut pas montree humble, empressee, et remplie
        de reconnaissance envers elle. Elle avait compte que lorsqu'elle aurait
        de petites reunions d'hommes choisis, Consuelo ferait gracieusement et
        gratuitement les frais de la soiree, en chantant pour elle et avec elle
        aussi souvent et aussi longtemps qu'elle le desirerait, et qu'elle pourrait
        la presenter a ses amis, en se donnant les gants de l'avoir aidee dans ses
        debuts et quasi formee a l'intelligence de la musique. Les choses s'etaient
        passees autrement: le Porpora, qui avait beaucoup plus a coeur d'elever
        d'emblee son eleve Consuelo au rang qui lui convenait dans la hierarchie
        de l'art, que de complaire a sa protectrice Wilhelmine, avait ri, dans sa
        barbe, des pretentions de cette derniere; et il avait defendu a Consuelo
        d'accepter les invitations un peu trop familieres d'abord, un peu trop
        imperieuses ensuite, de madame l'ambassadrice de la main gauche .
        Il avait su trouver mille pretextes pour se dispenser de la lui amener,
        et la Wilhelmine en avait pris un etrange depit contre la debutante,
        jusqu'a dire qu'elle n'etait pas assez belle pour avoir jamais des succes
        incontestes; que sa voix, agreable dans un salon, a la verite, manquait de
        sonorite au theatre, qu'elle ne tenait pas sur la scene tout ce qu'avait
        promis son enfance, et autres malices de meme genre connues de tout temps
        et en tous pays.
        Mais bientot la clameur enthousiaste du public avait etouffe ces petites
        insinuations, et la Wilhelmine, qui se piquait d'etre un bon juge, une
        savante eleve du Porpora, et une ame genereuse, n'avait ose poursuivre
        cette guerre sourde contre la plus brillante eleve du Maestro, et contre
        l'idole du public. Elle avait mele sa voix a celle des vrais dilettanti
        pour exalter Consuelo, et si elle l'avait un peu denigree encore pour
        l'orgueil et l'ambition dont elle avait fait preuve en ne mettant pas
        sa voix a la disposition de madame l'ambassadrice , c'etait bien bas et
        tout a fait a l'oreille de quelques-uns que madame l'ambassadrice se
        permettait de l'en blamer.
        Cette fois, lorsqu'elle vit Consuelo venir a elle dans sa petite toilette
        des anciens jours, et lorsque le Porpora la lui presenta officiellement,
        ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, vaine et legere comme elle etait,
        la Wilhelmine pardonna tout, et s'attribua un role de grandeur genereuse.
        Embrassant la Zingarella sur les deux joues,

«Elle est ruinee, pensa-t-elle; elle a fait quelque folie, ou perdu la
        voix, peut-etre; car on n'a pas entendu parler d'elle depuis longtemps.
        Elle nous revient a discretion. Voici le vrai moment de la plaindre, de la
        proteger, et de mettre ses talents a l'epreuve ou a profit.»
        Consuelo avait l'air si doux et si conciliant, que la Wilhelmine, ne
        retrouvant pas ce ton de hautaine prosperite qu'elle lui avait suppose
        a Venise, se sentit fort a l'aise avec elle et la combla de prevenances.
        Quelques Italiens, amis de l'ambassadeur, qui se trouvaient la, se
        joignirent a elle pour accabler Consuelo d'eloges et de questions, qu'elle
        sut eluder avec adresse et enjouement. Mais tout a coup sa figure devint
        serieuse, et une certaine emotion s'y trahit, lorsqu'au milieu du groupe
        d'Allemands qui la regardaient curieusement de l'autre extremite du salon,
        elle reconnut une figure qui l'avait deja genee ailleurs; celle de
        l'inconnu, ami du chanoine, qui l'avait tant examinee et interrogee,
        trois jours auparavant, chez le cure du village ou elle avait chante la
        messe avec Joseph Haydn. Cet inconnu l'examinait encore avec une curiosite
        extreme, et il etait facile de voir qu'il questionnait ses voisins sur son
        compte. La Wilhelmine s'apercut de la preoccupation de Consuelo.

«Vous regardez M. Holzbauer? lui dit-elle. Le connaissez-vous?
        --Je ne le connais pas, repondit Consuelo, et j'ignore si c'est celui que
        je regarde.
        --C'est le premier a droite de la console, reprit l'ambassadrice. Il est
        actuellement directeur du theatre de la cour, et sa femme est premiere
        cantatrice a ce meme theatre. Il abuse de sa position, ajouta-t-elle tout
        bas, pour regaler la cour et la ville de ses operas, qui, entre nous, ne
        valent pas le diable. Voulez-vous que je vous fasse faire connaissance
        avec lui? C'est un fort galant homme.
        --Mille graces, Signora; repondit Consuelo, je suis trop peu de chose ici
        pour etre presentee a ce personnage, et je suis certaine d'avance qu'il ne
        m'engagera pas a son theatre.
        --Et pourquoi cela mon coeur? Cette belle voix, qui n'avait pas sa pareille
        dans toute l'Italie, aurait-elle souffert du sejour de la Boheme? car vous
        avez vecu tout ce temps en Boheme, nous dit-on; dans le pays le plus froid
        et le plus triste du monde! C'est bien mauvais pour la poitrine, et je ne
        m'etonne pas que vous en ayez ressenti les effets. Mais ce n'est rien, la
        voix vous reviendra a notre beau soleil de Venise.»
        Consuelo, voyant que la Wilhelmine etait fort pressee de decreter
        l'alteration de sa voix, s'abstint de dementir cette opinion, d'autant plus
        que son interlocutrice avait fait elle-meme la question et la reponse. Elle
        ne se tourmentait pas de cette charitable supposition, mais de l'antipathie
        qu'elle devait s'attendre a rencontrer chez Holzbauer a cause d'une reponse
        un peu brusque et un peu sincere qui lui etait echappee sur sa musique
        au dejeuner du presbytere. Le maestro de la cour ne manquerait pas de se
        venger en racontant dans quel equipage et en quelle compagnie il l'avait
        rencontree sur les chemins, et Consuelo craignait que cette aventure,
        arrivant aux oreilles du Porpora, ne l'indisposat contre elle, et surtout
        contre le pauvre Joseph.
        Il en fut autrement: Holzbauer ne dit pas un mot de l'aventure, pour
        des raisons que l'on saura par la suite; et loin de montrer la moindre
        animosite a Consuelo, il s'approcha d'elle, et lui adressa des regards dont
        la malignite enjouee n'avait rien que de bienveillant. Elle feignit de ne
        pas les comprendre. Elle eut craint de paraitre lui demander le secret, et
        quelles que pussent etre les suites de leur rencontre, elle etait trop
        fiere pour ne pas les affronter tranquillement.
        Elle fut distraite de cet incident par la figure d'un vieillard a l'air
        Dur et hautain, qui montrait cependant beaucoup d'empressement a lier
        conversation avec le Porpora; mais celui-ci, fidele a sa mauvaise humeur,
        lui repondait a peine, et a chaque instant faisait un effort et cherchait
        un pretexte pour se debarrasser de lui.

«Celui-ci, dit Wilhelmine, qui n'etait pas fachee de faire a Consuelo la
        liste des celebrites qui ornaient son salon, c'est un maitre illustre,
        c'est le Buononcini. Il arrive de Paris, ou il a joue lui-meme une partie
        de violoncelle dans un motet de sa composition en presence du roi; vous
        savez que c'est lui qui a fait fureur si longtemps a Londres, et qui, apres
        une lutte obstinee de theatre a theatre contre Haendel, a fini par vaincre
        ce dernier dans l'opera.
        --Ne dites pas cela, signora, dit avec vivacite le Porpora qui venait de
        se debarrasser du Buononcini, et, qui, se rapprochant des deux femmes,
        avait entendu les dernieres paroles de Wilhelmine; oh! ne dites pas un
        pareil blaspheme! Personne n'a vaincu Haendel, personne ne le vaincra.
        Je connais mon Haendel, et vous ne le connaissez pas encore. C'est le
        premier d'entre nous, et je le confesse, quoique j'aie eu l'audace de
        lutter aussi contre lui dans des jours de folle jeunesse; j'ai ete ecrase,
        cela devait etre, cela est juste. Buononcini, plus heureux, mais non
        plus modeste ni plus habile que moi, a triomphe aux yeux des sots et aux
        oreilles des barbares. Ne croyez donc pas ceux qui vous parlent de ce
        triomphe-la; ce sera l'eternel ridicule de mon confrere Buononcini, et
        l'Angleterre rougira un jour d'avoir prefere ses operas a ceux d'un genie,
        d'un geant tel que Haendel. La mode, la fashion , comme ils disent la-bas,
        le mauvais gout, l'emplacement favorable du theatre, une coterie, des
        intrigues et, plus que tout cela, le talent de prodigieux chanteurs que
        le Buononcini avait pour interpretes, l'ont emporte en apparence. Mais
        Haendel prend dans la musique sacree une revanche formidable... Et, quant a
        M. Buononcini, je n'en fais pas grand cas. Je n'aime pas les escamoteurs,
        et je dis qu'il a escamote son succes dans l'opera tout aussi legitimement
        que dans la cantate.»
        Le Porpora faisait allusion a un vol scandaleux qui avait mis en emoi tout
        le monde musical; le Buononcini s'etant attribue en Angleterre la gloire
        d'une composition que Lotti avait faite trente ans auparavant, et qu'il
        avait reussi a prouver sienne d'une maniere eclatante, apres un long debat
        avec l'effronte maestro. La Wilhelmine essaya de defendre le Buononcini,
        et cette contradiction ayant enflamme la bile du Porpora:

«Je vous dis, je vous soutiens, s'ecria-t-il sans se soucier d'etre entendu
        de Buononcini, que Haendel est superieur, meme dans l'opera, a tous les
        hommes du passe et du present. Je veux vous le prouver sur l'heure.
        Consuelo, mets-toi au piano, et chante-nous l'air que je te designerai.
        --Je meurs d'envie d'entendre l'admirable Porporina, reprit la Wilhelmine;
        mais je vous supplie, qu'elle ne debute pas ici, en presence du Buononcini
        et de M. Holzbauer, par du Haendel. Ils ne pourraient etre flattes d'un
        pareil choix...
        --Je le crois bien, dit Porpora, c'est leur condamnation vivante, leur
        arret de mort!
        --Eh bien, en ce cas, reprit-elle, faites chanter quelque chose de vous,
        maitre!
        --Vous savez, sans doute, que cela n'exciterait la jalousie de personne!
        mais moi, je veux qu'elle chante du Haendel! je le veux!
        --Maitre, n'exigez pas que je chante aujourd'hui, dit Consuelo, j'arrive
        d'un long voyage...
        --Certainement, ce serait abuser de son obligeance, et je ne lui demande
        rien, moi, reprit Wilhelmine. En presence des juges qui sont ici, et de
        M. Holzbauer surtout, qui a la direction du theatre imperial, il ne faut
        pas compromettre votre eleve; prenez-y garde!
        --La compromettre! a quoi songez-vous? dit brusquement Porpora en haussant
        les epaules; je l'ai entendue ce matin, et je sais si elle risque de se
        compromettre devant vos Allemands!»
        Ce debat fut heureusement interrompu par l'arrivee d'un nouveau personnage.
        Tout le monde s'empressa pour lui faire accueil, et Consuelo, qui avait vu
        et entendu a Venise, dans son enfance, cet homme grele, effemine de visage
        avec des manieres rogues et une tournure bravache, quoiqu'elle le retrouvat
        vieilli, fane, enlaidi, frise ridiculement et habille avec le mauvais gout
        d'un Celadon suranne, reconnut a l'instant meme, tant elle en avait garde
        un profond souvenir, l'incomparable, l'inimitable sopraniste Majorano, dit
        Caffarelli ou plutot Caffariello, comme on l'appelle partout, excepte en
        France.
        Il etait impossible de voir un fat plus impertinent que ce bon Caffariello.
        Les femmes l'avaient gate par leurs engouements, les acclamations du public
        lui avaient fait tourner la tete. Il avait ete si beau, ou, pour mieux
        dire, si joli dans sa jeunesse, qu'il avait debute en Italie dans les roles
        de femme; maintenant qu'il tirait sur la cinquantaine (il paraissait meme
        beaucoup plus vieux que son age, comme la plupart des sopranistes), il
        etait difficile de le se representer en Didon, ou en Galathee, sans avoir
        grande envie de rire. Pour racheter ce qu'il y avait de bizarre dans sa
        personne, il se donnait de grands airs de matamore, et a tout propos
        elevait sa voix claire et douce, sans pouvoir en changer la nature. Il y
        avait dans toutes ces affectations, et dans cette exuberance de vanite,
        un bon cote cependant. Caffariello sentait trop la superiorite de son
        talent pour etre aimable; mais aussi il sentait trop la dignite de son role
        d'artiste pour etre courtisan. Il tenait tete follement et cranement aux
        plus importants personnages, aux souverains meme, et pour cela il n'etait
        point aime des plats adulateurs, dont son impertinence faisait par trop la
        critique. Les vrais amis de l'art lui pardonnaient tout, a cause de son
        genie de virtuose; et malgre toutes les lachetes qu'on lui reprochait
        comme homme, on etait bien force de reconnaitre qu'il y avait dans sa vie
        des traits de courage et de generosite comme artiste.
        Ce n'etait point volontairement, et de propos delibere, qu'il avait montre
        de la negligence et une sorte d'ingratitude envers le Porpora. Il se
        souvenait bien d'avoir etudie huit ans avec lui, et d'avoir appris de lui
        tout ce qu'il savait; mais il se souvenait encore davantage du jour ou
        son maitre lui avait dit: «A present je n'ai plus rien a t'apprendre:
        Va, figlio mio, tu sei il primo musico del mondo .» Et, de ce jour,
        Caffariello, qui etait effectivement (apres Farinelli) le premier chanteur
        Du monde, avait cesse de s'interesser a tout ce qui n'etait pas lui-meme.

«Puisque je suis le premier, s'etait-il dit, apparemment je suis le seul.
        Le monde a ete cree pour moi; le ciel n'a donne le genie aux poetes et aux
        Compositeurs que pour faire chanter Caffariello. Le Porpora n'a ete le
        premier maitre de chant de l'univers que parce qu'il etait destine a former
        Caffariello. Maintenant l'oeuvre du Porpora est finie, sa mission est
        achevee, et pour la gloire, pour le bonheur, pour l'immortalite du Porpora,
        il suffit que Caffariello vive et chante.» Caffariello avait vecu et
        chante, il etait riche et triomphant, le Porpora etait pauvre et delaisse;
        mais Caffariello etait fort tranquille, et se disait qu! il avait amasse
        assez d'or et de celebrite pour que son maitre fut bien paye d'avoir lance
        dans le monde un prodige tel que lui.
        LXXXIV.
        Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser
        tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: apres quoi, il
        accosta son directeur Holzbauer avec un air d'affabilite protectrice, et
        secoua la main de son maitre Porpora avec une familiarite insouciante.
        Partage entre l'indignation que lui causaient ses manieres et la necessite
        de le menager (car en demandant un opera de lui au theatre, et en se
        chargeant du premier role, Caffariello pouvait retablir les affaires du
        maestro), le Porpora se mit a le complimenter et a le questionner sur les
        triomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop fin
        pour que sa fatuite ne prit pas le change.

«La France?, repondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est le
        pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et
        des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me fait
        remettre par un de ses premiers gentilshommes, apres m'avoir entendu dans
        une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaise
        tabatiere!
        --Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porpora
        en tirant avec ostentation la sienne qui n'etait qu'en bois de figuier.
        --Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point de
        portrait! A moi, une simple tabatiere, comme si j'avais besoin d'une boite
        pour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai ete indigne.
        --Et j'espere, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que
        tu auras donne une bonne lecon a ce petit roi-la?
        --Je n'y ai pas manque, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit au
        premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux eblouis; voila
        trente tabatieres, dont la plus chetive vaut trente fois celle que vous
        m'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pas
        dedaigne de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maitre,
        Caffariello n'est pas a court de tabatieres, Dieu merci!
        --Par le sang de Bacchus! voila un roi qui a du etre bien penaud! reprit
        le Porpora.
        --Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de me
        repondre qu'en fait d'etrangers Sa Majeste ne donnait son portrait qu'aux
        ambassadeurs!
        --Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu repondu?
        --Ecoutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeurs
        du monde on ne ferait pas un Caffariello!
        --Belle et bonne reponse! Ah! que je reconnais bien la mon Caffariello!
        et tu n'as pas accepte sa tabatiere?
        --Non, pardieu! repondit Caffariello en tirant de sa poche par
        preoccupation, une tabatiere d'or enrichie de brillants.
        --Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardant
        la boite d'un air indifferent. Mais, dis-moi, as-tu vu la notre jeune
        princesse de Saxe? Celle a qui j'ai mis pour la premiere fois les doigts
        sur le clavecin, a Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mere,
        m'honorait de sa protection? C'etait une aimable petite princesse!
        --Marie-Josephine?
        --Oui, la grande dauphine de France.
        --Si je l'ai vue? dans l'intimite! C'est une bien bonne personne. Ah!
        la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde.
        Tiens! c'est elle qui m'a donne cela!»
        Et il montra un enorme diamant qu'il avait au doigt.

«Mais on dit aussi qu'elle a ri aux eclats de ta reponse au roi sur son
        present.
        --Sans doute, elle a trouve que j'avais fort bien repondu, et que le roi
        son beau-pere avait agi avec moi comme un cuistre.
        --Elle t'a dit cela, vraiment?
        --Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait fait
        signer par le roi lui-meme.»
        Tous ceux qui ecoutaient ce dialogue se detournerent pour rire sous cape.
        Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France,
        Avait raconte, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant
        ce passe-port, illustre de la griffe du maitre, lui avait fait remarquer
        qu'il n'etait valable que pour dix jours, ce qui equivalait clairement a
        un ordre de sortir du royaume dans le plus court delai.
        Caffariello, craignant peut-etre qu'on ne l'interrogeat sur cette
        circonstance, changea de conversation.

«Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'eleves a
        Venise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui te
        donnent de l'esperance?
        --Ne m'en parle pas! repondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a ete avare,
        et mon ecole sterile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis que
        le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.
        --Bon maitre! reprit Caffariello charme du compliment, qu'il prit tout
        a fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avais
        pourtant quelques eleves qui promettaient, quand je t'ai vu a la Scuola
        dei Mendicanti? Tu y avais deja forme la petite Corilla qui etait goutee
        du public; une belle creature, par ma foi!
        --Une belle creature, rien de plus.
        --Rien de plus, en verite? demanda M. Holzbauer, qui avait l'oreille au
        guet.
        --Rien de plus, vous dis-je, repliqua le Porpora d'un ton d'autorite.
        --Cela est bon a savoir, dit Holzbauer en lui parlant a l'oreille. Elle est
        arrivee ici hier soir, assez malade a ce qu'on m'a dit: et pourtant, des ce
        matin, j'ai recu des propositions de sa part pour entrer au theatre de la
        cour.
        --Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femme
        chante... dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, mais
        il sut se retourner a temps.

«Je vous remercie de votre avis, repondit le directeur.
        --Eh quoi! pas d'autre eleve que la grosse Corilla? reprit Caffariello.
        Venise est a sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.
        --Pourquoi non?
        --Mais la Tesi est entichee de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chat
        pour miauler a Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le public
        ne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualite pour enlever tout
        l'opera. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour les
        duos. Ah! a propos, maitre! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que je
        t'ai vue?
        --J'ai enseigne beaucoup de moricaudes.
        --Oh! celle-la avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'ai
        dit en l'ecoutant: Voila une petite laideron qui ira loin! Je me suis
        meme amuse a lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleure
        d'admiration.
        --Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nez
        du maestro.
        --Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nom
        bizarre... Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle etait laide
        comme tous les diables.
        --C'etait moi,» repondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomie
        son embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.
        Caffariello ne se deconcerta pas pour si peu.

«Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vous
        etes une fort belle fille, et celle dont je parle...
        --Oh! c'etait bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez me
        reconnaitre. C'est bien la meme Consuelo!
        --Consuelo! oui, c'etait son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pas
        du tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changee. Mon enfant, si, en
        acquerant de la beaute, vous avez perdu la voix et le talent que vous
        annonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.
        --Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brulait du desir de
        produire son eleve devant Holzbauer.
        Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgre elle; car il y avait
        longtemps qu'elle n'avait affronte un auditoire savant, et elle ne s'etait
        nullement preparee a chanter ce soir-la.

«Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la meme que j'ai vue
        a Venise.
        --Tu vas en juger, repondait le Porpora.
        --En verite, maitre, c'est une cruaute de me faire chanter, quand j'ai
        encore cinquante lieues de poussiere dans le gosier, dit Consuelo
        timidement.
        --C'est egal, chante, repondit le maestro.
        --N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgence
        qu'il faut avoir, et, pour vous oter la peur, je vais chanter avec vous,
        si vous voulez.
        --A cette condition-la, j'obeirai, repondit-elle, et le bonheur que j'aurai
        de vous entendre m'empechera de penser a moi-meme.
        --Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisis
        un duo, toi.
        --Choisis toi-meme, repondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanter
        avec toi.
        --Eh bien donc, quelque chose de ta facon, je veux te faire plaisir
        aujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine a
        ici toute ta musique, reliee et doree avec un luxe oriental.
        --Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richement
        habillees que moi.»
        Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo de
        l' Eumene , opera que le maestro avait ecrit a Rome pour Farinelli. Il
        chanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette
        maestria , qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pour
        ne laisser de place qu'a l'admiration et a l'enthousiasme. Consuelo se
        sentit ranimee et vivifiee de toute la puissance de cet homme
        extraordinaire, et chanta, a son tour, le solo de femme, mieux peut-etre
        qu'elle n'avait chante de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eut
        fini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.

«Ah! cara! s'ecria-t-il a plusieurs reprises: c'est a present que je te
        reconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarque a Venise:
        mais a present figlia mia , tu es un prodige ( un portento ), c'est
        Caffariello qui te le declare.»
        La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu decontenancee, de retrouver
        Consuelo plus puissante qu'a Venise. Malgre le plaisir d'avoir les debuts
        d'un tel talent dans son salon a Vienne, elle ne se vit pas, sans un peu
        d'effroi et de chagrin, reduite a ne plus oser chanter a ses habitues,
        apres une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration.
        Holzbauer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pas
        Trouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent,
        garda, au milieu de ses louanges, une reserve diplomatique; le Buononcini
        declara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni.
        L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en fut
        effrayee, surtout quand elle le vit oter de son doigt un gros saphir pour
        le passer a celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser.
        Le duo fut redemande avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquais
        Annonca avec une respectueuse solennite M. le comte de Hoditz: tout le
        monde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, non
        au plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.

«Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer ici
        d'emblee, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes qui
        m'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausse
        idee de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnete
        Joseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitie pourra susciter,
        je ne la desavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»
        Le comte Hoditz, tout chamarre d'or et de broderies, s'avanca vers
        Wilhelmine, et, a la maniere dont on baisait la main de cette femme
        entretenue, Consuelo comprit la difference qu'on faisait entre une telle
        maitresse de maison et les fieres patriciennes qu'elle avait vues a Venise.
        On etait plus galant, plus aimable et plus gai aupres de Wilhelmine;
        mais on parlait plus vite, on marchait moins legerement, on croisait
        les jambes plus haut, on mettait le dos a la cheminee: enfin on etait un
        autre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantage
        a ce sans-gene; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et de
        meprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose,
        masque par l'habitude du grand monde et les egards qu'on devait a
        l'ambassadeur, fut quasi imperceptible.
        Le comte Hoditz etait, entre tous, remarquable par cette fine nuance de
        laisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommage
        de plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dont
        la gloriole satisfaite lui paraissait miserable. Quant a elle-meme,
        elle n'en etait pas offensee; Zingarella, elle ne pretendait a rien,
        et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guere d'etre
        saluee deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire mon
        metier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quand
        j'ai fini, je ne demande qu'a me tenir inapercue dans un coin; mais
        cette femme, qui mele sa vanite a son amour (si tant est qu'elle mele un
        peu d'amour a toute cette vanite), combien elle rougirait si elle voyait
        le dedain et l'ironie caches sous des manieres si galantes et si
        complimenteuses!»
        On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagea
        litteralement avec Caffariello les honneurs de la soiree. A chaque instant
        elle s'attendait a se voir abordee par le comte Hoditz, et a soutenir le
        feu de quelque malicieux eloge. Mais, chose etrange! le comte Hoditz ne
        s'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournee
        pour qu'il ne vit pas ses traits, et lorsqu'il se fut enquis de son nom
        et de son age, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le fait
        est qu'il n'avait pas recu le billet imprudent que, dans son audace
        voyageuse, Consuelo lui avait adresse par la femme du deserteur. Il avait,
        en outre, la vue fort basse; et comme ce n'etait pas alors la mode de
        lorgner en plein salon, il distinguait tres-vaguement la pale figure de
        la cantatrice. On s'etonnera peut-etre que, melomane comme il se piquait
        d'etre, il n'eut pas la curiosite de voir de plus pres une virtuose si
        remarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimait
        que sa propre musique, sa propre methode et ses propres chanteurs. Les
        grands talents ne lui inspiraient aucun interet et aucune sympathie; il
        aimait a rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs pretentions:
        Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait a Londres
        cinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs,
        il haussait les epaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs de
        gages, a son theatre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formes par lui
        qui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus le
        marche.
        Les grands airs de ce dernier lui etaient particulierement antipathiques
        et insupportables, par la raison que, dans sa sphere, M. le comte Hoditz
        avait les memes travers et les memes ridicules. Si les vantards deplaisent
        aux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent le
        plus d'aversion et de degout. Tout vaniteux deteste son pareil, et raille
        en lui le vice qu'il porte en lui-meme. Pendant qu'on ecoutait le chant de
        Caffariello, personne ne songeait a la fortune et au dilettantisme du comte
        Hoditz. Pendant que Caffariello debitait ses hableries, le comte Hoditz ne
        pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se genaient l'un l'autre.
        Aucun salon n'etait assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour
        contenir et contenter deux hommes devores d'une telle approbativite
        (style phrenologique de nos jours).
        Une troisieme raison empecha le comte Hoditz d'aller regarder et
        reconnaitre son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas
        regarde a Passaw, et qu'il eut eu bien de la peine a le reconnaitre ainsi
        transforme. Il avait vu une petite fille assez bien faite , comme on
        disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une
        jolie voix fraiche et facile; il avait pressenti une intelligence assez
        educable; il n'avait senti et devine rien de plus, et il ne lui fallait
        rien de plus pour son theatre de Roswald. Riche, il etait habitue a acheter
        sans trop d'examen et sans debat parcimonieux tout ce qui se trouvait a sa
        convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo
        comme nous achetons un couteau a Chatellerault et de la verroterie a
        Venise. Le marche ne s'etait pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un
        instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le depit
        avait bien un peu trouble la serenite de son reveil a Passaw; mais les gens
        qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un echec de ce genre.
        Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas a eux, surtout quand ils sont
        riches? Une aventure manquee, cent de retrouvees! s'etait dit le noble
        comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta
        Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lancait des regards furieux,
        il sortit bientot sans avoir trouve aucun plaisir parmi ces musiciens
        pedants et mal appris.
        LXXXV.
        Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut
        d'ecrire a Albert; mais elle s'apercut bientot que cela n'etait pas aussi
        facile a faire qu'elle se l'etait imagine. Dans un premier brouillon, elle
        commencait a lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la
        crainte lui vint de l'emouvoir trop violemment par la peinture des fatigues
        et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait
        l'espece de fureur delirante qui s'etait emparee de lui lorsqu'elle lui
        avait raconte dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter
        pour arriver jusqu'a lui. Elle dechira donc cette lettre, et, pensant
        qu'a une ame aussi profonde et a une organisation aussi impressionnable
        il fallait la manifestation d'une idee dominante et d'un sentiment unique,
        elle resolut de lui epargner tout le detail emouvant de la realite, pour
        ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidelite
        juree. Mais ce peu de mots ne pouvait etre vague; s'il n'etait pas
        completement affirmatif, il ferait naitre des angoisses et des craintes
        affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu
        en elle-meme l'existence de cet amour absolu et de cette resolution
        inebranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La
        sincerite, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier a une demi-verite.
        En interrogeant severement son coeur et sa conscience, elle y trouvait bien
        la force et le calme de la victoire remportee sur Anzoleto. Elle y trouvait
        bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus
        complete indifference pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte
        d'amour, mais cet enthousiasme serieux qu'elle avait pour lui seul, c'etait
        toujours le meme sentiment qu'elle avait eprouve aupres de lui. Il ne
        suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fut vaincu, que sa presence fut
        ecartee, pour que le comte Albert devint l'objet d'une passion violente
        dans le coeur de cette jeune fille. Il ne dependait pas d'elle de se
        rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste
        solennite du chateau des Geants, les repugnances aristocratiques de la
        chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein,
        enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme revee en
        Boheme; car, apres avoir hume le grand air du vagabondage sur les cimes
        du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique aupres du Porpora,
        Consuelo ne se representait deja plus la Boheme que comme un cauchemar.
        Quoiqu'elle eut resiste aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora,
        elle se voyait retombee dans une existence si bien appropriee a son
        education, a ses facultes, et a ses habitudes d'esprit, qu'elle ne
        concevait plus la possibilite de se transformer en chatelaine de
        Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer a Albert? que pouvait-elle
        lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'etait-elle pas dans les memes
        irresolutions, dans le meme effroi qu'a son depart du chateau? Si elle
        etait venue se refugier a Vienne plutot qu'ailleurs, c'est qu'elle y etait
        sous la protection de la seule autorite legitime qu'elle eut a reconnaitre
        dans sa vie. Le Porpora etait son bienfaiteur, son pere, son appui et son
        maitre dans l'acception la plus religieuse du mot. Pres de lui, elle ne
        se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de
        disposer d'elle-meme suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa
        raison. Or, le Porpora blamait, raillait, et repoussait avec energie
        l'idee d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un genie, comme
        l'immolation d'une grande destinee a la fantaisie d'un devouement
        romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard genereux, noble
        et tendre, qui s'offrait pour pere a Consuelo; mais change-t-on de pere
        suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non,
        Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait
        ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora
        lorsqu'il aurait mieux examine les faits et les sentiments. Mais, en
        attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement,
        que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui
        laissant l'espoir? Avouer la premiere bourrasque de mecontentement du
        Porpora, c'etait bouleverser toute la securite d'Albert; la lui cacher,
        c'etait le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie
        de ce noble jeune homme eut-elle dependu d'un mensonge, Consuelo n'eut pas
        fait ce mensonge. Il est des etres qu'on respecte trop pour les tromper,
        meme en les sauvant.
        Elle recommenca donc, et dechira vingt commencements de lettre, sans
        pouvoir se decider a en continuer une seule. De quelque facon qu'elle s'y
        prit, au troisieme mot, elle tombait toujours dans une assertion temeraire
        ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit
        au lit, accablee de lassitude, de chagrin et d'anxietes, et elle y souffrit
        longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arreter a aucune
        resolution, a aucune conception nette de son avenir et de sa destinee.
        Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora,
        qui etait fort matinal, fut deja sorti pour ses courses. Elle trouva Haydn
        occupe, comme la veille, a brosser les habits et a ranger les meubles de
        son nouveau maitre.

«Allons donc, belle dormeuse, s'ecria-t-il en voyant enfin paraitre son
        amie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je ne
        vous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi.
        Il me semble qu'il va toujours penetrer mes intentions, dejouer le
        complot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire perir
        d'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tete,
        ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieux
        diable italien, le Satan de ce pays-la etant reconnu beaucoup plus mechant
        et plus fin que le notre.
        --Rassure-toi, ami, repondit Consuelo; notre maitre n'est que malheureux;
        il n'est pas mechant. Commencons par mettre tous nos soins a lui donner
        un peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir a son vrai
        caractere. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoue; on le citait
        pour la finesse et la gaite de ses reparties: c'est qu'alors il avait des
        succes, des amis et de l'esperance. Si tu l'avais connu a l'epoque ou l'on
        chantait son Polifeme au theatre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entrer
        avec lui sur le theatre, et me mettait dans la coulisse d'ou je pouvais
        voir le dos des comparses et la tete du geant! Comme tout cela me semblait
        beau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derriere un rocher de
        carton, ou grimpee sur une echelle a quinquets, je respirais a peine; et,
        malgre moi, je faisais, avec ma tete et mes petits bras, tous les gestes,
        tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maitre
        etait rappele sur la scene et force, par les cris du parterre, a repasser
        sept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'etait
        un dieu: c'est qu'il etait fier, il etait beau d'orgueil et d'effusion de
        coeur, dans ces moments-la! Helas! il n'est pas encore bien vieux, et le
        voila si change, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous a l'oeuvre, pour
        qu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agreable qu'il ne
        l'a laisse. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voir
        ce qui lui manque.
        --Ce qui lui manque sera un peu long a compter, et ce qu'il a, tres-court
        a voir, repondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit plus
        pauvre et en plus mauvais etat.
        --Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis ton
        debiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vetue tout le long du voyage. Songeons
        d'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celui
        qu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?
        --Helas! oui! un habit marron a boutons d'acier tailles, et pas tres-frais,
        encore! L'autre habit, qui est mur et delabre a faire pitie, il l'a mis
        pour sortir; et quant a sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamais
        existe; mais je la cherche en vain depuis une heure.»
        Consuelo et Joseph s'etant mis a fureter partout, reconnurent que la robe
        de chambre du Porpora etait une chimere de leur imagination, de meme que
        son pardessus et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avait
        que trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi du
        reste.

«Joseph, dit Consuelo, voila une belle bague qu'on m'a donnee hier soir
        en paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attirerait
        l'attention sur moi, et indisposerait peut-etre contre ma cupidite les
        gens qui m'en ont gratifiee. Mais je puis la mettre en gage, et me faire
        preter dessus l'argent qui nous est necessaire. Keller est honnete et
        intelligent: il saura bien evaluer ce bijou, et connaitra certainement
        quelque usurier qui, en le prenant en depot, m'avancera une bonne somme.
        Va vite et reviens.
        --Ce sera bientot fait, repondit Joseph. Il y a une espece de bijoutier
        israelite dans la maison de Keller, et ce dernier etant pour ces sortes
        d'affaires secretes le factotum de plus d'une belle dame, il vous fera
        compter de l'argent d'ici a une heure; mais je ne veux rien pour moi,
        entendez-vous, Consuelo! Vous-meme, dont l'equipage a fait toute la route
        sur mon epaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcee
        de paraitre demain, ce soir peut-etre, avec une robe un peu moins fripee
        que celle-ci.
        --Nous reglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo.
        N'ayant pas refuse tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refuses
        pas les miens. Allons! cours chez Keller.»
        Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq
        cents florins; Consuelo lui ayant explique ses intentions, Keller ressortit
        et ramena bientot un tailleur de ses amis, habile et expeditif, qui,
        ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pieces de
        son habillement, s'engagea a rapporter dans peu de jours deux autres
        habillements complets, une bonne robe de chambre ouatee, et meme du linge
        et d'autres objets necessaires a la toilette, qu'il se chargea de commander
        a des ouvrieres recommandables .

«Maintenant dit Consuelo a Keller quand le tailleur fut parti, il me faut
        le plus grand secret sur tout ceci. Mon maitre est aussi fier qu'il est
        pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenetre s'il
        soupconnait seulement qu'ils viennent de moi.
        --Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser
        ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en apercoive?
        --Oh! je le connais, et je vous reponds qu'il ne s'en apercevra pas.
        Je sais comment il faut s'y prendre!
        --Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tete-a-tete, avait
        le bon gout de parler tres-ceremonieusement a son amie, pour ne pas donner
        une fausse opinion de la nature de leur amitie, ne penserez-vous pas aussi
        a vous-meme? Vous n'avez presque rien apporte avec vous de la Boheme, et
        vos habits, d'ailleurs, ne sont pas a la mode de ce pays-ci.
        --J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieur
        Keller soit mon conseil et mon guide.
        --Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pas
        confectionner une toilette du meilleur gout, dites que je suis un ignorant
        et un presomptueux.
        --Je m'en remets a vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en general,
        que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs
        tranchees, ne conviennent ni a ma paleur habituelle ni a mes gouts
        tranquilles.
        --Vous me faites injure, signora, en presumant que j'aie besoin de cet
        avis. Ne sais-je pas, par etat, les couleurs qu'il faut assortir aux
        physionomies, et ne vois-je pas dans la votre l'expression de votre
        naturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientot vous
        pourrez paraitre a la cour, si bon vous semble, sans cesser d'etre modeste
        et simple comme vous voila. Orner la personne, et non point la changer,
        tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.
        --Encore un mot a l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en
        eloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf
        maitre Haydn des pieds a la tete, et, avec le reste de l'argent, vous
        offrirez de ma part a votre fille une belle robe de soie pour le jour de
        ses noces avec lui. J'espere qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai du
        succes ici, je pourrai etre utile a notre ami et l'aider a se faire
        connaitre. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.
        --En a-t-il reellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites;
        je m'en etais toujours doute. Que dis-je? j'en etais certain des le premier
        jour ou je l'ai remarque, tout petit enfant de choeur, a la maitrise.
        --C'est un noble garcon, reprit Consuelo, et vous serez recompense par sa
        reconnaissance et sa loyaute de ce que vous avez fait pour lui; car vous
        aussi, Keller, je le sais, vous etes un digne homme et un noble
        coeur... Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de
        Joseph avec Keller, si vous avez fait deja ce dont nous etions convenus a
        l'egard des protecteurs de Joseph. L'idee etait venue de vous: l'avez-vous
        mise a execution?
        --Si je l'ai fait, signora! repondit Keller. Dire et faire sont tout un
        pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'ai
        averti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneur
        de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secretaire),
        ensuite M. l'abbe de Metastase, dont je fais la barbe tous les matins,
        et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tete est egalement
        dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison... c'est-a-dire
        que je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai penetre chez deux
        ou trois autres personnes qui connaissent egalement la figure de Joseph,
        et qu'il est expose a rencontrer chez maitre Porpora. Celles dont je
        n'avais pas la pratique, je les abordais sous un pretexte quelconque:

«J'ai oui dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confreres
        de la veritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui en
        apporter que je garantis. Je l'offre gratis comme echantillon aux personnes
        du grand monde, et ne leur demande que leur clientele pour cette fourniture
        si elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'eglise qui a ete
        trouve a Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathedrale
        (c'est-a-dire la maitrise de la cathedrale), j'ai ete charge de demander
        a Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'etait un vieux
        bouquin de cuir dore et armorie, que j'avais pris dans le banc de quelque
        chanoine pour le presenter, sachant bien que personne ne le reclamerait.
        Enfin, quand j'avais reussi a me faire ecouter un instant sous un pretexte
        ou sous un autre, je me mettais a babiller avec l'aisance et l'esprit que
        l'on tolere chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple:

«J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie a un habile musicien
        de mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donne l'assurance de me
        presenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.--Comment, me
        disait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui promet
        beaucoup.--Ah! vraiment, repondais-je alors tout content de venir au fait,
        Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et
        d'avantageux dans ce moment-ci.--Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore
        absolument.--Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus interessant
        a la fois.--Il s'est fait valet de chambre.--Comment, lui, valet? Fi,
        quelle degradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est donc
        bien miserable? Je veux le secourir.--Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie,
        repondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette
        singuliere resolution. Il voulait a toute force avoir des lecons de
        l'illustre maitre Porpora...--Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait
        de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de genie bien quinteux
        et bien morose.--C'est un grand homme, un grand coeur, repondais-je
        conformement aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que
        son maitre soit raille et blame dans tout ceci. Soyez sur, ajoutais-je,
        qu'il reconnaitra bientot la grande capacite du petit Haydn, et qu'il
        lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa melancolie, et
        pour s'introduire aupres de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouve
        de plus ingenieux que d'entrer a son service comme valet, et de feindre la
        plus complete ignorance en musique.--L'idee est touchante, charmante, me
        repondait-on tout attendri; c'est l'heroisme d'un veritable artiste; mais
        il faut qu'il se depeche d'obtenir les bonnes graces du Porpora avant qu'il
        soit reconnu et signale a ce dernier comme un artiste deja remarquable; car
        le jeune Haydn est deja aime et protege de quelques personnes, lesquelles
        frequentent precisement ce Porpora.--Ces personnes, disais-je alors d'un
        air insinuant, sont trop genereuses, trop grandes, pour ne pas garder
        a Joseph son petit secret tant qu'il sera necessaire, et pour ne pas
        feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.--Oh!
        s'ecriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon,
        l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et defense
        sera faite a mes gens de laisser echapper un mot imprudent aux oreilles du
        maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit present ou une commande de
        graisse d'ours, et, quant a monsieur le secretaire d'ambassade, il s'est
        vivement interesse a l'aventure et m'a promis d'en regaler monseigneur
        Corner a son dejeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulierement,
        se tienne tout le premier sur ses gardes vis-a-vis du Porpora. Voila ma
        mission diplomatique remplie. Etes-vous contente, signora?
        --Si j'etais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, repondit
        Consuelo. Mais j'apercois dans la rue le maitre qui revient. Sauvez-vous,
        cher Keller, qu'il ne vous voie pas!
        --Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre a vous coiffer,
        et vous serez censee avoir envoye chercher le premier perruquier venu par
        votre valet Joseph.
        --Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo a Joseph;» et elle
        abandonna sa noire chevelure aux mains legeres de Keller, tandis que Joseph
        reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment
        l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opera.
        LXXXVI.
        Comme il etait naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au
        front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait
        par les cheveux, et se mit a chercher dans sa musique le fragment ecrit
        de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses
        papiers, ordinairement epars sur le clavecin dans un desordre incomparable,
        ranges en piles symetriques, qu'il sortit de sa preoccupation en s'ecriant:

«Malheureux drole! il s'est permis de toucher a mes manuscrits. Voila bien
        les valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin,
        ma foi, de prendre un valet! Voila le commencement de mon supplice.
        --Pardonnez-lui, maitre, repondit Consuelo; votre musique etait dans
        le chaos...
        --Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendre
        a tatons dans l'obscurite n'importe quel passage de mon opera; a present
        je ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de me
        reconnaitre.
        --Non, maitre, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui ai
        fait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numerotees,
        je crois avoir mis chaque feuillet a sa place. Regardez! je suis sure que
        vous lirez plus aisement dans le cahier que j'en ai fait que dans toutes
        ces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenetre.
        --Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?
        --Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.
        --Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'epousseter ma chambre? Il y a
        quinze jours que je l'habite, et je n'ai permis a personne d'y entrer.
        --Je m'en suis bien apercu, pensa Joseph.
        --Eh bien, maitre, il faut que vous me permettiez de changer cette
        habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aeree
        et nettoyee tous les jours. Je me chargerai de retablir methodiquement
        chaque jour le desordre que vous aimez, apres que Beppo aura balaye et
        range.
        --Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.
        --Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur
        a prononcer, que vous en auriez eu les oreilles dechirees a chaque instant.
        Je lui ai donne le premier nom venitien qui m'est venu. Beppo est bien;
        c'est court; cela peut se chanter.
        --Comme tu voudras! repondit le Porpora qui commencait a se radoucir en
        feuilletant son opera, et en le retrouvant parfaitement reuni et cousu en
        un seul livre.
        --Convenez, maitre, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est plus
        commode ainsi.
        --Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu seras
        opiniatre toute ta vie.
        --Maitre, avez-vous dejeune? reprit Consuelo que Keller venait de rendre
        a la liberte.
        --As-tu dejeune toi-meme, repondit Porpora avec un melange d'impatience et
        de sollicitude.
        --J'ai dejeune. Et vous, maitre?
        --Et ce garcon, ce... Beppo, a-t-il mange quelque chose?
        --Il a dejeune. Et vous, maitre?
        --Vous avez donc trouve quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avais
        quelques provisions.
        --Nous avons tres-bien dejeune. Et vous, maitre?
        --Et vous, maitre! et vous, maitre! Va au diable avec les questions.
        Qu'est-ce cela te fait?
        --Maitre, tu n'as pas dejeune! reprit Consuelo, qui se permettait
        quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarite venitienne.
        --Ah! je vois bien que le diable est entre dans ma maison. Elle ne me
        laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase.
        Attention, je te prie.»
        Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller,
        qui etait un dilettante renforce, restait a l'autre bout de la chambre,
        le peigne a la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'etait
        pas content de sa phrase, se la fit repeter trente fois de suite, tantot
        faisant appuyer sur certaines notes, tantot sur certaines autres, cherchant
        la nuance qu'il revait avec une obstination que pouvaient seules egaler la
        patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un
        signe de cette derniere, avait ete chercher le chocolat qu'elle avait
        prepare elle-meme pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant
        les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans
        eveiller l'attention du maitre, qui, au bout d'un instant, le prit
        machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appetit.
        Une seconde tasse fut apportee et avalee de meme avec renfort de pain et
        de beurre, et Consuelo, qui etait un peu taquine, lui dit en le voyant
        manger avec plaisir: «Je le savais bien, maitre, que tu n'avais pas
        dejeune.
        --C'est vrai! repondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublie;
        cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en apercois que dans
        la journee, quand j'eprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.
        --Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maitre?
        --Qui t'a dit cela, petite sotte?
        --J'ai trouve la bouteille.
        --Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?
        --Oui, je te l'interdirai! Tu etais sobre a Venise, et tu te portais bien.
        --Cela, c'est la verite, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que
        tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de
        mal en pis pour moi. La fortune, la sante, les idees... tout!» Et il pencha
        sa tete dans ses mains.

«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine a travailler ici? reprit
        Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de detail, de l'idee de
        decouragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon cafe a la
        venitienne, qui donne tant de force et de gaiete. Tu veux t'exciter a la
        maniere des Allemands, avec de la biere et des liqueurs; cela ne te va pas.
        --Ah! c'est encore la verite; mon bon cafe de Venise! c'etait une source
        intarissable de bons mots et de grandes idees. C'etait le genie, c'etait
        l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce
        qu'on boit ici rend triste ou fou.
        --Eh bien, maitre, prends ton cafe!
        --Ici? du cafe? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du
        feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec
        un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de
        tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode,
        c'est plus tot fait.
        --Cela se casse aussi. Je l'ai cassee ce matin, en voulant la mettre dans
        l'armoire.
        --Tu m'as casse ma bouteille! je ne sais a quoi tient, petite laide, que
        je ne te casse ma canne sur les epaules.
        --Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pas
        encore donne une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.
        --Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Je
        parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.
        --Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermant
        le cahier brusquement.
        Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-a-dire autrement que
        Le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eut compris, des le
        premier essai, qu'il s'etait embrouille dans son idee, et qu'a force de
        la travailler il en avait denature le sentiment, elle n'avait pas voulu
        se permettre de lui donner un conseil. Il l'eut rejete par esprit de
        contradiction: mais en lui chantant cette phrase a sa propre maniere,
        tout en feignant de faire une erreur de memoire, elle etait bien sure
        qu'il en serait frappe. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sa
        chaise en frappant dans ses deux mains et en s'ecriant:

«La voila! la voila! voila ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas
        trouver! Comment diable cela t'est-il venu?
        --Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez ecrit? ou bien est-ce que le
        hasard?... Si fait, c'est votre phrase.
        --Non, c'est la tienne, fourbe! s'ecria le Porpora qui etait la candeur
        meme, et qui, malgre son amour maladif et immodere de la gloire, n'eut
        jamais rien farde par vanite; c'est toi qui l'as trouvee! Repete-la-moi.
        Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»
        Consuelo recommenca plusieurs fois, et le Porpora ecrivit sous sa dictee;
        puis il pressa son eleve sur son coeur en disant:

«Tu es le diable! J'ai toujours pense que tu etais le diable!
        --Un bon diable, croyez-moi, maitre, repondit Consuelo en souriant.»
        Le Porpora, transporte de joie d'avoir sa phrase, apres une matinee
        entiere d'agitations steriles et de tortures musicales, chercha par terre
        machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se
        remit a tatonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait.
        C'etait du cafe exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment
        prepare en meme temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apporter
        tout brulant, a un nouveau signe de son amie.

«O nectar des dieux! o ami des musiciens! s'ecria le Porpora en le
        savourant: quel est l'ange, quelle est la fee qui t'a apporte de Venise
        sous son aile?
        --C'est le diable, repondit Consuelo.
        --Tu es un ange et une fee, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur
        en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu me
        soignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'a ce pauvre garcon, qui
        s'interesse a mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au
        seuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants!
        Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien deplorable!
        Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voue a la
        desolation, et quelques jours de sympathie et de bien-etre me feront
        sentir plus vivement l'horreur de ma destinee, quand ces beaux jours
        seront envoles!
        --Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,»
        dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.
        Le Porpora enfonca sa tete chauve dans son cahier et fondit en larmes.
        Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la
        musique avait retenu jusque-la, et qui, pour motiver sa presence,
        s'occupait a arranger la perruque du maitre dans l'antichambre, voyant,
        par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et dechirant de sa
        douleur, la piete filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commencait
        a faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomber
        son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta
        a ses yeux, plonge qu'il etait dans une sainte distraction.
        Pendant quelques jours Consuelo fut retenue a la maison par un rhume. Elle
        avait brave, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intemperies
        de l'air, tous les caprices de l'automne, tantot brulant, tantot pluvieux
        et froid, suivant les regions diverses qu'elle avait traversees. Vetue a
        la legere, coiffee d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits de
        rechange lorsqu'elle etait mouillee, elle n'avait pourtant pas eu le plus
        leger enrouement. A peine fut-elle claquemuree dans ce logement sombre,
        humide et mal aere du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaise
        paralyser son energie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur de
        ce contretemps. Il savait que pour obtenir a son eleve un engagement au
        theatre Italien, il fallait se hater; car madame Tesi, qui avait desire
        se rendre a Dresde, paraissait hesiter, seduite par les instances de
        Caffariello et les brillantes propositions de Holzbauer, jaloux d'attacher
        au theatre imperial une cantatrice aussi celebre. D'un autre cote, la
        Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait
        intriguer aupres des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouves a
        Vienne, et se faisait fort de debuter dans huit jours si on avait besoin
        d'elle. Le Porpora desirait ardemment que Consuelo fut engagee, et pour
        elle-meme, et pour le succes de l'opera qu'il esperait faire accepter avec
        elle.
        Consuelo, pour sa part, ne savait a quoi se resoudre. Prendre un
        engagement, c'etait reculer le moment possible de sa reunion avec Albert;
        c'etait porter l'epouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne
        s'attendaient certes pas a ce qu'elle reparut sur la scene; c'etait, dans
        leur opinion, renoncer a l'honneur de leur appartenir, et signifier au
        jeune comte qu'elle lui preferait la gloire et la liberte. D'un autre
        cote, refuser cet engagement, c'etait detruire les dernieres esperances
        du Porpora; c'etait lui montrer, a son tour, cette ingratitude qui avait
        fait le desespoir et le malheur de sa vie; c'etait enfin lui porter un coup
        de poignard. Consuelo, effrayee de se trouver dans cette alternative, et
        voyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle put
        prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la preserva
        d'une indisposition serieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisse
        et d'effroi, en proie a des frissons febriles, a une penible langueur,
        accroupie aupres d'un maigre feu, ou se trainant d'une chambre a l'autre
        pour vaquer aux soins du menage, elle desira et espera tristement qu'une
        maladie grave vint la soustraire aux devoirs et aux anxietes de sa
        situation.
        L'humeur du Porpora, qui s'etait epanouie un instant, redevint sombre,
        querelleuse et injuste des qu'il vit Consuelo, la source de son espoir
        et le siege de sa force, tomber tout a coup dans l'abattement et
        l'irresolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme
        et la tendresse, il lui temoigna une impatience maladive qui acheva de
        la consterner. Tour a tour faible et violent, le tendre et irascible
        vieillard, devore du spleen qui devait bientot consumer Jean-Jacques
        Rousseau, voyait partout des ennemis, des persecuteurs et des ingrats,
        sans s'apercevoir que ses soupcons, ses emportements et ses injustices
        provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions
        et les mauvais procedes qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux
        qu'il blessait ainsi etait de le considerer comme fou; le second, de le
        croire mechant; le troisieme, de se detacher, de se preserver, ou de se
        venger de lui. Entre une lache complaisance et une sauvage misanthropie,
        il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva
        jamais.
        Consuelo, apres avoir tente d'inutiles efforts, voyant qu'il etait moins
        dispose que jamais a lui permettre l'amour et le mariage, se resigna a
        ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les
        preventions de son infortune maitre. Elle ne prononca plus le nom d'Albert,
        et se tint prete a signer l'engagement qui lui serait impose par le
        Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle eprouvait
        quelque soulagement a lui ouvrir son coeur.

«Quelle destinee bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel
        m'a donne des facultes et une ame pour l'art, des besoins de liberte,
        l'amour d'une fiere et chaste independance; mais en meme temps, au lieu
        de me donner ce froid et feroce egoisme qui assure aux artistes la force
        necessaire pour se frayer une route a travers les difficultes et les
        seductions de la vie, cette volonte celeste m'a mis dans la poitrine un
        coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que
        d'affection et de devouement. Ainsi partagee entre deux forces contraires,
        ma vie s'use, et mon but est toujours manque. Si je suis nee pour pratiquer
        le devouement, Dieu veuille donc oter de ma tete l'amour de l'art, la
        poesie, et l'instinct de la liberte, qui font de mes devouements un
        supplice et une agonie; si je suis nee pour l'art et pour la liberte,
        qu'il ote donc de mon coeur la pitie, l'amitie, la sollicitude et la
        crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et
        entraveront ma carriere!
        --Si j'avais un conseil a te donner, pauvre Consuelo, repondait Haydn,
        ce serait d'ecouter la voix de ton genie et d'etouffer le cri de ton coeur.
        Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.
        --Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai
        jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort etrange
        et malheureux! Meme dans la voie du devouement je suis si bien entravee et
        tiraillee en sens contraires, que je ne puis aller ou mon coeur me pousse,
        sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de
        la main droite. Si je me consacre a celui-ci, j'abandonne et laisse perir
        celui-la. J'ai par le monde un epoux adoptif dont je ne puis etre la femme
        sans tuer mon pere adoptif; et reciproquement, si je remplis mes devoirs de
        fille, je tue mon epoux. Il a ete ecrit que la femme quitterait son pere et
        sa mere pour suivre son epoux; mais je ne suis, en realite, ni epouse ni
        fille. La loi n'a rien prononce pour moi, la societe ne s'est pas occupee
        de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le
        gouverne pas, et, dans l'alternative ou je suis, la passion du devoir et
        du devouement ne peut pas eclairer mon choix. Albert et le Porpora sont
        egalement malheureux, egalement menaces de perdre la raison ou la vie.
        Je suis aussi necessaire a l'un qu'a l'autre... Il faut que je sacrifie
        l'un des deux.
        --Et pourquoi? Si vous epousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre
        pres de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi a la misere, vous le ranimeriez
        par vos soins, vous accompliriez vos deux devouements a la fois.
        --S'il pouvait en etre ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais a
        l'art et a la liberte, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire
        et non de bien-etre et de securite qu'il est avide. Il est dans la misere,
        et il ne s'en apercoit pas; il en souffre sans savoir d'ou lui vient son
        mal. D'ailleurs, revant toujours des triomphes et l'admiration des hommes,
        il ne saurait descendre a accepter leur pitie. Sois sur que sa detresse
        est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il
        disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait a son secours; mais,
        outre qu'il n'a jamais regarde si sa poche etait vide ou pleine (tu as bien
        vu qu'il n'en sait pas davantage a l'egard de son estomac), il aimerait
        mieux mourir de faim enferme dans sa chambre que d'aller chercher l'aumone
        d'un diner chez son meilleur ami. Il croirait degrader la musique s'il
        laissait soupconner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son genie,
        de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maitresse, qui
        le cherissent et le venerent, ne se doutent-ils en aucune facon du denument
        ou il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre etroite et delabree,
        ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurite et le desordre. Lui-meme
        ne leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le
        contraire; je l'ai vu grimper sur les toits, a Venise, pour s'inspirer
        des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le recoit avec ses habits
        malpropres, sa perruque rapee et ses souliers perces, on croit faire
        acte d'obligeance. «Il aime la salete, se dit-on; c'est le travers des
        vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agreables. Il ne saurait
        marcher dans des chaussures neuves.» Lui-meme l'affirme; mais moi, je l'ai
        vu dans mon enfance, propre, recherche, toujours parfume, rase, et secouant
        avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin;
        c'est que, dans ce temps-la, il pouvait etre ainsi sans devoir rien a
        personne. Jamais le Porpora ne se resignerait a vivre oisif et ignore au
        fond de la Boheme, a la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois mois
        sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perte
        et que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empecher de publier et de
        faire representer ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant
        la poussiere de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son
        clavecin ronge des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.
        --Et vous ne voyez pas la possibilite d'amener a Vienne, ou a Venise, ou a
        Dresde, ou a Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert?
        Riche, vous pourriez vous etablir partout, vous y entourer de musiciens,
        cultiver l'art d'une certaine facon, et laisser le champ libre a l'ambition
        du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?
        --Apres ce que je t'ai raconte du caractere et de la sante d'Albert,
        comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporter
        la figure d'un indifferent, comment affronterait-il cette foule de mechants
        et de sots qu'on appelle le monde? Et quelle ironie, quel eloignement,
        quel mepris, le monde ne prodiguerait-il pas a cet homme saintement
        fanatique, qui ne comprend rien a ses lois, a ses moeurs et a ses
        habitudes! Tout cela est aussi hasardeux a tenter sur Albert que ce que
        j'essaie maintenant en cherchant a me faire oublier de lui.
        --Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraitraient plus legers
        que votre absence. S'il vous aime veritablement, il supportera tout; et
        s'il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous
        oubliera.
        --Aussi j'attends et ne decide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste
        pres de moi, afin que j'aie du moins un coeur ou je puisse repandre ma
        peine, et a qui je puisse demander de chercher avec moi l'esperance.
        --O ma soeur! sois tranquille; s'ecriait Joseph; si je suis assez heureux
        pour te donner cette legere consolation, je supporterai tranquillement les
        bourrasques du Porpora; je me laisserai meme battre par lui, si cela peut
        le distraire du besoin de te tourmenter et de t'affliger.
        En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantot a
        preparer avec lui les repas communs, tantot a raccommoder les nippes du
        Porpora. Elle introduisit, un a un, dans l'appartement, les meubles qui
        etaient necessaires a son maitre. Un bon fauteuil bien large et bien bourre
        de crin, remplaca la chaise de paille ou il reposait ses membres affaisses
        par l'age; et quand il y eut goute les douceurs d'une sieste, il s'etonna,
        et demanda, en froncant le sourcil, d'ou lui venait ce bon siege.

«C'est la maitresse de la maison qui l'a fait monter ici, repondit
        Consuelo; ce vieux meuble l'embarrassait, et j'ai consenti a le placer
        dans un coin, jusqu'a ce qu'elle le redemandat.»
        Les matelas du Porpora furent changes; et il ne fit, sur la bonte de
        son lit, d'autre remarque que de dire qu'il avait retrouve le sommeil
        depuis quelques nuits. Consuelo lui repondit qu'il devait attribuer cette
        amelioration au cafe et a l'abstinence d'eau-de-vie. Un matin, le Porpora,
        ayant endosse une excellente robe de chambre, demanda d'un air soucieux a
        Joseph ou il l'avait retrouvee. Joseph, qui avait le mot, repondit qu'en
        rangeant une vieille malle, il l'avait trouvee au fond.

«Je croyais ne l'avoir pas apportee ici, reprit le Porpora. C'est pourtant
        bien celle que j'avais a Venise; c'est la meme couleur du moins.
        --Et quelle autre pourrait-ce etre? repondit Consuelo qui avait eu soin
        d'assortir la couleur a celle de la defunte robe de chambre de Venise.
        --Eh bien, je la croyais plus usee que cela! dit le maestro en regardant
        ses coudes.
        --Je le crois bien! reprit-elle; j'y ai remis des manches neuves.
        --Et avec quoi?
        --Avec un morceau de la doublure.
        --Ah! les femmes sont etonnantes pour tirer parti de tout!»
        Quand l'habit neuf fut introduit, et que le Porpora l'eut porte deux jours,
        quoiqu'il fut de la meme couleur que le vieux, il s'etonna de le trouver
        si frais; et les boutons surtout, qui etaient fort beaux, lui donnerent
        a penser.

«Cet habit-la n'est pas a moi, dit-il d'un ton grondeur.
        --J'ai ordonne a Beppo de le porter chez un degraisseur, repondit Consuelo,
        tu l'avais tache hier soir. On l'a repasse, et voila pourquoi tu le trouves
        plus frais.
        --Je te dis qu'il n'est pas a moi, s'ecria le maestro hors de lui. On me
        l'a change chez le degraisseur. Ton Beppo est un imbecile.
        --On ne l'a pas change; j'y avais fait une marque.
        --Et ces boutons-la? Penses-tu me faire avaler ces boutons-la?
        --C'est moi qui ai change la garniture et qui l'ai cousue moi-meme.
        L'ancienne etait gatee entierement.
        --Cela te fait plaisir a dire! elle etait encore fort presentable. Voila
        une belle sottise! suis-je un Celadon pour m'attifer ainsi, et payer une
        garniture de douze sequins au moins?
        --Elle ne coute pas douze florins, repartit Consuelo. je l'ai achetee de
        hasard.
        --C'est encore trop! murmura le maestro.»
        Toutes les pieces de son habillement lui furent glissees de meme, a l'aide
        d'adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux
        enfants. Quelques objets passerent inapercus, grace a la preoccupation
        du Porpora: les dentelles et le linge entrerent discretement par petites
        portions dans son armoire, et lorsqu'il semblait les regarder sur lui avec
        quelque attention, Consuelo s'attribuait l'honneur de les avoir reprises
        avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait
        sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremelait avec
        les autres.

«Ah ca, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot
        qu'elle recousait, voila assez de futilites! Une artiste ne doit pas etre
        une femme de menage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbee
        en deux, une aiguille a la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au
        feu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la
        cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tu
        te faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?
        --Ne vous damnez pas, repondit Consuelo; vos effets sont en bon etat
        maintenant, et ma voix est revenue.
        --A la bonne heure! repondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chez
        la comtesse Hoditz, margrave douairiere de Bareith.»
        LXXXVII.
        La margrave douairiere de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, nee
        princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avait
        ete belle comme un ange, a ce qu'on disait. Mais elle etait si changee,
        qu'il fallait etudier son visage pour trouver les debris de ses charmes.
        Elle etait grande et paraissait avoir eu la taille belle; elle avait tue
        plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle
        taille; son visage etait fort long, ainsi que son nez, qui la defigurait
        beaucoup, ayant ete gele, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort
        desagreable; ses yeux, accoutumes a donner la loi, etaient grands, bien
        fendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacite en etait beaucoup
        diminuee; a defaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches,
        fort epais, et noirs comme de l'encre; sa bouche, quoique grande, etait
        bien faconnee et remplie d'agrements; ses dents, blanches comme de
        l'ivoire, etaient bien rangees; son teint, quoique uni, etait jaunatre,
        plombe et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecte. C'etait la
        Lais de son siecle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de
        l'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»
        Si vous trouvez ce portrait trace d'une main un peu cruelle et cynique, ne
        vous en prenez point a moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre
        main d'une princesse celebre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son
        orgueil et sa mechancete, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grand
        Frederic, mariee au prince hereditaire du margraviat de Bareith, neveu de
        notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang
        royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en general, traces de
        main de maitre, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire
        exacts.
        Lorsque Consuelo, coiffee par Keller, et paree, grace a ses soins et a son
        zele, avec une elegante simplicite, fut introduite par le Porpora dans le
        salon de la margrave, elle se placa avec lui derriere le clavecin qu'on
        avait range en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la
        compagnie. Il n'y avait encore personne d'arrive, tant le Porpora etait
        ponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mit
        a essayer le clavecin, et a peine en eut-il tire quelques sons qu'une dame
        fort belle entra et vint a lui avec une grace affable. Comme le Porpora
        la saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelo
        la prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette main
        froide et decoloree pressa celle de la jeune fille avec une cordialite
        qu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite
        l'affection de Consuelo. La princesse paraissait agee d'environ trente ans,
        sa taille etait elegante sans etre correcte; on pouvait meme y remarquer
        certaines deviations qui semblaient le resultat de grandes souffrances
        physiques. Son visage etait admirable, mais d'une paleur effrayante, et
        l'expression d'une profonde douleur l'avait prematurement fletri et ravage.
        La toilette etait exquise, mais simple, et decente jusqu'a la severite.
        Un air de bonte, de tristesse et de modestie craintive etait repandu dans
        toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose
        d'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit penetree. Avant que
        cette derniere eut le temps de comprendre que ce n'etait point la la
        margrave, la veritable margrave parut. Elle avait alors plus de la
        cinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tete de ce chapitre, et
        qui avait ete fait dix ans auparavant, etait alors un peu charge, il ne
        l'etait certainement plus au moment ou Consuelo la vit. Il fallait meme
        de l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait ete une
        des beautes de l'Allemagne, quoiqu'elle fut peinte et paree avec une
        recherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'age mur avait
        envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait a se faire
        d'etranges illusions; car ses epaules et sa poitrine nues affrontaient
        les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher.
        Elle etait coiffee de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune
        femme, et sa robe ruisselait de pierreries.

«Maman, dit la princesse qui avait cause l'erreur de Consuelo, voici la
        jeune personne que maitre Porpora nous avait annoncee, et qui va nous
        procurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opera.
        --Ce n'est pas une raison, repondit la margrave en toisant Consuelo de
        la tete aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous
        asseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir,
        vous chanterez quand la societe sera rassemblee. Maitre Porpora, je vous
        salue. Je vous demande pardon si je ne m'occupe pas de vous. Je m'apercois
        qu'il manque quelque chose a ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec
        maitre Porpora. C'est un homme de talent, que j'estime.»
        Ayant ainsi parle d'une voix plus rauque que celle d'un soldat, la grosse
        margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.
        A peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de
        Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance delicate et
        touchante, comme pour lui dire qu'elle protestait contre l'impertinence
        de sa mere; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora,
        et leur montra un interet plein de grace et de simplicite. Consuelo fut
        encore plus sensible a ces bons procedes, lorsque, plusieurs personnes
        ayant ete introduites, elle remarqua dans les manieres habituelles de la
        princesse une froideur, une reserve a la fois timide et fiere, dont elle
        s'etait evidemment departie exceptionnellement pour le maestro et pour
        elle.
        Quand le salon fut a peu pres rempli, le comte Hoditz, qui avait dine
        dehors, entra en grande toilette, et, comme s'il eut ete un etranger dans
        sa maison, alla baiser respectueusement la main et s'informa de la sante
        de sa noble epouse. La margrave avait la pretention d'etre d'une complexion
        fort delicate; elle etait a demi couchee sur sa causeuse, respirant a
        tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d'un air
        qu'elle croyait languissant, et qui n'etait que dedaigneux; enfin, elle
        etait d'un ridicule si acheve, que Consuelo, d'abord irritee et indignee
        de son insolence, finit par s'en amuser interieurement, et se promit d'en
        rire de bon coeur en faisant son portrait a l'ami Beppo.
        La princesse s'etait rapprochee du clavecin, et ne manquait pas une
        occasion d'adresser, soit une parole, soit un sourire, a Consuelo, quand
        sa mere ne s'occupait point d'elle. Cette situation permit a Consuelo de
        surprendre une petite scene d'interieur qui lui donna la clef du menage.
        Le comte Hoditz s'approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta a
        Ses levres, et l'y tint pendant quelques secondes avec un regard fort
        expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de
        froide deference. Le comte ne les ecouta pas, et, continuant de la couver
        du regard:

«Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austere, toujours
        cuirassee jusqu'au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.
        --Il est bien possible que je finisse par la, repondit la princesse a
        demi-voix. Le monde ne m'a pas traitee de maniere a m'inspirer beaucoup
        d'attachement pour ses plaisirs.
        --Le monde vous adorerait et serait a vos pieds, si vous n'affectiez, par
        votre severite, de le tenir a distance; et quant au cloitre, pourriez-vous
        en supporter l'horreur a votre age, et belle comme vous etes?
        --Dans un age plus riant, et belle comme je ne le suis plus, repondit-elle,
        j'ai supporte l'horreur d'une captivite plus rigoureuse: l'avez-vous
        oublie? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vous
        regarde.»
        Aussitot le comte, comme pousse par un ressort, quitta sa belle-fille, et
        s'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adresse
        quelques paroles d'amateur, a propos de la musique en general, il ouvrit le
        cahier que Porpora avait pose sur le clavecin; et, feignant d'y chercher
        quelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur
        le pupitre, et lui parla ainsi a voix basse:

«J'ai vu, hier matin le deserteur; et sa femme m'a remis un billet. Je
        demande a la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retour
        de son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoir
        dans mes antichambres.
        --Ce certain Joseph, repondit Consuelo, que la decouverte de la jalousie
        et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les
        suites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas
        longtemps dans les antichambres. Il est mon frere, mon camarade et mon ami.
        Je n'ai point a rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien a cacher a
        cet egard, et je n'ai rien a implorer de la generosite de Votre Seigneurie,
        qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les
        futurs debuts de Joseph dans la carriere musicale.
        --Mon interet est assure audit Joseph comme mon admiration l'est deja a
        votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part
        n'a jamais ete prise au serieux.
        --Je n'ai jamais eu cette fatuite, monsieur le comte, et d'ailleurs je sais
        qu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a ete prise pour le
        sujet d'une plaisanterie de ce genre.
        --C'est assez, Signora, dit le comte que la douairiere ne perdait pas de
        vue, et qui avait hate de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donner
        d'ombrage: la celebre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose a
        l'enjouement du voyage, et elle peut compter a l'avenir sur le respect et
        le devouement du comte Hoditz.»
        Il replaca le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obsequieusement un
        personnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'etait un petit homme qu'on
        eut pris pour une femme travestie, tant il etait rose, frise, pomponne,
        delicat, gentil, parfume; c'etait de lui que Marie-Therese disait qu'elle
        voudrait pouvoir le faire monter en bague; c'etait de lui aussi qu'elle
        disait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'etait
        le plenipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, on
        disait meme l'amant de l'imperatrice; ce n'etait rien moins enfin que le
        celebre Kaunitz, cet homme d'Etat qui tenait dans sa blanche main ornee de
        bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie
        europeenne.
        Il parut ecouter d'un air grave des personnes soi-disant graves qui
        passaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout a coup il
        s'interrompit pour demander au comte Hoditz:

«Qu'est-ce que je vois la au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parle,
        la protegee du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque
        chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les
        artistes le craignent ou le haissent. Quand on leur parle de lui, c'est
        comme si on leur montrait la tete de Meduse. Il dit a l'un qu'il chante
        faux, a l'autre que sa musique ne vaut rien, a un troisieme qu'il doit son
        succes a l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'ecoute et
        qu'on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. La
        franchise n'est plus de mode, et on ne mene pas les hommes par la verite.
        Elle n'est pas mal, cette petite; j'aime assez cette figure-la. C'est tout
        jeune, n'est-ce pas? On dit qu'elle a eu du succes a Venise. Il faut que
        Porpora me l'amene demain.
        --Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre a l'imperatrice,
        et j'espere que vous ne lui refuserez pas cette grace. Je vous la demande
        pour mon compte.
        --Il n'y a rien de si facile que de la faire entendre a Sa Majeste, et il
        suffit que Votre Altesse le desire pour que je m'empresse d'y contribuer.
        Mais il y a quelqu'un de plus puissant au theatre que l'imperatrice. C'est
        madame Tesi; et lors meme que Sa Majeste prendrait cette fille sous sa
        protection, je doute que l'engagement fut signe sans l'approbation supreme
        de la Tesi.
        --On dit que c'est vous qui gatez horriblement ces dames, monsieur le
        comte, et que sans votre indulgence elles n'auraient pas tant de pouvoir.
        --Que voulez-vous, princesse! chacun est maitre dans sa maison; Sa Majeste
        comprend fort bien que si elle intervenait par decret imperial dans les
        affaires de l'Opera, l'Opera irait tout de travers. Or, Sa Majeste veut
        que l'Opera aille bien et qu'on s'y amuse. Le moyen, si la prima donna a
        un rhume le jour ou elle doit debuter, ou si le tenor, au lieu de se jeter
        au beau milieu d'une scene de raccommodement dans les bras de la basse,
        lui applique un grand coup de poing sur l'oreille? Nous avons bien assez
        a faire d'apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux
        depuis que madame Tesi et madame Holzbauer font bon menage ensemble. Si on
        nous jette sur les planches une pomme de discorde, voila nos cartes plus
        embrouillees que jamais.
        --Mais une troisieme femme est necessaire absolument, dit l'ambassadeur de
        Venise, qui protegeait chaudement le Porpora et son eleve; et en voici une
        Admirable qui se presente...
        --Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousie
        a madame Tesi, qui est admirable et qui veut l'etre seule; elle mettra en
        fureur madame Holzbauer, qui veut etre admirable aussi...
        --Et qui ne l'est pas, repartit l'ambassadeur.
        --Elle est fort bien nee; c'est une personne de bonne maison, repliqua
        finement M. de Kaunitz.
        --Elle ne chantera pas deux roles a la fois. Il faut bien qu'elle laisse
        le mezzo-soprano faire sa partie dans les operas.
        --Nous avons une Corilla qui se presente, et qui est bien la plus belle
        creature de la terre.
        --Votre Excellence l'a deja vue?
        --Des le premier jour de son arrivee. Mais je ne l'ai pas entendue. Elle
        etait malade.
        --Vous allez entendre celle-ci, et vous n'hesiterez pas a lui donner la
        preference.
        --C'est possible. Je vous avoue meme que sa figure, moins belle que celle
        de l'autre, me parait plus agreable. Elle a l'air doux et decent: mais ma
        preference ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu'elle plaise
        a madame Tesi, sans deplaire a madame Holzbauer; et jusqu'ici, malgre la
        tendre amitie qui unit ces deux dames, tout ce qui a ete approuve par l'une
        a toujours eu le sort d'etre vivement repousse par l'autre.
        --Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un
        peu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'Etat donnaient
        aux debats de coulisse. Voici notre pauvre petite protegee en balance avec
        madame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son epee
        dans un des plateaux.»
        Lorsque Consuelo eut chante, il n'y eut qu'une voix pour declarer que
        depuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz,
        s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:

«Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit
        dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la
        porte, vous etes perdue, et vous ne debuterez pas cette annee a Vienne.
        Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la
        voix et en s'asseyant aupres d'elle. Vous avez a lutter contre de grands
        obstacles, et vous ne triompherez qu'a force d'habilete.»
        La-dessus, entrant dans les mille detours de l'intrigue theatrale, et la
        mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la
        troupe, le grand Kaunitz lui fit un traite complet de science diplomatique
        a l'usage des coulisses.
        Consuelo l'ecouta avec ses grands yeux tout ouverts d'etonnement, et quand
        il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier
        opera, l'opera que j'ai fait donner le mois passe,» elle s'imagina qu'elle
        s'etait trompee en l'entendant annoncer, et que ce personnage si verse
        dans les arcanes de la carriere dramatique ne pouvait etre qu'un directeur
        d'Opera ou un maestro a la mode. Elle se mit donc a son aise avec lui, et
        lui parla comme elle eut fait a un homme de sa profession. Ce sans-gene la
        rendit plus naive et plus enjouee que le respect du au nom tout-puissant du
        premier ministre ne le lui eut permis; M. de Kaunitz la trouva charmante.
        Il ne s'occupa guere que d'elle pendant une heure. La margrave fut
        fort scandalisee d'une pareille infraction aux convenances. Elle haissait
        la liberte des grandes cours, habituee qu'elle etait aux formalites
        solennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave:
        elle ne l'etait plus. Elle etait toleree et assez bien traitee par
        l'imperatrice, parce qu'elle avait abjure la foi lutherienne pour se faire
        catholique. Grace a cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonner
        toutes les mesalliances, tous les crimes meme, a la cour d'Autriche; et
        Marie-Therese suivait en cela l'exemple que son pere et sa mere lui avaient
        donne, d'accueillir quiconque voulait echapper aux rebuts et aux dedains de
        l'Allemagne protestante, en se refugiant dans le giron de l'eglise romaine.
        Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle etait, la margrave
        n'etait rien a Vienne, et M. de Kaunitz etait tout.
        Aussitot que Consuelo eut chante son troisieme morceau, le Porpora, qui
        savait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avec
        elle par une petite porte de cote sans deranger par sa retraite les nobles
        personnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille a ses accents divins.

«Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dans
        la rue, escortes par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz est
        un vieux fou qui s'y connait, et qui te poussera loin.
        --Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.
        --Tu ne l'as pas vu, tete ahurie! Il t'a parle pendant plus d'une heure.
        --Mais ce n'est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m'a fait
        tant de commerages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges?
        --C'est lui-meme. Qu'y a-t-il la d'etonnant?
        --Moi, je trouve cela fort etonnant, repondit Consuelo, et ce n'etait point
        la l'idee que je me faisais d'un homme d'Etat.
        --C'est que tu ne vois pas comment marchent les Etats. Si tu le voyais,
        tu trouverais fort surprenant que les hommes d'Etat fussent autre chose
        que de vieilles commeres. Allons, silence la-dessus, et faisons notre
        metier a travers cette mascarade du monde.
        --Helas! mon maitre, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant la
        vaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg ou etait situee
        leur modeste demeure: je me demande justement ce que devient notre metier,
        au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.
        --Eh! que veux-tu qu'il devienne? reprit le Porpora avec son ton brusque
        et saccade: il n'a point a devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux,
        triomphant ou dedaigne, il reste ce qu'il est: le plus beau, le plus noble
        metier de la terre!
        --Oh oui! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de son
        maitre et en s'attachant a son bras, je comprends que la grandeur et la
        dignite de notre art ne peuvent pas etre rabaissees ou relevees au gre du
        caprice frivole ou du mauvais gout qui gouvernent le monde; mais pourquoi
        laissons-nous ravaler nos personnes? Pourquoi allons-nous les exposer aux
        dedains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes?
        Si l'art est sacre, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses pretres et ses
        levites? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendre
        et de sentir la musique, et qu'allons-nous faire dans ces salons ou l'on
        nous ecoute en chuchotant, ou l'on nous applaudit en pensant a autre chose,
        et ou l'on rougirait de nous regarder une minute comme des etres humains,
        apres que nous avons fini de parader comme des histrions?
        --Eh! eh! gronda le Porpora en s'arretant, et en frappant sa canne sur le
        pave, quelles sottes vanites et quelles fausses idees nous trottent donc
        par la cervelle aujourd'hui? Que sommes-nous, et qu'avons-nous besoin
        d'etre autre chose que des histrions? Ils nous appellent ainsi par mepris!
        Eh! qu'importe si nous sommes histrions par gout, par vocation et par
        l'election du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, par
        contrainte ou par le suffrage des sots? Oui-da! histrions! ne l'est pas
        qui veut! Qu'ils essaient donc de l'etre, et nous verrons comme ils s'y
        prendront, ces mirmidons qui se croient si beaux! Que la margrave
        douairiere de Bareith endosse le manteau tragique, qu'elle mette sa
        grosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu'elle fasse trois pas sur les
        planches; nous verrons une etrange princesse! Et que crois-tu qu'elle fit
        dans sa petite cour d'Erlangen, au temps ou elle croyait regner? Elle
        essayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer un
        role au-dessus de ses forces. Elle etait nee pour faire une vivandiere,
        et, par une etrange meprise, la destinee en avait fait une altesse. Aussi
        a-t-elle merite mille sifflets lorsqu'elle faisait l'altesse a contre-sens.
        Et toi, sotte enfant, Dieu t'a faite reine; il t'a mis au front un diademe
        de beaute, d'intelligence et de force. Que l'on te mene au milieu d'une
        nation libre, intelligente et sensible (je suppose qu'il en existe de
        telles!), et te voila reine, parce que tu n'as qu'a te montrer et a
        chanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n'en est
        point ainsi! Le monde va autrement. Il est comme il est; qu'y veux-tu
        faire? Le hasard, le caprice, l'erreur et la folie le gouvernent. Qu'y
        pouvons-nous changer? Il a des maitres contrefaits, malpropres, sots et
        ignares pour la plupart. Nous y voila, il faut se tuer ou s'accommoder
        de son train. Alors, ne pouvant etre monarques, nous sommes artistes, et
        nous regnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite aux
        vulgaires mortels; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nous
        montons sur un theatre, nous nous asseyons sur un trone postiche, nous
        jouons une farce, nous sommes des histrions! Par le corps de Dieu! le
        monde voit cela, et n'y comprend goutte! Il ne voit pas que c'est nous qui
        sommes les vraies puissances de la terre, et que notre regne est le seul
        veritable, tandis que leur regne a eux, leur puissance, leur activite, leur
        majeste, sont une parodie dont les anges rient la-haut, et que les peuples
        haissent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terre
        viennent nous regarder, prendre des lecons a notre ecole; et, nous admirant
        en eux-memes, comme les modeles de la vraie grandeur, ils tachent de nous
        ressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va! le monde est renverse;
        ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s'ils ne s'en rendent pas
        tout a fait compte, s'ils ne l'avouent pas, il est aise de voir, au dedain
        qu'ils affichent pour nos personnes et notre metier, qu'ils eprouvent une
        jalousie d'instinct pour notre superiorite reelle. Oh! quand je suis au
        theatre, je vois clair, moi! L'esprit de la musique me dessille les yeux,
        et je vois derriere la rampe une veritable cour, de veritables heros, des
        inspirations de bon aloi; tandis que ce sont de veritables histrions et
        de miserables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils
        de velours. Le monde est une comedie, voila ce qu'il y a de certain, et
        voila pourquoi je te disais tout a l'heure: Traversons gravement, ma noble
        fille, cette mechante mascarade qui s'appelle le monde.

«Peste soit de l'imbecile! s'ecria le maestro en repoussant Joseph, qui,
        avide d'entendre ses paroles exaltees, s'etait rapproche insensiblement
        jusqu'a le coudoyer; il me marche sur les pieds, il me couvre de resine
        avec son flambeau! Ne dirait-on pas qu'il comprend ce qui nous occupe,
        et qu'il veut nous honorer de son approbation?
        --Passe a ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signe
        d'intelligence. Tu impatientes le maitre avec tes maladresses. Puis
        s'adressant au Porpora:

«Tout ce que vous dites la est l'effet d'un noble delire, mon ami,
        reprit-elle; mais cela ne repond point a ma pensee, et les enivrements
        de l'orgueil n'adoucissent pas la plus petite blessure du coeur. Peu
        m'importe d'etre nee reine et de ne pas regner.» Plus je vois les grands,
        plus leur sort m'inspire de compassion....
        --Eh bien, n'est-ce pas la ce que je te disais?
        --Oui, mais ce n'est pas la ce que je vous demandais. Ils sont avides de
        paraitre et de dominer. La est leur folie et leur misere. Mais nous, si
        nous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu'eux, pourquoi
        luttons-nous d'orgueil a orgueil, de royaute a royaute avec eux? Si nous
        possedons des avantages plus solides, si nous jouissons de tresors plus
        desirables et plus precieux, que signifie cette petite lutte que nous leur
        livrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces a la merci de leurs
        caprices, nous ravale jusqu'a leur niveau?
        --La dignite, la saintete de l'art l'exigent, s'ecria le maestro. Ils ont
        fait de la scene du monde une bataille et de notre vie un martyre. Il faut
        que nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores,
        pour leur prouver, tout en mourant a la peine, tout en succombant sous
        leurs sifflets et leurs mepris, que nous sommes des dieux, des rois
        legitimes tout au moins, et qu'ils sont de vils mortels, des usurpateurs
        effrontes et laches!
        --O mon maitre! comme vous les haissez! dit Consuelo en frissonnant de
        surprise et d'effroi: et pourtant vous vous courbez devant eux, vous les
        flattez, vous les menagez, et vous sortez par la petite porte du salon
        apres leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre genie!
        --Oui, oui, repondit-le maestro en se frottant les mains avec un rire amer;
        je me moque d'eux, je salue leurs diamants et leurs cordons, je les ecrase
        avec trois accords de ma facon, et je leur tourne le dos, bien content de
        m'en aller, bien presse de me delivrer de leurs sottes figures.
        --Ainsi, reprit Consuelo, l'apostolat de l'art est un combat?
        --Oui, c'est un combat: honneur au brave!
        --C'est une raillerie contre les sots?
        --Oui, c'est une raillerie: honneur a l'homme d'esprit qui sait la faire
        sanglante!
        --C'est une colere concentree, une rage de tous les instants?
        --Oui, c'est une colere et une rage: honneur a l'homme energique qui ne
        s'en lasse pas et qui ne pardonne jamais!
        --Et ce n'est rien de plus?
        --Ce n'est rien de plus en cette vie. La gloire du couronnement ne vient
        guere qu'apres la mort pour le veritable genie.
        --Ce n'est rien de plus en cette vie? Maitre, tu en es bien sur?
        --Je te l'ai dit!
        --En ce cas, c'est bien peu de chose, dit Consuelo en soupirant et en
        levant les yeux vers les etoiles brillantes dans le ciel pur et profond.
        --C'est peu de chose? Tu oses dire, miserable coeur, que c'est peu de
        chose? s'ecria le Porpora en s'arretant de nouveau et en secouant avec
        force le bras de son eleve, tandis que Joseph, epouvante, laissait tomber
        sa torche.
        --Oui, je dis que c'est peu de chose, repondit Consuelo avec calme et
        fermete; je vous l'ai dit a Venise dans une circonstance de ma vie qui
        fut bien cruelle et decisive. Je n'ai pas change d'avis. Mon coeur n'est
        pas fait pour la lutte, et il ne saurait porter le poids de la haine
        et de la colere; il n'y a pas un coin dans mon ame ou la rancune et la
        vengeance puissent trouver a se loger. Passez, mechantes passions!
        brulantes fievres, passez loin de moi! Si c'est a la seule condition de
        vous livrer mon sein que je dois posseder la gloire et le genie, adieu
        pour jamais, genie et gloire! allez couronner d'autres fronts et embraser
        d'autres poitrines; vous n'aurez meme pas un regret de moi!»
        Joseph s'attendait a voir le Porpora eclater d'une de ces coleres a la fois
        terribles et comiques que la contradiction prolongee soulevait en lui. Deja
        il tenait d'une main le bras de Consuelo pour l'eloigner du maitre et la
        soustraire a un de ces gestes furibonds dont il la menacait souvent, et
        qui n'amenaient pourtant jamais rien... qu'un sourire ou une larme. Il en
        fut de cette bourrasque comme des autres: le Porpora frappa du pied, gronda
        sourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'elevant
        vers le ciel avec vehemence; puis tout aussitot il laissa retomber ses
        bras, poussa un profond soupir, pencha sa tete sur sa poitrine, et garda
        un silence obstine jusqu'a la maison. La serenite genereuse de Consuelo,
        sa bonne foi energique, l'avaient frappe d'un respect involontaire. Il fit
        peut-etre d'amers retours sur lui-meme; mais il ne les avoua point, et il
        etait trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artiste
        pour s'amender. Seulement, au moment ou Consuelo lui donna le baiser du
        bonsoir, il la regarda d'un air profondement triste et lui dit d'une voix
        eteinte:

«C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareith
        est une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!
        --Non, mon maitre, je n'ai pas dit cela, repondit Consuelo en riant.
        Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde;
        il ne me faudra pour cela ni haine ni depit, mais ma bonne conscience et
        ma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je concois
        un autre but, une autre destinee a l'art que la rivalite de l'orgueil et
        la vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.
        --Et lequel, lequel? s'ecria le Porpora en posant sur la table de
        l'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui presenter. Je veux
        savoir lequel.
        --J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sans
        faire craindre et hair la personne de l'artiste.»
        Le Porpora haussa les epaules.

«Reves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!
        --Eh bien, si c'est un reve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil en
        est un aussi. Reve pour reve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un second
        mobile, maitre: le desir de t'obeir et de te complaire.
        --Je n'en crois rien, rien,» s'ecria le Porpora en prenant son bougeoir
        avec humeur et en tournant le dos; mais des qu'il eut la main sur le
        bouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, qui
        attendait en souriant cette reaction de sensibilite.
        Il y avait dans la cuisine, qui touchait a la chambre de Consuelo, un petit
        escalier en echelle qui conduisait a une sorte de terrasse de six pieds
        carres au revers du toit. C'etait la qu'elle faisait secher les jabots et
        les manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'etait la qu'elle
        grimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maitre
        s'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eut envie de dormir elle-meme.
        Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui etait trop etroite et trop
        basse pour contenir une table, et craignant de reveiller son vieil ami en
        s'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantot pour
        y rever seule en regardant les etoiles, tantot pour raconter a son camarade
        de devouement et de servitude les petits incidents de sa journee. Ce
        soir-la, ils avaient de part et d'autre mille choses a se dire. Consuelo
        s'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tete pour
        ne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avec
        impatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient les
        entretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'etait pas la lune de Venise,
        les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasees par l'amour et
        l'esperance; mais c'etait la nuit allemande plus reveuse et plus froide,
        la lune allemande plus vaporeuse et plus severe; enfin, c'etait l'amitie
        avec ses douceurs et ses bienfaits, sans les dangers et les fremissements
        de la passion.
        Lorsque Consuelo eut raconte tout ce qui l'avait interessee, blessee ou
        divertie chez la margrave, et que ce fut le tour de Joseph a parler:

«Tu as vu de ces secrets de cour, lui dit-il, les enveloppes et les cachets
        armories; mais comme les laquais ont coutume de lire les lettres de leurs
        maitres, c'est a l'antichambre que j'ai appris le contenu de la vie des
        grands. Je ne te raconterai pas la moitie des propos dont la margrave
        douairiere est le sujet. Tu en fremirais d'horreur et de degout. Ah! si les
        gens du monde savaient comme les valets parlent d'eux! si, de ces beaux
        salons ou ils se pavanent avec tant de dignite, ils entendaient ce que l'on
        dit de leurs moeurs et de leur caractere de l'autre cote de la cloison?
        Tandis que le Porpora, tout a l'heure, sur les remparts, nous etalait sa
        theorie de lutte et de haine contre les puissants de la terre, il n'etait
        pas dans la vraie dignite. L'amertume egarait son jugement. Ah! tu avais
        bien raison de le lui dire, il se ravalait au niveau des grands seigneurs,
        en pretendant les ecraser de son mepris. Eh bien, il n'avait pas entendu
        les propos des valets dans l'antichambre, et, s'il l'eut fait, il eut
        compris que l'orgueil personnel et le mepris d'autrui, dissimules sous les
        apparences du respect et les formes de la soumission, sont le propre des
        ames basses et perverses. Ainsi le Porpora etait bien beau, bien original,
        bien puissant tout a l'heure; quand il frappait le pave de sa canne en
        disant: Courage, inimitie, ironie sanglante, vengeance eternelle! Mais ta
        sagesse etait plus belle que son delire, et j'en etais d'autant plus frappe
        que je venais de voir des valets, des opprimes craintifs, des esclaves
        depraves, qui, eux aussi, disaient a mes oreilles avec une rage sourde et
        profonde: Vengeance, ruse, perfidie, eternel dommage, eternelle inimitie
        aux maitres qui se croient nos superieurs et dont nous trahissons les
        turpitudes! Je n'avais jamais ete laquais, Consuelo, et puisque je le suis,
        a la maniere dont tu as ete garcon durant notre voyage, j'ai fait des
        reflexions sur les devoirs de mon etat present, tu le vois.
        --Tu as bien fait, Beppo, repondit la Porporina; la vie est une grande
        enigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenter
        et le comprendre. C'est toujours autant de devine. Mais dis-moi donc si tu
        as appris la-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave,
        qui, seule au milieu de tous ces personnages guindes, fardes et frivoles,
        m'a paru naturelle, bonne et serieuse.
        --Si j'en ai entendu parler? oh! certes! non-seulement ce soir, mais
        deja bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connait
        bien les faits. Ce que je vais te raconter n'est donc pas une histoire
        d'antichambre, un propos de laquais; c'est une histoire veritable et de
        notoriete publique. Mais c'est une histoire effroyable; auras-tu le courage
        de l'entendre?
        --Oui, car je m'interesse a cette creature qui porte sur son front le sceau
        du malheur. J'ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m'ont fait
        voir en elle une victime du monde, une proie de l'injustice.
        --Dis une victime de la sceleratesse; et la proie d'une atroce perversite.
        La princesse de Culmbach (c'est le titre qu'elle porte) a ete elevee a
        Dresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c'est la que le Porpora
        l'a connue et lui a meme, je crois, donne quelques lecons, ainsi qu'a la
        grande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach etait
        belle et sage; elevee par une reine austere, loin d'une mere debauchee,
        elle semblait devoir etre heureuse et honoree toute sa vie. Mais la
        margrave douairiere, aujourd'hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu'il
        en fut ainsi. Elle la fit revenir pres d'elle, et feignit de vouloir la
        marier, tantot avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantot
        avec un autre parent, aussi prince de Culmbach; car cette principaute de
        Bareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu'elle n'a de
        villages et de chateaux pour les apanager. La beaute et la pudeur de la
        princesse causaient a sa mere une mortelle jalousie; elle voulait l'avilir,
        lui oter la tendresse et l'estime de son pere, le margrave George-Guillaume
        (troisieme margrave); ce n'est pas ma faute s'il y en a tant dans cette
        histoire: mais dans tous ces margraves, il n'y en eut pas un seul pour
        la princesse de Culmbach. Sa mere promit a un gentilhomme de la chambre
        de son epoux, nomme Vobser, une recompense de quatre mille ducats pour
        deshonorer sa fille; et elle introduisit elle-meme ce miserable la nuit
        dans la chambre de la princesse. Ses domestiques etaient avertis et
        gagnes, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mere tenait
        la porte... O Consuelo! tu fremis, et pourtant ce n'est pas tout. La
        princesse de Culmbach devint mere de deux jumeaux: la margrave les prit
        dans ses mains, les porta a son epoux, les promena dans son palais, les
        montra a toute sa valetaille, en criant: «Voyez, voyez les enfants que
        cette devergondee vient de mettre au monde!» Et au milieu de cette scene
        affreuse, les deux jumeaux perirent presque dans les mains de la margrave.
        Vobser eut l'imprudence d'ecrire au margrave pour reclamer les quatre mille
        ducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnes, il avait
        deshonore la princesse. Le malheureux pere, a demi imbecile deja, le
        devint tout a fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement et
        de chagrin quelque temps apres. Vobser, menace par les autres membres de
        la famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princesse
        de Culmbach serait enfermee a la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra,
        a peine relevee de ses couches, y passa plusieurs annees dans une
        rigoureuse captivite, et y serait encore, si des pretres catholiques,
        s'etant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection de
        l'imperatrice Amelie, a condition qu'elle abjurerait la foi lutherienne.
        Elle ceda a leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberte; mais
        elle ne fut elargie qu'a la mort de la reine de Pologne; le premier usage
        qu'elle fit de son independance fut de revenir a la religion de ses peres.
        La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l'accueillit avec
        amenite dans sa petite cour. Elle s'y est fait aimer et respecter par ses
        vertus, sa douceur et sa sagesse. C'est une ame brisee, mais c'est encore
        une belle ame, et quoiqu'elle ne soit point vue favorablement a la cour de
        Vienne a cause de son lutheranisme, personne n'ose insulter a son malheur;
        personne ne peut medire de sa vie, pas meme les laquais. Elle est ici
        en passant pour je ne sais quelle affaire; elle reside ordinairement a
        Bareith.
        --Voila pourquoi, reprit Consuelo, elle m'a tant parle de ce pays-la, et
        tant engagee a y aller. Oh! Quelle histoire! Joseph! et quelle femme que
        la comtesse Hoditz! Jamais, non jamais le Porpora ne me trainera plus chez
        elle: jamais je ne chanterai plus pour elle!
        --Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et les
        plus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, a ce qu'on assure.
        Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu'on aille a l'eglise,
        on trouve ici une admirable tolerance.
        --Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite? dit Consuelo.
        --Je crains, entre nous soit dit, repondit Joseph en baissant la voix,
        que notre grande Marie-Therese ne le soit un peu.»
        LXXXVIII.
        Peu de jours apres, le Porpora ayant beaucoup remue, beaucoup intrigue
        a sa maniere, c'est-a-dire en menacant, en grondant ou en raillant a
        droite et a gauche, Consuelo, conduite a la chapelle imperiale par maitre
        Reuter (l'ancien maitre et l'ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devant
        Marie-Therese la partie de Judith, dans l' oratorio: Betulia liberata ,
        poeme de Metastase, musique de ce meme Reuter. Consuelo fut magnifique, et
        Marie-Therese daigna etre satisfaite. Quand le sacre concert fut termine,
        Consuelo fut invitee, avec les autres chanteurs (Caffariello etait du
        nombre), a passer dans une des salles du palais, pour faire une collation
        presidee par Reuter. Elle etait a peine assise entre ce maitre et le
        Porpora, qu'un bruit, a la fois, rapide et solennel, partant de la
        galerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepte Consuelo
        et Caffariello, qui s'etaient engages dans une discussion animee sur le
        mouvement d'un certain choeur que l'un eut voulu plus vif et l'autre plus
        lent. «Il n'y a que le Maestro lui-meme qui puisse trancher la question,»
        dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais, elle ne trouva plus ni
        le Reuter a sa droite, ni le Porpora a sa gauche: tout le monde s'etait
        leve de table, et range en ligne, d'un air penetre. Consuelo se trouva
        face a face avec une femme d'une trentaine d'annees, belle de fraicheur
        et d'energie, vetue de noir (tenue de chapelle), et accompagnee de sept
        enfants, dont elle tenait un par la main. Celui-la, c'etait l'heritier du
        trone, le jeune Cesar Joseph II; et cette belle femme, a la demarche aisee,
        a l'air affable et penetrant, c'etait Marie-Therese.

« Ecco la Giuditta? demanda l'imperatrice en s'adressant a Reuter. Je suis
        fort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo des
        pieds a la tete; vous m'avez fait vraiment plaisir, et jamais je n'avais
        mieux senti la sublimite des vers de notre admirable poete que dans votre
        bouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c'est a quoi
        je tiens par-dessus tout. Quel age avez-vous, Mademoiselle? Vous etes
        Venitienne? Eleve du celebre Porpora, que je vois ici avec interet? Vous
        desirez entrer au theatre de la cour? Vous etes faite pour y briller;
        et M. de Kaunitz vous protege.»
        Ayant ainsi interroge Consuelo, sans attendre ses reponses, et en regardant
        tour a tour Metastase et Kaunitz, qui l'accompagnaient, Marie-Therese fit
        un signe a un de ses chambellans, qui presenta un bracelet assez riche a
        Consuelo. Avant que celle-ci eut songe a remercier, l'imperatrice avait
        deja traverse la salle; elle avait deja derobe a ses regards l'eclat du
        front imperial. Elle s'eloignait avec sa royale couvee de princes et
        d'archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux a chacun des
        musiciens qui se trouvaient a sa portee, et laissant derriere elle comme
        une trace lumineuse dans tous ces yeux eblouis de sa gloire et de sa
        puissance.
        Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver son
        sang-froid: il reprit sa discussion juste ou il l'avait laissee; et
        Consuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer a le regarder,
        recommenca a lui tenir tete, au grand etonnement et au grand scandale
        des autres musiciens, qui, courbes sous la fascination de l'apparition
        imperiale, ne concevaient pas qu'on put songer a autre chose tout le reste
        de la journee. Nous n'avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seul
        exception dans son ame, et par instinct et par systeme, a cette fureur
        de prosternation. Il savait se tenir convenablement incline devant les
        souverains; mais, au fond du coeur, il raillait et meprisait les esclaves.
        Maitre Reuter, interpelle par Caffariello sur le veritable mouvement du
        choeur en litige, serra les levres d'un air hypocrite; et, apres s'etre
        laisse interroger plusieurs fois, il repondit enfin d'un air tres-froid:

«Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point a votre conversation. Quand
        Marie-Therese est devant mes yeux, j'oublie le monde entier; et longtemps
        apres qu'elle a disparu, je demeure sous le coup d'une emotion qui ne me
        permet pas de penser a moi-meme.
        --Mademoiselle ne parait point etourdie de l'insigne honneur qu'elle
        vient de nous attirer, dit M. Holzbauer, qui se trouvait la, et dont
        l'aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter.
        C'est affaire a vous, Signora, de parler avec les tetes couronnees. On
        dirait que vous n'avez fait autre chose toute votre vie.
        --Je n'ai jamais parle avec aucune tete couronnee, repondit tranquillement
        Consuelo, qui n'entendait point malice aux insinuations de Holzbauer;
        et sa majeste ne m'a point procure un tel avantage; car elle semblait,
        en m'interrogeant, m'interdire l'honneur ou m'epargner le trouble de lui
        repondre.
        --Tu aurais peut-etre souhaite faire la conversation avec l'imperatrice?
        dit le Porpora d'un air goguenard..
        --Je ne l'ai jamais souhaite, repartit Consuelo naivement.
        --C'est que Mademoiselle a plus d'insouciance que d'ambition, apparemment,
        reprit le Reuter avec un dedain glacial.
        --Maitre Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, etes-vous
        mecontent de la maniere dont j'ai chante votre musique?»
        Reuter avoua que personne ne l'avait mieux chantee, meme sous le regne de
        l' auguste et a jamais regrette Charles VI.

«En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J'ai
        l'ambition de satisfaire mes maitres, j'ai l'ambition de bien faire mon
        metier; quelle autre puis-je avoir? quelle autre ne serait ridicule et
        deplacee de ma part?
        --Vous etes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbauer. Il n'est point
        d'ambition trop vaste pour un talent comme le votre.
        --Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, repondit Consuelo;
        mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour ou vous
        m'inviterez a chanter sur le theatre de la cour.»
        Holzbauer, pris au piege, malgre sa prudence, eut un acces de toux pour se
        dispenser de repondre, et se tira d'affaire par une inclination de tete
        courtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premier
        terrain:

«Vous etes vraiment, dit-il, d'un calme et d'un desinteressement sans
        exemple: vous n'avez pas seulement regarde le beau bracelet dont sa majeste
        vous a fait cadeau.
        --Ah! c'est la verite,» dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en le
        passant a ses voisins qui etaient curieux de le voir et d'en estimer la
        valeur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poele de mon maitre, si je
        n'ai pas d'engagement cet hiver, pensait-elle; une toute petite pension
        nous serait bien plus necessaire que des parures et des colifichets.

«Quelle beaute celeste que sa majeste! dit Reuter avec un soupir de
        componction, en lancant un regard oblique et dur a Consuelo.
        --Oui, elle m'a semble fort belle, repondit la jeune fille, qui ne
        comprenait rien aux coups de coude du Porpora.
        --Elle vous a semble ? reprit le Reuter. Vous etes difficile!
        --J'ai a peine eu le temps de l'entrevoir. Elle a passe si vite!
        --Mais son esprit eblouissant, ce genie qui se revele a chaque syllabe
        sortie de ses levres!...
        --J'ai a peine eu le temps de l'entendre: elle a parle si peu!
        --Enfin, Mademoiselle, vous etes d'airain ou de diamant. Je ne sais ce
        qu'il faudrait pour vous emouvoir.
        --J'ai ete fort emue en chantant votre Judith, repondit Consuelo, qui
        savait etre malicieuse dans l'occasion, et qui commencait a comprendre
        la malveillance des maitres viennois envers elle.
        --Cette fille a de l'esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbauer a
        maitre Reuter.
        --C'est l'ecole du Porpora, repondit l'autre; mepris et moquerie.
        --Si l'on n'y prend garde, le vieux recitatif et le style osservato nous
        envahiront de plus belle que par le passe, reprit Holzbauer; mais soyez
        tranquille, j'ai les moyens d'empecher cette Porporinaillerie d'elever la
        voix.»
        Quand on se leva de table, Caffariello dit a l'oreille de Consuelo:

«Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-la, c'est de la franche canaille.
        Tu auras de la peine a faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi.
        Ils seraient tous contre moi s'ils l'osaient.
        --Et que leur avons-nous donc fait? dit Consuelo etonnee.
        --Nous sommes eleves du plus grand maitre de chant qu'il y ait au monde.
        Eux et leurs creatures sont nos ennemis naturels, ils indisposeront
        Marie-Therese contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera repete avec
        de malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l'as pas trouvee belle,
        et que tu as juge son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menees. Prends
        courage, pourtant; je te protegerai envers et contre tous, et je crois que
        l'avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Therese.»

«Entre la mechancete des uns et la folie des autres, me voila fort
        compromise, pensa Consuelo en s'en allant. O Porpora! disait-elle dans
        son coeur, je ferai mon possible pour remonter sur le theatre. O Albert!
        j'espere que je n'y parviendrai pas.»
        Le lendemain, maitre Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journee,
        et trouvant Consuelo un peu pale, l'engagea a faire un tour de promenade
        hors ville a la Spinnerin am Kreutz , avec la femme de Keller, qui s'etait
        offerte pour l'accompagner quand elle le voudrait. Des que le maestro fut
        sorti:

«Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, et
        allons-nous-en tous deux voir Angele et remercier le chanoine. Nous avions
        promis de le faire plus tot, mais mon rhume me servira d'excuse.
        --Et sous quel costume vous presenterez-vous au chanoine? dit Beppo.
        --Sous celui-ci, repondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisse
        et m'accepte sous ma veritable forme.
        --Excellent chanoine! je me fais une joie de le revoir.
        --Et moi aussi.
        --Pauvre bon chanoine! je me fais une peine de songer...
        --Quoi?
        --Que la tete va lui tourner tout a fait.
        --Et pourquoi donc? Suis-je une deesse? Je ne le pensais pas.
        --Consuelo, rappelez-vous qu'il etait aux trois quarts fou quand nous
        l'avons quitte!
        --Et moi je te dis qu'il lui suffira de me savoir femme et de me voir telle
        que je suis, pour qu'il reprenne l'empire de sa volonte et redevienne ce
        que Dieu l'a fait, un homme raisonnable.
        --Il est vrai que l'habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous ai
        revue ici transformee en demoiselle, apres m'etre habitue pendant quinze
        jours a te traiter comme un garcon... j'ai eprouve je ne sais quel effroi,
        je ne sais quelle gene dont je ne peux pas me rendre compte; et il est
        certain que durant le voyage... s'il m'eut ete permis d'etre amoureux de
        vous ... Mais tu diras que je deraisonne...
        --Certainement, Joseph, lu deraisonnes; et, de plus, tu perds le temps
        a babiller. Nous avons dix lieues a faire pour aller au prieure et en
        revenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentres
        a sept heures du soir, pour le souper du maitre.»
        Trois heures apres, Beppo et sa compagne descendirent a la porte du
        prieure. Il faisait une belle journee; le chanoine contemplait ses fleurs
        d'un air melancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie et
        s'elanca a sa rencontre; mais il resta stupefait en reconnaissant son
        cher Bertoni sous des habits de femme.

«Bertoni, mon enfant bien-aime, s'ecria-t-il avec une sainte naivete,
        que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir deguise de
        la sorte? Nous ne sommes point au carnaval...
        --Mon respectable ami, repondit Consuelo en lui baisant la main, il faut
        que Votre Reverence me pardonne de l'avoir trompee. Je n'ai jamais ete
        garcon; Bertoni n'a jamais existe, et lorsque j'ai eu le bonheur de vous
        connaitre, j'etais veritablement deguisee.
        --Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation du
        chanoine se changer en mecontentement, que votre reverence n'etait point la
        dupe d'une innocente supercherie. Cette feinte n'avait point ete imaginee
        pour la tromper, c'etait une necessite imposee par les circonstances, et
        nous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la generosite et la
        delicatesse de s'y preter.
        --Vous l'avez cru? reprit le chanoine interdit et effraye; et vous,
        Bertoni... je veux dire mademoiselle, vous l'avez cru aussi!
        --Non, monsieur le chanoine, repondit Consuelo; je ne l'ai pas cru un
        instant. J'ai parfaitement vu que votre reverence ne se doutait nullement
        de la verite.
        --Et vous me rendez justice, dit le chanoine d'un ton un peu severe, mais
        profondement triste; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et si
        j'avais devine votre sexe, je n'aurais jamais songe a insister comme je
        l'ai fait, pour vous engager a rester chez moi. Il a bien couru dans le
        village voisin, et meme parmi mes gens, un bruit vague, un soupcon qui me
        faisait sourire, tant j'etais obstine a me meprendre sur votre compte.
        On a dit qu'un des deux petits musiciens qui avaient chante la messe le
        jour de la fete patronale, etait une femme deguisee. Et puis, on a pretendu
        que ce propos etait une mechancete du cordonnier Gottlieb, pour effrayer et
        affliger le cure. Enfin, moi-meme, j'ai dementi ce bruit avec assurance.
        Vous voyez que j'etais votre dupe bien completement, et qu'on ne saurait
        l'etre davantage.
        --Il y a eu une grande meprise, repondit Consuelo avec l'assurance de
        la dignite; mais il n'y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je ne
        crois pas m'etre eloignee un seul instant du respect qui vous est du, et
        des convenances que la loyaute impose. J'etais la nuit sans gite sur le
        chemin, ecrasee de soif et de fatigue, apres une longue route a pied.
        Vous n'eussiez pas refuse l'hospitalite a une mendiante. Vous me l'avez
        accordee au nom de la musique, et j'ai paye mon ecot en musique. Si je
        ne suis pas partie malgre vous des le lendemain, c'est grace a des
        circonstances imprevues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous les
        autres. Mon ennemie, ma rivale, ma persecutrice tombait des nues a votre
        porte, et, privee de soins et de secours, avait droit a mes secours et a
        mes soins. Votre reverence se rappelle bien le reste; elle sait bien que
        si j'ai profite de sa bienveillance, ce n'est pas pour mon compte. Elle
        sait bien aussi que je me suis eloignee aussitot que mon devoir a ete
        accompli; et si je reviens aujourd'hui la remercier en personne des bontes
        dont elle m'a comblee, c'est que la loyaute me faisait un devoir de la
        detromper moi-meme et de lui donner les explications necessaires a notre
        mutuelle dignite.
        --Il y a dans tout ceci, dit le chanoine a demi vaincu, quelque chose de
        mysterieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont
        j'ai adopte l'enfant etait votre ennemie, votre rivale... Qui etes-vous
        donc vous-meme, Bertoni?... Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur
        mes levres, et dites-moi comment je dois vous appeler desormais.
        --Je m'appelle la Porporina, repondit Consuelo; je suis l'eleve du Porpora,
        je suis cantatrice. J'appartiens au theatre.
        --Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais du le
        deviner a la maniere dont vous avez joue votre role, et, quant a votre
        talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en etonner; vous
        avez ete a bonne ecole. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre
        frere... ou votre mari?
        --Ni l'un ni l'autre. Il est mon frere par le coeur, rien que mon frere,
        monsieur le Chanoine; et si mon ame ne s'etait pas sentie aussi chaste
        que la votre, je n'aurais pas souille de ma presence la saintete de votre
        demeure.»
        Consuelo avait, pour dire la verite, un accent irresistible, et dont le
        chanoine subit la puissance, comme les ames pures et droites subissent
        toujours celle de la sincerite. Il se sentit comme soulage d'un poids
        enorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes proteges, il
        interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathique
        qu'il oublia peu a peu de combattre en lui-meme. Elle lui raconta
        rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances
        de sa vie; ses fiancailles au lit de mort de sa mere avec Anzoleto,
        l'infidelite de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins
        de Zustiniani, les conseils du Porpora, le depart de Venise, l'attachement
        qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt,
        ses propres hesitations et ses scrupules, sa fuite du chateau des Geants,
        sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au
        lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordee
        par le chanoine a l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour a Vienne, et
        jusqu'a l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Therese. Joseph
        n'avait pas su jusque-la toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avait
        jamais parle d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de son
        affection passee pour ce miserable ne le frappa pas tres-vivement; mais
        sa generosite a l'egard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, lui
        firent une si profonde impression, qu'il se detourna pour cacher ses
        larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le recit de Consuelo,
        concis, energique et sincere, lui fit le meme effet qu'un beau roman qu'il
        aurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-la fut
        le premier de sa vie qui l'initia aux emotions vives de la vie des autres.
        Il s'etait assis sur un banc pour mieux ecouter, et quand la jeune fille
        eut tout dit, il s'ecria:

«Si tout cela est la verite, comme je le crois, comme il me semble que
        je le sens dans mon coeur, par la volonte du ciel, vous etes une sainte
        fille... Vous etes sainte Cecile revenue sur la terre! Je vous avouerai
        franchement que je n'ai jamais eu de prejuge contre le theatre, ajouta-t-il
        apres un instant de silence et de reflexion, et vous me prouvez qu'on peut
        faire son salut la comme ailleurs. Certainement, si vous persistez a etre
        aussi pure et aussi genereuse que vous l'avez ete jusqu'a ce jour, vous
        aurez merite le ciel, mon cher Bertoni!... Je vous le dis comme je le
        pense, ma chere Porporina!
        --Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi
        des nouvelles d'Angele avant que je prenne conge de Votre Reverence.
        --Angele se porte bien et vient a merveille, repondit le chanoine. Ma
        jardiniere en prend le plus grand soin, et je la vois a tout instant qui
        la promene dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme
        une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une ame
        chretienne sera venu, je ne lui epargnerai pas la culture. Reposez-vous
        sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis a la face du ciel, je
        l'observerai religieusement. Il parait que madame sa mere ne me disputera
        pas ce soin; car, bien qu'elle soit a Vienne, elle n'a pas envoye une seule
        fois demander des nouvelles de sa fille.
        --Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, repondit
        Consuelo; je ne puis croire qu'une mere soit indifferente a ce point. Mais
        la Corilla brigue un engagement au theatre de la cour. Elle sait que Sa
        Majeste est fort severe, et n'accorde point sa protection aux personnes
        tarees. Elle a interet a cacher ses fautes, du moins jusqu'a ce que son
        engagement soit signe. Gardons-lui donc le secret.
        --Et elle vous fait concurrence cependant! s'ecria Joseph; et on dit
        qu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame deja dans la
        ville; qu'elle vous a presentee comme la maitresse du comte Zustiniani. On
        a parle de cela a l'ambassade, Keller me la dit... On en etait indigne;
        mais on craignait qu'elle ne persuadat M. de Kaunitz, qui ecoute volontiers
        ces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en eloges sur la beaute de
        Corilla...
        --Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissant
        d'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait etre, j'aurais du
        m'y attendre.
        --Mais il n'y a qu'un mot a dire pour dejouer toutes ses calomnies, reprit
        Joseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que...
        --Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lachete et une barbarie. Vous ne
        le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de le
        dire, vous m'en empecheriez, n'est-il pas vrai?
        --Ame vraiment evangelique! s'ecria le chanoine. Mais songez que ce secret
        n'en peut pas etre un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de
        quelques paysans qui ont constate et qui peuvent ebruiter le fait, pour
        qu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchee ici
        d'un enfant sans pere, qu'elle a abandonne par-dessus le marche.
        --Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagee. Je ne voudrais pas
        l'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-la, Beppo, silence,
        ou je te retire mon estime et mon amitie. Et maintenant, adieu, monsieur
        le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main
        paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous
        cet habit.
        --Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon benefice ira au diable, si
        le ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un heritage qui
        me donne le courage de braver les foudres de l' ordinaire . Ainsi, mes
        enfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obeir et de me
        contraindre; je veux vivre honnetement et sans terreurs imbeciles. Depuis
        que je n'ai plus le spectre de Brigide a mes cotes, et depuis surtout que
        je me vois a la tete d'une fortune independante, je me sens brave comme un
        lion. Or donc, venez dejeuner avec moi; nous baptiserons Angele apres, et
        puis nous ferons de la musique jusqu'au diner.»
        Il les entraina au prieure.

«Allons, Andre, Joseph! cria-t-il a ses valets en entrant; venez voir le
        signor Bertoni metamorphose en dame. Vous ne vous seriez pas attendus a
        cela? ni moi non plus! Eh bien, depechez-vous de partager ma surprise,
        et mettez-nous vite le couvert.»
        Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de graves
        modifications s'etaient faites dans l'esprit du chanoine, ce n'etait pas
        sur l'habitude de la bonne chere qu'elles avaient opere. On porta ensuite
        l'enfant dans la chapelle du prieure. Le chanoine quitta sa douillette,
        endossa une soutane et un surplis, et fit la ceremonie. Consuelo et Joseph
        firent l'office de parrain et de marraine, et le nom d'Angele fut confirme
        a la petite fille. Le reste de l'apres-midi fut consacre a la musique, et
        les adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenir
        ses amis a diner; mais il ceda a leurs raisons, et se consola a l'idee de
        les revoir a Vienne, ou il devait bientot se rendre pour passer une partie
        de l'hiver. Tandis qu'on attelait leur voiture, il les conduisit dans la
        serre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avait
        enrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avait
        l'odorat fort exerce, n'eut pas plus tot fait quelques pas sous les chassis
        de son palais transparent qu'il s'ecria:

«Je demele ici un parfum extraordinaire! Le glaieul-vanille aurait-il
        fleuri? Mais non; ce n'est pas la l'odeur de mon glaieul. Le strelitzia
        est inodore... les cyclamens ont un arome moins pur et moins penetrant.
        Qu'est-ce donc qui se passe ici? Si mon volkameria n'etait point mort,
        helas! je croirais que c'est lui que je respire! Pauvre plante! je n'y veux
        plus penser.»
        Mais tout a coup le chanoine fit un cri de surprise et d'admiration en
        voyant s'elever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameria
        qu'il eut vu de sa vie, tout couvert de ses grappes de petites roses
        blanches doublees de rose, dont le suave parfum remplissait la serre et
        dominait toutes les vulgaires senteurs eparses a l'entour.

«Est-ce un prodige? D'ou me vient cet avant-gout du paradis, cette fleur
        du jardin de Beatrix? s'ecria-t-il dans un ravissement poetique.
        --Nous l'avons apporte dans notre voiture avec tous les soins imaginables,
        repondit Consuelo; permettez-nous de vous l'offrir en reparation d'une
        affreuse imprecation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je me
        repentirai toute ma vie:
        --Oh! ma chere fille! quel don, et avec quelle delicatesse il est offert!
        dit le chanoine attendri. O cher volkameria! tu auras un nom particulier
        comme j'ai coutume d'en donner aux individus les plus splendides de ma
        collection; tu t'appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d'un
        etre qui n'est plus et que j'ai aime avec des entrailles de pere.
        --Mon bon pere, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez vous
        habituer a aimer vos filles autant que vos fils. Angele n'est point un
        garcon...
        --Et la Porporina est ma fille aussi! dit le chanoine; oui, ma fille, oui,
        oui, ma fille!» repeta-t-il en regardant alternativement Consuelo et le
        volkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.
        A six heures, Joseph et Consuelo etaient rentres au logis. La voiture les
        avait laisses a l'entree du faubourg, et rien ne trahit leur innocente
        escapade. Le Porpora s'etonna seulement que Consuelo n'eut pas meilleur
        appetit apres une promenade dans les belles prairies qui entourent la
        capitale de l'empire. Le dejeuner du chanoine avait peut-etre rendu
        Consuelo un peu friande ce jour-la. Mais le grand air et le mouvement lui
        Procurerent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voix
        et en courage plus qu'elle ne l'avait encore ete a Vienne.
        LXXXIX.
        Dans l'incertitude de sa destinee, Consuelo, croyant trouver peut-etre
        une excuse ou un motif a celle de son coeur, se decida enfin a ecrire au
        comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-a-vis
        du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer
        au theatre, et de l'esperance qu'elle nourrissait encore de les voir
        echouer. Elle lui parla sincerement, lui exposa tout ce qu'elle devait
        de reconnaissance, de devouement et de soumission a son vieux maitre, et,
        lui confiant les craintes qu'elle eprouvait a l'egard d'Albert, elle le
        priait instamment de lui dicter la lettre qu'elle devait ecrire a ce
        dernier pour le maintenir dans un etat de confiance et de calme. Elle
        terminait en disant: «J'ai demande du temps a Vos Seigneuries pour
        m'interroger moi-meme et me decider. Je suis resolue a tenir ma parole, et
        je puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon coeur et
        mon esprit a toute fantaisie contraire, comme a toute nouvelle affection.
        Et cependant, si je rentre au theatre, j'adopte un parti qui est, en
        apparence, une infraction a mes promesses, un renoncement formel a
        l'esperance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutot qu'elle
        juge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne vois
        aucun moyen de m'y soustraire sans crime. J'attends d'elle un conseil
        superieur a celui de ma propre raison; mais pourra-t-il etre contraire a
        celui de ma conscience?»
        Lorsque cette lettre fut cachetee et confiee a Joseph pour qu'il la fit
        partir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu'il arrive dans une
        situation funeste, lorsqu'on a trouve un moyen de gagner du temps et de
        reculer le moment de la crise. Elle se disposa donc a rendre avec Porpora
        une visite, consideree par celui-ci comme importante et decisive, au
        tres-renomme et tres-vante poete imperial, M. l'abbe Metastase.
        --Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans; il etait
        d'une belle figure, d'un abord gracieux, d'une conversation charmante, et
        Consuelo eut ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n'eut eu, en se
        rendant a la maison qu'habitaient, a differents etages, le poete imperial
        et le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora:

«Consuelo (c'est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine,
        a l'oeil vif et noir, au teint vermeil, a la bouche fraiche et souriante,
        qui veut, a toute force, etre en proie a une maladie lente, cruelle et
        dangereuse; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme un
        autre, et qui pretend etre livre a l'insomnie, a la diete, a l'accablement,
        au marasme. N'aie pas la maladresse, lorsqu'il va se plaindre devant toi
        de ses maux, de lui dire qu'il n'y parait point, qu'il a fort bon visage,
        ou toute autre platitude semblable; car il veut qu'on le plaigne, qu'on
        s'inquiete et qu'on le pleure d'avance. N'aie pas le malheur non plus de
        lui parler de la mort, ou d'une personne morte; il a peur de la mort, et ne
        veut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire en
        le quittant: «J'espere que votre precieuse sante sera bientot meilleure;»
        car il veut qu'on le croie mourant, et, s'il pouvait persuader aux autres
        qu'il est mort, il en serait fort content, a condition toutefois qu'il ne
        le crut pas lui-meme.
        --Voila une sotte manie pour un grand homme, repondit Consuelo. Que
        faudra-t-il donc lui dire, s'il ne faut lui parler ni de guerison, ni de
        mort?
        --Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, ecouter tout
        le detail de ses souffrances et de ses incommodites, et, pour conclure, lui
        dire qu'il ne se soigne pas assez, qu'il s'oublie lui-meme, qu'il ne se
        menage point, qu'il travaille trop. De cette facon, nous le disposerons en
        notre faveur.
        --N'allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poeme et de vous
        le faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter? Comment
        pouvons-nous a la fois lui conseiller de ne point ecrire et le conjurer
        d'ecrire pour nous au plus vite?
        --Tout cela s'arrange dans la conversation; il ne s'agit que de placer les
        choses a propos.»
        Le maestro voulait que son eleve sut se rendre agreable au poete; mais, sa
        causticite naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridicules
        d'autrui, il commettait lui-meme la maladresse de disposer Consuelo a
        l'examen clairvoyant, et a cette sorte de mepris interieur qui nous rend
        peu aimables et peu sympathiques a ceux dont le besoin est d'etre flattes
        et admires sans reserve. Incapable d'adulation et de tromperie, elle
        souffrit d'entendre le Porpora caresser les miseres du poete, et le railler
        cruellement sous les dehors d'une pieuse commiseration pour des maux
        imaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silence
        penible, en depit des signes que lui faisait son maitre pour qu'elle le
        secondat.
        La reputation de Consuelo commencait a se repandre a Vienne; elle avait
        chante dans plusieurs salons, et son admission au theatre italien etait
        une hypothese qui agitait un peu la coterie musicale. Metastase etait
        tout-puissant; que Consuelo gagnat sa sympathie en caressant a propos son
        amour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musique
        son Attilio Regolo , qu'il gardait en portefeuille depuis plusieurs
        annees. Il etait donc bien necessaire que l'eleve plaidat pour le maitre,
        car le maitre ne plaisait nullement au poete imperial. Metastase n'etait
        pas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisement les uns
        les autres. Il avait trop de finesse et de penetration pour ne point savoir
        que Porpora avait une mediocre admiration pour son genie dramatique, et
        qu'il avait censure plus d'une fois avec rudesse (a tort ou a raison)
        son caractere craintif, son egoisme et sa fausse sensibilite. La reserve
        glaciale de Consuelo, le peu d'interet qu'elle semblait prendre a sa
        maladie, ne lui parurent point ce qu'ils etaient en effet, le malaise
        d'une respectueuse pitie. Il y vit presque une insulte, et s'il n'eut ete
        esclave de la politesse et du savoir-faire, il eut refuse net de l'entendre
        chanter; il y consentit pourtant apres quelques minauderies, alleguant
        l'excitation de ses nerfs et la crainte qu'il avait d'etre emu. Il avait
        entendu Consuelo chanter son oratorio de Judith ; mais il fallait qu'il
        prit une idee d'elle dans le genre scenique, et Porpora insistait beaucoup.

«Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s'il faut
        craindre de l'emouvoir?
        --Il faut l'emouvoir, au contraire, repondit de meme le maestro. Il aime
        beaucoup a etre arrache a sa torpeur, parce que, quand il est bien agite,
        il se sent en veine d'ecrire.»
        Consuelo chanta un air d' Achille in Sciro , la meilleure oeuvre dramatique
        de Metastase, qui avait ete mise en musique par Caldara, en 1736, et
        representee aux fetes du mariage de Marie-Therese. Metastase fut aussi
        frappe de sa voix et de sa methode qu'il l'avait ete a la premiere
        audition; mais il etait resolu a se renfermer dans le meme silence froid
        et gene qu'elle avait garde durant le recit de sa maladie. Il n'y reussit
        point; car il etait artiste en depit de tout, le digne homme, et quand
        un noble interprete fait vibrer dans l'ame du poete les accents de sa muse
        et le souvenir de ses triomphes, il n'est guere de rancune qui tienne.
        L'abbe Metastase, essaya de se defendre contre ce charme tout-puissant.
        Il toussa beaucoup, s'agita sur son fauteuil comme un homme distrait par
        la souffrance, et puis, tout a coup reporte a des souvenirs plus emouvants
        encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se
        mit a sangloter. Le Porpora, cache derriere son fauteuil, faisait signe a
        Consuelo de ne pas le menager, et se frottait les mains d'un air malicieux.
        Ces larmes, qui coulaient abondantes et sinceres, reconcilierent tout a
        coup la jeune fille avec le pusillanime abbe. Aussitot qu'elle eut fini
        son air, elle s'approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette
        fois avec une effusion convaincante:

«Helas! Monsieur, que je serais fiere et heureuse de vous avoir emu ainsi,
        s'il ne m'en coutait un remords! La crainte de vous avoir fait du mal
        empoisonne ma joie!
        --Ah! ma chere enfant, s'ecria l'abbe tout a fait gagne, vous ne savez pas,
        vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m'avez fait. Jamais
        jusqu'ici je n'avais entendu une voix de femme qui me rappelat celle de ma
        chere Marianna! et vous me l'avez tellement rappelee, ainsi que sa maniere
        et son expression, que j'ai cru l'entendre elle-meme. Ah! vous m'avez brise
        le coeur!»
        Et il recommenca a sangloter.

«Sa Seigneurie parle d'une personne bien illustre, et que tu dois te
        proposer constamment pour modele, dit le Porpora a son eleve, la celebre
        et incomparable Marianna Bulgarini.
        --La Romanina? s'ecria Consuelo; ah! je l'ai entendue dans mon enfance
        a Venise; c'est mon premier grand souvenir, et je ne l'oublierai jamais.
        --Je vois bien que vous l'avez entendue, et qu'elle vous a laisse une
        impression ineffacable, reprit le Metastase. Ah! jeune fille, imitez-la
        en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonte comme dans sa
        grandeur, dans sa puissance comme dans son devouement! Ah! qu'elle etait
        belle lorsqu'elle representait la divine Venus, dans le premier opera que
        je fis a Rome! Celle a elle que je dus mon premier triomphe.
        --Et c'est a Votre Seigneurie qu'elle a du ses plus beaux succes, dit le
        Porpora.
        --Il est vrai que nous avons contribue a la fortune l'un de l'autre. Mais
        rien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamais
        tant d'heroique perseverance et de soins delicats n'ont habite l'ame d'une
        mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai eternellement, et je n'aspire
        qu'a te rejoindre!»
        Ici l'abbe pleura encore. Consuelo etait fort emue, Porpora affecta de
        l'etre; mais, en depit de lui-meme, sa physionomie restait ironique et
        dedaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette
        mefiance ou cette durete. Quant a Metastase, il ne vit que l'effet qu'il
        souhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonne
        Consuelo. Il etait de la veritable espece des poetes: c'est-a-dire qu'il
        pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa
        chambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs
        que quand il les racontait avec eloquence. Entraine par l'occasion, il fit
        a Consuelo le recit de cette partie de sa jeunesse ou la Romanina a joue
        un si grand role; les services que cette genereuse amie lui rendit, le soin
        filial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elle
        accomplit en se separant de lui pour l'envoyer faire fortune a Vienne;
        et quand il en fut a la scene des adieux, quand il eut dit, dans les termes
        les plus choisis et les plus tendres, de quelle maniere sa chere Marianna,
        le coeur dechire et la poitrine gonflee de sanglots, l'avait exhorte a
        l'abandonner pour ne songer qu'a lui-meme, il s'ecria:

«Oh! que si elle eut devine l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que si
        elle eut prevu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les
        revers et jusqu'a l'affreuse maladie qui devaient etre mon partage ici,
        elle se fut bien epargne ainsi qu'a moi une si affreuse immolation! Helas!
        j'etais loin de croire que nous nous faisions d'eternels adieux, et que
        nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!
        --Comment! vous ne vous etes point revus? dit Consuelo dont les yeux
        etaient baignes de larmes, car la parole du Metastase avait un charme
        extraordinaire: elle n'est point venue a Vienne?
        --Elle n'y est jamais venue! repondit l'abbe d'un air accable.
        --Apres tant de devouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vous
        retrouver? reprit Consuelo, a qui le Porpora faisait en vain des yeux
        terribles.»
        Le Metastase ne repondit rien: il paraissait absorbe dans ses pensees.

«Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, et
        elle y viendra certainement. Cet heureux evenement vous rendra la sante.»
        L'abbe palit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa
        force, et Consuelo, se rappelant tout a coup que la Romanina etait morte
        depuis plus de dix ans, s'apercut de l'enorme maladresse qu'elle commettait
        en rappelant l'idee de la mort a cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'a
        rejoindre sa bien-aimee dans la tombe. Elle se mordit les levres, et se
        retira bientot avec son maitre, lequel n'emportait de cette visite que de
        vagues promesses et force civilites, comme a l'ordinaire.

«Qu'as-tu fait, tete de linotte? dit-il a Consuelo des qu'ils furent
        dehors.
        --Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublie que la Romanina ne
        vivait plus; mais croyez-vous bien, maitre, que cet homme si aimant et
        si desole soit attache a la vie autant qu'il vous plait de le dire?
        Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est la
        seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait
        redouter l'heure supreme, il n'en est pas moins horriblement et sincerement
        las de vivre.
        --Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche,
        honore, adule et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres soucis
        et d'autres passions que celle-la, on ment et on joue la comedie quand on
        maudit l'existence.
        --Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aime la Marianna,
        et je m'explique pourquoi il a donne ce nom cheri a sa filleule et a sa
        niece Marianna Martiez...»
        Consuelo avait failli dire l'eleve de Joseph; mais elle s'arreta
        brusquement.

«Acheve, dit le Porpora, sa filleule, sa niece ou sa fille.
        --On le dit; mais que m'importe?
        --Cela prouverait, du moins, que le cher abbe s'est console assez vite
        de l'absence de sa bien-aimee; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu
        confonde ta stupidite!) pourquoi sa chere Marianna n'etait pas venue le
        rejoindre ici, il ne t'a pas repondu, et je vais repondre a sa place.
        La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'un
        homme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, loge, habille,
        secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aide a se faire
        nommer poeta cesareo . Elle s'etait bien faite la servante, l'amie, la
        garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact.
        La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'il
        y a de vrai aussi, c'est qu'elle desirait ardemment se reunir a lui, en
        se faisant admettre au theatre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vrai
        encore, c'est que monsieur l'abbe ne s'en souciait pas du tout et ne le
        permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus
        tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poete ne fussent des
        chefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disant
        a sa dilettissima amica qu'il soupirait apres le jour de leur reunion,
        et qu'il travaillait sans cesse a faire luire ce jour heureux sur leur
        existence, le maitre renard arrangeait les choses de maniere a ce que
        la malencontreuse cantatrice ne vint pas tomber au beau milieu de ses
        illustres et lucratives amours avec une troisieme Marianna (car ce nom-la
        est une heureuse fatalite dans sa vie), la noble et toute-puissante
        comtesse d'Althan, favorite du dernier Cesar. On dit qu'il en est resulte
        un mariage secret; je le trouve donc fort mal venu a s'arracher les cheveux
        pour cette pauvre Romanina, qu'il a laissee mourir de chagrin tandis qu'il
        faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.
        --Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher
        maitre, reprit Consuelo attristee.
        --Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publique
        qui affirme tout cela: Va, tous les comediens ne sont pas au theatre; c'est
        un vieux proverbe.
        --La voix publique n'est pas toujours la plus eclairee, et, en tous cas,
        ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maitre, je ne puis pas croire
        qu'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comedien
        en scene. Je l'ai vu pleurer des larmes veritables, et quand meme il aurait
        a se reprocher d'avoir trop vite oublie sa premiere Marianna, ses remords
        ne feraient qu'ajouter a la sincerite de ses regrets d'aujourd'hui. En tout
        ceci, j'aime mieux le croire faible que lache. On l'avait fait abbe, on
        le comblait de bienfaits; la cour etait devote; ses amours avec une
        comedienne y eussent fait grand scandale. Il n'a pas voulu precisement
        trahir et tromper la Bulgarini: il a eu peur, il a hesite, il a gagne du
        temps,... elle est morte...
        --Et il en a remercie la Providence, ajouta l'impitoyable maestro. Et
        maintenant notre imperatrice lui envoie des boites et des bagues avec son
        chiffre en brillants; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants;
        des pots en or massif remplis de tabac d'Espagne, des cachets faits d'un
        seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poete sont
        toujours baignes de larmes.
        --Et tout cela peut-il le consoler d'avoir brise le coeur de la Romanina?
        --Il se peut bien que non. Mais le desir de ces choses l'a decide a le
        faire.
        --Triste vanite! Pour moi, j'ai eu bien de la peine a m'empecher de rire
        quand il nous a montre son chandelier d'or a chapiteau d'or, avec la devise
        ingenieuse que l'imperatrice y a fait graver:
        Perche possa risparamiare i suoi occhi!
        Voila, en effet, qui est bien delicat et qui le faisait s'ecrier avec
        emphase: Affettuosa espressione valutabile piu assai dell' oro! Oh! le
        pauvre homme!
        --O l'homme malheureux!» dit Consuelo en soupirant.
        Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un
        rapprochement terrible entre la situation de Metastase a l'egard de
        Marianna et la sienne propre a l'egard d'Albert. «Attendre et mourir!
        se disait-elle: est-ce donc la le sort de ceux qui aiment passionnement?
        Faire attendre et faire mourir, est-ce donc la la destinee de ceux qui
        poursuivent la chimere de la gloire?»

«Qu'as-tu a rever ainsi? lui dit le maestro; il me semble que tout va bien,
        et que, malgre tes gaucheries, tu as conquis le Metastase.
        --C'est une maigre conquete que celle d'une ame faible, repondit-elle, et
        je ne crois pas que celui qui a manque de courage pour faire admettre
        Marianna au theatre imperial en retrouve un peu pour moi.
        --Le Metastase, en fait d'art, gouverne desormais l'imperatrice.
        --Le Metastase, en fait d'art, ne conseillera jamais a l'imperatrice que
        ce qu'elle paraitra desirer, et on a beau parler des favoris et des
        conseillers de Sa Majeste... J'ai vu les traits de Marie-Therese, et je
        vous le dis, mon maitre, Marie-Therese est trop politique pour avoir des
        amants, trop absolue pour avoir des amis.
        --Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l'imperatrice elle-meme,
        il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu'elle te
        parle, qu'elle cause avec toi. On dit qu'elle n'aime que les personnes
        vertueuses. Si elle a ce regard d'aigle qu'on lui prete, elle te jugera
        et te preferera. Je vais tout mettre en oeuvre pour qu'elle te voie en
        tete-a-tete.»
        XC.
        Un matin, Joseph, etant occupe a frotter l'antichambre du Porpora, oublia
        que la cloison etait mince et le sommeil du maestro leger; il se laissa
        aller machinalement a fredonner une phrase musicale qui lui venait a
        l'esprit, et qu'accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur
        le plancher. Le Porpora, mecontent d'etre eveille avant l'heure, s'agite
        dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle
        et fraiche qui chante avec justesse et legerete une phrase fort gracieuse
        et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou
        de la serrure, moitie charme de ce qu'il entend, moitie courrouce contre
        l'artiste qui vient sans facon composer chez lui avant son lever. Mais
        quelle surprise! c'est Beppo qui chante et qui reve, et qui poursuit son
        idee tout en vaquant d'un air preoccupe aux soins du menage.

«Qu'est-ce que tu chantes la? dit le maestro d'une voix tonnante en ouvrant
        la porte brusquement.»
        Joseph, etourdi comme un homme eveille en sursaut, faillit jeter balai
        et plumeau, et quitter la maison a toutes jambes; mais s'il n'avait plus,
        depuis longtemps, l'espoir de devenir l'eleve du Porpora, il s'estimait
        encore bien heureux d'entendre Consuelo travailler avec le maitre et de
        recevoir les lecons de cette genereuse amie en cachette, quand le maitre
        etait absent. Pour rien au monde il n'eut donc voulu etre chasse, et il se
        hata de mentir pour eloigner les soupcons.

«Ce que je chante, dit-il tout decontenance; helas! maitre, je l'ignore.
        --Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!
        --Je vous assure, maitre, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'avez
        tant effraye que je l'ai deja oublie. Je sais bien que j'ai fait une grande
        faute de chanter aupres de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais
        bien loin d'ici, tout seul; je me disais: A present tu peux chanter;
        personne n'est la pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux.
        Tais-toi, brute, tu n'as pas pu apprendre la musique.
        --Qui t'a dit que tu chantais faux?
        --Tout le monde.
        --Et moi, je te dis, s'ecria le maestro d'un ton severe, que tu ne chantes
        pas faux. Et qui a essaye de t'enseigner la musique?
        --Mais... par exemple, maitre Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe,
        et qui m'a chasse de la lecon, disant que je ne serais jamais qu'un ane.»
        Joseph connaissait deja assez les antipathies du maestro pour savoir qu'il
        faisait peu de cas du Reuter, et meme il avait compte sur ce dernier pour
        lui gagner les bonnes graces du Porpora, la premiere fois qu'il essaierait
        de le desservir aupres de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'il
        avait rendues au maestro, n'avait pas daigne reconnaitre son ancien eleve
        dans l'antichambre.
        --Maitre Reuter est un ane lui-meme, murmura le Porpora entre ses dents;
        mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me dises
        ou tu as peche cette phrase.»
        Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite
        par megarde.
        --Ah! cela? dit Haydn qui commencait a mieux augurer des dispositions du
        maitre, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'ai
        entendu chanter a la signora.
        --A la Consuelo? a ma fille? Je ne connais pas cela. Ah ca, tu ecoutes
        donc aux portes?
        --Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre
        jusqu'a la cuisine, et on l'entend, malgre soi.
        --Je n'aime pas a etre servi par des gens qui ont tant de memoire, et
        qui vont chanter nos idees inedites dans la rue. Vous ferez votre paquet
        aujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»
        Cet arret tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla
        pleurer dans la cuisine ou bientot Consuelo vint ecouter le recit de sa
        mesaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.

«Comment, maitre, dit-elle au Porpora en lui presentant son cafe, tu veux
        chasser ce pauvre garcon, qui est laborieux et fidele, parce que pour la
        premiere fois de sa vie il lui est arrive de chanter juste!
        --Je te dis que ce garcon-la est un intrigant et un menteur effronte;
        qu'il a ete envoye chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le
        secret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vu
        le jour. Je gage que le drole sait deja par coeur mon nouvel opera, et
        qu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourne! Combien de fois
        n'ai-je pas ete trahi ainsi! Combien de mes idees n'ai-je pas retrouvees
        dans ces jolis operas qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'on
        baillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nous
        donne pour du neuf des motifs qui trainent dans les carrefours! Tiens!
        le sot s'est trahi; il a chante ce matin une phrase qui n'est certainement
        pas d'un autre que de meinherr Hasse, et que j'ai fort bien retenue;
        j'en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel
        opera, afin de lui rendre le tour qu'il m'a joue si souvent.
        --Prenez garde, maitre! cette phrase-la n'est peut-etre pas inedite.
        Vous ne savez pas par coeur toutes les productions contemporaines.
        --Mais je les ai entendues, et je te dis que c'est une phrase trop
        remarquable pour qu'elle ne m'ait pas encore frappe.
        --Eh bien, maitre, grand merci! je suis fiere du compliment; car la phrase
        est de moi.»
        Consuelo mentait, la phrase en question etait bien eclose le matin-meme
        dans le cerveau d'Haydn; mais elle avait le mot, et deja elle l'avait
        apprise par coeur, afin de n'etre pas prise au depourvu par les mefiantes
        investigations du maitre. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander.
        Elle la chanta sur-le-champ, et pretendit que la veille elle avait essaye
        de mettre en musique, pour complaire a l'abbe Metastase, les premieres
        strophes de sa jolie pastorale:
        Gia riede la primavera
        Col suo florito aspetto;
        Gia il grato zeffiretto
        Scherza fra l'erbe e i flor.
        Tornan le frondi algli alberi,
        L'herbette al prato tornano;
        Sol non ritorna a me
        La pace del mio cor.

«J'avais repete ma premiere phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque
        j'ai entendu dans l'antichambre maitre Beppo qui, comme un vrai serin des
        Canaries, s'egosillait a la repeter tout de travers; cela m'impatientait,
        je l'ai prie de se taire. Mais, au bout d'une heure, il la repetait sur
        l'escalier, tellement defiguree, que cela m'a ote l'envie de continuer mon
        air.
        --Et d'ou vient qu'il la chante si bien aujourd'hui? que s'est-il passe
        durant son sommeil?
        --Je vais t'expliquer cela, mon maitre; je remarquais que ce garcon avait
        la voix belle et meme juste, mais qu'il chantait faux, faute d'oreille, de
        raisonnement et de memoire. Je me suis amusee a lui faire poser la voix et
        a chanter la gamme d'apres ta methode, pour voir si cela reussirait, meme
        sur une pauvre organisation musicale.
        --Cela doit reussir sur toutes les organisations, s'ecria le Porpora.
        Il n'y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercee...
        --C'est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hate d'en
        venir a ses fins, et c'est ce qui est arrive. J'ai reussi, avec le systeme
        de ta premiere lecon, a faire comprendre a ce butor ce que, dans toute sa
        vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupconner.
        Apres cela, je lui ai chante ma phrase, et, pour la premiere fois, il l'a
        entendue exactement. Aussitot il a pu la dire, et il en etait si etonne,
        si emerveille, qu'il a bien pu n'en pas dormir de la nuit; c'etait pour
        lui comme une revelation. Oh! Mademoiselle, me disait-il, si j'avais ete
        enseigne ainsi, j'aurais pu apprendre peut-etre aussi bien qu'un autre.
        Mais je vous avoue que je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'on
        enseignait a la maitrise de Saint-Etienne.
        --Il a donc ete a la maitrise, reellement?
        --Et il en a ete chasse honteusement; tu n'as qu'a parler de lui a
        maitre Reuter! il te dira que c'est un mauvais sujet, et un sujet musical
        impossible a former.
        --Viens ca, ici, toi! cria le Porpora a Beppo qui pleurait derriere la
        porte; et mets-toi pres de moi: je veux voir si tu as compris la lecon que
        tu as recue hier».
        Alors le malicieux maestro commenca a enseigner les elements de la
        musique a Joseph, de la maniere diffuse, pedantesque et embrouillee
        qu'il attribuait ironiquement aux maitres allemands.
        Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces elements, en depit
        du soin qu'il prenait pour les lui rendre obscurs, eut laisse voir son
        intelligence, il etait perdu. Mais il etait assez fin pour ne pas tomber
        dans le piege, et il montra resolument une stupidite qui, apres une longue
        epreuve tentee avec obstination par le maitre, rassura completement ce
        dernier.

«Je vois bien que tu es fort borne, lui dit-il en se levant et en
        continuant une feinte dont les deux autres n'etaient pas dupes. Retourne
        a ton balai, et tache de ne plus chanter, si tu veux rester a mon service.»
        Mais, au bout de deux heures, n'y pouvant plus tenir, et se sentant
        aiguillonne par l'amour d'un metier qu'il negligeait apres l'avoir exerce
        sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant,
        et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les
        memes principes, mais cette fois avec cette clarte, cette logique puissante
        et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette
        incroyable simplicite de moyens dont les hommes de genie s'avisent seuls.
        Cette fois, Haydn comprit qu'il pouvait avoir l'air de comprendre; et
        Porpora fut enchante de son triomphe. Quoique le maitre lui enseignat
        des choses qu'il avait longtemps etudiees et qu'il savait aussi bien que
        possible, cette lecon eut pour lui un puissant interet et une utilite bien
        certaine: il y apprit a enseigner; et comme aux heures ou le Porpora ne
        l'employait pas, il allait encore donner quelques lecons en ville pour
        ne pas perdre sa mince clientele, il se promit de mettre a profit, sans
        tarder, cette excellence demonstration.

«A la bonne heure, monsieur le professeur! dit-il au Porpora en continuant
        a jouer la niaiserie a la fin de la lecon; j'aime mieux cette musique-la
        que l'autre, et je crois que je pourrais l'apprendre; mais quant a celle
        de ce matin, j'aimerais mieux retourner a la maitrise que d'essayer d'y
        mordre.
        --Et c'est pourtant la meme qu'on t'enseignait a la maitrise. Est-ce qu'il
        y a deux musiques, benet! Il n'y a qu'une musique, comme il n'y a qu'un
        Dieu.
        --Oh! je vous demande bien pardon, Monsieur! il y a la musique de maitre
        Reuter, qui m'ennuie, et la votre, qui ne m'ennuie pas.
        --C'est bien de l'honneur pour moi, seigneur Beppo,» dit en riant le
        Porpora, a qui le compliment ne deplut point.
        A partir de ce jour, Haydn recut les lecons du Porpora, et bientot ils
        arriverent aux etudes du chant italien et aux idees meres de la composition
        lyrique; c'etait ce que le noble jeune homme avait souhaite avec tant
        d'ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progres,
        que le maitre etait a la fois charme, surpris, et parfois effraye. Lorsque
        Consuelo voyait ses anciennes mefiances pretes a renaitre, elle dictait a
        son jeune ami la conduite qu'il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de
        resistance, une preoccupation feinte, etaient parfois necessaires pour que
        le genie et la passion de l'enseignement se reveillassent chez le Porpora,
        ainsi qu'il arrive toujours a l'exercice des hautes facultes, qu'un peu
        d'obstacle et de lutte rendent plus energique et plus puissant. Il arriva
        souvent a Joseph d'etre force de jouer la langueur et le depit pour
        obtenir, en feignant de s'y trainer a regret, ces precieuses lecons qu'il
        tremblait de voir negliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de
        dompter emoustillaient alors l'ame taquine et guerroyante du vieux
        professeur; et jamais Beppo ne recut de meilleures notions que celles dont
        la deduction fut arrachee, claire, eloquente et chaude, a l'emportement et
        a l'ironie du maitre.
        Pendant que l'interieur du Porpora etait le theatre de ces evenements si
        frivoles en apparence, et dont les resultats pourtant jouerent un si grand
        role dans l'histoire de l'art puisque le genie d'un des plus feconds et des
        plus celebres compositeurs du siecle dernier y recut son developpement et
        sa sanction, des evenements d'une influence plus immediate sur le roman de
        la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour
        discuter ses propres interets, plus habile a les faire prevaloir, gagnait
        chaque jour du terrain, et deja, parfaitement remise de ses couches,
        negociait les conditions de son engagement au theatre de la cour. Virtuose
        robuste et mediocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo
        a monsieur le directeur et a sa femme. On sentait bien que la savante
        Porporina jugerait de haut, ne fut-ce que dans le secret de ses pensees,
        les operas de maitre Holzbauer et le talent de madame son epouse. On savait
        bien que les grands artistes, mal secondes et reduits a rendre de pauvres
        idees, ne conservent pas toujours, accables qu'ils sont de cette violence
        faite a leur gout et a leur conscience, cet entrain routinier, cette verve
        confiante que les mediocrites portent cavalierement dans la representation
        des plus mauvais ouvrages, et a travers la douloureuse cacophonie des
        oeuvres mal etudiees et mal comprises par leurs camarades.
        Lors meme que, grace a des miracles de volonte et de puissance, ils
        parviennent a triompher de leur role et de leur entourage, cet entourage
        envieux ne leur en sait point gre; le compositeur devine leur souffrance
        interieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se
        refroidir tout a coup et compromettre son succes; le public lui-meme,
        etonne et trouble sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse
        d'un genie asservi a une idee vulgaire, se debattant dans les liens etroits
        dont il s'est laisse charger, et c'est presque en soupirant qu'il applaudit
        a ses vaillants efforts. M. Holzbauer se rendait fort bien compte, quant a
        lui, du peu de gout que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le
        malheur de le lui montrer, un jour que, deguisee en garcon et croyant avoir
        affaire a une de ces figures qu'on aborde en voyage pour la premiere et la
        derniere fois de sa vie, elle avait parle franchement, sans se douter que
        bientot sa destinee d'artiste allait etre pour quelque temps a la merci de
        l'inconnu, ami du chanoine. Holzbauer ne l'avait point oublie, et, pique
        jusqu'au fond de l'ame, sous un air calme, discret et courtois, il s'etait
        jure de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora
        et son eleve, et ce qu'il appelait leur coterie, pussent l'accuser d'une
        vengeance mesquine et d'une lache susceptibilite, il n'avait raconte
        qu'a sa femme sa rencontre avec Consuelo et l'aventure du dejeuner au
        presbytere. Cette rencontre paraissait donc n'avoir nullement frappe
        monsieur le directeur; il semblait avoir oublie les traits du petit
        Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant
        et la Porporina fussent un seul et meme personnage. Consuelo se perdait
        en commentaires sur la conduite de Holzbauer a son egard.

«J'etais donc bien parfaitement deguisee en voyage, disait-elle en
        confidence a Beppo, et l'arrangement de mes cheveux changeait donc bien
        ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait la-bas avec des yeux
        si clairs et si percants, ne me reconnaisse pas du tout ici?
        --Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la premiere fois qu'il
        vous a revue chez l'ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-etre que s'il
        n'eut pas recu votre billet, il ne vous eut jamais reconnue.
        --Bien! mais le comte Hoditz a une maniere vague et nonchalamment superbe
        de regarder les gens, qui fait qu'il ne voit reellement point. Je suis sure
        qu'il n'eut point pressenti mon sexe, a Passaw, si le baron de Trenk ne
        l'en eut avise; au lieu que le Holzbauer, des qu'il m'a revue ici, et
        chaque fois qu'il me rencontre, me regarde avec ces memes yeux attentifs
        et curieux que je lui ai trouves au presbytere. Pour quel motif me
        garde-t-il genereusement le secret sur une folle aventure qui pourrait
        avoir pour ma reputation des suites facheuses s'il voulait l'interpreter
        a mal, et qui pourrait meme me brouiller avec mon maitre, puisqu'il croit
        que je suis venue a Vienne sans detresse, sans encombre et sans incidents
        romanesques, tandis que ce meme Holzbauer denigre sous main ma voix et
        ma methode, et me dessert le plus possible pour n'etre point force a
        m'engager! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes
        armes contre moi, il n'en fait point usage! Je m'y perds!»
        Le mot de cette enigme fut bientot revele a Consuelo; mais avant de lire
        ce qui lui arriva, il faut qu'on se rappelle qu'une nombreuse et puissante
        coterie travaillait contre elle; que la Corilla etait belle et galante;
        que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent; qu'il aimait a se meler
        au tripotage de coulisses, et que Marie-Therese, pour se delasser de ses
        graves travaux, s'amusait a le faire babiller sur ces matieres, raillant
        interieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son
        compte un certain plaisir a ces commerages, qui lui montraient en petit,
        mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue a celui que
        presentaient a cette epoque les trois plus importantes cours de l'Europe,
        gouvernees par des intrigues de femmes: la sienne, celle de la czarine et
        celle de madame de Pompadour.
        XCI.
        On sait que Marie-Therese donnait audience une fois par semaine a quiconque
        voulait lui parler; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph II
        observa toujours religieusement, et qui est encore en vigueur a la cour
        d'Autriche. En outre, Marie-Therese accordait facilement des audiences
        particulieres a ceux qui voulaient entrer a son service, et jamais
        souveraine ne fut plus aisee a aborder.
        Le Porpora avait enfin obtenu cette audience musicale, ou l'imperatrice,
        voyant de pres l'honnete figure de Consuelo, pourrait peut-etre prendre
        quelque sympathie marquee pour elle. Du moins le maestro l'esperait.
        Connaissant les exigences de Sa Majeste a l'endroit des bonnes moeurs et
        de la tenue decente, il se disait qu'elle serait frappee, a coup sur, de
        l'air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de son
        eleve. On les introduisit dans un des petits salons du palais, ou l'on
        avait transporte un clavecin, et ou l'imperatrice arriva au bout d'une
        demi-heure. Elle venait de recevoir des personnages d'importance, et elle
        etait encore en costume de representation, telle qu'on la voit sur les
        sequins d'or frappes a son effigie, en robe de brocart, manteau imperial,
        la couronne en tete, et un petit sabre hongrois au cote. Elle etait
        vraiment belle ainsi, non imposante et d'une noblesse ideale, comme
        ses courtisans affectaient de la depeindre, mais fraiche, enjouee, la
        physionomie ouverte et heureuse, l'air confiant et entreprenant.
        C'etait bien le roi Marie-Therese que les magnats de Hongrie avaient
        proclame, le sabre au poing, dans un jour d'enthousiasme; mais c'etait,
        au premier abord, un bon roi plutot qu'un grand roi. Elle n'avait point de
        coquetterie, et la familiarite de ses manieres annoncait une ame calme et
        depourvue d'astuce feminine. Quand on la regardait longtemps, et surtout
        lorsqu'elle vous interrogeait avec insistance, on voyait de la finesse
        et meme de la ruse froide dans cette physionomie si riante et si affable.
        Mais c'etait de la ruse masculine, de la ruse imperiale si l'on veut;
        jamais de la galanterie.

«-Vous me ferez entendre votre eleve tout a l'heure, dit-elle au Porpora;
        je sais deja qu'elle a un grand savoir, une voix magnifique, et je n'ai pas
        oublie le plaisir qu'elle m'a fait dans l'oratorio de Betulia liberata .
        Mais je veux d'abord causer un peu avec elle en particulier. J'ai plusieurs
        questions a lui faire; et comme je compte sur sa franchise, j'ai bon espoir
        de lui pouvoir accorder la protection qu'elle me demande.»
        Le Porpora se hata de sortir, lisant dans les yeux de Sa Majeste qu'elle
        desirait etre tout a fait seule avec Consuelo. Il se retira dans une
        galerie voisine, ou il eut grand froid; car la cour, ruinee par les
        depenses de la guerre, etait gouvernee avec beaucoup d'economie, et le
        caractere de Marie-Therese secondait assez a cet egard les necessites de
        sa position.
        En. se voyant tete a tete avec la fille et la mere des Cesars, l'heroine de
        la Germanie, et la plus grande femme qu'il y eut alors en Europe, Consuelo
        ne se sentit pourtant ni troublee, ni intimidee. Soit que son insouciance
        d'artiste la rendit indifferente a cette pompe armee qui brillait autour de
        Marie-Therese et jusque sur son costume, soit que son ame noble et franche
        se sentit a la hauteur de toutes les grandeurs morales, elle attendit dans
        une attitude calme et dans une grande serenite d'esprit qu'il plut a Sa
        Majeste de l'interroger.
        L'imperatrice s'assit sur un sofa, tirailla un peu son baudrier couvert de
        pierreries, qui genait et blessait son epaule ronde et blanche, et commenca
        ainsi:

«Je te repete, mon enfant, que je fais grand cas de ton talent, et que je
        ne mets pas en doute tes bonnes etudes et l'intelligence que tu as de ton
        metier; mais on doit t'avoir dit qu'a mes yeux le talent n'est rien sans la
        bonne conduite, et que je fais plus de cas d'un coeur pur et pieux que d'un
        grand genie.»
        Consuelo, debout, ecouta respectueusement cet exorde, mais il ne lui
        sembla pas que ce fut une provocation a faire l'eloge d'elle-meme; et
        comme elle eprouvait d'ailleurs une mortelle repugnance a se vanter des
        vertus qu'elle pratiquait si simplement, elle attendit en silence que
        l'imperatrice l'interrogeat d'une maniere plus directe sur ses principes
        et ses resolutions. C'etait pourtant bien le moment d'adresser a la
        souveraine un madrigal bien tourne sur sa piete angelique, sur ses vertus
        sublimes et sur l'impossibilite de se mal conduire quand on avait son
        exemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n'eut pas seulement l'idee de
        mettre l'occasion a profit. Les ames delicates craindraient d'insulter
        a un grand caractere en lui donnant des louanges banales; mais les
        souverains, s'ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moins
        une telle habitude de le respirer, qu'ils l'exigent comme un simple acte
        de soumission et d'etiquette. Marie-Therese fut etonnee du silence de la
        jeune fille, et prenant un ton moins doux et un air moins encourageant,
        elle continua:

«Or, je sais, ma chere petite, que vous avez une conduite assez legere,
        et que, n'etant pas mariee, vous vivez ici dans une etrange intimite avec
        un jeune homme de votre profession dont je ne me rappelle pas le nom en ce
        moment.
        --Je ne puis repondre a Votre Majeste Imperiale qu'une seule chose, dit
        enfin Consuelo animee par l'injustice de cette brusque accusation; c'est
        que je n'ai jamais commis une seule faute dont le souvenir m'empeche de
        soutenir le regard de Votre Majeste avec un doux orgueil et une joie
        reconnaissante.»
        Marie-Therese fut frappee de l'expression fiere et forte que la physionomie
        de Consuelo prit en cet instant. Cinq ou six ans plus tot, elle l'eut sans
        doute remarquee avec plaisir et sympathie; mais deja Marie-Therese etait
        reine jusqu'au fond de l'ame, et l'exercice de sa force lui avait donne
        cette sorte d'enivrement reflechi qui fait qu'on veut tout plier et tout
        briser devant soi. Marie-Therese voulait etre le seul etre fort qui
        respirat dans ses Etats, et comme souveraine et comme femme. Elle fut donc
        choquee du sourire fier et du regard franc de cette enfant qui n'etait
        qu'un vermisseau devant elle, et dont elle croyait pouvoir s'amuser un
        instant comme d'un esclave qu'on fait causer par curiosite.

«Je vous ai demande, Mademoiselle, le nom de ce jeune homme qui demeure
        avec vous chez maitre Porpora, reprit-elle d'un ton glacial, et vous ne me
        l'avez point dit.
        --Son nom est Joseph Haydn, repondit Consuelo sans s'emouvoir.
        --Eh bien, il est entre, par inclination pour vous, au service de maitre
        Porpora en qualite de valet de chambre, et maitre Porpora ignore les vrais
        motifs de la conduite de ce jeune homme, tandis que vous les encouragez,
        vous qui ne les ignorez point.
        --On m'a calomniee aupres de Votre Majeste; ce jeune homme n'a jamais
        eu d'inclination pour moi (Consuelo croyait dire la verite), et je sais
        meme que ses affections sont ailleurs. S'il y a eu une petite tromperie
        envers mon respectable maitre, les motifs en sont innocents et peut-etre
        estimables. L'amour de l'art a pu seul decider Joseph Haydn a se mettre au
        service du Porpora; et puisque Votre Majeste daigne peser la conduite de
        ses moindres sujets, comme je crois impossible que rien echappe a son
        equite clairvoyante, je suis certaine qu'elle rendra justice a ma sincerite
        des qu'elle voudra descendre jusqu'a examiner ma cause.»
        Marie-Therese etait trop penetrante pour ne pas reconnaitre l'accent de la
        verite. Elle n'avait pas encore perdu tout l'heroisme de sa jeunesse, bien
        qu'elle fut en train de descendre cette pente fatale du pouvoir absolu,
        qui eteint peu a peu la foi dans les ames les plus genereuses.

«Jeune fille, je vous crois vraie et je vous trouve l'air chaste; mais je
        demele en vous un grand orgueil, et une mefiance de ma bonte maternelle qui
        me fait craindre de ne pouvoir rien pour vous.
        --Si c'est a la bonte maternelle de Marie-Therese que j'ai affaire,
        repondit Consuelo attendrie par cette expression dont la pauvrette, helas!
        ne connaissait pas l'extension banale, me voici prete a m'agenouiller
        devant elle et a l'implorer: mais si c'est...
        --Achevez, mon enfant, dit Marie-Therese, qui, sans trop s'en rendre
        compte, eut voulu mettre a ses genoux cette personne etrange: dites toute
        votre pensee.
        --Si c'est a la justice imperiale de Votre Majeste, n'ayant rien a
        confesser, comme une haleine pure ne souille pas l'air que les Dieux meme
        respirent, je me sens tout l'orgueil necessaire pour etre digne de sa
        protection.
        --Porporina, dit l'imperatrice, vous etes une fille d'esprit, et votre
        originalite, dont une autre s'offenserait, ne vous messied pas aupres de
        moi. Je vous l'ai dit, je vous crois franche et cependant je sais que vous
        avez quelque chose a me confesser. Pourquoi hesitez-vous a le faire?
        Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n'en veux pas douter.
        Mais vous l'aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent
        (supposons meme que ce soit pour la seule sollicitude de ses progres en
        musique avec le Porpora), vous exposez intrepidement votre reputation,
        qui est la chose la plus sacree, la plus importante de notre vie de femme.
        Mais vous craignez peut-etre que votre maitre, votre pere adoptif, ne
        consente pas a votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-etre
        aussi, car je veux croire a toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-il
        ailleurs; et vous, fiere comme je vois bien que vous l'etes, vous cachez
        votre inclination, et vous sacrifiez genereusement votre bonne renommee,
        sans retirer de ce devouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien,
        ma chere petite, a votre place, si j'avais l'occasion qui se presente en
        cet instant, et qui ne se presentera peut-etre plus; j'ouvrirais mon coeur
        a ma souveraine, et je lui dirais: «Vous qui pouvez tout, et qui voulez le
        bien, je vous confie ma destinee, levez tous les obstacles. D'un mot vous
        pouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant;
        vous pouvez me rendre heureuse, me rehabiliter dans l'estime publique, et
        me mettre dans une position assez honorable pour que j'ose pretendre a
        entrer au service de la cour.» Voila la confiance que vous deviez avoir
        dans l'interet maternel de Marie-Therese, et je suis fachee que vous ne
        l'ayez pas compris.
        --Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-meme, que par un caprice
        bizarre, par un despotisme d'enfant gate, tu veux, grande reine, que la
        Zingarella embrasse tes genoux, parce qu'il te semble que ses genoux sont
        raides devant toi, et que c'est pour toi un phenomene inobserve. Eh bien,
        tu n'auras pas cet amusement-la, a moins de me bien prouver que tu merites
        mon hommage.»
        Elle avait fait rapidement ces reflexions, et d'autres encore pendant
        que Marie-Therese la sermonnait. Elle s'etait dit qu'elle jouait en cet
        instant la fortune du Porpora sur un coup de de, sur une fantaisie de
        l'imperatrice, et que l'avenir de son maitre valait bien la peine qu'elle
        s'humiliat un peu. Mais elle ne voulait pas s'humilier en vain. Elle
        ne voulait pas jouer la comedie avec une tete couronnee qui en savait
        certainement autant qu'elle sur ce chapitre-la. Elle attendait que
        Marie-Therese se fit veritablement grande a ses yeux, afin qu'elle-meme
        put se montrer sincere en se prosternant.
        Quand l'imperatrice eut fini son homelie, Consuelo repondit:

«Je repondrai a tout ce que Votre Majeste a daigne me dire, si elle veut
        bien me l'ordonner.
        --Oui, parlez, parlez! dit l'imperatrice depitee de cette contenance
        impassible.
        --Je dirai donc a Votre Majeste que, pour la premiere fois de ma vie,
        j'apprends, de sa bouche imperiale, que ma reputation est compromise par
        la presence de Joseph Haydn dans la maison de mon maitre. Je me croyais
        trop peu de chose pour attirer sur moi les arrets de l'opinion publique;
        et si l'on m'eut dit, lorsque je me rendais au palais imperial, que
        l'imperatrice elle-meme jugeait et blamait ma situation, j'aurais cru
        faire un reve.»
        Marie-Therese l'interrompit; elle crut trouver de l'ironie dans cette
        reflexion de Consuelo.

«Il ne faut pas vous etonner, dit-elle d'un ton un peu emphatique, que je
        m'occupe des details les plus minutieux de la vie des etres dont j'ai la
        responsabilite devant Dieu.
        --On peut s'etonner de ce qu'on admire, repondit adroitement Consuelo;
        et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assez
        rares pour nous surprendre au premier abord.
        --Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l'imperatrice, le soin
        particulier qui me preoccupe a votre egard, et a l'egard de tous les
        artistes dont j'aime a orner ma cour. Le theatre est, en tout pays, une
        ecole de scandale, un abime de turpitudes. J'ai la pretention, louable
        certainement, sinon realisable, de rehabiliter devant les hommes et de
        purifier devant Dieu la classe des comediens, objet des mepris aveugles
        et meme des proscriptions, religieuses de plusieurs nations. Tandis qu'en
        France l'Eglise leur ferme ses portes, je veux, moi, que l'Eglise leur
        ouvre son sein. Je n'ai jamais admis, soit a mon theatre italien, soit
        pour ma comedie francaise, soit encore a mon theatre national, que des
        gens d'une moralite eprouvee, ou bien des personnes resolues de bonne foi
        a reformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comediens,
        et que je tiens meme leurs enfants sur les fonts de bapteme, resolue a
        encourager par toutes les faveurs possibles la legitimite des naissances,
        et la fidelite des epoux.»

«Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prie Sa Majeste
        d'etre la marraine d'Angele a ma place.»

«Votre Majeste seme pour recueillir, reprit-elle tout haut; et si j'avais
        une faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle un
        confesseur aussi misericordieux que Dieu meme. Mais...
        --Continuez ce que vous vouliez dire tout a l'heure, repondit Marie-Therese
        avec hauteur.
        --Je disais, repartit Consuelo, qu'ignorant le blame deverse sur moi a
        propos du sejour de Joseph Haydn dans la maison que j'habite, je n'avais
        pas fait un grand effort de devouement envers lui en m'y exposant.
        --J'entends, dit l'imperatrice, vous niez tout!
        --Comment pourrais-je confesser le mensonge? reprit Consuelo; je n'ai ni
        inclination pour l'eleve de mon maitre, ni desir aucun de l'epouser; et
        s'il en etait autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter son
        coeur par decret imperial.
        --Ainsi vous voulez rester fille? dit l'imperatrice en se levant. Eh bien,
        je vous declare que c'est une position qui n'offre pas a ma securite
        sur le chapitre de l'honneur, toutes les garanties desirables. Il est
        inconvenant d'ailleurs qu'une jeune personne paraisse dans certains roles,
        et represente certaines passions quand elle n'a pas la sanction du mariage
        et la protection d'un epoux. Il ne tenait qu'a vous de l'emporter dans mon
        esprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m'avait dit pourtant
        beaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l'italien a beaucoup pres aussi
        bien que vous. Mais madame Corilla est mariee et mere de famille, ce qui la
        place dans des conditions plus recommandables a mes yeux que celles ou vous
        vous obstinez a rester.
        --Mariee! ne put s'empecher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo,
        bouleversee de voir quelle personne vertueuse, la tres-vertueuse et
        tres-clairvoyante imperatrice lui preferait.
        --Oui, mariee, repondit l'imperatrice d'un ton absolu et courroucee deja
        de ce doute emis sur le compte de sa protegee. Elle a donne le jour
        dernierement a un enfant qu'elle a mis entre les mains d'un respectable
        et laborieux ecclesiastique, monsieur le chanoine***, afin qu'il lui
        donnat une education chretienne; et, sans aucun doute, ce digne personnage
        ne se serait point charge d'un tel fardeau, s'il n'eut reconnu que la mere
        avait droit a toute son estime.
        --Je n'en fais aucun doute non plus,» repondit la jeune fille, consolee,
        au milieu de son indignation, de voir que le chanoine etait approuve,
        au lieu d'etre censure pour cette adoption qu'elle lui avait elle-meme
        arrachee.

«C'est ainsi qu'on ecrit l'histoire, et c'est ainsi qu'on eclaire les rois,
        se dit-elle lorsque l'imperatrice fut sortie de l'appartement d'un grand
        air, et en lui faisant, pour salut, un leger signe de tete. Allons! au fond
        des plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien; et les erreurs
        des hommes ont parfois un bon resultat. On n'enlevera pas au chanoine son
        bon prieure; on n'enlevera pas a Angele son bon chanoine; la Corilla se
        convertira, si l'imperatrice s'en mele; et moi, je ne me suis pas mise a
        genoux devant une femme qui ne vaut pas mieux que moi.»

«Eh bien, s'ecria d'une voix etouffee le Porpora, qui l'attendait dans
        la galerie en grelottant et en se tordant les mains d'inquietude et
        d'esperance; j'espere que nous l'emportons!
        --Nous echouons au contraire, mon bon maitre.
        --Avec quel calme tu dis cela! Que le diable t'emporte!
        --Il ne faut pas dire cela ici, maitre! Le diable est fort mal vu a la
        cour. Quand nous aurons franchi la derniere porte du palais, je vous dirai
        tout.
        --Eh bien, qu'est ce? reprit le Porpora avec impatience lorsqu'ils furent
        sur le rempart.
        --Rappelez-vous, maitre, repondit Consuelo, ce que nous avons dit du grand
        ministre Kaunitz en sortant de chez la margrave.
        --Nous avons dit que c'etait une vieille commere. Eh bien, il nous a
        desservis?
        --Sans aucun doute; et je vous dis maintenant: Sa Majeste l'imperatrice,
        reine de Hongrie, est aussi une commere.»
        XCII.
        Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu'il devait savoir des motifs de
        Marie-Therese dans l'espece, de disgrace ou elle venait de faire tomber
        notre heroine. Le reste eut afflige, inquiete et irrite peut-etre le
        maestro contre Haydn sans remedier a rien. Consuelo ne voulut pas dire non
        plus a son jeune ami ce qu'elle taisait au Porpora. Elle meprisait avec
        raison quelques vagues accusations qu'elle savait bien avoir ete forgees
        a l'imperatrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n'avaient
        nullement circule dans le public. L'ambassadeur Corner, a qui elle jugea
        utile de tout confier, la confirma dans cette opinion; et, pour eviter
        que la mechancete ne s'emparat de ces semences de calomnie, il arrangea
        sagement et genereusement les choses. Il decida le Porpora a demeurer dans
        son hotel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l'ambassade et
        fut admis a la table des secretaires particuliers. De cette maniere le
        vieux maestro echappait aux soucis de la misere, Joseph continuait a
        rendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient a meme
        de l'approcher souvent et de prendre ses lecons, et Consuelo etait a
        couvert des malignes imputations.
        Malgre ces precautions, la Corilla fut engagee a la place de Consuelo au
        theatre imperial. Consuelo n'avait pas su plaire a Marie-Therese. Cette
        grande reine, tout en s'amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz et
        Metastase lui racontaient a moitie et toujours avec un esprit charmant,
        voulait jouer le role d'une Providence incarnee et couronnee au milieu de
        ces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pecheurs repentants et
        de demons convertis. On pense bien qu'au nombre de ces hypocrites, qui
        recevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disant
        piete, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, ni
        madame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possedait
        alternativement, et a qui leur talent et leur celebrite faisaient pardonner
        bien des choses. Mais les emplois vulgaires etaient brigues par des gens
        decides a flatter la fantaisie, devote et moralisante de Sa Majeste; et
        Sa Majeste, qui portait en toute chose son esprit d'intrigue politique,
        faisait du tripotage diplomatique a propos du mariage ou de la conversion
        de ses comediens. On a pu lire dans les Memoires de Favart (cet interessant
        roman reel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultes
        qu'il eprouvait pour envoyer a Vienne des actrices et des chanteuses
        d'opera dont on lui avait confie la fourniture. On les voulait a bon
        marche, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituel
        fournisseur brevete de Marie-Therese, apres avoir bien cherche a Paris,
        finit par n'en pas trouver une seule, ce qui fait plus d'honneur a la
        franchise qu'a la vertu de nos filles d'opera , comme on disait alors.
        Ainsi Marie-Therese voulait donner a l'amusement qu'elle prenait a tout
        ceci un pretexte edifiant et digne de la majeste bienfaisante de son
        caractere. Les monarques posent toujours, et les grands monarques plus
        peut-etre que tous les autres; le Porpora le disait sans cesse, et il ne
        se trompait pas. La grande imperatrice, zelee catholique, mere de famille
        exemplaire, n'avait aucune repugnance a causer avec une prostituee, a la
        catechiser, a provoquer ses etranges confidences, afin d'avoir la gloire
        d'amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le tresor
        particulier de Sa Majeste, place entre le vice et la contrition, rendait
        nombreux et infaillibles ces miracles de la grace entre les mains de
        l'imperatrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternee, sinon en personne
        (je doute qu'elle put rompre son farouche caractere a cette comedie), mais
        par procuration passee a M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertu
        nouvelle, devait l'emporter infailliblement sur une petite fille decidee,
        fiere et forte comme l'immaculee Consuelo. Marie-Therese n'aimait, dans ses
        proteges dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l'auteur.
        Les vertus qui s'etaient faites ou gardees elles-memes ne l'interessaient
        pas beaucoup; elle n'y croyait pas comme sa propre vertu eut du la porter
        a y croire. Enfin, l'attitude de Consuelo l'avait piquee; elle l'avait
        trouvee esprit fort et raisonneuse. C'etait trop de presomption et
        d'outre-cuidance de la part d'une petite bohemienne, que de vouloir etre
        estimable et sage sans que l'imperatrice s'en melat. Lorsque M. de Kaunitz,
        qui feignait d'etre tres impartial tout en desservant l'une au profit
        de l'autre, demanda a Sa Majeste si elle avait agree la supplique de
        cette petite , Marie-Therese repondit: «Je n'ai pas ete contente de ses
        principes; ne me parlez plus d'elle.» Et tout fut dit. La voix, la figure
        et jusqu'au nom de la Porporina furent meme completement oublies.
        Un seul mot avait ete necessaire et en meme temps peremptoire pour
        expliquer au Porpora la cause de la disgrace ou il se trouvait enveloppe.
        Consuelo avait ete oblige de lui dire que sa position de demoiselle
        paraissait inadmissible a l'imperatrice. «Et la Corilla? s'etait ecrie
        le Porpora en apprenant l'admission de cette derniere, est-ce que Sa
        Majeste vient de la marier?--Autant que j'ai pu le comprendre, ou le
        deviner dans les paroles de Sa Majeste, la Corilla passe ici pour veuve.
        --Oh! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet! disait le
        Porpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu'il en
        est, et quand on la verra proceder ici a de nouveaux et innombrables
        veuvages? Et cet enfant dont on m'a parle, qu'elle vient de laisser aupres
        de Vienne, chez un chanoine; cet enfant, qu'elle voulait faire accepter au
        comte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseille de recommander
        a la tendresse paternelle d'Anzoleto?--Elle se moquera de tout cela avec
        ses camarades; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termes
        cyniques, et rira, dans le secret de son alcove, du bon tour qu'elle a joue
        a l'imperatrice.--Mais si l'imperatrice apprend la verite?--L'imperatrice
        ne l'apprendra pas. Les souverains sont entoures, je m'imagine, d'oreilles
        qui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restent
        dehors, et rien n'entre dans le sanctuaire de l'oreille imperiale que ce
        que les gardiens ont bien voulu laisser passer.--D'ailleurs, reprenait le
        Porpora, la Corilla aura toujours la ressource d'aller a confesse, et ce
        sera M. de Kaunitz qui sera charge de faire observer la penitence.»
        Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces acres plaisanteries; mais
        il etait profondement chagrin. Il perdait l'espoir de faire representer
        l'opera qu'il avait en portefeuille, d'autant plus qu'il l'avait ecrit
        sur un libretto qui n'etait pas de Metastase, et que Metastase avait le
        monopole de la poesie de cour. Il n'etait pas sans quelque pressentiment
        du peu d'habilete que Consuelo avait mis a capter les bonnes graces de la
        souveraine, et il ne pouvait s'empecher de lui en temoigner de l'humeur.
        Pour surcroit de malheur, l'ambassadeur de Venise avait eu l'imprudence,
        un jour qu'il le voyait enflamme de joie et d'orgueil pour le rapide
        developpement que prenait entre ses mains l'intelligence musicale de Joseph
        Haydn, de lui apprendre toute la verite sur ce jeune homme, et de lui
        montrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commencaient a
        circuler et a etre remarques chez les amateurs. Le maestro s'ecria qu'il
        avait ete trompe, et entra dans une fureur epouvantable. Heureusement
        il ne soupconna pas que Consuelo fut complice de cette ruse, et M. Corner,
        voyant l'orage qu'il avait provoque, se hata de prevenir ses mefiances a
        cet egard par un bon mensonge. Mais il ne put empecher que Joseph fut
        banni pendant plusieurs jours de la chambre du maitre; et il fallut tout
        l'ascendant que sa protection et ses service lui donnaient sur ce dernier,
        pour que l'eleve rentrat en grace. Porpora ne lui en garda pas moins
        rancune pendant longtemps, et l'on dit meme qu'il se plut a lui faire
        acheter ses lecons par l'humiliation d'un service de valet plus minutieux
        et plus prolonge qu'il n'etait necessaire, puisque les laquais de
        l'ambassadeur etaient a sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, a force
        de douceur, de patience et de devouement, toujours exhorte et encourage par
        la bonne Consuelo, toujours studieux et attentif a ses lecons, il parvint a
        desarmer le rude professeur et a recevoir de lui tout ce qu'il pouvait et
        voulait s'assimiler.
        Mais le genie d'Haydn revait une route differente de celle qu'on avait
        tentee jusque-la, et le pere futur de la symphonie confiait a Consuelo
        ses idees sur la partition instrumentale developpee dans des proportions
        gigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simples
        et si discretes aujourd'hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pour
        l'utopie d'un fou aussi bien que pour la revelation d'une nouvelle ere
        ouverte au genie. Joseph doutait encore de lui-meme, et ce n'etait pas sans
        terreur qu'il confessait bien bas a Consuelo l'ambition qui le tourmentait.
        Consuelo en fut aussi un peu effrayee d'abord. Jusque-la, l'instrumentation
        n'avait eu qu'un role secondaire, ou, lorsqu'elle s'isolait de la voix
        humaine, elle agissait sans moyens compliques. Cependant il y avait tant de
        calme et de douceur perseverante chez son jeune confrere, il montrait dans
        toute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si reelle et une
        recherche si froidement consciencieuse de la verite, que Consuelo, ne
        pouvant se decider a le croire presomptueux, se decida a le croire sage et
        a l'encourager dans ses projets. Ce fut a cette epoque que Haydn composa
        une serenade a trois instruments, qu'il alla executer avec deux de ses amis
        sous les fenetres des dilettanti dont il voulait attirer l'attention
        sur ses oeuvres. Il commenca par le Porpora, qui, sans savoir le nom de
        l'auteur ni celui des concertants, se mit a sa fenetre, ecouta avec plaisir
        et battit des mains sans reserve. Cette fois l'ambassadeur, qui ecoutait
        aussi, et qui etait dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahit
        pas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu'en prenant ses lecons
        de chant on se laissat distraire par d'autres pensees.
        A cette epoque, le Porpora recut une lettre de l'excellent contralto
        Hubert, son eleve, celui qu'on appelait le Porporino, et qui etait attache
        au service de Frederic le Grand. Cet artiste eminent n'etait pas, comme
        les autres eleves du professeur, infatue de son propre merite, au point
        d'oublier tout ce qu'il lui devait. Le Porporino avait recu de lui un
        genre de talent qu'il n'avait jamais cherche a modifier, et qui lui avait
        toujours reussi: c'etait de chanter d'une maniere large et pure, sans
        creer d'ornements, et sans s'ecarter des saines traditions de son maitre.
        Il etait particulierement admirable dans l'adagio. Aussi le Porpora
        avait-il pour lui une predilection qu'il avait bien de la peine a cacher
        devant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenait
        bien que l'habilete, le brillant, la souplesse de ces grands virtuoses
        jetaient plus d'eclat, et devaient transporter plus soudainement un
        auditoire avide de merveilleuses difficultes; mais il disait tout bas
        que son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais gout, et qu'on ne se
        lassait jamais de l'entendre, bien qu'il chantat toujours de la meme
        maniere. Il parait que la Prusse ne s'en lassa point en effet, car il y
        brilla pendant toute sa carriere musicale, et y mourut fort vieux, apres
        un sejour de plus de quarante ans.
        La lettre d'Hubert annoncait au Porpora que sa musique etait fort goutee
        a Berlin, et que s'il voulait venir l'y rejoindre, il se faisait fort de
        faire admettre et representer ses compositions nouvelles. Il l'engageait
        beaucoup a quitter Vienne, ou les artistes etaient en butte a de
        perpetuelles intrigues de coteries et a recruter pour la cour de Prusse
        une cantatrice distinguee qui put chanter avec lui les operas du maestro.
        Il faisait un grand eloge du gout eclaire de son roi, et de la protection
        honorable qu'il accordait aux musiciens. «Si ce projet vous sourit,
        disait-il en finissant sa lettre, repondez-moi promptement quelles sont
        vos pretentions, et d'ici a trois mois, je vous reponds de vous faire
        obtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible.
        Quant a la gloire, mon cher maitre, il suffira que vous ecriviez pour que
        nous chantions de maniere a vous faire apprecier, et j'espere que le bruit
        en ira jusqu'a Dresde.»
        Cette derniere phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme a un vieux
        cheval de bataille. C'etait une allusion aux triomphes que Hasse et ses
        chanteurs obtenaient a la cour de Saxe. L'idee de contre-balancer l'eclat
        de son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et il
        eprouvait en ce moment tant de depit contre Vienne, les Viennois et leur
        cour, qu'il repondit sans balancer au Porporino, l'autorisant a faire des
        demarches pour lui a Berlin. Il lui traca son ultimatum , et il le fit
        le plus modeste possible, afin de ne pas echouer dans son esperance. Il lui
        parla de la Porporina avec les plus grands eloges, lui disant, qu'elle
        etait sa soeur, et par l'education, et par le genie, et par le coeur,
        comme elle l'etait par le surnom, et l'engagea a traiter de son engagement
        dans les meilleures conditions possibles; le tout sans consulter Consuelo,
        qui fut informee de cette nouvelle resolution apres le depart de la lettre.
        La pauvre enfant fut fort effrayee au seul nom de la Prusse, et celui du
        grand Frederic lui donna le frisson. Depuis l'aventure du deserteur,
        elle ne se representait plus ce monarque si vante que comme un ogre et un
        vampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu'elle montrait a
        l'idee de ce nouvel engagement; et, comme elle ne pouvait pas lui raconter
        l'histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tete et se
        laissa morigener.
        Lorsqu'elle y reflechit cependant, elle trouva dans ce projet quelque
        soulagement a sa position: c'etait un ajournement a sa rentree au theatre,
        puisque l'affaire pouvait echouer, et que, dans tous les cas, le Porporino
        demandait trois mois pour la conclure. Jusque-la elle pouvait rever a
        l'amour du comte Albert, et trouver en elle-meme la forte resolution d'y
        repondre. Soit qu'elle en vint a reconnaitre la possibilite de s'unir a
        lui, soit qu'elle se sentit incapable de s'y determiner, elle pouvait tenir
        avec honneur et franchise l'engagement qu'elle avait pris d'y songer sans
        distraction et sans contrainte.
        Elle resolut d'attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hotes de
        Riesenburg, que le comte Christian repondit a sa premiere lettre; mais
        cette reponse n'arrivait pas, et Consuelo commencait a croire que le vieux
        Rudolstadt avait renonce a cette mesalliance, et travaillait a y faire
        renoncer Albert, lorsqu'elle recut furtivement de la main de Keller une
        petite lettre ainsi concue:

«Vous m'aviez promis de m'ecrire; vous l'avez fait indirectement en
        confiant a mon pere les embarras de votre situation presente. Je vois que
        vous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire;
        je vois que mon bon pere est effraye pour moi des consequences de votre
        soumission au Porpora. Quant a moi, Consuelo, je ne suis effraye de rien
        jusqu'a present, parce que vous temoignez a mon pere du regret et de
        l'effroi pour le parti qu'on vous engage a prendre; ce m'est une preuve
        suffisante de l'intention ou vous etes de ne pas prononcer legerement
        l'arret de mon eternel desespoir. Non, vous ne manquerez pas a votre
        parole, vous tacherez de m'aimer! Que m'importe ou vous soyez, et ce qui
        vous occupe, et le rang que la gloire ou le prejuge vous feront parmi les
        hommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, si
        j'espere et si vous me dites d'esperer? Je souffre beaucoup, sans doute,
        mais je puis souffrir encore sans defaillir, tant que vous n'aurez pas
        eteint en moi l'etincelle de l'esperance.

«J'attends, je sais attendre! Ne craignez pas de m'effrayer en prenant du
        temps pour me repondre; ne m'ecrivez pas sous l'impression d'une crainte ou
        d'une pitie auxquelles je ne veux devoir aucun menagement. Pesez mon destin
        dans votre coeur et mon ame dans la votre, et quand le moment sera venu,
        quand vous serez sure de vous-meme, que vous soyez dans une cellule de
        religieuse ou sur les planches d'un theatre, dites-moi de ne jamais vous
        importuner ou d'aller vous rejoindre... Je serai a vos pieds, ou je serai
        muet pour jamais, au gre de votre volonte.

«ALBERT.»

«O noble Albert! s'ecria Consuelo en portant ce papier a ses levres, je
        sens que je t'aime! Il serait impossible de ne pas t'aimer, et je ne veux
        pas hesiter a te le dire; je veux recompenser par ma promesse la constance
        et le devouement de ton amour.»
        Elle se mit sur-le-champ a ecrire; mais la voix du Porpora lui fit cacher
        a la hate dans son sein, et la lettre d'Albert, et la reponse qu'elle avait
        commencee. De toute la journee elle ne retrouva pas un instant de loisir et
        de securite. Il semblait que le vieux sournois eut devine le desir qu'elle
        avait d'etre seule, et qu'il prit a tache de s'y opposer. La nuit venue,
        Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu'une determination aussi grave
        demandait une plus longue epreuve de ses propres emotions. Il ne fallait
        pas exposer Albert aux funestes consequences d'un retour sur elle-meme;
        elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu'il craignait
        egalement de sa part la douleur d'un refus et la precipitation d'une
        promesse. Elle resolut de mediter sa reponse pendant plusieurs jours;
        Albert lui-meme semblait l'exiger.
        La vie que Consuelo menait alors a l'ambassade etait fort douce et fort
        reglee. Pour ne pas donner lieu a de mechantes suppositions, Corner eut
        la delicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement et
        de ne jamais l'attirer, meme en societe du Porpora, dans le sien. Il ne la
        rencontrait que chez madame Wilhelmine, ou il pouvait lui parler sans la
        compromettre, et ou elle chantait obligeamment en petit comite. Joseph
        aussi fut admis a y faire de la musique. Caffariello y venait souvent,
        le comte Hoditz quelquefois, et l'abbe Metastase rarement. Tous trois
        deploraient que Consuelo eut echoue, mais aucun d'eux n'avait eu le courage
        ou la perseverance de lutter pour elle. Le Porpora s'en indignait et avait
        bien de la peine a le cacher. Consuelo s'efforcait de l'adoucir et de lui
        faire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Elle
        l'excitait a travailler, et, grace a elle, il retrouvait de temps a autre
        quelques lueurs d'espoir et d'enthousiasme. Elle l'encourageait seulement
        dans le depit qui l'empechait de la mener dans le monde pour y faire
        entendre sa voix. Heureuse d'etre oubliee de ces grands qu'elle avait
        apercus avec effroi et repugnance, elle se livrait a de serieuses etudes,
        a de douces reveries, cultivait l'amitie devenue calme et sainte du bon
        Haydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que la
        nature, si elle ne l'avait pas faite pour une vie sans emotion et sans
        mouvement, l'avait faite encore moins pour les emotions de la vanite et
        l'activite de l'ambition. Elle avait bien reve, elle revait bien encore
        malgre elle, une existence plus animee, des joies de coeur plus vives,
        des plaisirs d'intelligence plus expansifs et plus vastes; mais le monde
        de l'art qu'elle s'etait cree si pur, si sympathique et si noble, ne se
        manifestant a ses regards que sous des dehors affreux, elle preferait une
        vie obscure et retiree, des affections douces, et une solitude laborieuse.
        Consuelo n'avait point de nouvelles reflexions a faire sur l'offre des
        Rudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur generosite, sur
        la saintete inalterable de l'amour du fils, sur la tendresse indulgente du
        pere. Ce n'etait plus sa raison et sa conscience qu'elle devait interroger.
        L'une et l'autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphe cette fois sans
        effort du souvenir d'Anzoleto. Une victoire sur l'amour donne de la force
        pour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la seduction, elle se
        sentait desormais a l'abri de toute fascination... Et, avec tout cela,
        la passion ne parlait pas energiquement pour Albert dans son ame.
        Il s'agissait encore et toujours d'interroger ce coeur au fond duquel
        un calme mysterieux accueillait l'idee d'un amour complet. Assise a sa
        fenetre, la naive enfant regardait souvent passer les jeunes gens de la
        ville. Etudiants hardis, nobles seigneurs, artistes melancoliques, fiers
        cavaliers, tous etaient l'objet d'un examen chastement et serieusement
        enfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasque
        et frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement et
        irresistiblement a la premiere vue, comme bon nombre de mes compagnes de
        la Scuola s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes aux
        autres? L'amour est-il un magique eclair qui foudroie notre etre et
        qui nous detourne violemment de nos affections jurees, ou de notre paisible
        ignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui levent les yeux quelquefois vers
        ma fenetre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grande
        taille et sa demarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus
        beau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume elegant,
        efface-t-il en moi l'image de mon fiance? Enfin voudrais-je etre la dame
        paree que je vois passer la, dans sa caleche, avec un superbe monsieur qui
        tient son eventail et lui presente ses gants? Quelque chose de tout cela me
        fait-il trembler, rougir, palpiter ou rever? Non... non, en verite! parle,
        mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te
        connais a peine, helas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuis
        que je suis nee! je ne t'avais pas habitue a etre contrarie. Je te livrais
        l'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes elans. On t'a brise,
        mon pauvre coeur, et a present que la conscience t'a dompte, tu n'oses plus
        vivre, tu ne sais plus repondre. Parle donc, eveille-toi et choisis!
        Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est la!
        --Non!--Tu ne veux plus d'Anzoleto?--Encore non!--Alors, c'est donc Albert
        que tu appelles?--Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retirait
        chaque jour de sa fenetre, avec un frais sourire sur les levres et un feu
        clair et doux dans les yeux.
        Au bout d'un mois, elle repondit a Albert, a tete reposee, bien lentement
        et presque en se tatant le pouls a chaque lettre que tracait sa plume:

«Je n'aime rien que vous, et je suis presque sure que je vous aime.
        Maintenant laissez-moi rever a la possibilite de notre union. Revez-y
        vous-meme; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre pere, ni
        mon maitre, et de ne point devenir egoistes en devenant heureux.»
        Elle joignit a ce billet une courte lettre pour le comte Christian,
        dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et lui
        annoncait le repit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laisse.
        Elle demandait qu'on cherchat et qu'on trouvat les moyens de desarmer
        le Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resterait
        encore pour y preparer le maestro, avant le resultat de l'affaire entamee
        a Berlin.
        Consuelo, ayant cachete ces deux billets, les mit sur sa table, et
        s'endormit. Un calme delicieux etait descendu dans son ame, et jamais,
        depuis longtemps, elle n'avait goute un si profond et si agreable sommeil.
        Elle s'eveilla tard, et se leva a la hate pour voir Keller, qui avait
        promis de revenir chercher sa lettre a huit heures. Il en etait neuf; et,
        tout en s'habillant en grande hate, Consuelo vit avec terreur que cette
        lettre n'etait plus a l'endroit ou elle l'avait mise. Elle la chercha
        partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendait
        pas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et comme
        elle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcher
        de sa chambre et la regarder d'un air severe.

«Que cherches-tu? lui dit-il.
        --Une feuille de musique que j'ai egaree.
        --Tu mens: tu cherches une lettre.
        --Maitre...
        --Tais-toi, Consuelo; tu ne sais pas encore mentir: ne l'apprends pas.
        --Maitre, qu'as-tu fait de cette lettre?
        --Je l'ai remise a Keller.
        --Et pourquoi... pourquoi la lui as-tu remise, maitre?
        --Parce qu'il venait la chercher, tu le lui avais recommande hier. Tu ne
        sais pas feindre, Consuelo, ou bien j'ai encore l'oreille plus fine que tu
        ne penses.
        --Et enfin, dit Consuelo avec resolution, qu'as-tu fait de ma lettre?
        --Je te l'ai dit; pourquoi me le demandes-tu encore? J'ai trouve fort
        inconvenant qu'une jeune fille, honnete comme tu l'es, et comme je presume
        que tu veux l'etre toujours, remit en secret des lettres a son perruquier.
        Pour empecher cet homme de prendre une mauvaise idee de toi, je lui ai
        remis la lettre d'un air calme, et l'ai charge de ta part de la faire
        partir. Il ne croira pas, du moins, que tu caches a ton pere adoptif un
        secret coupable.
        --Maitre, tu as raison, tu as bien fait... pardonne-moi!
        --Je te pardonne, n'en parlons plus.
        --Et... tu as lu ma lettre? ajouta Consuelo d'un air craintif et caressant.
        --Pour qui me prends-tu! repondit le Porpora d'un air terrible.
        --Pardonne-moi tout cela, dit Consuelo en pliant le genou devant lui et en
        essayant de prendre sa main; laisse-moi t'ouvrir mon coeur...
        --Pas un mot de plus! repondit le maitre en la repoussant.»
        Et il entra dans sa chambre, dont il ferma la porte sur lui avec fracas.
        Consuelo espera que, cette premiere bourrasque passee, elle pourrait
        l'apaiser et avoir avec lui une explication decisive. Elle se sentait la
        force de lui dire toute sa pensee, et se flattait de hater par la l'issue
        de ses projets; mais il se refusa a toute explication, et sa severite
        fut inebranlable et constante sous ce rapport. Du reste, il lui temoigna
        autant d'amitie qu'a l'ordinaire, et meme, a partir de ce jour, il eut plus
        d'enjouement dans l'esprit, et de courage dans l'ame. Consuelo en concut
        un bon augure, et attendit avec confiance la reponse de Riesenburg.
        Le Porpora n'avait pas menti, il avait brule les lettres de Consuelo sans
        les lire; mais il avait conserve l'enveloppe et y avait substitue une
        lettre de lui-meme pour le comte Christian. Il crut par cette demarche
        courageuse avoir sauve son eleve, et preserve le vieux Rudolstadt d'un
        sacrifice au-dessus de ses forces. Il crut avoir rempli envers lui le
        devoir d'un ami fidele, et envers Consuelo celui d'un pere energique et
        sage. Il ne previt pas qu'il pouvait porter le coup de la mort au comte
        Albert. Il le connaissait a peine, il croyait que Consuelo avait exagere;
        que ce jeune homme n'etait ni si epris ni si malade qu'elle se l'imaginait;
        enfin il croyait, comme tous les vieillards, que l'amour a un terme et que
        le chagrin ne tue personne.
        XCIII.
        Dans l'attente d'une reponse qu'elle ne devait pas recevoir, puisque le
        Porpora avait brule sa lettre, Consuelo continua le genre de vie studieux
        et calme qu'elle avait adopte. Sa presence attira chez la Wilhelmine
        quelques personnes fort distinguees qu'elle eut grand plaisir a y
        rencontrer souvent, entre autres, le baron Frederic de Trenck, qui lui
        inspirait une vraie sympathie. Il eut la delicatesse de ne point l'aborder,
        la premiere fois qu'il la revit, comme une ancienne connaissance, mais de
        se faire presenter a elle, apres qu'elle eut chante, comme un admirateur
        profondement touche de ce qu'il venait d'entendre. En retrouvant ce beau et
        genereux jeune homme qui l'avait sauvee si bravement de M. Mayer et de sa
        bande, le premier mouvement de Consuelo fut de lui tendre la main. Le
        baron, qui ne voulait pas qu'elle fit d'imprudence par gratitude pour lui,
        se hata de prendre sa main respectueusement comme pour la reconduire a sa
        chaise, et il la lui pressa doucement pour la remercier. Elle sut ensuite
        par Joseph, dont il prenait des lecons de musique, qu'il ne manquait jamais
        de demander de ses nouvelles avec interet, et de parler d'elle avec
        admiration; mais que, par un sentiment d'exquise discretion, il ne lui
        avait jamais adresse la moindre question sur le motif de son deguisement,
        sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentiments
        qu'ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l'un pour l'autre.

«Je ne sais ce qu'il en pense, ajouta Joseph: mais je t'assure qu'il n'est
        point de femme dont il parle avec plus d'estime et de respect qu'il ne fait
        de toi.
        --En ce cas, ami, dit Consuelo, je t'autorise a lui raconter toute notre
        histoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famille
        de Rudolstadt. J'ai besoin d'etre estimee sans reserve de cet homme a qui
        nous devons la vie, et qui s'est conduit si noblement avec moi sous tous
        les rapports.»
        Quelques semaines apres, M. de Trenck, ayant a peine termine sa mission
        a Vienne, fut rappele brusquement par Frederic, et vint un matin a
        l'ambassade pour dire adieu, a la hate, a M. Corner. Consuelo, en
        descendant l'escalier pour sortir, le rencontra sous le peristyle. Comme
        ils s'y trouvaient seuls, il vint a elle et prit sa main qu'il baisa
        tendrement.

«Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la premiere, et peut-etre
        pour la derniere fois de ma vie, les sentiments dont mon coeur est rempli
        pour vous; je n'avais pas besoin que Beppo me racontat votre histoire pour
        etre penetre de veneration. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, et
        il ne m'avait fallu qu'un coup d'oeil pour pressentir et deviner en vous
        une grande intelligence et un grand coeur. Si j'avais su, a Passaw, que
        notre cher Joseph etait si peu sur ses gardes, je vous aurais protegee
        contre les legeretes du comte Hoditz, que je ne prevoyais que trop, bien
        que j'eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu'il s'adressait
        fort mal, et qu'il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m'a
        raconte lui-meme comment vous vous etes moquee de lui, et il vous sait le
        meilleur gre du monde de lui avoir garde le secret; moi, je n'oublierai
        jamais la romanesque aventure qui m'a procure le bonheur de vous connaitre,
        et quand meme je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je la
        compterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.
        --Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu'elle puisse avoir
        de pareilles suites?
        --J'espere que non; et pourtant tout est possible a la cour de Prusse.
        --Vous me faites une grande peur de la Prusse: savez-vous, monsieur le
        baron, qu'il serait pourtant possible que j'eusse avant peu le plaisir de
        vous y retrouver? Il est question d'un engagement pour moi a Berlin.
        --En verite! s'ecria Trenck, dont le visage s'eclaira d'une joie soudaine;
        eh bien, Dieu fasse que ce projet se realise! Je puis vous etre utile
        a Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frere. Oui, j'ai
        pour vous l'affection d'un frere, Consuelo... et si j'avais ete libre,
        je n'aurais peut-etre pas su me defendre d'un sentiment plus vif
        encore... mais vous ne l'etes pas non plus, et des liens sacres,
        eternels... ne me permettent pas d'envier l'heureux gentilhomme qui
        sollicite votre main. Quel qu'il soit, Madame, comptez qu'il trouvera
        en moi un ami s'il le desire, et, s'il a jamais besoin de moi, un
        champion contre les prejuges du monde... Helas! moi aussi, Consuelo, j'ai
        dans ma vie une barriere terrible qui s'eleve entre l'objet de mon amour et
        moi; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barriere;
        tandis que la femme que j'aime, et qui est d'un rang plus eleve que moi,
        n'a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberte de me la faire
        franchir.
        --Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous? dit Consuelo. Pour la
        premiere fois je regrette l'impuissance de ma pauvre condition.
        --Qui sait? s'ecria le baron avec feu; vous pourrez peut-etre plus que vous
        ne pensez, sinon pour nous reunir, du moins pour adoucir parfois l'horreur
        de notre separation. Voua sentiriez-vous le courage de braver quelques
        dangers pour nous?
        --Avec autant de joie que vous avez expose votre vie pour me sauver.
        --Eh bien, j'y compte. Souvenez-vous de cette promesse, Consuelo. Peut-etre
        sera-ce a l'improviste que je vous la rappellerai.
        --A quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l'aurai point oubliee,
        repondit-elle en lui tendant la main.
        --Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que je
        puisse vous representer dans l'occasion; car j'ai le pressentiment de
        grandes luttes qui m'attendent, et il peut se trouver des circonstances ou
        ma signature, mon cachet meme pourraient compromettre elle et vous!
        --Voulez-vous le cahier de musique que j'allais porter chez quelqu'un de la
        part de mon maitre? Je m'en procurerai un autre, et je ferai a celui-ci une
        marque pour le reconnaitre dans l'occasion.
        --Pourquoi non? Un cahier du musique est, en effet, ce qu'on peut le mieux
        envoyer sans eveiller les soupcons. Mais pour qu'il puisse me servir
        plusieurs fois, j'en detacherai les feuillets. Faites un signe a toutes les
        pages.»
        Consuelo, s'appuyant sur la rampe de l'escalier, traca le nom de Bertoni
        sur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l'emporta, apres avoir
        jure une eternelle amitie a notre heroine.
        A cette epoque, madame Tesi tomba malade, et les representations du theatre
        imperial menacerent d'etre suspendues, car elle y avait les roles les plus
        importants. La Corilla pouvait, a la rigueur, la remplacer. Elle avait
        un grand succes a la cour et a la ville. Sa beaute et sa coquetterie
        provocante tournaient la tete a tous ces bons seigneurs allemands, et l'on
        ne songeait pas a etre difficile pour sa voix un peu eraillee, pour son jeu
        un peu epileptique. Tout etait beau de la part d'une si belle personne; ses
        epaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueux
        chantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d'emblee les
        traits les plus hasardes. Malgre le purisme musical dont on se piquait la,
        on y subissait, tout comme a Venise, la fascination du regard langoureux;
        et madame Corilla preparait, dans son boudoir, plusieurs fortes tetes a
        l'enthousiasme et a l'entrainement de la representation.
        Elle se presenta donc hardiment pour chanter, par interim, les roles de
        madame Tesi; mais l'embarras etait de se faire remplacer elle-meme dans
        ceux qu'elle avait chantes jusque-la. La voie flutee de madame Holzbauer
        ne permettait pas qu'on y songeat. Il fallait donc laisser arriver
        Consuelo, ou se contenter a peu de frais. Le Porpora s'agitait comme un
        demon; Metastase, horriblement mecontent de la prononciation lombarde de
        Corilla, et indigne du tapage qu'elle faisait pour effacer les autres
        roles (contrairement a l'esprit du poeme, et en depit de la situation),
        ne cachait plus son eloignement pour elle et sa sympathie pour la
        consciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la cour
        a madame Tesi laquelle madame Tesi detestait deja cordialement la Corilla
        pour avoir ose lui disputer ses effets et le sceptre de la beaute,
        declamait hardiment pour l'admission de Consuelo. Holzbauer, jaloux de
        soutenir l'honneur de sa direction, mais effraye de l'ascendant que Porpora
        saurait bientot prendre s'il avait un pied seulement dans la coulisse,
        ne savait ou donner de la tete. La bonne conduite de Consuelo lui avait
        concilie assez de partisans, pour qu'il fut difficile d'en imposer plus
        longtemps a l'imperatrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo recut des
        propositions. En les faisant mesquines, on espera qu'elle les refuserait.
        Porpora les accepta d'emblee, et, comme de coutume, sans la consulter.
        Un beau matin, Consuelo se trouva engagee pour six representations; et,
        sans pouvoir s'y soustraire, sans comprendre pourquoi apres une attente de
        six semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle fut
        trainee par le Porpora a la repetition de l' Antigono de Metastase,
        musique de Hasse.
        Consuelo avait deja etudie son role avec le Porpora. Sans doute c'etait
        une grande souffrance pour ce dernier d'avoir a lui enseigner la musique
        de son rival, du plus ingrat de ses eleves, de l'ennemi qu'il haissait
        desormais le plus; mais, outre qu'il fallait en passer par la pour arriver
        a faire ouvrir la porte a ses propres compositions, le Porpora etait un
        professeur trop consciencieux, une ame d'artiste trop probe pour ne pas
        mettre tous ses soins, tout son zele a cette etude. Consuelo le secondait
        si genereusement, qu'il en etait a la fois ravi et desole. En depit
        d'elle-meme, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son ame sentait
        bien plus de developpement dans ces chants si tendres et si passionnes
        du Sassone que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois de
        son propre maitre. Habituee, en etudiant les autres grands maitres avec
        lui, a s'abandonner a son propre enthousiasme, elle etait forcee de se
        contenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l'abattement
        de sa reverie apres la lecon. Lorsqu'elle entra en scene pour repeter avec
        Caffariello et la Corilla, quoiqu'elle sut fort bien sa partie, elle se
        sentit si emue qu'elle eut peine a ouvrir la scene d'Ismene avec Berenice,
        qui commence par ces mots:
        No; tullo, o Berenice,
        Tu non apri il tuo cor, etc.[1]

[Note 1: Non, Berenice, tu n'ouvres pas ici franchement ton coeur.]
        A quoi Corilla repondit par ceux-ci:

«E ti par poco,

«Quel che sai de miei casi?»[2]

[Note 2: Ce que tu sais de mes aventures te parait-il donc peu de chose?]
        En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand eclat de rire de
        Caffariello; et, se tournant vers lui avec des yeux etincelants de colere:

«Que trouvez-vous donc la de si plaisant? lui demanda-t-elle.
        --Tu l'as tres-bien dit, ma grosse Berenice, repondit Caffariello en riant
        plus fort; on ne pouvait pas le dire plus sincerement.
        --Ce sont les paroles qui vous amusent? dit Holzbauer, qui n'eut pas ete
        fache de redire a Metastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.
        --Les paroles sont belles, repondit sechement Caffariello, qui connaissait
        bien le terrain; mais leur application en cette circonstance est si
        parfaite, que je ne puis m'empecher d'en rire.»
        Et il se tint les cotes, en redisant au Porpora:

«E ti par poco,
        Quel che sai di tanti casi?»
        La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion a
        ses moeurs, et tremblante de colere, de haine et de crainte, faillit
        s'elancer sur Consuelo pour la defigurer; mais la contenance de cette
        derniere etait si douce et si calme, qu'elle ne l'osa pas. D'ailleurs, le
        faible jour qui penetrait sur le theatre venant a tomber sur le visage de
        sa rivale, elle s'arreta frappee de vagues reminiscences et de terreurs
        etranges. Elle ne l'avait jamais vue au jour, ni de pres, a Venise. Au
        milieu des douleurs de l'enfantement, elle avait vu confusement le petit
        Zingaro Bertoni s'empresser autour d'elle, et elle n'avait rien compris
        a son devouement. En ce moment, elle chercha a rassembler ses souvenirs,
        et, n'y reussissant pas, elle resta sous le coup d'une inquietude et d'un
        malaise qui la troublerent durant toute la repetition. La maniere dont la
        Porporina chanta sa partie ne contribua pas peu a augmenter sa mechante
        humeur, et la presence du Porpora, son ancien maitre, qui, comme un juge
        severe, l'ecoutait en silence et d'un air presque meprisant, lui devint
        peu a peu un supplice veritable. M. Holzbauer ne fut pas moins mortifie
        lorsque le maestro declara qu'il donnait les mouvements tout de travers;
        et il fallut bien l'en croire, car il avait assiste aux repetitions que
        Hasse lui-meme avait dirigees a Dresde, lors de la premiere mise en scene
        de l'opera. Le besoin qu'on avait d'un bon conseil fit ceder la mauvaise
        volonte et imposa silence au depit. Il conduisit toute la repetition,
        apprit a chacun son devoir, et reprit meme Caffariello, qui affecta
        d'ecouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-a-vis
        des autres. Caffariello n'etait occupe qu'a blesser la rivale impertinente
        de madame Tesi et rien ne lui coutait ce jour-la pour s'en donner le
        plaisir, pas meme un acte de soumission et de modestie. C'est ainsi que,
        chez les artistes comme chez les diplomates, au theatre comme dans le
        cabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurs
        causes cachees infiniment petites et frivoles.
        En rentrant apres la repetition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d'une
        joie mysterieuse; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que le
        bon chanoine etait arrive a Vienne; que son premier soin avait ete de faire
        demander son cher Beppo, et de lui donner un excellent dejeuner, tout en
        lui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s'etaient
        deja entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afin
        qu'on put se voir en famille, honnetement et sans cachotteries. Des le
        lendemain, le chanoine se fit presenter comme un protecteur de Joseph
        Haydn, grand admirateur du maestro, et sous le pretexte de venir le
        remercier des lecons qu'il voulait bien donner a son jeune ami, Consuelo
        eut l'air de le saluer pour la premiere fois, et, le soir, le maestro et
        ses deux eleves dinerent amicalement chez le chanoine. A moins d'afficher
        un stoicisme dont les musiciens de ce temps-la, meme les plus grands, ne
        se piquaient guere, il eut ete difficile au Porpora de ne pas se prendre
        subitement d'affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne table
        et qui appreciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique apres diner,
        et l'on se vit ensuite presque tous les jours.
        Ce fut encore la un adoucissement a l'inquietude que le silence d'Albert
        commencait a donner a Consuelo. Le chanoine etait d'un esprit enjoue,
        chaste en meme temps que libre, exquis a beaucoup d'egards, juste et
        eclaire sur beaucoup d'autres points. En somme, c'etait un ami excellent
        et un homme parfaitement aimable. Sa societe animait et fortifiait le
        maestro; l'humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant,
        l'interieur de Consuelo plus agreable.
        Un jour qu'il n'y avait pas de repetition (on etait a l'avant-veille de la
        representation d' Antigono ), le Porpora etant alle a la campagne avec un
        confrere, le chanoine proposa a ses jeunes amis d'aller faire une descente
        au prieure pour surprendre ceux de ses gens qu'il y avait laisses, et voir
        par lui-meme, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardiniere soignait
        bien Angele, et si le jardinier ne negligeait pas le volkameria. La partie
        fut acceptee. La voiture du chanoine fut bourree de pates et de bouteilles,
        (car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelque
        appetit), et l'on arriva au benefice apres avoir fait un petit detour et
        laisse la voiture a quelque distance pour mieux menager la surprise.
        Le volkameria se portait a merveille; il avait chaud, et ses racines
        etaient fraiches. Sa floraison s'etait epuisee au retour de la froidure,
        mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc degage. La
        serre etait bien tenue, et les chrysanthemes bleus bravaient l'hiver et
        semblaient rire derriere le vitrage. Angele, suspendue au sein de la
        nourrice, commencait a rire aussi, quand on l'excitait par des minauderies;
        et le chanoine decreta fort sagement qu'il ne fallait pas abuser de cette
        bonne disposition, parce que le rire force, provoque trop souvent chez
        ces petites creatures, developpait en elles le temperament nerveux mal a
        propos.
        On en etait la, on causait librement dans la jolie maisonnette du
        jardinier; le chanoine, enveloppe dans sa douillette fourree, se chauffait
        les tibias devant un grand feu de racines seches et de pommes de pin;
        Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardiniere, et Consuelo,
        assise au milieu de la chambre, tenait Angele dans ses bras et la
        contemplait avec un melange de tendresse et de douleur. Il lui semblait
        que cet enfant lui appartenait plus qu'a tout autre, et qu'une mysterieuse
        fatalite attachait le sort de ce petit etre a son propre sort, lorsque la
        porte s'ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-a-vis d'elle, comme
        une apparition evoquee par sa reverie melancolique.
        Pour la premiere fois depuis le jour de sa delivrance, la Corilla avait
        senti sinon un elan d'amour, du moins un acces de remords maternel, et
        elle venait voir son enfant a la derobee. Elle savait que le chanoine
        habitait Vienne; arrivee derriere lui, a une demi-heure de distance, et
        ne rencontrant pas meme les traces de sa voiture aux abords du prieure,
        puisqu'il avait fait un detour avant que d'y entrer, elle penetra
        furtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maison
        ou elle savait qu'Angele etait en nourrice; car elle n'avait pas laisse
        de prendre quelques informations a ce sujet. Elle avait beaucoup ri de
        l'embarras et de la chretienne resignation du chanoine; mais elle ignorait
        la part que Consuelo avait eue a l'aventure. Ce fut donc avec une surprise
        melee d'epouvante et de consternation qu'elle vit sa rivale en cet endroit;
        et, ne sachant point, n'osant point deviner quel etait l'enfant qu'elle
        bercait ainsi, elle faillit tourner les talons et s'enfuir. Mais Consuelo,
        qui, par un mouvement instinctif, avait serre l'enfant contre son sein
        comme la perdrix cache ses poussins sous son aile a l'approche du vautour;
        Consuelo, qui etait au theatre, et qui, le lendemain, pourrait presenter
        sous un autre jour ce secret de la comedie que Corilla avait raconte
        jusqu'alors a sa maniere; Consuelo enfin, qui la regardait avec un melange
        d'effroi et d'indignation, la retint clouee et comme fascinee au milieu de
        la chambre.
        Cependant la Corilla etait une comedienne trop consommee pour perdre
        longtemps l'esprit et la parole. Sa tactique etait de prevenir une
        humiliation par une insulte; et, pour se mettre en voix, elle commenca
        son role par cette apostrophe, dite en dialecte venitien, d'un ton leste
        et acerbe:

«Eh! par Dieu! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un depot
        d'enfants trouves? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour deposer le
        tien? Je vois que nous courons memes chances et que nous avons meme
        fortune. Sans doute nos deux enfants ont le meme pere, car nos aventures
        datent de Venise et de la meme epoque; et j'ai vu avec compassion pour toi
        que ce n'est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le bel
        Anzoleto nous a si brusquement plantes la au milieu de son engagement,
        a la saison derniere.
        --Madame, repondit Consuelo pale mais calme, si j'avais eu le malheur
        d'etre aussi intime avec Anzoleto que vous l'avez ete, et si j'avais eu,
        par suite de ce malheur, le bonheur d'etre mere (car c'en est toujours un
        pour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.
        --Ah! je comprends, reprit l'autre avec un feu sombre dans les yeux; il
        serait eleve a la villa Zustiniani. Tu aurais eu l'esprit qui m'a manque
        pour persuader au cher comte que son honneur etait engage a le reconnaitre.
        Mais tu n'as pas eu le malheur, a ce que tu pretends, d'etre la maitresse
        d'Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuves
        de son amour. On dit que Joseph Haydn, l'eleve de ton maitre, t'a consolee
        de toutes tes infortunes, et sans doute l'enfant que tu berces...
        --Est le votre, Mademoiselle, s'ecria Joseph, qui comprenait tres-bien
        maintenant le dialecte, et qui s'avanca entre Consuelo et la Corilla
        d'un air a faire reculer cette derniere. C'est Joseph Haydn qui vous le
        certifie, car il etait present quand vous l'avez mis au monde.»
        La figure de Joseph, que Corilla n'avait pas revue depuis ce jour
        malencontreux, lui remit aussitot en memoire toutes les circonstances
        qu'elle cherchait vainement a se rappeler, et le Zingaro Bertoni lui
        apparut enfin sous les veritables traits de la Zingarella Consuelo. Un cri
        de surprise lui echappa, et pendant un instant la honte et le depit se
        disputerent dans son sein. Mais, bientot le cynisme lui revint au coeur et
        l'outrage a la bouche.

«En verite, mes enfants, s'ecria-t-elle d'un air atrocement benin, je ne
        vous remettais pas. Vous etiez bien gentils tous les deux, quand je vous
        rencontrai courant les aventures, et la Consuelo etait vraiment un joli
        garcon sous son deguisement. C'est donc dans cette sainte maison qu'elle
        a passe devotement son temps, entre le gros chanoine et le petit Joseph
        depuis un an qu'elle s'est sauvee de Venise? Allons, Zingarella, ne
        t'inquiete pas, mon enfant. Nous avons le secret l'une de l'autre, et
        l'imperatrice, qui veut tout savoir, ne saura rien d'aucune de nous.
        --A supposer que j'eusse un secret, repondit froidement Consuelo, il n'est
        entre vos mains que d'aujourd'hui; et j'etais en possession du votre le
        jour ou j'ai parle pendant une heure avec l'imperatrice, trois jours avant
        la signature de votre engagement, Corilla!
        --Et tu lui as dit du mal de moi? s'ecria Corilla en devenant rouge de
        colere.
        --Si je lui avais dit ce que je sais de vous, vous ne seriez point engagee.
        Si vous l'etes, c'est qu'apparemment je n'ai point voulu profiter de
        l'occasion.
        --Et pourquoi ne l'as-tu pas fait? Il faut que tu sois bien bete!» reprit
        Corilla avec une candeur de perversite admirable a voir.
        Consuelo et Joseph ne purent s'empecher de sourire en se regardant; le
        sourire de Joseph etait plein de mepris pour la Corilla; celui de Consuelo
        etait angelique et s'elevait vers le ciel.

«Oui, Madame, repondit-elle avec une douceur accablante, je suis telle que
        vous dites, et je m'en trouve fort bien.
        --Pas trop bien, ma pauvre fille, puisque je suis engagee et que tu ne
        l'as pas ete! reprit la Corilla ebranlee et un peu soucieuse; on me l'avait
        dit, a Venise, que tu manquais d'esprit, et que tu ne saurais jamais faire
        tes affaires. C'est la seule chose vraie qu'Anzoleto m'ait dite de toi.
        Mais, qu'y faire? ce n'est pas ma faute si tu es ainsi... A ta place
        j'aurais dit ce que je savais de la Corilla; je me serais donnee pour
        une vierge, pour une sainte. L'imperatrice l'aurait cru: elle n'est pas
        difficile a persuader... et j'aurais supplante toutes mes rivales. Mais tu
        ne l'as pas fait!... c'est etrange, et je te plains de savoir si peu mener
        ta barque.»
        Pour le coup, le mepris l'emporta sur l'indignation; Consuelo et Joseph
        eclaterent de rire, et la Corilla, qui, en sentant ce qu'elle appelait dans
        son esprit l'impuissance de sa rivale, perdait cette amertume agressive
        dont elle s'etait armee d'abord, se mit a l'aise, tira une chaise aupres
        du feu, et s'appreta a continuer tranquillement la conversation, afin de
        mieux sonder le fort et le faible de ses adversaires. En cet instant elle
        se trouva face a face, avec le chanoine, qu'elle n'avait pas encore apercu,
        parce que celui-ci, guide par son instinct de prudence ecclesiastique,
        avait fait signe a la robuste jardiniere et a ses deux enfants de se tenir
        devant lui jusqu'a ce qu'il eut compris ce qui se passait.
        XCIV.
        Apres l'insinuation qu'elle avait lancee quelques minutes auparavant sur
        les relations de Consuelo avec le gros chanoine, l'aspect de ce dernier
        produisit un peu sur Corilla l'effet de la tete de Meduse. Mais elle
        se rassura en pensant qu'elle avait parle venitien, et elle le salua en
        allemand avec ce melange d'embarras et d'effronterie qui caracterise le
        regard et la physionomie particuliere de la femme de mauvaise vie.
        Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalite,
        ne se leva pourtant point et ne lui rendit meme pas son salut. Corilla,
        qui s'etait bien informee de lui a Vienne, avait oui dire a tout le
        monde qu'il etait excessivement bien eleve, grand amateur de musique, et
        incapable de sermonner pedantesquement une femme, une cantatrice surtout.
        Elle s'etait promis de l'aller voir et de le fasciner pour l'empecher de
        parler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d'affaires le genre
        d'esprit qui manquait a Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et ce
        decousu d'habitudes qui tiennent au desordre, a la paresse, et, quoique
        ceci ne paraisse pas venir a propos, a la malproprete. Toutes ces pauvretes
        s'enchainent dans la vie des organisations grossieres. La mollesse du corps
        et de l'ame rendent impuissants les effets de l'intrigue, et Corilla,
        qui avait l'instinct de toutes les perfidies, avait rarement l'energie de
        les mener a bien. Elle avait donc remis d'un jour a l'autre sa visite au
        chanoine, et quand elle le trouva si froid et si severe, elle commenca a se
        deconcerter visiblement.
        Alors, cherchant par un trait d'audace a se remettre en scene, elle dit a
        Consuelo, qui tenait toujours Angele dans ses bras:

«Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu pas embrasser ma fille, et la
        deposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour...
        -- Dame Corilla , dit le chanoine du meme ton sec et froidement railleur
        dont il disait autrefois dame Brigide , faites-moi le plaisir de laisser
        cet enfant tranquille.»
        Et, s'exprimant en italien avec beaucoup d'elegance, quoique avec une
        lenteur un peu trop accentuee, il continua ainsi sans oter son bonnet de
        dessus ses oreilles:

«Depuis un quart d'heure que je vous ecoute, et bien que je ne sois pas
        tres-familiarise avec votre patois, j'en ai assez entendu pour etre
        autorise a vous dire que vous etes bien la plus effrontee coquine que
        j'ai rencontree dans ma vie. Cependant, je crois que vous etes plus stupide
        que mechante, et plus lache que dangereuse. Vous ne comprenez rien aux
        belles choses, et ce serait temps perdu que d'essayer de vous les faire
        comprendre. Je n'ai qu'une chose a vous dire: cette jeune fille, cette
        vierge, cette sainte, comme vous l'avez nommee tout a l'heure en croyant
        railler, vous la souillez en lui parlant: ne lui parlez donc plus. Quant a
        cet enfant qui est ne de vous, vous le fletririez en le touchant: ne le
        touchez donc pas. C'est un etre sacre qu'un enfant; Consuelo l'a dit, et
        je l'ai compris. C'est par l'intercession, par la persuasion de cette meme
        Consuelo que j'ai ose me charger de votre fille, sans craindre que les
        instincts pervers qu'elle peut tenir de vous vinssent a m'en faire repentir
        un jour. Nous nous sommes dit que la bonte divine donne a toute creature le
        pouvoir de connaitre et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis de
        lui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous,
        il en serait tout autrement. Veuillez donc, des aujourd'hui, ne plus
        considerer cet enfant comme le votre. Vous l'avez abandonne, vous l'avez
        cede, donne; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d'argent
        pour nous payer son education...»
        Il fit un signe a la jardiniere, qui prevenue par lui depuis quelques
        instants avait tire de l'armoire un sac lie et cachete; celui que Corilla
        avait envoye au chanoine avec sa fille, et qui n'avait pas ete ouvert.
        Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant:

«Nous n'en avons que faire et nous n'en voulons pas. Maintenant, je vous
        prie de sortir de chez moi et de n'y jamais remettre les pieds, sous
        quelque pretexte que ce soit. A ces conditions, et a celle que vous ne vous
        permettrez jamais d'ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ont
        force d'etre en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plus
        absolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, je
        vous avertis que j'ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendre
        la verite a Sa Majeste Imperiale, et que vous pourriez bien voir changer
        vos couronnes de theatre et les trepignements de vos admirateurs en un
        sejour de quelques annees dans un couvent de filles repenties.»
        Ayant ainsi parle, le chanoine se leva, fit signe a la nourrice de prendre
        l'enfant dans ses bras, et a Consuelo de se retirer, avec Joseph, au
        fond de l'appartement; puis il montra du doigt la porte a Corilla qui,
        terrifiee, pale et tremblante, sortit convulsivement et comme egaree, sans
        savoir ou elle allait, et sans comprendre ce qui se passait autour d'elle.
        Le chanoine avait eu, durant cette sorte d'imprecation, une indignation
        d'honnete homme qui, peu a peu, l'avait rendu etrangement puissant.
        Consuelo et Joseph ne l'avaient jamais vu ainsi. L'habitude d'autorite qui
        ne s'efface jamais chez le pretre, et aussi l'attitude du commandement
        royal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant le
        batard d'Auguste II, revetaient le chanoine, peut-etre a son insu, d'une
        sorte de majeste irresistible. La Corilla, a qui jamais aucun homme n'avait
        parle ainsi dans le calme austere de la verite, ressentit plus d'effroi et
        de terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspire dans
        les outrages de la vengeance et du mepris. Italienne et superstitieuse,
        elle eut veritablement peur de cet ecclesiastique et de son anatheme, et
        s'enfuit eperdue a travers les jardins, tandis que le chanoine, epuise de
        cet effort si contraire a ses habitudes de bienveillance et d'enjouement,
        retomba sur sa chaise, pale et presque en defaillance.
        Tout en s'empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement
        de l'oeil la demarche agitee et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la
        vit trebucher au bout de l'allee et tomber sur l'herbe, soit qu'elle eut
        fait un faux pas dans son trouble, soit qu'elle n'eut plus la force de se
        soutenir. Emportee par son bon coeur, et trouvant la lecon plus cruelle
        qu'elle n'eut eu la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins
        de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui etait en proie a une violente
        attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n'osant la ramener au prieure,
        elle l'empecha de se rouler par terre et de se dechirer les mains sur
        le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants; mais quand
        elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s'efforcait de
        la consoler, elle se calma et devint d'une paleur bleuatre. Ses levres
        contractees garderent un morne silence, et ses yeux eteints fixes sur la
        terre ne se releverent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu'a
        sa voiture qui l'attendait a la grille, et y monta soutenue par sa rivale,
        sans lui dire un seul mot.

«Vous etes bien mal? lui dit Consuelo, effrayee de l'alteration de ses
        traits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai a
        pied.»
        La Corilla, pour toute reponse, la repoussa brusquement, puis la regarda
        un instant avec une expression impenetrable. Et tout a coup, eclatant
        en sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant,
        de l'autre, signe a son cocher de partir et en baissant le store de la
        voiture entre elle et sa genereuse ennemie.
        Le lendemain, a l'heure de la derniere repetition de l' Antigono ,
        Consuelo etait a son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cette
        derniere envoya son domestique dire qu'elle arriverait dans une demi-heure.
        Caffariello la donna a tous les diables, pretendit qu'il n'etait point aux
        ordres d'une pareille peronnelle, qu'il ne l'attendrait pas, et fit mine
        de s'en aller. Madame Tesi, pale et souffrante, avait voulu assister a la
        repetition pour se divertir aux depens de la Corilla; elle s'etait fait
        apporter un sofa de theatre, et, allongee dessus, derriere cette premiere
        coulisse, peinte en rideau replie, qu'en style de coulisse precisement
        on appelle manteau d'arlequin , elle calmait son ami, et s'obstinait
        a attendre Corilla, pensant que c'etait pour eviter son controle
        qu'elle hesitait a paraitre. Enfin, la Corilla arriva plus pale et
        plus languissante que madame Tesi elle-meme, qui reprenait ses couleurs
        et ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se debarrasser de son
        mantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l'air degage qu'elle
        se donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trone de bois dore
        oublie au fond de la scene, et parla ainsi a Holzbauer d'une voix eteinte:

«Monsieur le directeur, je vous declare que je suis horriblement malade,
        que je n'ai pas de voix, que j'ai passe une nuit affreuse... (Avec qui?
        demanda languissamment la Tesi a Caffariello.) Et que pour toutes ces
        raisons, continua la Corilla, il m'est impossible de repeter aujourd'hui
        et de chanter demain, a moins que je ne reprenne le role d'Ismene, et que
        vous ne donniez celui de Berenice a une autre.
        --Y songez-vous, Madame? s'ecria Holzbauer frappe comme d'un coup de
        foudre. Est-ce a la vieille de la representation, et lorsque la cour en
        a fixe l'heure, que vous pouvez alleguer une defaite? C'est impossible,
        je ne saurais en aucune facon y consentir.
        --Il faudra bien que vous y consentiez, repliqua-t-elle en reprenant sa
        voix naturelle, qui n'etait pas douce. Je suis engagee pour les seconds
        roles, et rien dans mon traite, ne me force a faire les premiers. C'est
        un acte d'obligeance qui m'a portee a les accepter au defaut de la signora
        Tesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis trop
        malade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgre
        moi.
        --Ma chere amie, on te fera chanter par ordre , reprit Caffariello, et tu
        chanteras mal, nous y etions prepares. C'est un petit malheur a ajouter a
        tous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie; mais il est trop tard
        pour t'en repentir. Il fallait faire tes reflexions un peu plus tot. Tu as
        trop presume de tes moyens. Tu feras fiasco ; peu nous importe, a nous
        autres. Je chanterai de maniere a ce qu'on oublie que le role de Berenice
        existe. La Porporina aussi, dans son petit role d'Ismene, dedommagera le
        public, et tout le monde sera content, excepte toi. Ce sera une lecon dont
        tu profiteras, ou dont tu ne profiteras pas, une autre fois.
        --Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, repondit la Corilla
        avec assurance. Si je n'etais malade, je chanterais peut-etre le role aussi
        bien qu' une autre ; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu'un
        ici qui le chantera mieux qu'on ne l'a encore chante a Vienne, et cela pas
        plus tard que demain. Ainsi la representation ne sera pas retardee, et je
        reprendrai avec plaisir mon role d'Ismene, qui ne me fatigue point.
        --Vous comptez donc, dit Holzbauer surpris, que madame Tesi se trouvera
        assez retablie demain pour chanter le sien?
        --Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit la
        Corilla a haute voix, de maniere a ce que, du trone ou elle se prelassait,
        elle put etre entendue de la Tesi, etalee sur son sofa a dix pas d'elle,
        voyez comme elle est changee! sa figure est effrayante. Mais je vous ai
        dit que vous aviez une Berenice parfaite, incomparable, superieure a nous
        toutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo par
        la main pour l'attirer au milieu du groupe inquiet et agite qui s'etait
        forme autour d'elle.
        --Moi? s'ecria Consuelo qui croyait faire un reve.
        --Toi! s'ecria Corilla en la poussant sur le trone avec un mouvement
        convulsif. Te voila reine, Porporina, te voila au premier rang; c'est moi
        qui t'y place, je te devais cela. Ne l'oublie pas!»
        Dans sa detresse, Holzbauer, a la veille de manquer a son devoir et d'etre
        force peut-etre de donner sa demission, ne put repousser ce secours
        inattendu. Il avait bien vu, d'apres la maniere dont Consuelo avait fait
        l'Ismene, qu'elle pouvait faire la Berenice d'une maniere superieure.
        Malgre, l'eloignement qu'il avait pour elle et pour le Porpora, il ne lui
        fut permis d'avoir en cet instant qu'une seule crainte: c'est qu'elle ne
        voulut point accepter le role.
        Elle s'en defendit, en effet, tres-serieusement; et, pressant les mains de
        la Corilla avec cordialite, elle la supplia, a voix basse, de ne pas lui
        faire un sacrifice qui l'enorgueillissait si peu, tandis que, dans les
        idees de sa rivale, c'etait la plus terrible des expiations, et la
        soumission la plus epouvantable qu'elle put s'imposer. Corilla demeura
        inebranlable dans cette resolution. Madame Tesi, effrayee de cette
        concurrence serieuse qui la menacait, eut bien envie d'essayer sa voix et
        de reprendre son role, dut-elle expirer apres, car elle etait serieusement
        indisposee; mais elle ne l'osa pas. Il n'etait pas permis, au theatre de la
        cour, d'avoir les caprices auxquels le souverain debonnaire de nos jours,
        le bon public, sait se ranger si patiemment. La cour s'attendait a voir
        quelque chose de nouveau dans ce role de Berenice: on le lui avait annonce,
        et l'imperatrice y comptait.

«Allons, decide-toi, dit Caffariello a la Porporina. Voici le premier trait
        d'esprit que la Corilla ait eu dans sa vie: profitons-en.
        --Mais je ne sais point le role; je ne l'ai pas etudie, disait Consuelo;
        je ne pourrai pas le savoir demain.
        --Tu l'as entendu: donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfin
        le Porpora d'une voix de tonnerre. Allons, point de grimaces, et que ce
        debat finisse. Voila plus d'une heure que nous perdons a babiller. Monsieur
        le directeur, faites commencer les violons: Et toi, Berenice, en scene!
        Point de cahier! a bas ce cahier! Quand on a repete trois fois, on doit
        savoir tous les roles par coeur. Je te dis que tu le sais!»
        No, tutto, o Berenice , chanta la Corilla, redevenue Ismene,
        Tu non apri il tuo cor.
        Et a present, pensa cette fille, qui jugeait de l'orgueil de Consuelo par
        le sien propre, tout ce qu'elle sait de mes aventures lui paraitra peu de
        chose .
        Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse memoire et la
        victorieuse facilite, chanta effectivement le role, musique et paroles,
        sans la moindre hesitation. Madame Tesi fut si frappee de son jeu et de
        son chant, qu'elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporter
        chez elle, apres la repetition du premier acte. Le lendemain, il fallut
        que Consuelo eut prepare son costume, arrange les traits de son role et
        repasse toute sa partie attentivement a cinq heures du soir. Elle eut un
        succes si complet que l'imperatrice dit en sortant:

«Voila une admirable jeune fille: il faut absolument que je la marie:
        j'y songerai.»
        Des le jour suivant, on commenca a repeter la Zenobia de Metastase,
        musique de Predieri. La Corilla s'obstina encore a ceder le premier role
        a Consuelo. Madame Holzbauer fit, cette fois, le second; et comme elle
        etait meilleure musicienne que la Corilla, cet opera fut beaucoup mieux
        etudie que l'autre. Le Metastase etait ravi de voir sa muse, negligee
        et oubliee durant la guerre, reprendre faveur a la cour et faire fureur
        a Vienne. Il ne pensait presque plus a ses maux; et, presse par la
        bienveillance de Marie-Therese et par les devoirs de son emploi, d'ecrire
        de nouveaux drames lyriques, il se preparait, par la lecture des tragiques
        grecs et des classiques latins, a produire quelqu'un de ces chefs-d'oeuvre
        que les Italiens de Vienne et les Allemands de l'Italie mettaient, sans
        facon, au-dessus des tragedies de Corneille, de Racine, de Shakespeare, de
        Calderon, au-dessus de tout, pour le dire sans detour et sans mauvaise
        honte.
        Ce n'est pas au beau milieu de cette histoire, deja si longue et si chargee
        de details, que nous abuserons encore de la patience, peut-etre depuis
        longtemps epuisee, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du genie
        de Metastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui repeter seulement ce
        que Consuelo en disait tout bas a Joseph:

«Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j'ai a jouer ces roles
        qu'on dit si sublimes et si pathetiques. Il est vrai que les mots sont bien
        arranges, et qu'ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante;
        mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait ou prendre, je ne
        dis pas de l'emotion, mais du serieux pour les prononcer. Quelle bizarre
        convention est donc celle qu'on a faite, en arrangeant l'antiquite a la
        mode de notre temps, pour mettre sur la scene des intrigues, des passions
        et des moralites qui seraient bien placees peut-etre dans des memoires de
        la margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach,
        mais qui, de la part de Rhadamiste, de Berenice, ou d'Arsinoe, sont des
        contre-sens absurdes? Lorsque j'etais convalescente au chateau des Geants,
        le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m'endormir; mais moi,
        je ne dormais pas, et j'ecoutais de toutes mes oreilles. Il me lisait
        des tragedies grecques de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide, et il les
        lisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hesitation, quoique
        ce fut un texte grec qu'il avait sous les yeux. Il etait si verse dans
        les langues anciennes et nouvelles, qu'on eut dit qu'il lisait une
        traduction admirablement ecrite. Il s'attachait a la faire assez fidele,
        disait-il, pour que je pusse saisir, dans l'exactitude scrupuleuse de
        son interpretation, le genie des Grecs dans toute sa simplicite. Quelle
        grandeur, mon Dieu! quelles images! quelle poesie, et quelle sobriete!
        Quels personnages de dix coudees, quels caracteres purs et forts, quelles
        energiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quels
        tableaux dechirants et terribles il faisait passer devant moi! faible
        encore, et l'imagination toujours frappee des emotions violentes qui
        avaient cause ma maladie, j'etais si bouleversee de ce que j'entendais,
        que je m'imaginais, en l'ecoutant, etre tour a tour Antigone, Clytemnestre,
        Medee, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux,
        non sur un theatre a la lueur des quinquets, mais dans des solitudes
        affreuses, au seuil des grottes beantes, ou sous les colonnes des antiques
        parvis, aupres des pales foyers ou l'on pleurait les morts en conspirant
        contre les vivants. J'entendais ces choeurs lamentables des Troyennes et
        des captives de Dardanie. Les Eumenides dansaient autour de moi... sur
        quels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations! Je n'y
        pense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encore
        frissonner. Jamais je n'aurai, sur le theatre, dans la realisation de
        mes reves, les memes emotions et la meme puissance que je sentais gronder
        alors dans mon coeur et dans mon cerveau. C'est la que je me suis sentie
        tragedienne pour la premiere fois, et que j'ai concu des types dont aucun
        artiste ne m'avait fourni le modele. C'est la que j'ai compris le drame,
        l'effet tragique, la poesie du theatre; et, a mesure qu'Albert lisait,
        j'improvisais interieurement un chant sur lequel je m'imaginais suivre et
        dire moi-meme tout ce que j'entendais. Je me surprenais quelquefois dans
        l'attitude et avec la physionomie des personnages qu'il faisait parler,
        et il lui arriva souvent de s'arreter effraye, croyant voir apparaitre
        Andromaque ou Ariane devant lui. Oh! va, j'en ai plus appris et plus
        devine en un mois avec ces lectures-la que je ne le ferai dans toute ma
        vie, employee a repeter les drames de M. Metastase; et si les compositeurs
        n'avaient mis dans la musique le sentiment et la verite qui manquent a
        l'action, je crois que je succomberais sous le degout que j'eprouve a faire
        parler la grande-duchesse Zenobie avec la landgrave Egle, et a entendre
        le feld-marechal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandoures
        Zopire. Oh! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo! faux comme
        nos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, comme
        le deshabille Pompadour de madame Holzbauer en pastourelle d'Armenie,
        comme les mollets de tricot rose du prince Demetrius, comme ces decors que
        nous voyons la de pres, et qui ressemblent a l'Asie comme l'abbe Metastase
        ressemble au vieil Homere.
        --Ce que tu me dis la, repondit Haydn, m'explique pourquoi, en sentant la
        necessite d'ecrire des operas pour le theatre, si tant est que je puisse
        arriver jusque-la, je me sens plus d'inspiration et d'esperance quand je
        pense a composer des oratorios. La ou les puerils artifices de la scene ne
        viennent pas donner un continuel dementi a la verite du sentiment, dans ce
        cadre symphonique ou tout est musique, ou l'ame parle a l'ame par l'oreille
        et non par les yeux, il me semble que le compositeur peut developper toute
        son inspiration, et entrainer l'imagination d'un auditoire dans des regions
        vraiment elevees.»
        En parlant ainsi; Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fut
        rassemble pour la repetition, marchaient cote a cote le long d'une grande
        toile de fond qui devait etre ce soir-la le fleuve Araxe, et qui n'etait,
        dans le demi-jour du theatre, qu'une enorme bande d'indigo etendue parmi
        de grosses taches d'ocre, destinees a representer les montagnes du Caucase.
        On sait que ces toiles de fond, preparees pour la representation, sont
        placees les unes derriere les autres, de maniere a etre relevees sur un
        cylindre au changement a vue. Dans l'intervalle qui les separe les unes
        des autres, les acteurs circulent durant la representation; les comparses
        s'endorment ou echangent des prises de tabac, assis ou couches dans la
        poussiere, sous les gouttes d'huile qui tombent languissamment des
        quinquets mal assures. Dans la journee, les acteurs se promenent le long
        de ces couloirs etroits et obscurs, en repetant leurs roles, ou en
        s'entretenant de leurs affaires; quelquefois en epiant les petites
        confidences ou surprenant les profondes machinations d'autres promeneurs
        causant tout pres d'eux sans les voir, derriere un bras de mer ou une place
        publique.
        Heureusement, Metastase n'etait point sur l'autre rive de l'Araxe,
        tandis que l'inexperimentee Consuelo epanchait ainsi son indignation
        d'artiste avec Haydn. La repetition commenca. C'etait la seconde de
        Zenobie , et elle alla si bien, que les musiciens de l'orchestre
        applaudirent, selon l'usage, avec leurs archets sur le ventre de leurs
        violons. La musique de Predieri etait charmante, et le Porpora la dirigeait
        avec plus d'enthousiasme qu'il n'avait pu le faire pour celle de Hasse.
        Le role de Tiridate etait un des triomphes de Caffariello, et il n'avait
        garde de trouver mauvais qu'en l'equipant en farouche guerrier parthe,
        on le fit roucouler en Celadon et parler en Clitandre. Consuelo, si
        elle sentait son role faux et guinde dans la bouche d'une heroine de
        l'antiquite, trouvait au moins la un caractere de femme agreablement
        indique. Il offrait meme une sorte de rapprochement avec la situation
        d'esprit ou elle s'etait trouvee entre Albert et Anzoleto; et oubliant
        tout a fait la couleur locale , comme nous disons aujourd'hui, pour ne
        se representer que les sentiments humains, elle s'apercut qu'elle etait
        sublime dans cet air dont le sens avait ete si souvent dans son coeur:
        Voi leggete in ogni core;
        Voi sapete, o giusti Dei,
        Se son puri i voti miei,
        Se innocente e la pieta.
        Elle eut donc en cet instant la conscience d'une emotion vraie et d'un
        triomphe merite. Elle n'eut pas besoin que le regard de Caffariello, qui
        n'etait pas gene ce jour-la par la presence de la Tesi, et qui admirait
        de bonne foi, lui confirmat ce qu'elle sentait deja, la certitude d'un
        effet irresistible a produire sur tous les publics du monde et dans toutes
        les conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouva ainsi
        toute reconciliee avec sa partie, avec l'opera, avec ses camarades, avec
        elle-meme, avec le theatre, en un mot; et malgre toutes les imprecations
        qu'elle venait de faire contre son etat une heure auparavant, elle ne
        put se defendre d'un de ces tressaillements interieurs, si profonds, si
        soudains et si puissants, qu'il est impossible a quiconque n'est pas
        artiste en quelque chose, de comprendre quels siecles de labeur, de
        deceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.
        XCV.
        En qualite d'eleve, encore a demi serviteur du Porpora, Haydn, avide
        d'entendre de la musique et d'etudier, meme sous un point de vue materiel,
        la contexture des operas, obtenait la permission de se glisser dans les
        coulisses lorsque Consuelo chantait. Depuis deux jours, il remarqua que
        le Porpora, d'abord assez mal dispose a l'admettre ainsi dans l'interieur
        du theatre, l'y autorisait d'un air de bonne humeur, avant meme qu'il osat
        le lui demander. C'est qu'il s'etait passe quelque chose de nouveau dans
        l'esprit du professeur. Marie-Therese, parlant musique avec l'ambassadeur
        de Venise, etait revenue a son idee fixe de matrimoniomanie, comme disait
        Consuelo. Elle lui avait dit qu'elle verrait avec plaisir cette grande
        cantatrice se fixer a Vienne en epousant le jeune musicien, eleve de son
        maitre; elle avait pris des informations sur Haydn aupres de l'ambassadeur
        meme, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l'ayant assuree
        qu'il annoncait de grandes facultes musicales, et surtout qu'il etait
        tres-bon catholique, Sa Majeste l'avait engage a arranger ce mariage,
        promettant de faire un sort convenable aux jeunes epoux. L'idee avait souri
        a M. Cormer, qui aimait tendrement Joseph, et deja lui faisait une pension
        de soixante-douze francs par mois pour l'aider a continuer librement ses
        etudes. Il en avait parle chaudement au Porpora, et celui-ci, craignant
        que sa Consuelo ne persistat dans l'idee de se retirer du theatre pour
        epouser un gentilhomme, apres avoir beaucoup hesite, beaucoup resiste
        (il eut prefere a tout que son eleve vecut sans hymen et sans amour),
        s'etait enfin laisse persuader. Pour frapper un grand coup, l'ambassadeur
        s'etait determine a lui faire voir des compositions de Haydn, et a lui
        avouer que la serenade en trio dont il s'etait montre si satisfait etait
        de la facon de Beppo. Le Porpora avait confesse qu'il y avait la le germe
        d'un grand talent; qu'il pourrait lui imprimer une bonne direction et
        l'aider par ses conseils a ecrire pour la voix; enfin que le sort d'une
        cantatrice mariee a un compositeur pouvait etre fort avantageux. La grande
        jeunesse du couple et ses minces ressources lui imposaient la necessite
        de s'adonner au travail sans autre espoir d'ambition, et Consuelo se
        trouverait ainsi enchainee au theatre. Le maestro se rendit. Il n'avait pas
        recu plus que Consuelo de reponse de Riesenburg. Ce silence lui faisait
        craindre quelque resistance a ses vues, quelque coup de tete du jeune
        comte: «Si je pouvais sinon marier, du moins fiancer Consuelo a un autre,
        pensa-t-il, je n'aurais plus rien a craindre de ce cote-la.»
        Le difficile etait d'amener Consuelo a cette resolution. L'y exhorter eut
        ete lui inspirer la pensee de resister. Avec sa finesse napolitaine, il se
        dit que la force des choses devait amener un changement insensible dans
        l'esprit de cette jeune fille. Elle avait de l'amitie pour Beppo, et
        Beppo, quoiqu'il eut vaincu l'amour dans son coeur, montrait tant de zele,
        d'admiration et de devouement pour elle, que le Porpora put bien s'imaginer
        qu'il en etait violemment epris. Il pensa qu'en ne le genant point dans ses
        rapports avec elle, il lui laisserait les moyens de faire agreer ses voeux;
        qu'en l'eclairant en temps et lieu sur les desseins de l'imperatrice et sur
        sa propre adhesion, il lui donnerait le courage de l'eloquence et le feu
        de la persuasion. Enfin il cessa tout a coup de le brutaliser et de le
        rabaisser, et laissa un libre cours a leurs epanchements fraternels,
        se flattant que les choses iraient plus vite ainsi que s'il s'en melait
        ostensiblement.
        Le Porpora, en ne doutant pas assez du succes, commettait une grande
        faute. Il livrait la reputation de Consuelo a la medisance; car il ne
        fallait que voir Joseph deux fois de suite dans les coulisses aupres d'elle
        pour que toute la gent dramatique proclamat ses amours avec ce jeune homme,
        et la pauvre Consuelo, confiante et imprevoyante comme toutes les ames
        droites et chastes, ne songeait nullement a prevoir le danger et a s'en
        garantir. Aussi, des le jour de cette repetition de Zenobie , les yeux
        prirent l'eveil et les langues la volee. Dans chaque coulisse, derriere
        chaque decor, il y eut entre les acteurs, entre les choristes, entre les
        employes de toutes sortes qui circulaient, une remarque maligne ou enjouee,
        accusatrice ou bienveillante, sur le scandale de cette intrigue naissante
        ou sur la candeur de ces heureuses accordailles.
        Consuelo, toute a son role, toute a son emotion d'artiste, ne voyait,
        n'entendait et ne pressentait rien. Joseph, tout reveur, tout absorbe
        par l'opera qu'on chantait et par celui qu'il meditait dans son ame
        musicale, entendait bien quelques mots a la derobee, et ne les comprenait
        pas, tant il etait loin de se flatter d'une vaine esperance. Quand il
        surprenait en passant quelque parole equivoque, quelque observation
        piquante, il levait la tete, regardait autour de lui, cherchait l'objet
        de ces satires, et, ne le trouvant pas, profondement indifferent aux propos
        de ce genre, il retombait dans ses contemplations.
        Entre chaque acte de l'opera, on donnait souvent un intermede bouffe,
        et ce jour-la on repeta l' Impressario delle Canarie , assemblage de
        petites scenes tres-gaies et tres-comiques de Metastase. La Corilla,
        en y remplissant le role d'une prima donna exigeante, imperieuse et
        fantasque, etait d'une verite parfaite, et le succes qu'elle avait
        ordinairement dans cette bluette la consolait un peu du sacrifice de
        son grand role de Zenobie. Pendant qu'on repetait la derniere partie de
        l'intermede, en attendant qu'on repetat le troisieme acte, Consuelo,
        un peu oppressee par l'emotion de son role, alla derriere la toile de fond,
        entre l' horrible vallee herissee de montagnes et de precipices , qui
        formait le premier decor, et ce bon fleuve Araxe, borde d' amenissimes
        montagnes , qui devait apparaitre a la troisieme scene pour reposer
        agreablement les yeux du spectateur sensible . Elle marchait un peu vite,
        allant et revenant sur ses pas, lorsque Joseph lui apporta son eventail
        qu'elle avait laisse sur la niche du souffleur, et dont elle se servit avec
        beaucoup de plaisir. L'instinct du coeur et la volontaire preoccupation du
        Porpora poussaient machinalement Joseph a rejoindre son amie; l'habitude de
        la confiance et le besoin d'epanchement portaient Consuelo a l'accueillir
        toujours joyeusement. De ce double mouvement d'une sympathie dont les
        anges n'eussent pas rougi dans le ciel, la destinee avait resolu de faire
        le signal et la cause d'etranges infortunes... Nous savons tres-bien
        que nos lectrices de romans, toujours pressees d'arriver a l'evenement,
        ne nous demandent que plaie et bosse; nous les supplions d'avoir un peu
        de patience.

«Eh bien, mon amie, dit Joseph en souriant a Consuelo et en lui tendant
        la main, il me semble que tu n'es plus si mecontente du drame, de notre
        illustre abbe, et que tu as trouve dans ton air de la priere une fenetre
        ouverte par laquelle le demon du genie qui te possede va prendre une bonne
        fois sa volee.
        --Tu trouves donc que je l'ai bien chante?
        --Est-ce que tu ne vois pas que j'ai les yeux rouges?
        --Ah! oui, tu as pleure. C'est bon, tant mieux! je suis bien contente de
        t'avoir fait pleurer.
        --Comme si c'etait la premiere fois! Mais tu deviens artiste comme le
        Porpora veut que tu le sois; ma bonne Consuelo! La fievre du succes s'est
        allumee en toi. Quand tu chantais dans les sentiers du Boehmer-Wald, tu me
        voyais bien pleurer et tu pleurais toi-meme, attendrie par la beaute de ton
        chant; maintenant c'est autre chose: tu ris de bonheur, et tu tressailles
        d'orgueil en voyant les larmes que tu fais couler. Allons, courage,
        ma Consuelo, te voila prima donna dans toute la force du terme!
        --Ne me dis pas cela, ami. Je ne serai jamais comme celle de la-bas.»
        Et elle designait du geste la Corilla, qui chantait de l'autre cote de la
        toile de fond, sur la scene.

«Ne le prends pas en mauvaise part, repartit Joseph; je veux, dire que le
        dieu de l'inspiration t'a vaincue. En vain ta raison froide, ton austere
        philosophie et le souvenir de Riesenburg ont lutte contre l'esprit de
        Python. Le voila qui te remplit et te deborde. Avoue que tu etouffes de
        plaisir: je sens ton bras trembler contre le mien; ta figure est animee,
        et jamais je ne t'ai vu le regard, que tu as dans ce moment-ci. Non, tu
        n'etais pas plus agitee, pas plus inspiree quand le comte Albert te lisait
        les tragiques grecs!
        --Ah! quel mal tu me fais! s'ecria Consuelo en palissant tout a coup et
        en retirant son bras de celui de Joseph. Pourquoi prononces-tu ce nom-la
        ici? C'est un nom sacre qui ne devrait pas retentir dans ce temple de la
        folie. C'est un nom terrible qui, comme un coup de tonnerre, fait rentrer
        dans la nuit toutes les illusions et tous les fantomes des songes dores!
        --Eh bien, Consuelo, veux-tu que je te le dise? reprit Haydn apres un
        moment de silence: jamais tu ne pourras te decider a epouser cet homme-la.
        --Tais-toi, tais-toi, je l'ai promis!...
        --Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui.
        Quitter le theatre, toi? renoncer a etre artiste? Il est trop tard d'une
        heure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourment
        de toute ta vie.
        --Tu me fais peur, Beppo! Pourquoi me dis-tu de pareilles choses
        aujourd'hui?
        --Je ne sais, je te les dis comme malgre moi. Ta fievre a passe dans mon
        cerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, ecrire quelque
        chose de sublime. Ce sera quelque platitude: n'importe, je me sens plein
        de genie pour le quart d'heure.
        --Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi! moi! au milieu de cette
        fievre d'orgueil et de joie dont tu parles, j'eprouve une atroce douleur,
        et j'ai a la fois envie de rire et de pleurer.
        --Tu souffres, j'en suis certain; tu dois souffrir. Au moment ou tu sens ta
        puissance eclater, une pensee lugubre te saisit et te glace...
        --Oui, c'est vrai, qu'est-ce que cela veut dire?
        --Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t'es impose comme un devoir
        l'obligation farouche, abominable a Dieu et a toi-meme, de renoncer a
        l'art.
        --Il me semblait hier que non, et aujourd'hui il me semble que oui.
        C'est que j'ai mal aux nerfs, c'est que ces agitations sont terribles
        et funestes, je le vois. J'avais toujours nie leur entrainement et leur
        puissance. J'avais toujours aborde la scene avec calme, avec une attention
        consciencieuse et modeste. Aujourd'hui je ne me possede plus, et s'il me
        fallait entrer en representation en cet instant, il me semble que je ferais
        des folies sublimes ou des extravagances miserables. Les renes de ma
        volonte m'echappent; j'espere que demain je ne serai pas ainsi, car cette
        emotion tient a la fois du delire et de l'agonie.
        --Pauvre amie! je crains qu'il n'en soit toujours ainsi desormais, ou
        plutot je l'espere; car tu ne seras vraiment puissante que dans le feu de
        cette emotion. J'ai oui dire a tous les musiciens, a tous les acteurs
        que j'ai abordes, que, sans ce delire ou sans ce trouble, ils ne pouvaient
        rien; et qu'au lieu de se calmer avec l'age et l'habitude, ils devenaient
        toujours plus impressionnables a chaque etreinte de leur demon.
        --Ceci est un grand mystere, dit Consuelo en soupirant. Il ne me semble pas
        que la vanite, la jalousie des autres, le lache besoin du triomphe, aient
        pu s'emparer de moi si soudainement et bouleverser mon etre du jour au
        lendemain. Non! je t'assure qu'en chantant cette priere de Zenobie et ce
        duo avec Tiridate, ou la passion et la vigueur de Caffariello m'emportaient
        comme un tourbillon d'orage, je ne songeais ni au public, ni a mes rivales,
        ni a moi-meme. J'etais Zenobie; je pensais aux dieux immortels de l'olympe
        avec une ardeur toute chretienne, et je brulais d'amour pour ce bon
        Caffariello, qu'apres la ritournelle je ne puis pas regarder sans rire:
        Tout cela est etrange, et je commence a croire que, l'art dramatique etant
        un mensonge perpetuel, Dieu nous punit en nous frappant de la folie d'y
        croire nous-memes et de prendre au serieux ce que nous faisons pour
        produire l'illusion chez les autres. Non! il n'est pas permis a l'homme
        d'abuser de toutes les passions et de toutes les emotions de la vie reelle
        pour s'en faire un jeu. Il veut que nous gardions notre ame saine et
        puissante pour des affections vraies, pour des actions utiles, et quand
        nous faussons ses vues, il nous chatie et nous rend insenses.
        --Dieu! Dieu! la volonte de Dieu! voila ou git le mystere, Consuelo!
        Qui peut penetrer les desseins de Dieu envers nous? Nous donnerait-il,
        des le berceau, ces instincts, ces besoins d'un certain art, que nous ne
        pouvons jamais etouffer, s'il proscrivait l'usage que nous sommes appeles
        a en faire? Pourquoi, des mon enfance, n'aimais-je pas les jeux de mes
        petits camarades? pourquoi, des que j'ai ete livre a moi-meme, ai-je
        travaille a la musique avec un acharnement dont rien ne pouvait me
        distraire, et une assiduite qui eut tue tout autre enfant de mon age?
        Le repos me fatiguait, le travail me donnait la vie. Il en etait ainsi de
        toi, Consuelo. Tu me l'as dit cent fois, et quand l'un de nous racontait sa
        vie a l'autre, celui-ci croyait entendre la sienne propre. Va, la main de
        Dieu est dans tout, et toute puissance, toute inclination est son ouvrage,
        quand meme nous n'en comprenons pas le but. Tu es nee artiste, donc il faut
        que tu le sois, et quiconque t'empechera de l'etre te donnera la mort ou
        une vie pire que la tombe.
        --Ah! Beppo, s'ecria Consuelo consternee et presque egaree, si tu etais
        veritablement mon ami, je sais bien ce que tu ferais.
        --Eh! quoi donc, chere Consuelo? Ma vie ne t'appartient-elle pas?
        --Tu me tuerais demain au moment ou l'on baissera la toile, apres que
        j'aurai ete vraiment artiste, vraiment inspiree, pour la premiere et la
        derniere fois de ma vie.
        --Ah! dit Joseph avec une gaite triste, j'aimerais mieux tuer ton comte
        Albert ou moi-meme.»
        En ce moment, Consuelo leva les yeux vers la coulisse qui s'ouvrit
        vis-a-vis d'elle, et la mesura des yeux avec une preoccupation
        melancolique. L'interieur d'un grand theatre, vu au jour, est quelque chose
        de si different de ce qu'il nous apparait de la salle, aux lumieres, qu'il
        est impossible de s'en faire une idee quand on ne l'a pas contemple ainsi.
        Rien de plus triste, de plus sombre et de plus effrayant que cette salle
        plongee dans l'obscurite, dans la solitude, dans le silence. Si quelque
        figure humaine venait a se montrer distinctement dans ces loges fermees
        comme des tombeaux, elle semblerait un spectre, et ferait reculer d'effroi
        le plus intrepide comedien. La lumiere rare et terne qui tombe de plusieurs
        lucarnes situees dans les combles sur le fond de la scene, rampe en
        biais sur des echafaudages, sur des haillons grisatres, sur des planches
        poudreuses. Sur la scene, l'oeil, prive du prestige de la perspective,
        s'etonne de cette etroite enceinte ou tant de personnes et de passions
        doivent agir, en simulant des mouvements majestueux, des masses imposantes,
        des elans indomptables, qui sembleront tels aux spectateurs, et qui sont
        etudies, mesures a une ligne pres, pour ne point s'embarrasser et se
        confondre, ou se briser contre les decors. Mais si la scene se montre
        petite et mesquine, en revanche, la hauteur du vaisseau destine a
        loger tant de decorations et a faire mouvoir tant de machines parait
        immense, degage de toutes ces toiles festonnees en nuages, en corniches
        d'architecture ou en rameaux verdoyants qui la coupent dans une certaine
        proportion pour l'oeil du spectateur. Dans sa disproportion reelle, cette
        elevation a quelque chose d'austere, et, si en regardant la scene, on se
        croit dans un cachot, en regardant les combles, on se croirait dans une
        eglise gothique, mais dans une eglise ruinee ou inachevee; car tout ce qui
        est la est blafard, informe, fantasque, incoherent. Des echelles suspendues
        sans symetrie pour les besoins du machiniste, coupees comme au hasard
        et lancees sans motif apparent vers d'autres echelles qu'on ne distingue
        point dans la confusion de ces details incolores; des amas, de planches
        bizarrement tailladees, decors vus a l'envers et dont le dessin n'offre
        aucun sens a l'esprit; des cordes entremelees comme des hieroglyphes; des
        debris sans nom, des poulies et des rouages qui semblent prepares pour des
        supplices inconnus, tout cela ressemble a ces reves que nous faisons a
        l'approche du reveil, et ou nous voyons, des choses incomprehensibles,
        en faisant de vains efforts pour savoir ou nous sommes. Tout est vague,
        tout flotte, tout semble pret a se disloquer. On voit un homme qui
        travaille tranquillement sur ces solives, et qui semble porte par des
        toiles d'araignee; il peut vous paraitre un marin grimpant aux cordages
        d'un vaisseau, aussi bien qu'un rat gigantesque sciant et rongeant les
        charpentes vermoulues. On entend des paroles qui viennent on ne sait d'ou.
        Elles se prononcent a quatre-vingts pieds au-dessus de vous, et la
        sonorite bizarre des echos accroupis dans tous les coins du dome
        fantastique vous les apporte a l'oreille, distinctes ou confuses, selon
        que vous faites un pas en avant ou de cote, qui change l'effet acoustique.
        Un bruit epouvantable ebranle les echafauds et se repete en sifflements
        prolonges. Est-ce donc la voute qui s'ecroule? Est-ce un de ces freles
        balcons qui craque et tombe, entrainant de pauvres ouvriers sous ses
        ruines? Non, c'est un pompier qui eternue, ou c'est un chat qui s'elance
        a la poursuite de son gibier, a travers les precipices de ce labyrinthe
        suspendu. Avant que vous soyez habitue a tous ces objets et a tous ces
        bruits, vous avez peur; vous ne savez de quoi il s'agit, et contre quelles
        apparitions inouies il faut vous armer de sang-froid. Vous ne comprenez
        rien, et ce que l'on ne distingue pas par la vue ou par la pensee, ce qui
        est incertain et inconnu alarme toujours la logique de la sensation. Tout
        ce qu'on peut se figurer de plus raisonnable, quand on penetre pour la
        premiere fois dans un pareil chaos, c'est qu'on va assister a quelque
        sabbat insense dans le laboratoire d'une mysterieuse alchimie[1].

[Note 1: Et cependant, comme tout a sa beaute pour l'oeil qui sait voir,
        ces limbes theatrales ont une beaute bien plus emouvante pour l'imagination
        que tous les pretendus prestiges de la scene eclairee et ordonnee a l'heure
        du spectacle. Je me suis demande souvent en quoi consistait cette beaute,
        et comment il me serait possible de la decrire, si je voulais en faire
        passer le secret dans l'ame d'un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes,
        sans ordre et sans clarte, les objets exterieurs peuvent-ils, me dira-t-on,
        revetir un aspect qui parle aux yeux et a l'esprit? Un peintre seul pourra
        me repondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le Philosophe en
        meditation de Rembrandt: cette grande chambre perdue dans l'ombre,
        ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vagues
        qui s'allument et s'eteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plans
        du tableau; toute cette scene indecise et nette en meme temps, cette
        couleur puissante repandue sur un sujet qui, en somme, n'est peint qu'avec
        du brun clair et du brun sombre; cette magie du clair-obscur, ce jeu de
        la lumiere menagee sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise,
        sur une cruche, sur un vase de cuivre; et voila que ces objets, qui ne
        meritent pas d'etre regardes, et encore moins d'etre peints, deviennent si
        interessants, si beaux a leur maniere, que vous ne pouvez pas en detacher
        vos yeux. Ils ont recu la vie, ils existent et sont dignes d'exister,
        parce que l'artiste les a touches de sa baguette, parce qu'il y a fixe une
        parcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su etendre un voile
        transparent, mysterieux, l'air que nous voyons, que nous respirons, et
        dans lequel nous croyons entrer en nous enfoncant par l'imagination dans
        la profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la realite un
        de ses tableaux, fut-il compose d'objets plus meprisables encore, d'als
        brises, de haillons fletris, de murailles enfumees; si une pale lumiere y
        jette son prestige avec precaution, si le clair-obscur y deploie cet art
        essentiel qui est dans l'effet, dans la rencontre, dans l'harmonie de
        toutes les choses existantes sans que l'homme ait besoin de l'y mettre,
        l'homme sait l'y trouver, et il le goute, il l'admire, il en jouit comme
        d'une conquete qu'il vient de faire.
        Il est a peu pres impossible d'expliquer avec des paroles ces mysteres
        que le coup de pinceau d'un grand maitre, traduit intelligiblement a tous
        les yeux. En voyant les interieurs de Rembrandt, de Teniers, de Gerard
        Dow, l'oeil le plus vulgaire se rappellera la realite qui pourtant ne
        l'avait jamais frappe poetiquement. Pour voir poetiquement cette realite et
        en faire, par la pensee, un tableau de Rembrandt, il ne faut qu'etre doue
        du sens pittoresque commun a beaucoup d'organisations. Mais pour decrire
        et faire passer ce tableau, par le discours, dans l'esprit d'autrui, il
        faudrait une puissance si ingenieuse, qu'en l'essayant, je declare que je
        cede a une fantaisie sans aucun espoir de reussite. Le genie doue de
        cette puissance, et qui l'exprime en vers (chose bien plus prodigieuse a
        tenter!) n'a pas toujours reussi. Et cependant je doute que dans notre
        siecle aucun artiste litteraire puisse approcher des resultats qu'il a
        obtenus en ce genre. Relisez une piece de vers qui s'appelle les Puits de
        l'Inde ; ce sera un chef-d'oeuvre, ou une orgie d'imagination, selon que
        vous aurez on non des facultes sympathiques a celles du poete. Quant a moi,
        j'avoue que j'en ai ete horriblement choque a la lecture. Je ne pouvais
        approuver ce desordre et cette debauche de description. Puis, quand
        j'eus ferme le livre, je ne pouvais plus voir autre chose dans mon cerveau
        que ces puits, ces souterrains, ces escaliers, ces gouffres par ou le
        poete m'avait fait passer. Je les voyais en reve, je les voyais tout
        eveille. Je n'en pouvais plus sortir, j'y etais enterre vivant. J'etais
        subjugue, et je ne voulus pas relire ce morceau, de crainte de trouver
        qu'un si grand peintre, comme un si grand poete, n'etait pas un ecrivain
        sans defaut. Cependant je retins par coeur pendant longtemps les huit
        derniers vers, qui, dans tous les temps et pour tous les gouts, seront un
        trait profond, sublime, et sans reproche, qu'on l'entende avec le coeur,
        avec l'oreille ou l'esprit.]
        Consuelo laissait donc errer ses yeux distraits sur cet edifice singulier,
        et la poesie de ce desordre se revelait a elle pour la premiere fois.
        A chaque extremite du couloir forme par les deux toiles de fond s'ouvrait
        une coulisse noire et profonde ou quelques figures passaient de temps en
        temps comme des ombres. Tout a coup elle vit une de ces figures s'arreter
        comme pour l'attendre, et elle crut voir un geste qui l'appelait.

« Est-ce le Porpora? demanda-t-elle a Joseph.
        --Non; dit-il, mais c'est sans doute quelqu'un qui vient d'avertir qu'on va
        repeter le troisieme acte. »
        Consuelo doubla le pas, en se dirigeant vers ce personnage, dont elle
        ne pouvait distinguer les traits, parce qu'il avait recule jusqu'a la
        muraille. Mais lorsqu'elle fut a trois pas de lui, et au moment de
        l'interroger, il glissa rapidement derriere les coulisses suivantes, et
        gagna le fond de la scene en passant derriere toutes les toiles.

«Voila quelqu'un qui avait l'air de nous epier, dit Joseph.
        --Et qui a l'air de se sauver, ajouta Consuelo, frappee de l'empressement
        avec lequel il s'etait derobe a ses regards. Je ne sais pourquoi il m'a
        fait peur.»
        Elle rentra sur la scene et repeta son dernier acte, vers la fin duquel
        elle ressentit encore les mouvements d'enthousiasme qui l'avaient
        transportee. Quand elle voulut remettre son mantelet pour se retirer, elle
        le chercha, eblouie par une clarte subite: on venait d'ouvrir une lucarne
        au-dessus de sa tete, et le rayon du soleil couchant tombait obliquement
        devant elle. Le contraste de cette brusque lumiere avec l'obscurite des
        objets environnants egara un instant sa vue; et elle fit deux ou trois pas
        au hasard, lorsque tout a coup elle se trouva aupres du meme personnage
        en manteau noir, qui l'avait inquietee dans la coulisse. Elle le voyait
        confusement, et cependant il lui sembla le reconnaitre. Elle fit un cri, et
        s'elanca vers lui; mais il avait deja disparu, et ce fut en vain qu'elle
        le chercha des yeux.

«Qu'as-tu? lui dit Joseph en lui presentant son mantelet; t'es-tu heurtee
        contre quelque decor? t'es-tu blessee?
        --Non, dit-elle, mais j'ai vu le comte Albert.
        --Le comte Albert ici? en es-tu sure? est-ce possible!
        --C'est possible, c'est certain,» dit Consuelo en l'entrainant.
        Et elle se mit a parcourir les coulisses, en courant et en penetrant dans
        tous les coins. Joseph l'aidait a cette recherche, persuade cependant
        qu'elle s'etait trompee, tandis que le Porpora l'appelait avec impatience
        pour la ramener au logis. Consuelo ne trouva personne qui lui rappelat le
        moindre trait d'Albert; et lorsque, forcee de sortir avec son maitre, elle
        vit passer toutes les personnes qui avaient ete sur la scene en meme temps
        qu'elle, elle remarqua plusieurs manteaux assez semblables a celui qui
        l'avait frappee.

«C'est egal, dit-elle tout bas a Joseph, qui lui en faisait l'observation,
        je l'ai vu; il etait la!
        --C'est une hallucination que tu as eue, reprit Joseph. Si c'eut ete
        vraiment le comte Albert, il t'aurait parle; et tu dis que deux fois il a
        fui a ton approche.
        --Je ne dis pas que ce soit lui reellement; mais je l'ai vu, et comme tu
        le dis, Joseph, je crois maintenant que c'est une vision. Il faut qu'il
        lui soit arrive quelque malheur. Oh! j'ai envie de partir tout de suite,
        de m'enfuir en Boheme. Je suis sure qu'il est en danger, qu'il m'appelle,
        qu'il m'attend.
        --Je vois qu'il t'a, entre autres mauvais offices, communique sa folie,
        ma pauvre Consuelo. L'exaltation que tu as eue en chantant t'a disposee a
        ces reveries. Reviens a toi, je t'en conjure, et sois certaine que si le
        comte Albert est a Vienne, tu le verras bien vivant accourir chez toi avant
        la fin de la journee.»
        Cette esperance ranima Consuelo. Elle doubla le pas avec Beppo, laissant
        derriere elle le vieux Porpora, qui ne trouva pas mauvais cette fois
        qu'elle l'oubliat dans la chaleur de son entretien avec ce jeune homme.
        Mais Consuelo, ne pensait pas plus a Joseph qu'au maestro. Elle courut,
        elle arriva tout essoufflee, monta a son appartement, et n'y trouva
        personne. Joseph s'informa aupres des domestiques si quelqu'un l'avait
        demandee pendant son absence. Personne n'etait venu, personne ne vint.
        Consuelo attendit en vain toute la journee. Le soir et assez avant dans
        la nuit, elle regarda par la fenetre tous les passants attardes qui
        traversaient la rue. Il lui semblait toujours voir quelqu'un se diriger
        vers sa porte et s'arreter. Mais ce quelqu'un passait outre, l'un en
        chantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils se
        perdaient dans les tenebres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait un
        reve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvant
        dissipee, elle avoua a Joseph qu'elle n'avait reellement distingue aucun
        des traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupe
        et la pose de son manteau, un teint pale, quelque chose de noir au bas
        du visage, qui pouvait etre une barbe ou l'ombrage du chapeau fortement
        dessinee par la lumiere bizarre du theatre, ces vagues ressemblances,
        rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuader
        qu'elle voyait Albert.

«Si un homme tel que tu me l'as si souvent depeint s'etait trouve sur le
        theatre, lui dit Joseph, il y avait la assez de monde circulant de tous
        cotes pour que sa mise negligee, sa longue barbe et ses cheveux noirs
        eussent attire les remarques. Or, j'ai interroge de tous cotes, et,
        jusqu'aux portiers du theatre, qui ne laissent penetrer personne dans
        l'interieur sans le reconnaitre ou voir son autorisation, et qui que ce
        soit n'avait vu un homme etranger au theatre ce jour-la.
        --Allons, il est certain que je l'ai reve. J'etais emue, hors de moi. J'ai
        pense a Albert, son image a passe dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouve
        la devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tete est donc devenue bien
        faible? Il est certain que j'ai crie du fond du coeur, et qu'il s'est passe
        en moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.
        --N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimeres.
        Repasse ton role, et songe a ce soir.»
        XCVI.
        Dans la journee, Consuelo vit de ses fenetres une troupe fort etrange
        defiler vers la place. C'etaient des hommes trapus, robustes et hales,
        avec de longues moustaches, les jambes nues chaussees de courroies
        entre-croisees comme des cothurnes antiques, la tete couverte de bonnets
        pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou
        decouvert, la main armee d'une longue carabine albanaise, et le tout
        rehausse d'un grand manteau rouge.

«Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui etait venu lui
        rendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.
        --Regardez bien ces hommes-la, lui repondit le chanoine; car nous ne les
        reverrons pas de longtemps, s'il plait a Dieu de maintenir le regne de
        Marie-Therese. Voyez comme le peuple les examine avec curiosite, quoique
        avec une sorte de degout et de frayeur! Vienne les a vus accourir dans
        ses jours d'angoisse et de detresse, et alors elle les a accueillis plus
        joyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternee qu'elle
        est de leur devoir son salut!
        --Sont-ce la ces brigands esclavons dont on m'a tant parle en Boheme et
        qui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.
        --Oui, ce sont eux, repliqua le chanoine; ce sont les debris de ces hordes
        de serfs et de bandits croates que le fameux baron Francois de Trenck,
        cousin germain de votre ami le baron Frederic de Trenck, avait affranchis
        ou asservis avec une hardiesse et une habilete incroyables, pour en faire
        presque des troupes regulieres au service de Marie-Therese. Tenez, le
        voila, ce heros effroyable, ce Trenck a la gueule brulee, comme l'appellent
        nos soldats; ce partisan fameux, le plus ruse, le plus intrepide, le plus
        necessaire des tristes et belliqueuses annees qui viennent de s'ecouler:
        le plus grand hableur et le plus grand pillard de son siecle, a coup sur;
        mais aussi l'homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plus
        fabuleusement temeraire des temps modernes. C'est lui; c'est Trenck le
        pandoure, avec ses loups affames, meute sanguinaire dont il est le sauvage
        pasteur.»
        Francois de Trenck etait plus grand encore que son cousin de Prusse.
        Il avait pres de six pieds. Son manteau ecarlate, attache a son cou par
        une agrafe de rubis, s'entr'ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir tout
        un musee d'artillerie turque, chamarree de pierreries, dont sa ceinture
        etait l'arsenal. Pistolets, sabres recourbes et coutelas, rien ne manquait
        pour lui donner l'apparence du plus expeditif et du plus determine tueur
        d'hommes. En guise d'aigrette, il portait a son bonnet le simulacre d'une
        petite faux a quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspect
        etait horrible. L'explosion d'un baril de poudre[1] en le defigurant, avait
        acheve de lui donner l'air diabolique. «On ne pouvait le regarder sans
        fremir,» disent tous les memoires du temps.

[Note 1: Etant descendu dans une cave au pillage d'une ville de la Boheme
        et dans l'esperance de decouvrir le premier des tonnes d'or dont on lui
        avait signale l'existence, il avait approche precipitamment une lumiere
        d'un de ces tonneaux precieux; mais c'etait de la poudre qu'il contenait.
        L'explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voute, et on
        l'avait retire des decombres, mourant, le corps sillonne d'enormes
        brulures, le visage couvert de plaies profondes et indelebiles.]

«C'est donc la ce monstre, cet ennemi de l'humanite! dit Consuelo en
        detournant les yeux avec horreur. La Boheme se rappellera longtemps son
        passage; les villes brulees, saccagees, les vieillards et les enfants mis
        en pieces, les femmes outragees, les campagnes epuisees de contributions,
        les moissons devastees, les troupeaux detruits quand on ne pouvait les
        enlever, partout la ruine, la desolation, le meurtre et l'incendie. Pauvre
        Boheme! rendez-vous eternel de toutes les luttes, theatre de toutes les
        tragedies!
        --Oui, pauvre Boheme! victime de toutes les fureurs, arene de tous les
        combats, reprit le chanoine; Francois de Trenck y a renouvele les farouches
        exces du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n'a jamais fait
        quartier; et la terreur de son nom etait si grande, que ses avant-gardes
        ont enleve des villes d'assaut, lorsqu'il etait encore a quatre milles de
        distance, aux prises avec d'autres ennemis. C'est de lui qu'on peut dire,
        comme d'Attila, que l'herbe ne repousse jamais la ou son cheval a passe.
        C'est lui que les vaincus maudiront jusqu'a la quatrieme generation.»
        Francois de Trenck se perdit dans l'eloignement; mais pendant longtemps
        Consuelo et le chanoine virent defiler ses magnifiques chevaux richement
        caparaconnes, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.

«Ce que vous voyez n'est qu'un faible echantillon de ses richesses, dit
        le chanoine. Des mulets et des chariots charges d'armes, de tableaux, de
        pierreries, de lingots d'or et d'argent, couvrent incessamment les routes
        qui conduisent a ses terres d'Esclavonie. C'est la qu'il enfouit des
        tresors qui pourraient fournir la rancon de trois rois. Il mange dans
        la vaisselle d'or qu'il a enlevee au roi de Prusse a Sorow, alors qu'il
        a failli enlever le roi de Prusse lui-meme. Les uns disent qu'il l'a
        manque d'un quart d'heure; les autres pretendent qu'il l'a tenu prisonnier
        dans ses mains et qu'il lui a cherement vendu sa liberte. Patience!
        Trenck le pandoure ne jouira peut-etre pas longtemps de tant de gloire
        et de richesses. On dit qu'un proces criminel le menace, que les plus
        epouvantables accusations pesent sur sa tete, que l'imperatrice en a
        grand peur; enfin que ceux de ses Croates qui n'ont pas pris, selon leur
        coutume, leur conge sous leur bonnet, vont etre incorpores dans les troupes
        regulieres et tenus en bride a la maniere prussienne. Quant a lui... j'ai
        mauvaise idee des compliments et des recompenses qui l'attendent a la cour!
        --Ils ont sauve la couronne d'Autriche, a ce qu'on dit!
        --Cela est certain. Depuis les frontieres de la Turquie jusqu'a celles
        de la France, ils ont seme l'epouvante et emporte les places les mieux
        defendues, les batailles les plus desesperees. Toujours les premiers a
        l'attaque d'un front d'armee, a la tete d'un pont, a la breche d'un fort;
        ils ont force nos plus grands generaux a l'admiration, et nos ennemis a la
        fuite. Les Francais ont partout recule devant eux, et le grand Frederic
        a pali, dit-on, comme un simple mortel, a leur cri de guerre. Il n'est
        point de fleuve rapide, de foret inextricable, de marais vaseux, de roche
        escarpee, de grele de balles et de torrents de flammes qu'ils n'aient
        franchis, a toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureuses
        saisons. Oui; certes, ils ont sauve la couronne de Marie-Therese plus que
        la vieille tactique militaire de tous nos generaux et toutes les ruses de
        nos diplomates.
        --En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifies!
        --Peut-etre qu'ils seront trop punis, au contraire.
        --On ne se defait pas de gens qui ont rendu de pareils services!
        --Pardon, dit le chanoine malignement: quand on n'a plus besoin d'eux...
        --Mais ne leur a-t-on pas permis tous les exces qu'ils ont commis sur les
        terres de l'Empire et sur celles des allies?
        --Sans doute; on leur a tout permis, puisqu'ils etaient necessaires!
        --Et maintenant?
        --Et maintenant qu'ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu'on leur
        avait permis.
        --Et la grande ame de Marie-Therese?
        --Ils ont profane des eglises!
        --J'entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.
        --Chut! cela se dit tout bas, reprit-il.
        --As-tu vu les pandoures? s'ecria Joseph en entrant tout essouffle.
        --Avec peu de plaisir, repondit Consuelo.
        --Eh bien, ne les as-tu pas reconnus?
        --C'est la premiere fois que je les vois.
        --Non pas, Consuelo, ce n'est pas la premiere fois que ces figures-la
        frappent tes regards. Mous en avons rencontre dans le Boehmer-Wald.
        --Grace a Dieu, aucun a ma souvenance.
        --Tu as donc oublie un chalet ou nous avons passe la nuit sur la fougere,
        et ou nous nous sommes apercus tout d'un coup que dix ou douze hommes
        dormaient la autour de nous?».
        Consuelo se rappela l'aventure du chalet et la rencontre de ces farouches
        personnages qu'elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers.
        D'autres emotions, qu'elle n'avait ni partagees ni devinees, gravaient
        dans la memoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.

«Eh bien, lui dit-il, ces pretendus contrebandiers qui ne s'apercurent pas
        de notre presence a cote d'eux et qui sortirent du chalet avant le jour,
        portant des sacs et de lourds paquets, c'etaient des pandoures: c'etaient
        les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir
        passer, et la Providence nous avait soustraits, a notre insu, a la plus
        funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.
        --Sans aucun doute, dit le chanoine, a qui tous les details de ce voyage
        avaient ete souvent racontes par Joseph; ces honnetes gens s'etaient
        licencies de leur propre gre, comme c'est leur coutume quand ils ont les
        poches pleines, et ils gagnaient la frontiere pour revenir dans leur pays
        par un long circuit, plutot que de passer avec leur butin sur les terres
        de l'Empire, ou ils craignent toujours d'avoir a rendre des comptes. Mais
        soyez surs qu'ils n'y seront pas arrives sans encombre. Ils se volent et
        s'assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c'est le plus
        fort qui regagne ses forets et ses cavernes, charge de la part de ses
        compagnons.
        L'heure de la representation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des
        pandoures de Trenck, et elle se rendit au theatre. Elle n'y avait point de
        loge pour s'habiller; jusque-la madame Tesi lui avait prete la sienne.
        Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucee de ses succes, et deja son
        ennemie juree, avait emporte la clef, et la prima donna de la soiree se
        trouva fort embarrassee de savoir ou se refugier. Ces petites perfidies
        sont usitees au theatre. Elles irritent et inquietent la rivale dont on
        veut paralyser les moyens. Elle perd du temps a demander une loge, elle
        craint de n'en point trouver. L'heure s'avance; ses camarades lui disent
        en passant: «Eh quoi! pas encore habillee? on va commencer.» Enfin, apres
        bien des demandes et bien des pas, a force de colere et de menaces, elle
        reussit a se faire ouvrir une loge ou elle ne trouve rien de ce qui lui est
        necessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnees, le costume n'est
        pas pret ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que
        la victime devouee a ce petit supplice. La cloche sonne, l'avertisseur
        (le buttafuori ) crie de sa voix glapissante dans les corridors: Signore
        e signori, si va cominciar! mots terribles que la debutante n'entend pas
        sans un froid mortel; elle n'est pas prete; elle se hate, elle brise ses
        lacets, elle dechire ses manches; elle met son manteau de travers, et son
        diademe va tomber au premier pas qu'elle fera sur la scene. Palpitante,
        indignee, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraitre avec un
        sourire celeste sur le visage; il faut deployer une voix pure, fraiche
        et sure d'elle-meme, lorsque la gorge est serree et le coeur pret a se
        briser... Oh! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scene au
        moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d'epines.
        Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui
        prenant la main:

«Viens dans ma loge; la Tesi s'est flattee de te jouer le meme tour qu'elle
        me jouait dans les commencements. Mais je viendrai a ton secours, ne fut-ce
        que pour la faire enrager! c'est a charge de revanche, au moins! Au train
        dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi,
        partout ou j'aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute
        alors la maniere dont je me conduis ici avec toi: tu ne te rappelleras
        que le mal que je t'ai fait.
        --Le mal que vous m'avez fait, Corilla? dit Consuelo en entrant dans la
        loge de sa rivale et en commencant sa toilette derriere un paravent, tandis
        que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux
        cantatrices, qui pouvaient s'entretenir en venitien sans etre entendues.
        Vraiment je ne sais quel mal vous m'avez, fait; je ne m'en souviens plus.
        --La preuve que tu me gardes rancune, c'est que tu me dis vous , comme si
        tu etais une duchesse et comme si tu me meprisais.
        --Eh bien, je ne me souviens pas que tu m'aies fait du mal, reprit Consuelo
        surmontant la repugnance qu'elle eprouvait a traiter familierement une
        femme a qui elle ressemblait si peu.
        --Est-ce vrai ce que tu dis la? repartit l'autre. As-tu oublie a ce point
        le pauvre Zoto?
        --J'etais libre et maitresse de l'oublier, je l'ai fait,» reprit Consuelo
        en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberte
        d'esprit que donne l'entrain du metier a certains moments: et elle fit
        une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.
        La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de meme, puis elle
        s'interrompit pour dire a sa soubrette:

«Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous
        habiller une poupee de Nuremberg? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte,
        elles ne savent pas ce que c'est que des epaules. Elles nous rendraient
        carrees comme leurs douairieres, si on se laissait faire. Porporina, ne te
        laisse pas empaqueter jusqu'aux oreilles comme la derniere fois: c'etait
        absurde.
        --Ah! pour cela, ma chere, c'est la consigne imperiale. Ces dames le
        savent, et je ne tiens pas a me revolter pour si peu de chose.
        --Peu de chose! nos epaules, peu de chose.
        --Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l'univers;
        mais moi...
        --Hypocrite! dit Corilla en soupirant; tu as dix ans de moins que moi, et
        mes epaules ne se soutiendront bientot plus que par leur reputation.
        --C'est toi qui es hypocrite,» reprit Consuelo, horriblement ennuyee de
        ce genre de conversation; et pour l'interrompre, elle se mit, tout en se
        coiffant, a faire des gammes et des traits.

«Tais-toi, lui dit tout a coup Corilla, qui l'ecoutait malgre elle; tu
        m'enfonces mille poignards dans le gosier... Ah! je te cederais de bon
        coeur tous mes amants, je serais bien sure d'en trouver d'autres; mais ta
        voix et ta methode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car
        j'ai envie de t'etrangler.»
        Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu'a demi, et que ces
        flatteries railleuses cachaient une souffrance reelle, se le tint pour dit;
        mais au bout d'un instant, celle-ci reprit:

«Comment fais-tu ce trait-la?
        --Veux-tu le faire? je te le cede, repondit Consuelo en riant, avec sa
        bonhomie admirable. Tiens, je vais te l'apprendre. Mets le des ce soir dans
        quelque endroit de ton role. Moi, j'en trouverai un autre.
        --C'en sera un autre encore plus fort. Je n'y gagnerai rien.
        --Eh bien, je ne le ferai cas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie
        pas de ces choses-la, et ce sera un reproche de moins qu'il me fera ce
        soir. Tiens, voila mon trait.»
        Et tirant de sa poche une ligne de musique ecrite sur un petit bout de
        papier plie, elle le passa par-dessus le paravent a Corilla, qui se mit a
        l'etudier aussitot. Consuelo l'aida, le lui chanta plusieurs fois et finit
        par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.
        Mais avant que Consuelo eut passe sa robe, la Corilla ecarta impetueusement
        le paravent et vint l'embrasser pour la remercier du sacrifice de son
        trait. Ce n'etait pas un mouvement de reconnaissance bien sincere qui la
        poussait a cette demonstration. Il s'y melait un perfide desir de voir la
        taille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelque
        imperfection. Mais Consuelo n'avait pas de corset. Sa ceinture, deliee
        comme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n'empruntaient pas les
        secours de l'art. Elle penetra l'intention de Corilla et sourit.

«Tu peux examiner ma personne et penetrer mon coeur, pensa-t-elle, tu n'y
        trouveras rien de faux.
        --Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgre elle son air hostile
        et sa voix apre, tu n'aimes donc plus du tout Anzoleto?
        --Plus du tout, repondit Consuelo en riant.
        --Et lui, il t'a beaucoup aimee?
        --Pas du tout, reprit Consuelo avec la meme assurance et le meme
        detachement bien senti et bien sincere.
        --C'est bien ce qu'il me disait!» s'ecria la Corilla en attachant sur
        elle ses yeux bleus, clairs et ardents, esperant surprendre un regret et
        reveiller une blessure dans le passe de sa rivale.
        Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des ames
        franches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Elle
        sentit le coup et y resista tranquillement. Elle n'aimait plus Anzoleto,
        elle ne connaissait pas la souffrance de l'amour-propre: elle laissa donc
        ce triomphe a la vanite de Corilla.

«Il te disait la verite, reprit-elle; il ne m'aimait pas.
        --Mais toi, tu ne l'as donc jamais aime?» dit l'autre, plus etonnee que
        satisfaite de cette concession.
        Consuelo sentit qu'elle ne devait pas etre franche a demi. Corilla voulait
        l'emporter, il fallait la satisfaire.

«Moi, repondit-elle, je l'ai beaucoup aime.
        --Et tu l'avoues ainsi? tu n'as donc pas de fierte, pauvre fille?
        --J'en ai eu assez pour me guerir.
        --C'est-a-dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec un
        autre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut etre avec ce petit Haydn,
        qui n'a ni sou ni maille!
        --Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolee avec personne
        de la maniere dont tu l'entends.
        --Ah! je sais! j'oubliais que tu as la pretention... Ne dis donc pas de
        ces choses-la ici, ma chere; tu te feras tourner en ridicule.
        --Aussi je ne les dirai pas sans qu'on m'interroge, et je ne me laisserai
        pas interroger par tout le monde. C'est une liberte que je t'ai laisse
        prendre, Corilla; c'est a toi de n'en pas abuser, si tu n'es pas mon
        ennemie.
        --Vous etes une masque! s'ecria la Corilla. Vous avez de l'esprit, quoique
        vous fassiez l'ingenue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vous
        croire aussi pure que je l'etais a douze ans. Pourtant cela est impossible.
        Ah! que tu es habile, Zingarella! Tu feras croire aux hommes tout ce que
        tu voudras.
        --Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de
        s'interesser assez a mes affaires pour m'interroger.
        --Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et ne
        les ont pas plus tot arrachees, qu'ils nous humilient de leurs reproches.
        Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer
        de passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiras
        librement sans tromper personne. A visage decouvert, on trouve plus
        d'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de
        courage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu ne
        te soucies d'etre aimee de personne, car on ne goute ces dangereuses
        douceurs de l'amour qu'a force de precautions et de mensonges. Je t'admire,
        Zingarella! oui, je me sens frappee de respect en te voyant, si jeune,
        triompher de l'amour; car la chose la plus funeste a notre repos, a notre
        voix, a la duree de notre beaute, a notre fortune, a nos succes, c'est bien
        l'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par experience. Si j'avais pu
        m'en tenir toujours a la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert;
        je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais,
        vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre creature, je suis nee
        malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai fait
        quelque sottise qui a tout gate, je me suis laisse prendre a quelque folle
        passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais pu
        epouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait et
        je ne pouvais pas le souffrir; j'etais maitresse de son sort. Ce miserable
        Anzoleto m'a plu... j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des
        conseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me preserveras des faiblesses
        de coeur et des coups de tete. Et, pour commencer... il faut que je t'avoue
        que j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur
        baisse singulierement, et qui, avant peu, pourra etre plus dangereux
        qu'utile a la cour; un homme qui est riche a millions, mais qui pourrait
        bien se trouver ruine dans un tour de main. Oui, je veux m'en detacher
        avant qu'il m'entraine dans son precipice... Allons! le diable veut me
        dementir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de la
        jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne
        bouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»
        Consuelo se hata de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin de
        l'avis pour desirer de n'etre pas examinee par les amants de la Corilla.
        Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privee de fraicheur,
        fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans
        attendre la reponse.

«Horrible metier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas seduire par
        les enivrements de la scene; l'interieur de la coulisse est trop immonde.»
        Et elle se cacha dans son coin, humiliee de se trouver en pareille
        compagnie, indignee et consternee de la maniere dont la Corilla l'avait
        comprise, et plongeant pour la premiere fois dans cet abime de corruption
        dont elle n'avait pas encore eu l'idee.
        XCVII.
        En achevant sa toilette a la hate, dans la crainte d'une surprise, elle
        entendit le dialogue suivant en italien:

«Que venez-vous faire ici? Je vous ai defendu d'entrer dans ma loge.
        L'imperatrice nous a interdit, sous les peines les plus severes, d'y
        recevoir d'autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu'il y
        ait necessite urgente pour les affaires du theatre. Voyez a quoi vous
        m'exposez! Je ne concois pas qu'on fasse si mal la police des loges.
        --Il n'y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle.
        Il n'y a que les pleutres qui rencontrent la resistance ou la delation sur
        leur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable,
        je ne reviendrai plus.
        --C'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc!
        Eh bien, vous ne partez pas?
        --Tu as l'air de le desirer de si bonne foi, que je reste pour te faire
        enrager.
        --Je vous avertis que je vais mander ici le regisseur, afin qu'il me
        debarrasse de vous.
        --Qu'il vienne s'il est las de vivre! j'y consens.
        --Mais etes-vous insense? Je vous dis que vous me compromettez, que vous
        me faites manquer au reglement recemment introduit par ordre de Sa Majeste,
        que vous, m'exposez a une forte amende, a un renvoi peut-etre.
        --L'amende, je me charge de la payer a ton directeur en coups de canne.
        Quant a ton renvoi, je ne demande pas mieux; je t'emmene dans mes terres,
        ou nous menerons joyeuse vie.
        --Moi, suivre un brutal tel que vous? jamais! Allons, sortons ensemble
        d'ici, puisque vous vous obstinez a ne pas m'y laisser seule.
        --Seule? seule, ma charmante? C'est ce dont je m'assurerai avant de vous
        quitter. Voila un paravent qui tient bien de la place dans cette petite
        chambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d'un bon
        coup de pied, je vous rendrais service.
        --Arretez! Monsieur, arretez! c'est une dame qui s'habille la. Voulez-vous
        tuer ou blesser une femme, brigand que vous etes!
        --Une femme! Ah! c'est bien different; mais je veux voir si elle n'a pas
        une epee au cote.»
        Le paravent commenca a s'agiter. Consuelo, qui etait habillee entierement,
        jeta son manteau sur ses epaules, et tandis qu'on ouvrait la premiere
        feuille du paravent, elle essaya de pousser la derniere, afin de
        s'esquiver par la porte, qui n'en etait qu'a deux pas. Mais la Corilla,
        qui vit son mouvement, l'arreta en lui disant:

«Reste la, Porporina; s'il ne t'y trouvait pas, il serait capable de croire
        que c'est un homme qui s'enfuit, et il me tuerait.»
        Consuelo, effrayee, prit le parti de se montrer; mais la Corilla qui
        s'etait cramponnee au paravent, entre elle et son amant, l'en empecha
        encore. Peut-etre esperait-elle qu'en excitant sa jalousie, elle allumerait
        en lui assez de passion pour qu'il ne prit pas garde a la grace touchante
        de sa rivale.

« Si c'est une dame qui est-la, dit-il en riant, qu'elle me reponde.
        Madame, etes-vous habillee? peut-on vous presenter ses hommages?
        --Monsieur, repondit Consuelo sur un signe de la Corilla, veuillez garder
        vos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suis
        pas visible.
        --C'est-a-dire que c'est le bon moment pour vous regarder, dit l'amant de
        Corilla en faisant mine de pousser le paravent.
        --Prenez garde a ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire force;
        si, au lieu d'une bergere en deshabille, vous alliez trouver une duegne
        respectable!
        --Diable!... Mais non!, sa voix est trop fraiche pour n'etre pas agee de
        vingt ans tout au plus; et si elle n'etait pas jolie, tu me l'aurais deja
        montree.»
        Le paravent etait tres-eleve, et malgre sa grande taille, l'amant ne
        pouvait regarder par-dessus, a moins de jeter a bas tous les chiffons de
        Corilla qui encombraient les chaises; d'ailleurs depuis qu'il ne pensait
        plus a s'alarmer de la presence d'un homme, le jeu l'amusait.

« Madame, cria-t-il, si vous etes vieille et laide, ne dites rien, et je
        respecte votre asile; mais parbleu, si vous etes jeune et belle, ne vous
        laissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je force
        la consigne.»
        Consuelo ne repondit rien...

«Ah! ma foi! s'ecria le curieux apres un moment d'attente, je n'en serai
        pas dupe! Si vous etiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pas
        justice si tranquillement; c'est parce que vous etes un ange que vous vous
        moquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie; car,
        ou vous etes un prodige de beaute capable d'inspirer des craintes a la
        belle Corilla elle-meme, ou vous etes une personne assez spirituelle pour
        avouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la premiere fois
        de ma vie, une laide femme sans pretentions.»
        Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit plier
        comme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, pretendit qu'il l'avait
        meurtrie, blessee; il n'en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent,
        il montra aux regards de Consuelo l'horrible figure du baron Francois
        de Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avait
        remplace son sauvage costume de guerre; mais a sa taille gigantesque
        et aux larges taches d'un noir rougeatre qui sillonnaient son visage
        basane, il etait difficile de meconnaitre un seul instant l'intrepide et
        impitoyable chef des pandoures.
        Consuelo ne put retenir un cri d'effroi, et retomba sur sa chaise en
        palissant.

« N'ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou en
        terre, et pardonnez-moi une temerite dont il m'est impossible, en vous
        regardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire que
        c'etait par pitie pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sans
        vous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrin
        de penser que je vous fais peur; je suis assez laid, j'en conviens. Mais si
        la guerre a fait d'un assez joli garcon une espece de monstre, soyez sure
        qu'elle ne m'a pas rendu plus mechant pour cela.
        --Plus mechant? cela etait sans doute impossible! repondit Consuelo en lui
        tournant le dos.
        --Oui-da, repondit le baron, vous etes une enfant bien sauvage, et votre
        nourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieilles
        femmes de ce pays-ci n'y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus de
        justice; elles savent que si je suis un peu rude dans mes facons avec les
        ennemis de la patrie, je suis tres-facile a apprivoiser quand elles veulent
        s'en donner la peine.»
        Et, se penchant vers le miroir ou Consuelo feignait de se regarder, il
        attacha sur elle ce regard a la fois voluptueux et feroce dont la Corilla
        avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait se
        debarrasser de lui qu'en l'irritant.

« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vous
        m'inspirez, c'est du degout et de l'aversion. Vous aimez a tuer, et moi je
        ne crains pas la mort; mais je hais les ames sanguinaires, et je connais
        la votre. J'arrive de Boheme, et j'y ai trouve la trace de vos pas.»
        Le baron changea de visage, et dit en haussant les epaules et en se
        tournant vers la Corilla:

« Quelle diablesse est-ce la? La baronne de Lestock, qui m'a tire un coup
        de pistolet a bout portant dans une rencontre, n'etait pas plus enragee
        contre moi! Aurais-je ecrase son amant par megarde en galopant sur quelque
        buisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous.
        Si vous etes d'humeur reveche, je vous salue; aussi bien je merite cela
        pour m'etre laisse distraire un moment de ma divine Corilla.
        --Votre divine Corilla, repondit cette derniere, se soucie fort peu de
        vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le
        directeur va venir faire sa tournee, et a moins que vous ne vouliez faire
        un esclandre...
        --Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public
        de la fraicheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je
        t'attendrai avec ma voiture a la sortie du theatre apres la representation.
        C'est entendu?»
        Il l'embrassa bon gre mal gre devant Consuelo, et se retira.
        Aussitot la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir
        si bien repousse les fadeurs du baron. Consuelo detourna la tete; la belle
        Corilla, toute souillee du baiser de cet homme, lui causait presque le meme
        degout que lui.

« Comment pouvez-vous etre jalouse d'un etre aussi repoussant? lui
        dit-elle.
        --Zingarella, tu ne t'y connais pas, repondit Corilla en souriant.
        Le baron plait a des femmes plus haut placees et soi-disant plus vertueuses
        que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gate par des
        cicatrices, a des agrements auxquels tu ne resisterais pas s'il se mettait
        en tete de te le faire trouver beau.
        --Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me repugne le plus. Son ame
        est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un
        tigre!
        --Et voila ce qui m'a tourne la tete! repondit lestement la Corilla.
        Entendre les fadeurs de tous ces effemines qui vous harcelent, belle
        merveille en verite! Mais enchainer un tigre, dominer un lion des forets,
        le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui
        dont le regard met en fuite des armees entieres, et dont un coup de sabre
        fait voler la tete d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus
        apre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela;
        je l'aimais pour sa mechancete, mais le baron est pire. L'autre etait
        capable de battre sa maitresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! je
        l'aime davantage!
        --Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'une
        profonde pitie.
        --Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus de
        raison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, apres tout,
        que de me le disputer.
        --Sois tranquille! dit Consuelo.
        -- Signora, si va cominciar! cria l'avertisseur a la porte.
        -- Commencez! , cria une voix de stentor a l'etage superieur, occupe par
        les salles des choristes.
        -- Commencez! » repeta une autre voix lugubre et sourde au bas de
        l'escalier qui donnait sur le fond du theatre; et les dernieres syllabes,
        passant comme un echo affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent en
        mourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre en
        frappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa a son tour de son
        archet sur le pupitre, et, apres cet instant de recueillement et de
        palpitation qui precede le debut de l'ouverture, la symphonie prit son
        elan et imposa silence dans les loges comme au parterre.
        Des le premier acte de Zenobie , Consuelo produisit cet effet complet,
        irresistible, que Haydn lui avait predit la veille. Les plus grands talents
        n'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scene; meme en
        supposant que leurs forces n'aient pas un instant de defaillance, tous
        les roles, toutes les situations ne sont pas propres au developpement de
        leurs facultes les plus brillantes. C'etait la premiere fois que Consuelo
        rencontrait ce role et ces situations ou elle pouvait etre elle-meme et
        se manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et dans
        sa purete, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifier
        a un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonner
        a l'emotion du moment, s'inspirer tout a coup de mouvements pathetiques
        et profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'etudier et qui lui furent
        reveles par le magnetisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouva
        un plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait eprouve en moins a la
        repetition, ainsi qu'elle l'avait sincerement exprime a Joseph, ce ne fut
        pas le triomphe que lui decerna le public qui l'enivra de joie, mais bien
        le bonheur de reussir a se manifester, la certitude victorieuse d'avoir
        atteint dans son art un moment d'ideal. Jusque-la elle s'etait toujours
        demande avec inquietude si elle n'eut pas pu tirer meilleur parti de ses
        moyens et de son role. Cette fois, elle sentit qu'elle avait revele toute
        sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applaudit
        elle-meme dans le secret de sa conscience.
        Apres le premier acte, elle resta dans la coulisse pour ecouter
        l'intermede, ou Corilla etait charmante, et pour l'encourager par des
        eloges sinceres. Mais, apres la second acte, elle sentit le besoin de
        prendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupe
        ailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de la
        protection imperiale, avait ete subitement admis a faire une partie de
        violon dans l'orchestre, resta a son poste comme on peut croire.
        Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette derniere
        venait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour un
        instant sur le sofa. Mais tout a coup le souvenir du pandoure Trenck lui
        causa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle a
        double tour. Il n'y avait pourtant guere d'apparence qu'il vint la
        tourmenter. Il avait ete se mettre dans la salle au lever du rideau,
        et Consuelo l'avait distingue a un balcon, parmi ses plus fanatiques
        admirateurs. Il etait passionne pour la musique; ne et eleve en Italie,
        il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien veritable,
        chantait agreablement, et «s'il ne fut ne avec d'autres ressources, il eut
        pu faire fortune au theatre,» a ce que pretendent ses biographes.
        Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa,
        elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaitre
        le maudit pandoure.
        Elle s'elanca vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyant
        le dos contre la serrure:

«Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisque
        vous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer a y
        rencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'il
        avait une double clef dans sa poche. Vous etes venue vous jeter dans la
        caverne du lion... Oh! ne songez pas a crier! Personne ne viendrait. On
        connait la presence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peu
        de cas qu'il fait de la vie des sots. Si on le laisse penetrer ici, en
        depit de la consigne imperiale, c'est qu'apparemment il n'y a pas, parmi
        tous vos baladins, un homme assez hardi pour le regarder en face. Voyons,
        qu'avez-vous a palir et a trembler? Etes-vous donc si peu sure de vous
        que vous ne puissiez ecouter trois paroles sans perdre la tete? Ou bien
        croyez-vous que je sois homme a vous violenter et a vous faire outrage?
        Ce sont des contes de vieille femme qu'on vous a faits la, mon enfant.
        Trenck n'est pas si mechant qu'on le dit, et c'est pour vous en convaincre
        qu'il veut causer un instant avec vous.
        --Monsieur, je ne vous ecouterai point que vous n'ayez ouvert cette porte,
        repondit Consuelo en s'armant de resolution. A ce prix, je consentirai a
        vous laisser parler. Mais si vous persistez a me renfermer avec vous ici,
        je croirai que cet homme si brave et si fort doute de lui-meme, et craint
        d'affronter mes camarades les baladins.
        --Ah! vous avez raison, dit Trenck en ouvrant la porte toute grande; et,
        si vous ne craignez pas de vous enrhumer, j'aime mieux avoir de l'air que
        d'etouffer dans le musc dont la Corilla remplit cette petite chambre.
        Vous me rendez service.»
        En parlant ainsi, il revint s'emparer des deux mains de Consuelo, la forca
        de s'asseoir sur le sofa, et se mit a ses genoux sans quitter ses mains
        qu'elle ne pouvait lui disputer sans entamer une lutte puerile, funeste
        peut-etre a son honneur; car le baron semblait attendre et provoquer la
        resistance qui reveillait ses instincts violents et lui faisait perdre
        tout scrupule et tout respect. Consuelo le comprit et se resigna a la
        honte d'une transaction douteuse. Mais une larme qu'elle ne put retenir
        tomba lentement sur sa joue pale et morne. Le baron la vit, et, au lieu
        d'etre attendri et desarme, il laissa une joie ardente et cruelle jaillir
        de ses paupieres sanglantes, eraillees et mises a vif par la brulure.

«Vous etes bien injuste pour moi, lui dit-il avec une voix dont la douceur
        caressante trahissait une satisfaction hypocrite. Vous me haissez sans
        me connaitre, et vous ne voulez pas ecouter ma justification. Moi, je ne
        puis me resigner sottement a votre aversion. Il y a une heure, je ne m'en
        souciais pas; mais depuis que j'ai entendu la divine Porporina, depuis que
        je l'adore, je sens qu'il faut vivre pour elle, ou mourir de sa main.
        --Epargnez-vous cette ridicule comedie... dit Consuelo indignee.
        --Comedie? interrompit le baron; tenez, dit-il en tirant de sa poche un
        pistolet charge qu'il arma lui-meme et qu'il lui presenta: vous allez
        garder cette arme dans une de vos belles mains, et, si je vous offense
        malgre moi en vous parlant, si je continue a vous etre odieux, tuez-moi
        si bon vous semble. Quant a cette autre main, je suis resolu a la retenir
        tant que vous ne m'aurez pas permis de la baiser. Mais je ne veux devoir
        cette faveur qu'a votre bonte, et vous me verrez la demander et l'attendre
        patiemment sous le canon de cette arme meurtriere que vous pouvez tourner
        vers moi quand mon obsession vous deviendra insupportable.»
        En effet, Trenck mit le pistolet dans la main droite de Consuelo, et
        lui retint de force la main gauche, en demeurant a ses genoux avec une
        confiance de fatuite incomparable. Consuelo se sentit bien forte des cet
        instant, et, placant le pistolet de maniere a s'en servir au premier
        danger, elle lui dit en souriant:

«Vous pouvez parler, je vous ecoute.»
        Comme elle disait cela, il lui sembla entendre des pas dans le corridor
        et voir l'ombre d'une personne qui se dessinait deja devant la porte.
        Mais cette ombre s'effaca aussitot, soit que la personne eut retourne
        sur ses pas, soit que cette frayeur de Consuelo fut imaginaire. Dans la
        situation ou elle se trouvait, et n'ayant plus a craindre qu'un scandale,
        l'approche de toute personne indifferente ou secourable lui faisait plus
        de peur que d'envie; si elle gardait le silence, le baron, surpris a ses
        genoux, avec la porte ouverte, ne pouvait manquer de paraitre effrontement
        en bonne fortune aupres d'elle; si elle appelait, si elle criait au
        secours, le baron tuerait certainement le premier qui entrerait. Cinquante
        traits de ce genre ornaient le memorial de sa vie privee, et les victimes
        de ses passions n'en passaient pas pour moins faibles ou moins souillees.
        Dans cette affreuse alternative, Consuelo ne pouvait que desirer une
        prompte explication, et esperer de son propre courage qu'elle mettrait
        Trenck a la raison sans qu'aucun temoin put commenter et interpreter a son
        gre celle scene bizarre.
        Il comprit une partie de sa pensee, et alla pousser la porte, mais sans la
        fermer entierement.

«Vraiment, Madame, lui dit-il en revenant vers elle, ce serait folie de
        vous exposer a la mechancete des passants, et il faut que cette querelle
        se termine entre nous deux seulement. Ecoutez-moi; je vois vos craintes,
        et je comprends les scrupules de votre amitie pour Corilla. Votre honneur,
        votre reputation de loyaute, me sont plus chers encore que les moments
        precieux ou je vous contemple sans temoins. Je sais bien que cette
        panthere, dont j'etais epris encore il y a une heure, vous accuserait de
        trahison si elle me surprenait a vos pieds. Elle n'aura pas ce plaisir
        les moments sont comptes. Elle en a encore pour dix minutes a divertir
        le public par ses minauderies. J'ai donc le temps de vous dire que si je
        l'ai aimee, je ne m'en souviens deja pas plus que de la premiere pomme que
        j'ai cueillie; ainsi ne craignez pas de lui enlever un coeur qui ne lui
        appartient plus, et d'ou rien ne pourra effacer desormais votre image.
        Vous seule, Madame, regnez sur moi et pouvez disposer de ma vie. Pourquoi
        hesiteriez-vous? Vous avez, dit-on, un amant; je vous en debarrasserai
        avec une chiquenaude. Vous etes gardee a vue par un vieux tuteur sombre et
        jaloux; je vous enleverai a sa barbe. Vous etes traversee au theatre par
        mille intrigues; le public vous adore, il est vrai; mais le public est un
        ingrat qui vous abandonnera au premier enrouement que vous aurez. Je suis
        immensement riche, et je puis faire de vous une princesse, presque une
        reine, dans une contree sauvage, mais ou je puis vous batir, en un clin
        d'oeil, des palais et des theatres plus beaux et plus vastes que ceux de la
        cour de Vienne. S'il vous faut un public, d'un coup de baguette j'en ferai
        sortir de terre, un aussi devoue, aussi soumis, aussi fidele que celui de
        Vienne l'est peu. Je ne suis pas beau, je le sais; mais les cicatrices qui
        ornent mon visage sont plus respectables et plus glorieuses que le fard
        qui couvre les joues blemes de vos histrions. Je suis dur a mes esclaves
        et implacable a mes ennemis; mais je suis doux pour mes bons serviteurs, et
        ceux que j'aime nagent dans la joie, dans la gloire et dans l'opulence.
        Enfin, je suis parfois violent; on vous a dit vrai. On n'est pas brave et
        fort comme je le suis, sans aimer a faire usage de sa puissance, quand
        la vengeance et l'orgueil vous y convient. Mais une femme pure, timide,
        douce et charmante comme vous l'etes, peut dompter ma force, enchainer ma
        volonte, et me tenir sous ses pieds comme un enfant. Essayez seulement;
        fiez-vous a moi dans le mystere pendant quelque temps et, quand vous me
        connaitrez, vous verrez que vous pouvez me remettre le soin de votre
        avenir et me suivre en Esclavonie. Vous souriez! vous trouvez que ce nom
        ressemble a celui d'esclavage. C'est moi, celeste Porporina, qui serai
        ton esclave. Regarde-moi et accoutume-toi a cette laideur que ton amour
        pourrait embellir. Dis un mot, et tu verras que les yeux rouges de Trenck
        l'Autrichien peuvent verser des larmes de tendresse et de joie, aussi
        bien que les beaux yeux de Trenck le Prussien, ce cher cousin que j'aime,
        quoique nous ayons combattu dans des rangs ennemis, et qui ne t'a pas ete
        indifferent, a ce qu'on assure. Mais ce Trenck est un enfant; et celui qui
        te parle, jeune encore (il n'a que trente-quatre ans, quoique son visage
        sillonne de la foudre en accuse le double), a passe l'age des caprices,
        et t'assurera de longues annees de bonheur. Parle, parle, dis oui, et tu
        verras que la passion peut me transfigurer et faire un Jupiter rayonnant
        de Trenck a la gueule brulee. Tu ne me reponds pas, une touchante pudeur
        te fait hesiter encore? Eh bien! ne dis rien, laisse-moi baiser ta main,
        et je m'eloigne plein de confiance et de bonheur. Vois si je suis un brutal
        et un tigre tel qu'on m'a depeint! Je ne te demande qu'une innocente
        faveur, et je l'implore a genoux, moi qui, de mon souffle, pouvais te
        terrasser et connaitre encore, malgre ta haine, un bonheur dont les dieux
        eussent ete jaloux!»
        Consuelo examinait avec surprise cet homme affreux qui seduisait tant de
        femmes. Elle etudiait cette fascination qui, en effet, eut ete irresistible
        en depit de la laideur, si c'eut ete la figure d'un homme de bien, anime
        de la passion d'un homme de coeur; mais ce n'etait que la laideur d'un
        voluptueux effrene, et sa passion n'etait que le don quichottisme d'une
        presomption impertinente.

«Avez-vous tout dit, monsieur le baron?» lui demanda-t-elle avec
        tranquillite.
        Mais, tout a coup elle rougit et palit en regardant une poignee de gros
        brillants, de perles enormes et de rubis d'un grand prix que le despote
        slave venait de jeter sur ses genoux. Elle se leva brusquement et fit
        rouler par terre toutes ces pierreries que la Corilla devait ramasser.

«Trenck, lui dit-elle avec la force du mepris et de l'indignation, tu es
        le dernier des laches avec toute ta bravoure. Tu n'as jamais combattu que
        des agneaux et des biches, et tu les as egorges sans pitie. Si un homme
        veritable s'etait retourne contre toi, tu te serais enfui comme un loup
        feroce et poltron que tu es. Tes glorieuses cicatrices, je sais que tu les
        as recues dans une cave, ou tu cherchais l'or des vaincus au milieu des
        cadavres. Tes palais et ton petit royaume, c'est le sang d'un noble peuple
        auquel le despotisme impose un compatriote tel que toi, qui les a payes;
        c'est le denier arrache a la veuve et a l'orphelin; c'est l'or de la
        trahison; c'est le pillage des eglises ou tu feins de te prosterner et de
        reciter le chapelet (car tu es cagot, pour completer toutes tes grandes
        qualites). Ton cousin, Trenck le Prussien, que tu cheris si tendrement, tu
        l'as trahi et tu as voulu le faire assassiner; ces femmes dont tu as fait
        la gloire et le bonheur, tu les avais violees apres avoir egorge leurs
        epoux et leurs peres. Cette tendresse que tu viens d'improviser pour moi,
        c'est le caprice d'un libertin blase. Cette soumission chevaleresque qui
        t'a fait remettre ta vie dans mes mains, c'est la vanite d'un sot qui se
        croit irresistible; et cette legere faveur que tu me demandes, ce serait
        une souillure dont je ne pourrais me laver que par le suicide. Voila mon
        dernier mot, pandoure a la gueule brulee! Ote-toi de devant mes yeux, fuis!
        car si tu ne laisses ma main, que depuis un quart d'heure tu glaces dans la
        tienne, je vais purger la terre d'un scelerat en te faisant sauter la tete.
        --C'est la ton dernier mot, fille d'enfer? s'ecria Trenck; eh bien, malheur
        a toi! le pistolet que je dedaigne de faire sauter de ta main tremblante
        n'est charge que de poudre; une petite brulure de plus ou de moins ne
        fait pas grand'peur a celui qui est a l'epreuve du feu. Tire ce pistolet,
        fais du bruit, c'est tout ce que je desire! Je serai content d'avoir des
        temoins de ma victoire; car maintenant rien ne peut te soustraire a mes
        embrassements, et tu as allume en moi, par ta folie, des feux que tu eusses
        pu contenir avec un peu de prudence.»
        En parlant ainsi, Trenck saisit Consuelo dans ses bras, mais au meme
        instant la porte s'ouvrit; un homme dont la figure etait entierement
        masquee par un crepe noir noue derriere la tete, etendit la main sur le
        pandoure, le fit plier et osciller comme un roseau battu par le vent,
        et le coucha rudement par terre. Ce fut l'affaire de quelques secondes.
        Trenck, etourdi d'abord, se releva, et, les yeux hagards, la bouche
        ecumante, l'epee a la main, s'elanca vers son ennemi qui gagnait la
        porte et semblait fuir. Consuelo s'elanca aussi sur le seuil, croyant
        reconnaitre, dans cet homme deguise la tailla elevee et le bras robuste
        du comte Albert. Elle le vit reculer jusqu'au bout du corridor, ou un
        escalier tournant fort rapide descendait vers la rue. La, il s'arreta,
        attendit Trenck, se baissa rapidement pendant que l'epee du baron allait
        frapper la muraille, et le prenant a bras le corps, le precipita par-dessus
        ses epaules, la tete la premiere, dans l'escalier. Consuelo entendit rouler
        le geant, elle voulut courir vers son liberateur en l'appelant Albert;
        mais il avait disparu avant qu'elle eut eu la force de faire trois pas.
        Un affreux silence regnait sur l'escalier.

« Signora, cinque-minuti! [1] lui dit d'un air paterne l'avertisseur en
        debusquant par l'escalier du theatre qui aboutissait au meme palier.
        Comment cette porte se trouve-t-elle ouverte? ajouta-t-il en regardant
        la porte de l'escalier ou Trenck avait ete precipite; vraiment Votre
        Seigneurie courait risque de s'enrhumer dans ce corridor!»

[Note 1: On va commencer dans cinq minutes.]
        Il tira la porte, qu'il ferma a clef, suivant sa consigne, et Consuelo,
        plus morte que vive, rentra dans la loge, jeta par la fenetre le pistolet
        qui etait reste sous le sofa, repoussa du pied sous les meubles les
        pierreries de Trenck qui brillaient sur le tapis, et se rendit sur le
        theatre ou elle trouva Corilla encore toute rouge et toute essoufflee du
        triomphe qu'elle venait d'obtenir dans l'intermede.
        XCVIII.
        Malgre l'agitation convulsive qui s'etait emparee de Consuelo, elle se
        surpassa encore dans le troisieme acte. Elle ne s'y attendait pas, elle n'y
        comptait plus; elle entrait sur le theatre avec la resolution desesperee
        d'echouer avec honneur, en se voyant tout a coup privee de sa voix et de
        ses moyens au milieu d'une lutte courageuse. Elle n'avait pas peur: mille
        sifflets n'eussent rien ete au prix du danger et de la honte auxquels
        elle venait d'echapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autre
        miracle suivit celui-la; le bon genie de Consuelo semblait veiller sur
        elle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avec
        plus de maestria , et joua avec plus d'energie et de passion qu'il ne lui
        etait encore arrive. Tout son etre etait exalte a sa plus haute puissance;
        il lui semblait bien, a chaque instant, qu'elle allait se briser comme une
        corde trop tendue; mais cette excitation febrile la transportait dans une
        sphere fantastique: elle agissait comme dans un reve, et s'etonnait d'y
        trouver les forces de la realite.
        Et puis une pensee de bonheur la ranimait a chaque crainte de defaillance.
        Albert, sans aucun doute, etait la. Il etait a Vienne depuis la veille au
        moins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait sur
        elle; car a quel autre attribuer le secours imprevu qu'elle venait de
        recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un homme
        fut doue pour terrasser Francois de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, par
        une de ces bizarreries dont son caractere n'offrait que trop d'exemples,
        il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se derober a ses regards,
        il n'en etait pas moins evident qu'il l'aimait toujours ardemment,
        puisqu'il la protegeait avec tant de sollicitude, et la preservait avec
        tant d'energie.

«Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me
        trahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon role, et que, du coin
        de la salle d'ou sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'un
        triomphe que je ne dois ni a la cabale ni au charlatanisme.»
        Tout en se conservant a l'esprit de son role, elle le chercha des yeux,
        mais elle ne le put decouvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses,
        elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succes. Ou pouvait-il etre?
        ou se cachait-il? avait-il tue le pandoure sur le coup, en le jetant au bas
        de l'escalier? Etait-il force de se derober aux poursuites? allait-il venir
        lui demander asile aupres du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois,
        en rentrant a l'ambassade? Ces perplexites disparaissaient des qu'elle
        rentrait en scene: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous
        les details de sa vie reelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente,
        melee d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout cela
        etait dans son role, et se manifestait en accents admirables de tendresse
        et de verite.
        Elle fut rappelee apres la fin; et l'imperatrice lui jeta, la premiere, de
        sa loge, un bouquet ou etait attache un present assez estimable. La cour et
        la ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de
        fleurs. Au milieu de ces palmes embaumees, Consuelo vit tomber a ses pieds
        une branche verte, sur laquelle ses yeux s'attacherent involontairement.
        Des que le rideau fut hisse pour la derniere fois, elle la ramassa.
        C'etait une branche de cypres. Alors toutes les couronnes du triomphe
        disparurent de sa pensee, pour ne lui laisser a contempler et a commenter
        que cet embleme funebre, un signe de douleur et d'epouvante, l'expression,
        peut-etre, d'un dernier adieu. Un froid mortel succeda a la fievre de
        l'emotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux.
        Ses jambes se deroberent, et on l'emporta defaillante dans la voiture de
        l'ambassadeur de Venise, ou le Porpora chercha en vain a lui arracher un
        mot. Ses levres etaient glacees; et sa main petrifiee tenait, sous son
        manteau, cette branche de cypres, qui semblait avoir ete jetee sur elle par
        le vent de la mort.
        En descendant l'escalier du theatre, elle n'avait pas vu des traces de
        sang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient
        remarquees. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbee dans de
        sombres meditations, une scene assez triste se passait a huis clos dans le
        foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employes du
        theatre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouve le baron de Trenck
        evanoui au bas de l'escalier et baigne dans son sang. On l'avait porte dans
        une des salles reservees aux artistes; et, pour ne pas faire d'eclat et de
        confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le medecin du theatre
        et les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Le
        public et la troupe evacuerent donc la salle et le theatre sans savoir
        l'evenement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires imperiaux et
        quelques temoins compatissants s'efforcaient de secourir et d'interroger le
        pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait
        envoye plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeur
        et d'impatience, et se hasarda a descendre elle-meme, au risque de s'en
        retourner a pied. Elle rencontra M. Holzbauer, qui connaissait ses
        relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer ou elle trouva son
        amant avec la tete fendue et le corps tellement endolori de contusions,
        qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gemissements
        et de ses plaintes. Holzbauer fit sortir les temoins inutiles, et ferma les
        portes. La cantatrice, interrogee, ne put rien dire et rien presumer pour
        eclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, declara
        qu'etant venu dans l'interieur du theatre sans permission, pour voir de
        pres les danseuses, il avait voulu se hater de sortir avant la fin; mais
        que, ne connaissant pas les detours du labyrinthe, le pied lui avait manque
        sur la premiere marche de ce maudit escalier. Il etait tombe brusquement et
        avait roule jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on le
        reporta chez lui, ou la Corilla l'alla soigner avec un zele qui lui fit
        perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa
        Majeste; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps
        de fer avait resiste a des epreuves plus rudes, en fut quitte pour huit
        jours de courbature et une cicatrice de plus a la tete. Il ne se vanta a
        personne de sa mesaventure, et se promit seulement de la faire payer cher
        a Consuelo. Il l'eut fait cruellement sans doute, si un mandat d'arret ne
        l'eut arrache brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison
        militaire, a peine retabli de sa chute et grelottant encore la fievre[1].
        Ce qu'une sourde rumeur publique avait annonce au chanoine commencait
        a se realiser. Les richesses du pandoure avaient allume chez des hommes
        influents et d'habiles creatures, une soif ardente, inextinguible. Il en
        fut la victime memorable. Accuse de tous les crimes qu'il avait commis et
        de tous ceux que lui preterent les gens interesses a sa perte, il commenca
        a endurer les lenteurs, les vexations, les prevarications impudentes, les
        injustices raffinees d'un long et scandaleux proces. Avare, malgre son
        ostentation, et fier, malgre ses vices, il ne voulut pas payer le zele de
        ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons
        jusqu'a nouvel ordre dans la prison, ou s'etant porte a quelque violence,
        il eut la douleur de se voir enchaine par un pied. Honte et infamie! ce fut
        precisement le pied qui avait ete brise d'un eclat de bombe dans une de ses
        plus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l'os
        gangrene, et, a peine retabli, il etait remonte a cheval pour reprendre
        son service avec une fermete heroique. On scella un anneau de fer et une
        lourde chaine sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et il
        supporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Therese, mais
        pour l'avoir trop bien servie. La grande reine, qui n'avait pas ete fachee
        de lui voir pressurer et dechirer cette malheureuse et dangereuse Boheme,
        rempart peu assure contre l'ennemi, a cause de son antique haine nationale,
        le roi Marie-Therese, qui, n'ayant plus besoin des crimes de Trenck et
        des exces des pandoures pour s'affermir sur le trone, commencait a les
        trouver monstrueux et irremissibles, fut censee ignorer ces barbares
        traitements; de meme que le grand Frederic fut cense ignorer les feroces
        recherches de cruaute, les tortures de l'inanition et les soixante-huit
        livres de fers dont fut martyrise, un peu plus tard, l'autre baron de
        Trenck, son beau page, son brillant officier d'ordonnance, le sauveur
        et l'ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmis
        legerement le recit de ces abominables histoires en ont attribue l'odieux
        a des officiers subalternes, a des commis obscurs, pour en laver la
        memoire des souverains; mais ces souverains, si mal instruits des abus
        de leurs geoles, savaient si bien, au contraire, ce qui s'y passait,
        que Frederic-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenck
        le Prussien porta neuf ans dans son sepulcre de Magdebourg; et si
        Marie-Therese n'ordonna pas precisement qu'on enchainat Trenck l'Autrichien
        son valeureux pandoure par le pied mutile, elle fut toujours sourde a ses
        plaintes, inaccessible a ses revelations. D'ailleurs, dans la honteuse
        orgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bien
        prelever la part du lion et refuser justice a ses heritiers.

[Note 1: La verite historique exige que nous disions aussi par quelles
        bravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Des le premier jour
        de son arrivee a Vienne, il avait ete mis aux arrets a son domicile par
        ordre imperial. Il n'en avait pas moins ete se montrer a l'Opera le soir
        meme, et dans un entr'acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans le
        parterre.]
        Revenons a Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passer
        rapidement sur les details qui tiennent a l'histoire. Cependant nous ne
        savons pas le moyen d'isoler absolument les aventures de notre heroine
        des faits qui se passerent dans son temps et sous ses yeux. En apprenant
        l'infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l'avait
        menacee, et, profondement revoltee de l'iniquite de son sort, elle aida
        Corilla a lui faire passer de l'argent, dans un moment ou on lui refusait
        les moyens d'adoucir la rigueur de sa captivite. La Corilla, plus prompte
        encore a depenser l'argent qu'a l'acquerir, se trouvait justement a sec le
        jour ou un emissaire de son amant vint en secret lui reclamer la somme
        necessaire. Consuelo fut la seule personne a laquelle cette fille, dominee
        par l'instinct de la confiance et de l'estime, osat recourir. Consuelo
        vendit aussitot le cadeau que l'imperatrice lui avait jete sur la scene a
        la fin de Zenobie , et en remit le prix a sa camarade, en l'approuvant
        de ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa detresse. Le zele et le
        courage que mit la Corilla a servir son amant tant qu'il lui fut possible,
        jusqu'a s'entendre amiablement a cet egard avec une baronne qui etait sa
        maitresse en titre, et dont elle etait mortellement jalouse, rendirent une
        sorte d'estime a Consuelo pour cette creature corrompue, mais non perverse,
        qui avait encore de bons mouvements de coeur et des elans de generosite
        desinteressee. «Prosternons-nous devant l'oeuvre de Dieu, disait-elle a
        Joseph qui lui reprochait quelquefois d'avoir trop d'abandon avec cette
        Corilla. L'ame humaine conserve toujours dans ses egarements quelque chose
        de bon et de grand ou l'on sent avec respect et ou l'on retrouve avec joie
        cette empreinte sacree qui est comme le sceau de la main divine. La ou il y
        a beaucoup a plaindre, il y a beaucoup a pardonner, et la ou l'on trouve a
        pardonner, sois certain, bon Joseph, qu'il y a quelque chose a aimer. Cette
        pauvre Corilla, qui vit a la maniere des betes, a encore parfois les traits
        d'un ange. Va, je sens qu'il faut que je m'habitue, si je reste artiste, a
        contempler sans effroi et sans colere ces turpitudes douloureuses ou la vie
        des femmes perdues s'ecoule entre le desir du bien et l'appetit du mal,
        entre l'ivresse et le remords. Et meme, je te l'avoue, il me semble que le
        role de soeur de charite convient mieux a la sante de ma vertu qu'une vie
        plus epuree et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agreables,
        le calme des etres forts, heureux et respectes. Je sens que mon coeur est
        fait comme le paradis du tendre Jesus, ou il y aura plus de joie et
        d'accueil pour un pecheur converti que pour cent justes triomphants.
        Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me semble
        que le nom que ma mere m'a donne au bapteme m'impose ce devoir et cette
        destinee. Je n'ai pas d'autre nom, Beppo! La societe ne m'a pas impose
        l'orgueil d'un nom de famille a soutenir; et si, au dire du monde, je
        m'avilis en cherchant quelques parcelles d'or pur au milieu de la fange
        des mauvaises moeurs d'autrui, je n'ai pas de compte a rendre au monde.
        J'y suis la Consuelo, rien de plus; et c'est assez pour la fille de la
        Rosmunda; car la Rosmunda etait une pauvre femme dont on parlait plus mal
        encore que de la Corilla, et, telle qu'elle etait, je devais et je pouvais
        l'aimer. Elle n'etait pas respectee comme Marie-Therese, mais elle n'eut
        pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures
        et s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eut pas fait non plus; et
        pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans son
        malheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grand
        empereur que tous les notres; et peut-etre bien, puisque Madeleine a chez
        lui un tabouret de duchesse a cote de la Vierge sans tache, la Corilla
        aura-t-elle le pas sur Marie-Therese pour entrer a cette cour-la. Quant a
        moi, dans ces jours que j'ai a passer sur la terre, je t'avoue que, s'il
        me fallait quitter les ames coupables et malheureuses pour m'asseoir au
        banquet des justes dans la prosperite morale, je croirais n'etre plus dans
        le chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, et
        ce ne serait pas lui qui me blamerait d'etre bonne pour Corilla.»
        Lorsque Consuelo disait ces choses a son ami Beppo, quinze jours s'etaient
        ecoules depuis la soiree de Zenobie et l'aventure du baron de Trenck.
        Les six representations pour lesquelles on l'avait engagee avaient eu lieu.
        Madame Tesi avait reparu au theatre. L'imperatrice travaillait le Porpora
        en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage
        de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement definitif de cette
        derniere au theatre imperial, apres l'expiration de celui de la Tesi.
        Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'a
        Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles.
        Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille decisions
        contraires. Ces perplexites et le choc de ces emotions l'avaient rendue un
        peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le
        theatre, et contemplait sans cesse cette branche de cypres qui lui semblait
        avoir ete enlevee a quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.
        Beppo, seul ami a qui elle put ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la
        dissuader de l'idee qu'Albert etait venu a Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut
        montre la branche de cypres, il reva profondement a tout ce mystere, et
        finit par croire a la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.

«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est
        venu a Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a ecoutee, il a observe
        toutes tes demarches, il a suivi tous tes pas. Le jour ou nous causions
        sur la scene, le long du decor de l'Araxe, il a pu etre de l'autre cote de
        cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevee au
        theatre au debut de ta gloire. Toi-meme tu as laisse echapper je ne sais
        quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu preferais l'eclat
        de ta carriere a la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a
        vue entrer dans cette chambre de Corilla, ou peut-etre, puisqu'il etait la
        toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants
        auparavant. Le temps qu'il a mis a te secourir prouverait presque qu'il te
        croyait la de ton plein gre; et ce sera donc apres avoir succombe a la
        tentation d'ecouter a la porte, qu'il aura compris l'imminence de son
        intervention.
        --Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystere? pourquoi se
        cacher la figure d'un crepe?
        --Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-etre a-t-il ete
        l'objet de mechants rapports a la cour; peut-etre avait-il des raisons de
        politique pour se cacher: peut-etre son visage n'etait-il pas inconnu a
        Trenck. Qui sait si, durant les dernieres guerres, il ne l'a pas vu en
        Boheme, s'il ne l'a pas affronte, menace? s'il ne lui a pas fait lacher
        prise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pu
        faire obscurement de grands actes de courage et d'humanite dans son pays,
        tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'il
        les a faits, il est certain qu'il n'aura pas songe a te les raconter,
        puisqu'il est, a ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes.
        Il a donc agi sagement en ne chatiant pas le pandoure a visage decouvert;
        car si l'imperatrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir devaste sa
        chere Boheme, sois sure qu'elle n'en est pas plus disposee pour cela a
        laisser impunie dans le passe une resistance ouverte contre le pandoure
        de la part d'un Bohemien.
        --Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne a penser. Mille
        inquietudes s'elevent en moi maintenant. Albert peut avoir ete reconnu,
        arrete, et cela peut avoir ete aussi ignore du public que la chute de
        Trenck dans l'escalier. Helas! peut-etre est-il, en cet instant, dans les
        prisons de l'arsenal, a cote du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'il
        subit ce malheur!
        --Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitte Vienne
        sur-le-champ, et tu recevras bientot de lui une lettre datee de Riesenburg.
        --En as-tu le pressentiment, Joseph?
        --Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensee, je
        crois que cette lettre sera toute differente de celle que tu attends.
        Je suis convaincu que, loin de persister a obtenir d'une genereuse amitie
        le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carriere d'artiste, il a
        renonce deja a ce mariage, et va bientot te rendre ta liberte. S'il est
        intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule
        de t'arracher au theatre, que tu aimes passionnement... ne le nie pas!
        Je l'ai bien vu, et il a du le voir et le comprendre aussi bien que moi,
        en ecoutant Zenobie . Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de
        tes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.
        --Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voila, Joseph! Ne me
        disait-il pas qu'il m'aimerait au theatre aussi bien que dans le monde
        ou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idee de me laisser libre en
        m'epousant?
        --Dire et faire, penser et etre sont deux. Dans le reve de la passion,
        tout semble possible; mais quand la realite frappe tout a coup nos yeux,
        nous revenons avec effroi a nos anciennes idees. Jamais je ne croirai qu'un
        homme de qualite voie sans repugnance son epouse exposee aux caprices et
        aux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la premiere fois de sa
        vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de
        Trenck envers toi, un triste echantillon des malheurs et des dangers de ta
        vie de theatre. Il se sera eloigne, desespere, il est vrai, mais gueri de
        sa passion et revenu de ses chimeres. Pardonne-moi si je te parle ainsi,
        ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon du
        comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de
        larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiance, au lieu d'etre humiliee
        de son changement. Quand il te disait que le theatre ne lui repugnait
        point, il s'en faisait un ideal qui s'est ecroule au premier examen.
        Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ou
        consommer le sien en t'y suivant.
        --Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moi
        pleurer. Ce n'est point l'humiliation d'etre delaissee et dedaignee qui me
        serre le coeur: c'est le regret a un ideal que je m'etais fait de l'amour
        et de sa puissance, comme Albert s'etait fait un ideal de ma vie de
        theatre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de
        lui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-la. Et moi je
        suis forcee de reconnaitre que l'amour n'est pas assez fort pour vaincre
        tous les obstacles et abjurer tous les prejuges.
        --Sois equitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder.
        Tu n'aimais pas assez pour renoncer a ton art sans hesitation et sans
        dechirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompre
        avec le monde sans epouvante et sans consternation.
        --Mais, quelle que fut ma secrete douleur (je puis bien l'avouer
        maintenant), j'etais resolue a lui sacrifier tout; et lui, au contraire...
        --Songe que la passion etait en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur;
        tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t'immoler; il a
        senti, non-seulement qu'il avait le droit de te debarrasser d'un amour que
        tu n'avais pas provoque, et dont ton ame ne reconnaissait pas la necessite,
        mais encore qu'il etait oblige par sa conscience a le faire.»
        Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la
        generosite d'Albert. Elle craignait, en s'abandonnant a la douleur, de
        ceder aux suggestions de l'orgueil blesse, et, en acceptant l'hypothese
        de Joseph, elle se soumit et se calma; mais, par une bizarrerie bien
        connue du coeur humain, elle ne se vit pas plus tot libre de suivre
        son gout pour le theatre, sans distraction et sans remords, qu'elle se
        sentit effrayee de son isolement au milieu de toute cette corruption, et
        consternee de l'avenir de fatigues et de luttes qui s'ouvrait devant elle.
        La scene est une arene brulante; quand on y est, on s'y exalte, et toutes
        les emotions de la vie paraissent froides et pales en comparaison; mais
        quand on s'en eloigne brise de lassitude, on s'effraie d'avoir subi cette
        epreuve du feu, et le desir qui vous y ramene est traverse par l'epouvante.
        Je m'imagine que l'acrobate est le type de cette vie penible, ardente et
        perilleuse. Il doit eprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes
        et ces echelles ou il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines;
        mais lorsqu'il en est descendu vainqueur, il doit se sentir defaillir a
        l'idee d'y remonter, et d'etreindre encore une fois la mort et le triomphe,
        spectre a deux faces qui plane incessamment sur sa tete.
        Alors le chateau des Geants, et jusqu'a la pierre d'epouvante, ce cauchemar
        de toutes ses nuits, apparurent a Consuelo, a travers le voile d'un
        exil consomme, comme un paradis perdu, comme le sejour d'une paix et
        d'une candeur a jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle
        attacha la branche de cypres, derniere image, dernier envoi de la grotte
        Hussitique, aux pieds du crucifix de sa mere, et, confondant ensemble ces
        deux emblemes du catholicisme et de l'heresie, elle eleva son coeur vers
        la notion de la religion unique, eternelle, absolue. Elle y puisa le
        sentiment de la resignation a ses maux personnels, et de la foi aux
        desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons
        et mauvais, qu'il lui fallait desormais traverser seule et sans guide.
        XCIX.
        Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tot que de coutume.
        Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'une
        main, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout
        son corps, s'imaginant que c'etait enfin la reponse de Riesenburg. Mais,
        elle fut bientot detrompee: c'etait, une lettre d'Hubert, le Porporino.
        Ce chanteur celebre annoncait a son maitre que toutes les conditions
        proposees par lui pour l'engagement de Consuelo etaient acceptees, et il
        lui envoyait le contrat signe du baron de Poelnitz, directeur du theatre
        royal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo et
        la sienne. A cet acte etait jointe une lettre fort affectueuse et fort
        honorable du dit baron, qui engageait le Porpora a venir briguer la
        maitrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la
        production et l'execution d'autant d'operas et de fugues nouvelles qu'il
        lui plairait d'en apporter. Le Porporino se rejouissait d'avoir a chanter
        bientot, selon son coeur, avec une soeur en Porpora , et invitait vivement
        le maitre a quitter Vienne pour Sans-Souci , le delicieux sejour de
        Frederic le Grand.
        Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le
        remplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commencait a
        derider pour lui sa face si longtemps rechignee, et que, de deux cotes,
        la faveur des monarques (alors si necessaire au developpement des
        artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frederic l'appelait a
        Berlin; a Vienne, Marie-Therese lui faisait faire de belles promesses.
        Des deux parts, il fallait que Consuelo fut l'instrument de sa victoire;
        a Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions; a Vienne, en
        epousant Joseph Haydn.
        Le moment etait donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille
        adoptive. Il lui proposa le mariage ou le depart, a son choix; et, dans ces
        nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur a lui offrir le
        coeur et la main de Beppo qu'il en eut mis la veille encore. Il etait un
        peu las de Vienne, et la pensee de se voir apprecie et fete chez l'ennemi
        lui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagerait l'effet
        probable sur la cour d'Autriche. Enfin, a tout prendre, Consuelo ne lui
        parlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir
        renonce, il aimait mieux qu'elle ne se mariat pas du tout.
        Consuelo eut bientot mis fin a ses incertitudes en lui declarant qu'elle
        n'epouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parce
        qu'il ne l'avait jamais recherchee en mariage, etant engage avec la fille
        de son bienfaiteur, Anna Keller.

«En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas a balancer. Voici ton contrat
        d'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous a partir; car il n'y a
        pas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets a la matrimoniomanie de
        l'imperatrice. Sa protection est a ce prix, et un refus decisif va nous
        rendre a ses yeux plus noirs que les diables.
        --Mon cher maitre, repondit Consuelo avec plus de fermete qu'elle n'en
        avait encore montre au Porpora, je suis prete a vous obeir des que ma
        conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements
        d'affection et d'estime serieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt.
        Je ne vous cacherai pas que, malgre votre incredulite, vos reproches et
        vos railleries, j'ai persevere, depuis trois mois que nous sommes ici,
        a me conserver libre de tout engagement contraire a ce mariage. Mais, apres
        une lettre decisive que j'ai ecrite il y a six semaines, et qui a passe par
        vos mains, il s'est passe des choses qui me font croire que la famille de
        Rudolstadt a renonce a moi. Chaque jour qui s'ecoule me confirme dans la
        pensee que ma parole m'est rendue et que je suis libre de vous consacrer
        entierement mes soins et mon travail. Vous voyez que j'accepte cette
        destinee sans regret et sans hesitation. Cependant, d'apres cette lettre
        que j'ai ecrite, je ne pourrais pas etre tranquille avec moi-meme si je
        n'en recevais pas la reponse. Je l'attends tous les jours, elle ne peut
        plus tarder. Permettez-moi de ne signer l'engagement avec Berlin qu'apres
        la reception de...
        --Eh! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, des le premier mot de son
        eleve, avait dresse ses batteries preparees a l'avance, tu attendrais
        longtemps! la reponse que tu demandes m'a ete adressee depuis un mois...
        --Et vous ne me l'avez pas montree? s'ecria Consuelo; et vous m'avez
        laissee dans une telle incertitude? Maitre, tu es bien bizarre! Quelle
        confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi?
        --En quoi t'ai-je trompee? La lettre m'etait adressee, et il m'etait
        enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guerie de ton fol
        amour, et disposee a ecouter la raison et les bienseances.
        --Sont-ce la les termes dont on s'est servi? dit Consuelo en rougissant.
        Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifie
        ainsi une amitie aussi calme, aussi discrete, aussi fiere que la mienne.
        --Les termes n'y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent
        toujours un beau langage, c'est a nous de le comprendre: tant il y a que
        le vieux comte ne se souciait nullement d'avoir une bru dans les coulisses;
        et que, lorsqu'il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait
        renoncer son fils a l'avilissement d'un tel mariage. Le bon Albert s'est
        fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n'en
        es pas fachee. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse!
        --Maitre, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat
        aussitot apres.
        --Cette lettre, cette lettre! pourquoi veux-tu la voir? elle te fera de la
        peine. Il est de certaines folies du cerveau qu'il faut savoir pardonner
        aux autres et a soi-meme. Oublie tout cela.
        --On n'oublie pas par un seul acte de la volonte, reprit Consuelo; la
        reflexion nous aide, et les causes nous eclairent. Si je suis repoussee
        des Rudolstadt avec dedain, je serai bientot consolee; si je suis rendue
        a la liberte avec estime et affection, je serai consolee autrement avec
        moins d'effort. Montrez-moi la lettre; que craignez-vous, puisque d'une
        maniere ou de l'autre je vous obeirai?
        --Eh bien! je vais te la montrer,» dit le malicieux professeur en ouvrant
        son secretaire, et en feignant de chercher la lettre.
        Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette
        lettre, qui n'avait jamais existe, put bien ne pas s'y trouver. Il
        feignit de s'impatienter; Consuelo s'impatienta tout de bon. Elle mit
        elle-meme la main a la recherche; il la laissa faire. Elle renversa tous
        les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut
        introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une
        version polie et decisive. Consuelo ne pouvait pas soupconner son maitre
        d'une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l'honneur du vieux
        professeur, qu'il ne s'en tira pas merveilleusement; mais il en fallait
        peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle
        finit par croire que la lettre avait servi a allumer la pipe du Porpora
        dans un moment de distraction; et, apres etre rentree dans sa chambre
        pour faire sa priere, et jurer sur le cypres une eternelle amitie au
        comte Albert quand meme , elle revint tranquillement signer un
        engagement de deux mois avec le theatre de Berlin, executable a la fin
        de celui ou l'on venait d'entrer. C'etait le temps plus que necessaire
        pour les preparatifs du depart et pour le voyage. Quand Porpora vit
        l'encre fraiche sur le papier, il embrassa son eleve, et la salua
        solennellement du titre d'artiste.

«Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s'il etait en mon
        pouvoir de te faire prononcer des voeux, je te dicterais celui de renoncer
        pour toujours a l'amour et au mariage; car te voila pretresse du dieu de
        l'harmonie; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre a Apollon
        devrait faire le serment des vestales.
        --Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, repondit Consuelo,
        quoiqu'il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile
        a promettre et a tenir. Mais je puis changer d'avis, et j'aurais a me
        repentir alors d'un engagement que je ne saurais pas rompre.
        --Tu es donc esclave de ta parole, toi? Oui, il me semble que tu differes
        en cela du reste de l'espece humaine, et que si tu avais fait dans ta vie
        une promesse solennelle, tu l'aurais tenue.
        --Maitre, je crois avoir deja fait mes preuves, car depuis que j'existe,
        j'ai toujours ete sous l'empire de quelque voeu. Ma mere m'avait donne le
        precepte et l'exemple de cette sorte de religion qu'elle poussait jusqu'au
        fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire,
        aux approches des grandes villes: Consuelita, si je fais ici de bonnes
        affaires, je te prends a temoin que je fais voeu d'aller pieds nus prier
        pendant deux heures a la chapelle le plus en reputation de saintete dans
        le pays. Et quand elle avait fait ce qu'elle appelait de bonnes affaires,
        la pauvre ame! c'est-a-dire quand elle avait gagne quelques ecus avec ses
        chansons, nous ne manquions jamais d'accomplir notre pelerinage, quelque
        temps qu'il fit, et a quelque distance que fut la chapelle en vogue.
        Ce n'etait pas de la devotion bien eclairee ni bien sublime; mais enfin,
        je regardais ces voeux comme sacres; et quand ma mere, a son lit de mort,
        me fit jurer de n'appartenir jamais a Anzoleto qu'en legitime mariage,
        elle savait bien qu'elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon
        serment. Plus tard, j'avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne
        point songer a un autre qu'a lui, et d'employer toutes les forces de mon
        coeur a l'aimer comme il le voulait. Je n'ai pas manque a ma parole, et
        s'il ne m'en degageait lui-meme aujourd'hui, j'aurais bien pu lui rester
        fidele toute ma vie.
        --Laisse la ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer; et puisqu'il
        faut que tu sois sous l'empire de quelque voeu, dis-moi par lequel tu vas
        t'engager envers moi.
        --Oh! maitre, fie-toi a ma raison, a mes bonnes moeurs et a mon devouement
        pour toi! ne me demande pas de serments; car c'est un joug effrayant qu'on
        s'impose. La peur d'y manquer ote le plaisir qu'on a a bien penser et a
        bien agir.
        --Je ne me paie pas de ces defaites-la, moi! reprit le Porpora d'un air
        moitie severe, moitie enjoue: je vois que tu as fait des serments a tout
        le monde, excepte a moi. Passe pour celui que ta mere avait exige. Il t'a
        porte bonheur, ma pauvre enfant! sans lui, tu serais peut-etre tombee dans
        les pieges de cet infame Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire,
        sans amour et par pure bonte d'ame, des promesses si graves a ce Rudolstadt
        qui n'etait pour toi qu'un etranger, je trouverais bien mechant que dans un
        jour comme celui-ci, jour heureux et memorable ou tu es rendue a la liberte
        et fiancee au dieu de l'art, tu n'eusses pas le plus petit voeu a faire
        pour ton vieux, professeur, pour ton meilleur ami.
        --Oh oui, mon meilleur ami; mon bienfaiteur, mon appui et mon pere! s'ecria
        Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui etait si
        avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il
        lui avait montre a coeur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire,
        sans terreur et sans hesitation, le voeu de me devouer a votre bonheur et
        a votre gloire, tant que j'aurai un souffle de vie.
        --Mon bonheur, c'est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en
        la pressant sur son coeur. Je n'en concois pas d'autre. Je ne suis pas de
        ces vieux bourgeois allemands qui ne revent d'autre felicite que d'avoir
        leur petite fille aupres d'eux pour charger leur pipe ou petrir leur
        gateau. Je n'ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci; et
        quand je n'aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas a ce
        que tu me consacres tes jours comme tu le fais deja avec trop de zele
        maintenant. Non, ce n'est pas la le devouement que je te demande, tu le
        sais bien; celui que j'exige, c'est que tu sois franchement artiste, une
        grande artiste! Me promets-tu de l'etre? de combattre cette langueur,
        cette irresolution, cette sorte de degout que tu avais ici dans les
        commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui
        recherchent les femmes de theatre, ceux-ci parce qu'ils se flattent d'en
        faire de bonnes menageres, et qui les plantent la des qu'ils voient en
        elles une vocation contraire; ceux-la parce qu'ils sont ruines et que le
        plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs
        lucratives moities les font passer par-dessus le deshonneur attache dans
        leur caste a ces sortes d'alliances? Voyons! me promets-tu encore de ne
        point te laisser tourner la tete par quelque petit tenor a voix grasse et
        a cheveux boucles, comme ce drole d'Anzoleto qui n'aura jamais de merite
        que dans ses mollets, et de succes que par son impudence?
        --Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, repondit Consuelo
        en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu
        piquantes en depit de lui-meme, mais auxquelles elle etait parfaitement
        habituee. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son serieux: je jure
        que vous n'aurez jamais a vous plaindre d'un jour d'ingratitude dans ma
        vie.
        --Ah cela! je n'en demande pas tant! repondit-il d'un ton amer: c'est plus
        que l'humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommee
        chez toutes les nations de l'Europe, tu auras des besoins de vanite, des
        ambitions, des vices de coeur dont aucun grand artiste n'a jamais pu se
        defendre. Tu voudras du succes a tout prix. Tu ne te resigneras pas a le
        conquerir patiemment, ou a le risquer pour rester fidele, soit a l'amitie,
        soit au culte du vrai beau. Tu cederas au joug de la mode comme ils font
        tous; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir
        compte du mauvais gout du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin
        et tu seras grande malgre cela, puisqu'il n'y a pas moyen de l'etre
        autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n'oublies pas de bien
        choisir et de bien chanter quand tu auras a subir le jugement d'un petit
        comite de vieilles tetes comme moi, et que devant le grand Haendel ou le
        vieux Bach, tu fasses honneur a la methode du Porpora et a toi-meme, c'est
        tout ce que je demande, tout ce que j'espere! Tu vois que je ne suis pas
        un pere egoiste, comme quelques-uns de tes flatteurs m'accusent sans doute
        de l'etre. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succes et pour ta
        gloire.
        --Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage
        personnel, repondit Consuelo attendrie et affligee. Je puis me laisser
        emporter au milieu d'un succes par une ivresse involontaire; mais je ne
        puis pas songer de sang-froid a edifier toute une vie de triomphe pour m'y
        couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon
        maitre; en depit de votre incredulite, je veux vous montrer que c'est pour
        vous seul que Consuelo travaille et voyage; et pour vous prouver tout de
        suite que vous l'avez calomniee, puisque vous croyez a ses serments, je
        vous fais celui de prouver ce que j'avance.
        --Et sur quoi jures-tu cela? dit le Porpora avec un sourire de tendresse
        ou la mefiance percait encore.
        --Sur les cheveux blancs, sur la tete sacree du Porpora,» repondit Consuelo
        en prenant cette tete blanche dans ses deux mains, et la baisant au front
        avec ferveur.
        Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu'un grand heiduque vint
        annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maitre la permission de
        presenter ses respects au Porpora et a sa pupille, regarda cette derniere
        d'un air d'attention, d'incertitude et d'embarras qui surprit Consuelo,
        sans qu'elle se souvint pourtant ou elle avait vu cette bonne figure un peu
        bizarre. Le comte fut admis, et il presenta sa requete dans les termes les
        plus courtois. Il partait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et,
        voulant rendre ce sejour agreable a la margrave son epouse, il preparait,
        pour la surprendre a son arrivee, une fete magnifique. En consequence, il
        proposait a Consuelo d'aller chanter pendant trois soirees consecutives
        a Roswald, et il desirait meme que le Porpora voulut bien l'accompagner
        pour l'aider a diriger les concerts, spectacles et serenades dont il
        comptait regaler madame la margrave.
        Le Porpora allegua l'engagement qu'on venait de signer et l'obligation de
        se trouver a Berlin a jour fixe. Le comte voulut voir l'engagement, et
        comme le Porpora avait toujours eu a se louer de ses bons procedes, il lui
        procura le petit plaisir d'etre mis dans la confidence de cette affaire,
        de commenter l'acte, de faire l'entendu, de donner des conseils: apres quoi
        Hoditz insista sur sa demande, representant qu'on avait plus de temps qu'il
        n'en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigne.

«Vous pouvez achever vos preparatifs en trois jours, dit-il, et aller a
        Berlin par la Moravie.»
        Ce n'etait pas tout a fait le chemin; mais, au lieu de faire lentement
        la route par la Boheme, dans un pays mal servi et recemment devaste par
        la guerre, le Porpora et son eleve se rendraient tres-promptement et
        tres-commodement a Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait a
        leur disposition ainsi que les relais, c'est-a-dire qu'il se chargeait des
        embarras et des depenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de
        meme de Roswald a Pardubitz, s'ils voulaient descendre l'Elbe jusqu'a
        Dresde, ou a Chrudim s'ils voulaient passer par Prague. Les commodites
        qu'il leur offrait jusque-la abregeaient effectivement la duree de leur
        voyage, et la somme assez ronde qu'il y ajoutait donnait les moyens de
        faire le reste plus agreablement. Porpora accepta, malgre la petite mine
        que lui faisait Consuelo pour l'en dissuader. Le marche fut conclu, et le
        depart fixe au dernier jour de la semaine.
        Lorsque apres lui avoir respectueusement baise la main Hoditz eut laisse
        Consuelo seule avec son maitre, elle reprocha a celui-ci de s'etre
        laisse gagner si facilement. Quoiqu'elle n'eut plus rien a redouter des
        impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et
        n'allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora
        l'aventure de Passaw, mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-meme
        avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.

«Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais etre condamnee a chanter sa
        musique, et que vous, vous serez force de diriger serieusement des cantates
        et peut-etre meme des operas de sa facon? Est-ce ainsi que vous me faites
        tenir mon voeu de rester fidele au culte du beau?
        --Bast! repondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que
        tu penses; je compte, au contraire, m'en divertir copieusement, sans que
        le patricien maestro s'en apercoive le moins du monde. Faire ces choses-la
        serieusement et devant un public respectable, sera en effet un blaspheme
        et une honte; mais il est permis de s'amuser, et l'artiste serait bien
        malheureux si, en gagnant sa vie, il n'avait pas le droit de rire dans sa
        barbe de ceux qui la lui font gagner. D'ailleurs, tu verras la ta princesse
        de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous,
        quoiqu'elle ne rie guere, de la musique de son beau-pere.»
        Il fallut ceder, faire les paquets, les emplettes necessaires et les
        adieux. Joseph etait au desespoir. Cependant une bonne fortune, une grande
        joie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou
        tout au-moins diversion forcee a la douleur de cette separation. En jouant
        sa serenade sous la fenetre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequin
        renomme du theatre de la porte de Carinthie, il avait frappe d'etonnement
        et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter,
        on lui avait demande de qui etait ce trio agreable et original. On s'etait
        emerveille de sa jeunesse, et de son talent. Enfin on lui avait confie,
        seance tenante, le poeme d'un ballet intitule le Diable Boiteux, dont il
        commencait a ecrire la musique. Il travaillait a cette tempete qui lui
        couta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme
        Haydn a quatre-vingts ans. Consuelo chercha a le distraire de sa tristesse,
        en lui parlant toujours de sa tempete, que Bernadone voulait terrible,
        et que Beppo, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait reussir a se peindre.
        Consuelo lui decrivait l'Adriatique en fureur et lui chantait la plainte
        des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative,
        aides de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse a l'autre a
        force de bras.

«Ecoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais
        cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes
        connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas
        l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique.
        Elle s'egare puerilement quand elle court apres les tours de force et les
        effets de sonorite. Elle est plus grande que cela; elle a l'emotion pour
        domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'etre inspiree
        par elle. Songe donc aux impressions de l'homme livre a la tourmente;
        figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent:
        place-toi, musicien, c'est-a-dire voix humaine, plainte humaine, ame
        vivante et vibrante, au milieu de cette detresse, de ce desordre, de
        cet abandon et de ces epouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire,
        intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre
        les craquements du navire, les cris des matelots, le desespoir des
        passagers. Que dirais-tu d'un poete, qui, pour peindre une bataille, te
        dirait en vers que le canon faisait boum, boum , et le tambour plan,
        plan ? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de
        grandes images; mais ce ne serait pas de la poesie. La peinture elle-meme,
        cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation
        servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel
        noir de l'orage, la carcasse brisee du navire. S'il n'a le sentiment
        pour rendre la terreur et la poesie de l'ensemble, son tableau sera sans
        couleur, fut-il aussi eclatant qu'une enseigne a biere. Ainsi, jeune homme,
        emeus-toi a l'idee d'un grand desastre, c'est ainsi que tu le rendras
        emouvant pour les autres.»
        Il lui repetait encore paternellement ces exhortations, tandis que la
        voiture, attelee dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets de
        voyage. Joseph ecoutait attentivement ses lecons, les buvant a la source,
        pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourre,
        vint se jeter a son cou, il palit, etouffa un cri, et ne pouvant se
        resoudre a la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher ses
        sanglots au fond de l'arriere-boutique de Keller. Metastase le prit en
        amitie, le perfectionna dans l'italien, et le dedommagea un peu par de
        bons conseils et de genereux services de l'absence du Porpora; mais Joseph
        fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer a celle de
        Consuelo.
        Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidele et si aimable
        ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poesie de ses impressions
        a mesure qu'elle s'enfonca dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau
        soleil se levait sur sa vie. Degagee de tout lien et de toute domination
        etrangere a son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entiere.
        Le Porpora, rendu a l'esperance et a l'enjouement de sa jeunesse,
        l'exaltait par d'eloquentes declamations; et la noble fille, sans cesser
        d'aimer Albert et Joseph comme deux freres qu'elle devait retrouver dans
        le sein de Dieu, se sentait legere, comme l'alouette qui monte en chantant
        dans le ciel, au matin d'un beau jour.
        C.
        Des le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui
        l'accompagnait, et qui, place sur le siege de la voiture, payait les guides
        et gourmandait la lenteur des postillons, ce meme heiduque qui avait
        annonce le comte Hoditz, le jour ou il etait venu lui proposer la partie
        de plaisir de Roswald. Ce grand et fort garcon, qui la regardait toujours
        comme a la derobee, et qui semblait partage entre le desir et la crainte de
        lui parler, finit par fixer son attention; et, un matin qu'elle dejeunait
        dans une auberge isolee, au pied des montagnes, le Porpora ayant ete faire
        un tour de promenade a la chasse de quelque motif musical, en attendant que
        les chevaux eussent rafraichi, elle se tourna vers ce valet, au moment ou
        il lui presentait son cafe, et le regarda en face d'un air un peu severe et
        irrite. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu'elle ne put retenir un
        grand eclat de rire. Le soleil d'avril brillait sur la neige qui couronnait
        encore les monts; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.

«Helas! lui dit enfin le mysterieux heiduque, votre seigneurie ne daigne
        donc pas me reconnaitre? Moi, je l'aurais toujours reconnue, fut-elle
        deguisee en Turc ou en caporal prussien; et pourtant je ne l'avais vue
        qu'un instant, mais quel instant dans ma vie!»
        En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu'il apportait; et,
        s'approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mit
        un genou en terre, et baisa le plancher devant elle.

«Ah! s'ecria Consuelo, Karl le deserteur, n'est-ce pas?
        --Oui, signora, repondit Karl en baisant la main qu'elle lui tendait; du
        moins on m'a dit qu'il fallait vous appeler ainsi, quoique je n'aie jamais
        bien compris si vous etiez un monsieur ou une dame.
        --En verite? Et d'ou vient ton incertitude?
        --C'est que je vous ai vue garcon, et que depuis, quoique je vous aie bien
        reconnue, vous etiez devenue aussi semblable a une jeune fille que vous
        etiez auparavant semblable a un petit garcon. Mais cela ne fait rien: soyez
        ce que vous voudrez, vous m'avez rendu des services que je n'oublierai
        jamais; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic qui
        est la haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.
        --Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d'etre heureux et de jouir de
        ta liberte; car te voila libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant?
        --Libre, oui! dit Karl en secouant la tete; mais heureux... J'ai perdu ma
        pauvre femme!»
        Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique,
        en voyant les joues carrees du pauvre Karl se couvrir d'un ruisseau de
        pleurs.

«Ah! dit-il en secouant sa moustache rousse, d'ou les larmes degouttaient
        comme la pluie d'un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre ame!
        Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un long
        voyage a pied, lorsqu'elle etait deja bien malade; ensuite la joie de me
        revoir, tout cela lui a cause une revolution; et elle est morte huit jours
        apres etre arrivee a Vienne, ou je la cherchais, et ou, grace a un billet
        de vous, elle m'avait retrouve, avec l'aide du comte Hoditz. Ce genereux
        seigneur lui avait envoye son medecin et des secours; mais rien n'y a fait:
        elle etait fatiguee de vivre, voyez-vous, et elle a ete se reposer dans le
        ciel du bon Dieu.
        --Et ta fille? dit Consuelo, qui songeait a le ramener a une idee
        consolante.
        --Ma fille? dit-il d'un air sombre et un peu egare, le roi de Prusse me
        l'a tuee aussi.
        --Comment tuee? que dis-tu?
        --N'est-ce pas le roi de Prusse qui a tue la mere en lui causant tout ce
        mal? Eh bien, l'enfant a suivi la mere. Depuis le soir ou, m'ayant vu
        frappe au sang, garrotte et emporte par les recruteurs, toutes deux etaient
        restees, couchees et comme mortes, en travers du chemin, la petite avait
        toujours tremble d'une grosse fievre; la fatigue et la misere de la route
        les ont achevees. Quand vous les avez rencontrees sur un pont, a l'entree
        de je ne sais plus quel village d'Autriche, il y avait deux jours qu'elles
        n'avaient rien mange. Vous leur avez donne de l'argent, vous leur avez
        appris que j'etais sauve, vous avez tout fait pour les consoler et les
        guerir; elles m'ont dit tout cela: mais il etait trop tard. Elles n'ont
        fait qu'empirer depuis notre reunion, et au moment ou nous pouvions etre
        heureux, elles se sont en allees dans le cimetiere. La terre n'etait pas
        encore foulee sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le meme
        endroit pour y mettre mon enfant; et a present, grace au roi de Prusse,
        Karl est seul au monde!
        --Non, mon pauvre Karl, tu n'es pas abandonne; il te reste des amis qui
        s'interesseront toujours a tes infortunes et a ton bon coeur.
        --Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en etes. Mais de quoi
        ai-je besoin maintenant que je n'ai plus ni femme, ni enfant, ni pays!
        car je ne serai jamais en surete dans le mien; ma montagne est trop bien
        connue de ces brigands qui sont venus m'y chercher deux fois. Aussitot
        que je me suis vu seul, j'ai demande si nous etions en guerre ou si nous
        y serions bientot. Je n'avais qu'une idee: c'etait de servir contre la
        Prusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah! saint
        Wenceslas, le patron de la Boheme, aurait conduit mon bras; et je suis
        bien sur qu'il n'y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de mon
        fusil; et je me disais: Peut-etre la Providence permettra-t-elle que je
        rencontre le roi de Prusse dans quelque defile; et alors... fut-il cuirasse
        comme l'archange Michel... dusse-je le suivre comme un chien suit un loup
        a la piste... Mais j'ai appris que la paix etait assuree pour longtemps;
        et alors, ne me sentant plus de gout a rien, j'ai ete trouver monseigneur
        le comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me presenter a
        l'imperatrice, comme il en avait eu l'intention. Je voulais me tuer; mais
        il a ete si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille,
        a qui il avait raconte en secret toute mon histoire, m'a dit de si belles
        paroles sur les devoirs du chretien, que j'ai consenti a vivre et a entrer
        a leur service, ou je suis, en verite, trop bien nourri et trop bien traite
        pour le peu d'ouvrage que j'ai a faire.
        --Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s'essuyant les
        yeux, comment tu as pu me reconnaitre.
        --N'etes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maitresse,
        madame la margrave? Je vous vis passer tout habillee de blanc, et je vous
        reconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle.
        C'est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits ou j'ai
        passe, ni des noms des personnes que j'ai rencontrees; mais pour ce qui est
        des figures, je ne les oublie jamais. Je commencais a faire le signe de la
        croix quand je vis un jeune garcon qui vous suivait, et que je reconnus
        pour Joseph; et au lieu d'etre votre maitre, comme je l'avais vu au moment
        de ma delivrance (car il etait mieux habille que vous dans ce temps-la),
        il etait devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne me
        reconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait defendu de dire un seul
        mot a qui que ce soit de ce qui m'etait arrive (je n'ai jamais su ni
        demande pourquoi), je ne parlai pas a ce bon Joseph, quoique j'eusse bien
        envie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans une
        autre piece. J'avais ordre de ne point quitter celle ou je me trouvais;
        un bon serviteur ne connait que sa consigne; Mais quand tout le monde fut
        parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me
        dit: «Karl, tu n'as pas parle a ce petit laquais du Porpora, quoique tu
        l'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi.
        Quant a la demoiselle qui a chante ce soir...--Oh! je l'ai reconnue aussi,
        m'ecriai-je, et je n'ai rien dit.--Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bien
        fait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyage avec lui
        jusqu'a Passaw.--Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je te
        demander, a toi, comment elle m'a delivre des mains des Prussiens?»
        Henri me raconta alors comment la chose s'etait passee (car il etait la),
        comment vous aviez couru apres la voiture de monsieur le comte, et comment,
        lorsque vous n'aviez plus rien a craindre pour vous-meme; vous aviez voulu
        absolument qu'il vint me delivrer. Vous en aviez dit quelque chose a ma
        pauvre femme; et elle me l'avait raconte aussi; car elle est morte en vous
        recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants,
        qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont
        donne tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions ete
        de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph a votre service, ayant
        ete charge de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui
        il avait joue du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques
        ducats, les premiers que j'eusse gagnes dans cette maison. Il ne l'a pas
        su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons a Vienne, je
        m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai
        gagner ma vie.
        --Joseph n'est plus a mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est
        plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisement. Ne te
        depouille donc pas pour lui.
        --Quant a vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous,
        puisque vous etes une grande actrice, a ce qu'on dit; mais voyez-vous,
        si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur,
        et de ne pouvoir le payer, adressez-vous a Karl, et comptez sur lui. Il
        vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.
        --Je suis assez payee par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de
        ton devouement.
        --Voici maitre Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai
        pas l'honneur de vous connaitre autrement que comme un domestique mis a
        vos ordres par mon maitre.»
        Le lendemain, nos voyageurs s'etant leves de grand matin, arriverent,
        non sans peine, vers midi, au chateau de Roswald. Il etait situe dans une
        region elevee, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si
        bien abrite des vents froids, que le printemps s'y faisait deja sentir,
        lorsqu'a une demi-lieue aux alentours, l'hiver regnait encore. Quoique
        la saison fut prematurement belle, les chemins etaient encore fort peu
        praticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour qui
        l'impossible etait une plaisanterie, etait deja arrive, et deja faisait
        travailler une centaine de pionniers a aplanir la route sur laquelle devait
        rouler le lendemain l'equipage majestueux de sa noble epouse. Il eut ete
        peut-etre plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il ne
        s'agissait pas tant de l'empecher de se casser bras et jambes en chemin,
        que de lui donner une fete; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eut un
        splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.
        Le comte permit a peine a nos voyageurs de changer de toilette, et leur
        fit servir un fort beau diner dans une grotte mousseuse et rocailleuse,
        qu'un vaste poele, habilement masque par de fausses roches, chauffait
        agreablement. Au premier coup d'oeil, cet endroit parut enchanteur a
        Consuelo. Le site qu'on decouvrait de l'ouverture de la grotte etait
        reellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des
        mouvements de terrains escarpes et pittoresques, des forets d'arbres verts,
        des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses,
        il semble qu'avec une habitation confortable, c'en etait bien assez pour
        faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'apercut bientot des
        bizarres recherches par lesquelles le comte avait reussi a gater cette
        sublime nature. La grotte eut ete charmante sans le vitrage, qui en faisait
        une salle a manger intempestive. Comme les chevrefeuilles et les liserons
        ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masque les chassis des portes
        et des croisees avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui
        faisaient la une pretentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites,
        un peu endommages par l'hiver, laissaient voir le platre et le mastic qui
        les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poele, fondant un reste
        d'humidite amassee a la voute, faisait tomber sur la tete des convives une
        pluie noiratre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir.
        Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main a son
        chapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mourait
        d'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumat, et il mangeait
        a la hate, pretextant une vive impatience de voir la musique qu'il aurait
        a faire executer le lendemain.

«De quoi vous inquietez-vous la, cher maestro? disait le comte, gui etait
        grand mangeur, et qui aimait a raconter longuement l'histoire de
        l'acquisition ou de la confection dirigee par lui de toutes les pieces
        riches et curieuses de son service de table; des musiciens habiles et
        consommes comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettre
        au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces
        compositeurs pedants qui cherchent a etonner par de savantes et bizarres
        combinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple,
        pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi le
        gout de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nous
        ne perdons pas de temps. Pendant que nous dejeunons ici, mon majordome
        prepare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeurs
        disposes dans leurs differentes stations et tous les musiciens a leur
        poste.»
        Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers
        etrangers, en tournee dans le pays, demandaient la permission d'entrer et
        de saluer le comte, pour visiter, avec son agrement, les palais et les
        jardins de Roswald.
        Le comte etait habitue a ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plus
        de plaisir que d'etre lui-meme le cicerone des curieux, a travers les
        delices de sa residence.

«Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'ecria-t-il, qu'on mette
        leurs couverts et qu'on les amene ici.»
        Peu d'instants apres, les deux officiers furent introduits. Ils avaient
        uniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derriere lequel son
        compagnon semblait decide a s'effacer entierement, etait petit, et d'une
        figure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisait
        paraitre plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ou
        plutot l'absence de son menton. Sa taille un peu voutee, donnait je ne sais
        quel air vieillot a sa personne engoncee dans le disgracieux habit invente
        par Frederic. Cet homme avait cependant une quarantaine d'annees tout au
        plus; sa demarche etait assuree, et lorsqu'il eut ote le vilain chapeau
        qui lui coupait la face jusqu'a la naissance du nez, il montra ce qu'il y
        avait de beau dans sa tete, un front ferme, intelligent, et meditatif,
        des sourcils mobiles et des yeux d'une clarte et d'une animation
        extraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleil
        qui colorent et embellissent tout a coup les sites les plus mornes et les
        moins poetiques. Il semblait grandir de toute la tete lorsque ses yeux
        brillaient sur son visage bleme, chetif et inquiet.
        Le comte Hoditz les recut avec une hospitalite plus cordiale que
        ceremonieuse, et, sans perdre le temps a de longs compliments, il leur fit
        mettre deux couverts et leur servit des meilleurs plats avec une veritable
        bonhomie patriarcale; car Hoditz etait le meilleur des hommes, et sa
        vanite, loin de corrompre son coeur, l'aidait a se repandre avec confiance
        et generosite. L'esclavage regnait encore dans ses domaines, et toutes les
        merveilles de Roswald avaient ete edifiees a peu de frais par la gent
        taillable et corveable; mais il couvrait de fleurs et de gourmandises
        le joug de ses sujets. Il leur faisait oublier le necessaire en leur
        prodiguant le superflu, et, convaincu que le plaisir est le bonheur,
        il les faisait tant amuser, qu'ils ne songeaient point a etre libres.
        L'officier prussien (car vraiment il n'y en avait qu'un, l'autre semblait
        n'etre que son ombre), parut d'abord un peu etonne, peut-etre meme un
        peu choque du sans facon de M. le comte; et il affectait une politesse
        reservee, lorsque le comte lui dit:

«Monsieur le capitaine, je vous prie de vous mettre a l'aise et de faire
        ici comme chez vous. Je sais que vous devez etre habitue a la regularite
        austere des armees du grand Frederic; je trouve cela admirable en son lieu;
        mais ici, vous etes a la campagne, et si l'on ne s'amuse a la campagne,
        qu'y vient-on faire? Je vois que vous etes des personnes bien elevees et
        de bonnes manieres. Vous n'etes certainement pas officiers du roi de
        Prusse, sans avoir fait vos preuves de science militaire et de bravoure
        accomplie. Je vous tiens donc pour des hotes dont la presence honore ma
        maison; veuillez en disposer sans retenue, et y rester tant que le sejour
        vous en sera agreable.»
        L'officier prit aussitot son parti en homme d'esprit, et, apres avoir
        remercie son hote sur le meme ton, il se mit a sabler le champagne, qui
        ne lui fit pourtant pas perdre une ligne de son sang-froid, et a creuser
        un excellent pate sur lequel il fit des remarques et des questions
        gastronomiques qui ne donnerent pas grande idee de lui a la tres-sobre
        Consuelo. Elle etait cependant frappee du feu de son regard; mais ce feu
        meme l'etonnait sans la charmer. Elle y trouvait je ne sais quoi de
        hautain, de scrutateur et de mefiant qui n'allait point a son coeur.
        Tout en mangeant, l'officier apprit au comte qu'il s'appelait le baron
        de Kreutz, qu'il etait originaire de Silesie, ou il venait d'etre envoye
        en remonte pour la cavalerie; que, se trouvant a Neisse, il n'avait
        pu resister au desir de voir le palais et les jardins tant vantes de
        Roswald; qu'en consequence, il avait passe le matin la frontiere avec son
        lieutenant, non sans mettre le temps et l'occasion a profit pour faire,
        sur sa route quelques achats de chevaux. Il offrit meme au comte de visiter
        ses ecuries, s'il avait quelques betes a vendre. Il voyageait a cheval,
        et s'en retournait le soir meme.

«Je ne le souffrirai pas, dit le comte. Je n'ai pas de chevaux a vous
        vendre dans ce moment. Je n'en ai pas meme assez pour les nouveaux
        embellissements que je veux faire a mes jardins. Mais je veux faire une
        meilleure affaire en jouissant de votre societe le plus longtemps qu'il me
        sera possible.
        --Mais nous avons appris, en arrivant ici, que vous attendiez d'heure en
        heure madame la comtesse Hoditz; et, ne voulant point etre a charge, nous
        nous retirerons aussitot que nous l'entendrons arriver.
        --Je n'attends madame la comtesse margrave que demain, repondit le comte;
        elle arrivera ici avec sa fille, madame la princesse de Culmbach. Car vous
        n'ignorez peut-etre pas, Messieurs, que j'ai eu l'honneur de faire une
        noble alliance...
        --Avec la margrave douairiere de Bareith, repartit assez brusquement le
        baron de Kreutz, qui ne parut pas aussi ebloui de ce titre que le comte
        s'y attendait.
        --C'est la tante du roi de Prusse! reprit-il avec un peu d'emphase.
        --Oui, oui, je le sais! repliqua l'officier prussien en prenant une large
        prise de tabac.
        --Et comme c'est une dame admirablement gracieuse et affable, continua le
        comte, je ne doute pas qu'elle n'ait un plaisir infini a recevoir et a
        traiter de braves serviteurs du roi son illustre neveu.
        --Nous serions bien sensibles a un si grand honneur, dit le baron en
        souriant; mais nous n'aurons pas le loisir d'en profiter. Nos devoirs nous
        rappellent imperieusement a notre poste, et nous prendrons conge de Votre
        Excellence ce soir meme. En attendant, nous serions bien heureux d'admirer
        cette belle residence: le roi notre maitre n'en a pas une qu'on puisse
        comparer a celle-ci.»
        Ce compliment rendit au Prussien toute la bienveillance du seigneur morave.
        On se leva de table. Le Porpora, qui se souciait moins de la promenade que
        de la repetition, voulut s'en dispenser.

«Non pas, dit le comte; promenade et repetition, tout cela se fera en meme
        temps; vous allez voir, mon maitre.
        Il offrit son bras a Consuelo et passant le premier:

«Pardonnez, Messieurs, dit-il, si je m'empare de la seule dame que nous
        ayons ici dans ce moment: c'est le droit du seigneur. Ayez la bonte de me
        suivre: je serai votre guide.
        --Oserai-je vous demander, Monsieur, dit le baron de Kreutz, adressant pour
        la premiere fois la parole au Porpora, quelle est cette aimable dame?
        --Monsieur, repondit le Porpora qui etait de mauvaise humeur, je suis
        Italien, j'entends assez mal l'allemand, et le francais encore moins.»
        Le baron, qui jusque-la, avait toujours parle francais avec le comte, selon
        l'usage de ce temps-la entre les gens du bel air, repeta sa demande en
        italien.

«Cette aimable dame, qui n'a pas encore dit un mot devant vous, repondit
        sechement le Porpora, n'est ni margrave, ni douairiere, ni princesse, ni
        baronne, ni comtesse: c'est une chanteuse italienne qui ne manque pas d'un
        certain talent.
        --Je m'interesse d'autant plus a la connaitre et a savoir son nom, reprit
        le baron en souriant de la brusquerie du maestro.
        --C'est la Porporina, mon eleve, repondit le Porpora.
        --C'est une personne fort habile, dit-on, reprit l'autre, et qui est
        attendue avec impatience a Berlin. Puisqu'elle est votre eleve, je vois
        que c'est a l'illustre maitre Porpora que j'ai l'honneur de parler.
        --Pour vous servir,» repliqua le Porpora d'un ton bref, en renfoncant sur
        sa tete son chapeau qu'il venait de soulever, en reponse, au profond salut
        du baron de Kreutz.
        Celui-ci, le voyant si peu communicatif, le laissa avancer et se tint en
        arriere avec son lieutenant. Le Porpora qui avait des yeux jusque derriere
        la tete, vit qu'ils riaient ensemble en le regardant et en parlant de lui,
        dans leur langue. Il en fut d'autant plus mal dispose pour eux, et ne leur
        adressa pas meme un regard durant toute la promenade.
        CI.
        On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva une
        riviere en miniature, qui avait ete un joli torrent limpide et agite;
        mais comme il fallait le rendre navigable, on avait egalise son lit, adouci
        sa pente, taille proprement ses rives et trouble ses belles ondes par de
        recents travaux. Les ouvriers etaient encore occupes a le debarrasser de
        quelques roches que l'hiver y avait precipitees, et qui lui donnaient un
        reste de physionomie: on s'empressait de la faire disparaitre. Une gondole
        attendait la les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait fait
        venir de Venise, et qui fit battre le coeur de Consuelo en lui rappelant
        mille souvenirs gracieux et amers. On s'embarqua; les gondoliers etaient
        aussi de vrais Venitiens parlant leur dialecte; on les avait fait venir
        avec la barque, comme de nos jours les negres avec la girafe. Le comte
        Hoditz, qui avait beaucoup voyage, s'imaginait parler toutes les langues:
        mais, quoiqu'il y mit beaucoup d'aplomb, et que, d'une voix haute, d'un ton
        accentue, il donnat ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l'eussent compris
        avec peine, si Consuelo ne lui eut servi de truchement. Il leur fut enjoint
        de chanter des vers du Tasse: mais ces pauvres diables, enroues par les
        glaces du Nord, depayses et deroutes dans leurs souvenirs, donnerent aux
        Prussiens un fort triste echantillon de leur savoir-faire. Il fallut que
        Consuelo leur soufflat chaque strophe, et promit de leur faire faire une
        repetition des fragments qu'ils devaient chanter le lendemain a madame la
        margrave.
        Quand on eut navigue un quart d'heure dans un espace qu'on eut pu traverser
        en trois minutes, mais ou l'on avait menage au pauvre ruisseau contrarie
        dans sa course mille detours insidieux, on arriva a la pleine mer. C'etait
        un assez vaste bassin ou l'on debouqua a travers des massifs de cypres et
        de sapins, et dont le coup d'oeil inattendu etait vraiment agreable. Mais
        on n'eut pas le loisir de l'admirer. Il fallut s'embarquer sur un navire
        de poche, ou rien ne manquait; mats, voiles, cordages, c'etait un modele
        accompli de batiment avec tous ses agres, et que le trop grand nombre de
        matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid.
        Les tapis etaient fort humides, et je crois bien que, malgre l'exacte
        revue que M. le comte, arrive de la veille, avait faite deja de toutes
        les pieces, l'embarcation faisait eau. Personne ne s'y sentait a l'aise,
        excepte le comte, qui, par grace d'etat, ne se souciait jamais des petits
        desagrements attaches a ses plaisirs, et Consuelo, qui commencait a
        s'amuser beaucoup de la folie de son hote. Une flotte proportionnee a ce
        vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, executa des
        manoeuvres que le comte lui-meme, arme d'un porte-voix, et debout sur
        la poupe, dirigea fort serieusement, se fachant fort quand les choses
        n'allaient point a son gre, et faisant recommencer la repetition. Ensuite
        on voyagea de conserve aux sons d'une musique de cuivre abominablement
        fausse, qui acheva d'exasperer le Porpora.

«Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents; mais
        nous ecorcher les oreilles a ce point, c'est trop fort!
        --Voile pour le Peloponnese!» s'ecria le comte; et on cingla vers une rive
        couronnee de menues fabriques imitant des temples grecs et d'antiques
        tombeaux.
        On se dirigeait sur une petite anse masquee par des rochers, et, lorsqu'on
        en fut a dix pas, on fut accueilli par une decharge de coups de fusil. Deux
        hommes tomberent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort leger, qui se
        tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutot se laissa
        glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la societe, en
        hurlant qu'il etait blesse et en cachant dans ses mains sa tete, soi-disant
        fracassee d'une balle.

«Ici, dit le comte a Consuelo, j'ai besoin de vous pour une petite
        repetition que je fais faire a mon equipage. Ayez la bonte de representer
        pour un instant le personnage de madame la margrave; et de commander a cet
        enfant mourant ainsi qu'a ces deux morts, qui, par parenthese sont fort
        betement tombes, de se relever, d'etre gueris a l'instant meme, de prendre
        leurs armes, et de defendre Son Altesse contre les insolents pirates
        retranches dans cette embuscade.»
        Consuelo se hata de se preter au role de margrave, et le joua avec beaucoup
        plus de noblesse et de grace naturelle que ne l'eut fait madame Hoditz.
        Les morts et les mourants se releverent sur leurs genoux et lui baiserent
        la main. La, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de
        bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser
        leur propre main en feignant d'approcher leurs levres de la sienne. Puis
        morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes demonstrations
        d'enthousiasme; le petit saltimbanque, qui faisait le role de mousse,
        regrimpa comme un chat sur son mat et dechargea une legere carabine sur la
        baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cleopatre, et
        les petits canons firent un vacarme epouvantable.
        Consuelo, avertie par le comte qui ne voulait pas lui causer une frayeur
        serieuse, n'avait point ete dupe du debut un peu bizarre de cette comedie.
        Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas juge
        necessaire de pratiquer la meme galanterie, voyant tomber deux hommes au
        premier feu, s'etaient serres l'un contre l'autre en palissant. Celui qui
        ne disait rien avait paru effraye pour son capitaine, et le trouble de
        ce dernier n'avait pas echappe au regard tranquillement observateur de
        Consuelo. Ce n'etait pourtant pas la peur qui s'etait peinte sur sa
        physionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colere meme,
        comme si la plaisanterie l'eut offense personnellement et lui eut semble
        un outrage a sa dignite de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pas
        garde, et lorsque le combat fut engage, le capitaine et son lieutenant
        riaient aux eclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent meme
        l'epee a la main et s'escrimerent en l'air pour prendre part a la scene.
        Les pirates, montes sur des barques legeres, vetus a la grecque et armes de
        tremblons et de pistolets charges a poudre, etaient sortis de leurs jolis
        petits recifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir a
        l'abordage, ou l'on en fit grande deconfiture, afin que la bonne margrave
        eut le plaisir de les ressusciter. La seule cruaute commise fut d'en
        faire tomber quelques-uns a la mer. L'eau du bassin etait bien froide,
        et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, et
        mettaient de la vanite a montrer a leurs compagnons montagnards qu'ils
        etaient bons nageurs.
        Quand la flotte de Cleopatre (car le navire que devait monter la margrave
        portait reellement ce titre pompeux) eut ete victorieuse, comme de raison,
        elle emmena prisonniere la flottille des pirates a sa suite, et s'en alla
        au son d'une musique triomphale (a porter le diable en terre, au dire du
        Porpora) explorer les rivages de la Grece. On approcha ensuite d'une ile
        inconnue d'ou l'on voyait s'elever des huttes de terre et des arbres
        exotiques fort bien acclimates ou fort bien imites; car on ne savait jamais
        a quoi s'en tenir a cet egard, le faux et le vrai etant confondus partout.
        Aux marges de cette ile etaient amarrees des pirogues. Les naturels du pays
        s'y jeterent avec des cris tres-sauvages et vinrent a la rencontre de la
        flotte, apportant des fleurs et des fruits etrangers recemment coupes dans
        les serres chaudes de la residence. Ces sauvages etaient herisses, tatoues,
        crepus, et plus semblables a des diables qu'a des hommes. Les costumes
        n'etaient pas trop bien assortis. Les uns etaient couronnes de plumes,
        comme des Peruviens, les autres empaquetes de fourrures, comme des
        Esquimaux; mais on n'y regardait pas de si pres; pourvu qu'ils fussent
        bien laids et bien ebouriffes, on les tenait pour anthropophages tout au
        moins.
        Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui etait
        une espece de geant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu'a la
        ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de
        composer lui-meme en langue sauvage. C'etait un assemblage de syllabes
        ronflantes et croquantes, arrangees au hasard pour figurer un patois
        grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait reciter sa tirade sans
        faute, se chargea de traduire cette belle harangue a Consuelo, qui faisait
        toujours le role de margrave en attendant la veritable.

«Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi
        sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l'usage est de devorer tous
        les etrangers qui abordent dans leur ile, subitement touchee et apprivoisee
        par l'effet magique de vos charmes, vient deposer a vos pieds l'hommage de
        sa ferocite, et vous offrir la royaute de ces terres inconnues. Daignez y
        descendre sans crainte, et quoiqu'elles soient steriles et incultes, les
        merveilles de la civilisation vont y eclore sous vos pas.»
        On aborda dans l'ile au milieu des chants et des danses des jeunes
        sauvagesses. Des animaux etranges et pretendus feroces, mannequins
        empailles qui, au moyen d'un ressort, s'agenouillerent subitement,
        saluerent Consuelo sur le rivage. Puis, a l'aide de cordes, les arbres
        et les buissons fraichement plantes s'abattirent, les rochers de carton
        s'ecroulerent, et l'on vit des maisonnettes decorees de fleurs et de
        feuillages. Des bergeres conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n'en
        manquait pas), des villageois habilles a la derniere mode de l'Opera,
        quoiqu'un peu malpropres vus de pres, enfin jusqu'a des chevreuils et des
        biches apprivoisees vinrent preter foi et hommage a la nouvelle souveraine.

«C'est ici, dit alors le comte a Consuelo, que vous aurez a jouer un role
        demain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d'une divinite
        sauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dans
        la grotte que voici: la margrave y entrera, et vous chanterez la cantate
        que j'ai dans ma poche, pour lui ceder vos droits a la divinite, vu qu'il
        ne peut y avoir qu'une deesse, la ou elle daigne apparaitre.

«--Voyons la cantate,» dit Consuelo en recevant le manuscrit dont Hoditz
        etait l'auteur.
        Il ne lui fallut pas beaucoup de peine pour lire et chanter a la premiere
        vue ce pont-neuf ingenu: paroles et musique, tout etait a l'avenant. Il ne
        s'agissait que de l'apprendre par coeur. Deux violons, une harpe et une
        flute caches dans les profondeurs de l'antre l'accompagnaient tout de
        travers. Le Porpora fit recommencer. Au bout d'un quart-d'heure, tout alla
        bien. Ce n'etait pas le seul role, que Consuelo eut a faire dans la fete,
        ni la seule cantate que le comte Hoditz eut dans sa poche: elles etaient
        courtes, heureusement: il ne fallait pas fatiguer Son Altesse par trop de
        musique.
        A l'ile sauvage, on remit a la voile, et on alla prendre terre sur un
        rivage chinois: tours imitant la porcelaine, kiosques, jardins rabougris,
        petits ponts, jonques et plantations de the, rien n'y manquait. Les lettres
        et les mandarins, assez bien costumes, vinrent faire un discours chinois a
        la margrave; et Consuelo qui, dans le trajet, devait changer de costume
        dans la cale d'un des batiments et s'affubler en mandarine, dut essayer
        des couplets en langue et musique chinoise, toujours de la facon du comte
        Hoditz:
        Ping, pang, tiong,
        Hi, han, hong,
        Tel etait le refrain, qui etait cense signifier, grace a la puissance
        d'abreviation que possedait cette langue merveilleuse:

«Belle margrave, grande princesse, idole de tous les coeurs, regnez a
        jamais sur votre heureux epoux et sur votre joyeux empire de Roswald en
        Moravie.»
        En quittant la Chine, on monta dans des palanquins tres-riches, et on
        gravit, sur les epaules des pauvres serfs chinois et sauvages, une petite
        montagne au sommet de laquelle on trouva la ville de Lilliput. Maisons,
        forets, lacs, montagnes, le tout vous venait aux genoux ou a la cheville,
        et il fallait se baisser pour voir, dans l'interieur des habitations,
        les meubles et les ustensiles de menage qui etaient dans des proportions
        relatives a tout le reste. Des marionnettes danserent sur la place publique
        au son des mirlitons, des guimbardes et des tambours de basque. Les
        personnes qui les faisaient agir et qui produisaient cette musique
        lilliputienne, etaient cachees sous terre et dans des caveaux menages
        expres.
        En redescendant la montagne des Lilliputiens, on trouva un desert d'une
        centaine de pas, tout encombre de rochers enormes et d'arbres vigoureux
        livres a leur croissance naturelle. C'etait le seul endroit que le comte
        n'eut pas gate et mutile. Il s'etait contente de le laisser tel qu'il
        l'avait trouve.

«L'usage de cette gorge escarpee m'a bien longtemps embarrasse, dit-il a
        ses hotes. Je ne savais comment me delivrer de ces masses de rochers, ni
        quelle tournure donner a ces arbres superbes, mais desordonnes; tout a
        coup l'idee m'est venue de baptiser ce lieu le desert, le chaos: et j'ai
        pense que le contraste n'en serait pas desagreable, surtout lorsqu'au
        sortir de ces horreurs de la nature, on rentrerait dans des parterres
        admirablement soignes et pares. Pour completer l'illusion, vous allez voir
        quelle heureuse invention j'y ai placee.»
        En parlant ainsi, le comte tourna un gros rocher qui encombrait le sentier
        (car il avait bien fallu fourrer un sentier uni et sable dans l'horrible
        desert), et Consuelo se trouva a l'entree d'un ermitage creuse dans le roc
        et surmonte d'une grossiere croix de bois. L'anachorete de la Thebaide
        en sortit; c'etait un bon paysan dont la longue barbe blanche postiche
        contrastait avec un visage frais et pare des couleurs de la jeunesse. Il
        fit un beau sermon, dont son maitre corrigea les barbarismes, donna sa
        benediction, et offrit des racines et du lait a Consuelo dans une ecuelle
        de bois.

«Je trouve l'ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz: vous eussiez pu
        mettre ici un vieillard veritable.
        --Cela n'eut point plu a la margrave, repondit ingenument le comte Hoditz.
        Elle dit avec raison que la vieillesse n'est point egayante, et que dans
        une fete il ne faut voir que de jeunes acteurs.»
        Je fais grace au lecteur du reste de la promenade. Ce serait a n'en
        pas finir si je voulais lui decrire les diverses contrees, les autels
        druidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, les
        forets vierges, les souterrains ou l'on voyait les mysteres de la passion
        tailles dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, les
        Champs-Elysees, les tombeaux, enfin les cascades, les naiades, les
        serenades et les six mille jets d'eau que le Porpora pretendait,
        par la suite, avoir ete force d' avaler . Il y avait bien mille autres
        gentillesses dont les memoires du temps nous ont transmis le detail avec
        admiration: une grotte a demi obscure ou l'on s'enfoncait en courant, et
        au fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dans
        un jour incertain, devait infailliblement vous causer une grande frayeur;
        un couvent ou l'on vous forcait, sous peine de perdre a jamais la liberte,
        de prononcer des voeux dont la formule etait un hommage d'eternelle
        soumission et adoration a la margrave; un arbre a pluie qui, au moyen
        d'une pompe cachee dans les branches, vous inondait d'encre, de sang ou
        d'eau de rose, suivant qu'on voulait vous feter ou vous mystifier; enfin
        mille secrets charmants, ingenieux, incomprehensibles, dispendieux surtout,
        que le Porpora eut la brutalite de trouver insupportables, stupides et
        scandaleux. La nuit seule mit un terme a cette promenade autour du monde,
        dans laquelle, tantot a cheval, tantot en litiere, a ane, en voiture ou en
        bateau, on avait bien fait trois lieues.
        Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, tout
        en riant de ce qu'il y avait de trop pueril dans les amusements et les
        surprises de Roswald, n'avaient pas ete aussi frappes que Consuelo du
        ridicule de cette merveilleuse residence. Elle etait l'enfant de la nature;
        nee en plein champ, accoutumee, des qu'elle avait eu les yeux ouverts, a
        regarder les oeuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon: mais le
        baron de Kreutz, quoiqu'il ne fut pas tout a fait le premier-venu dans
        cette aristocratie habituee aux draperies et aux enjolivements de la mode,
        etait l'homme de son monde et de son temps. Il ne haissait point les
        grottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s'amusa avec bonhomie,
        montra beaucoup d'esprit dans la conversation, et dit a son acolyte qui,
        en entrant dans la salle a manger, le plaignait respectueusement de l'ennui
        d'une aussi rude corvee:

«De l'ennui? moi? pas du tout. J'ai fait de l'exercice, j'ai gagne de
        l'appetit, j'ai vu mille folies, je me suis repose l'esprit de choses
        serieuses: je n'ai pas perdu mon temps et ma peine.»
        On fut surpris dans la salle a manger de ne trouver qu'un cercle de chaises
        autour d'une place vide. Le comte, ayant prie les convives de s'asseoir,
        ordonna a ses valets de servir.

«Helas! Monseigneur, repondit celui qui etait charge de lui donner la
        replique, nous n'avions rien qui fut digne d'etre offert a une si honorable
        compagnie, et nous n'avons pas meme mis la table.
        --Voila qui est plaisant!». s'ecria l'amphitryon avec une fureur simulee;
        et quand ce jeu eut dure quelques instants: «Eh bien! dit-il, puisque les
        hommes nous refusent un souper, j'evoque l'enfer, et je somme Pluton de
        m'en envoyer un qui soit digne de mes hotes.»
        En parlant ainsi; il frappa le plancher trois fois, et, le plancher
        glissant aussitot dans une coulisse, on vit s'exhaler des flammes
        odorantes; puis, au son d'une musique joyeuse et bizarre, une table
        magnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.

«Ce n'est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sous
        la table. Seulement je suis fort etonne, puisque messire Pluton sait fort
        bien qu'il n'y a meme pas dans ma maison de l'eau a boire, qu'on ne m'en
        ait pas envoye une seule carafe.
        --Comte Hoditz, repondit, des profondeurs de l'abime, une voix rauque
        digne du Tartare, l'eau est fort rare dans les enfers; car presque tous
        nos fleuves sont a sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ont
        embrase jusqu'aux entrailles de la terre; cependant, si vous l'exigez,
        nous allons envoyer une Danaide au bord du Styx pour voir si elle en pourra
        trouver.
        --Qu'elle se depeche, repondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneau
        qui ne soit pas perce.»
        Au meme instant, d'une belle cuvette de jaspe qui etait au milieu de la
        table, s'elanca un jet d'eau de roche qui pendant tout le souper retomba
        sur lui-meme en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le
        surtout etait un chef-d'oeuvre de richesse et de mauvais gout, et l'eau
        du Styx, le souper infernal, furent pour le comte matiere a mille jeux de
        mots, allusions et coq-a-l'ane, qui ne valaient guere mieux, mais que la
        naivete de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, et
        servi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes,
        egaya beaucoup le baron de Kreutz.
        Il ne fit pourtant qu'une mediocre attention aux belles esclaves de
        l'amphitryon: ces pauvres paysannes etaient a la fois les servantes, les
        maitresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il etait leur
        professeur de graces, de danse, de chant et de declamation. Consuelo avait
        eu a Passaw un echantillon de sa maniere de proceder avec elles; et, en
        songeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elle
        admirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant,
        sans paraitre ni surpris ni confus de sa meprise. Elle savait bien que
        le lendemain les choses changeraient d'aspect a l'arrivee de la margrave;
        qu'elle dinerait dans sa chambre avec son maitre, et qu'elle n'aurait
        pas l'honneur d'etre admise a la table de Son Altesse. Elle ne s'en
        embarrassait guere, quoiqu'elle ignorat une circonstance qui l'eut
        divertie beaucoup en cet instant: a savoir qu'elle soupait avec un
        personnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au monde
        souper le lendemain avec la margrave.
        Le baron de Kreutz, souriant donc d'un air assez froid a l'aspect des
        nymphes du logis, accorda un peu plus d'attention a Consuelo, lorsque
        apres l'avoir provoquee a rompre le silence, il l'eut amenee a parler sur
        la musique. Il etait amateur eclaire et quasi passionne de cet art divin;
        du moins il en parla lui-meme avec une superiorite qui adoucit, non moins
        que le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l'humeur
        reveche du Porpora.

«Il serait a souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louer
        delicatement sa maniere sans le nommer, que le souverain que nous allons
        essayer de divertir fut aussi bon juge que vous!
        --On assure, repondit le baron, que mon souverain est assez eclaire sur
        cette matiere, et qu'il aime veritablement les beaux-arts.
        --En etes-vous bien certain, monsieur le baron? reprit le maestro, qui ne
        pouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je ne
        m'en flatte guere. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire de
        leurs sujets; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoup
        plus long qu'eux.
        --En fait de guerre; comme en fait de science et de genie, le roi de Prusse
        en sait plus long qu'aucun de nous; repondit le lieutenant avec zele; et
        quant a la musique, il est tres-certain...
        --Que vous n'en savez rien ni moi non plus, interrompit sechement, le
        capitaine Kreutz; maitre Porpora ne peut s'en rapporter qu'a lui seul a ce
        dernier egard.
        --Quant a moi, reprit le maestro, la dignite royale ne m'en a jamais impose
        en fait de musique; et quand j'avais l'honneur de donner des lecons a la
        princesse electorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notes
        qu'a un autre.
        --Eh quoi! dit le baron en regardant son compagnon avec une intention
        ironique, les tetes couronnees font-elles jamais des fausses notes?
        --Tout comme les simples mortels, Monsieur! repondit le Porpora. Cependant
        je dois dire que la princesse electorale n'en fit pas longtemps avec moi,
        et qu'elle avait une rare intelligence pour me seconder.
        --Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes a notre Fritz, s'il
        avait l'impertinence d'en faire en votre presence?
        --A condition qu'il s'en corrigerait.
        --Mais vous ne lui laveriez pas la tete? dit a son tour le comte Hoditz en
        riant.
        --Je le ferais, dut-il couper la mienne!» repondit le vieux professeur,
        qu'un peu de Champagne rendait expansif et fanfaron.
        Consuelo avait ete bien et dument avertie par le chanoine que la Prusse
        etait une grande prefecture de police, ou les moindres paroles, prononcees
        bien bas a la frontiere, arrivaient en peu d'instants, par une suite
        d'echos mysterieux et fideles, au cabinet de Frederic, et qu'il ne fallait
        jamais dire a un Prussien, surtout a un militaire, a un employe quelconque:

«Comment vous portez-vous?» sans peser chaque syllabe, et tourner, comme on
        dit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vit
        donc pas avec plaisir son maitre s'abandonner a son humeur narquoise, et
        elle s'efforca de reparer ses imprudences par un peu de politique.

«Quand meme le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de son
        siecle, dit-elle, il lui serait permis de dedaigner un art certainement bien
        futile au prix de tout ce qu'il sait d'ailleurs.»
        Mais elle ignorait que Frederic ne mettait pas moins d'amour-propre a etre
        un grand flutiste qu'a etre un grand capitaine et un grand philosophe.
        Le baron de Kreutz declara que si Sa Majeste avait juge la musique un art
        digne d'etre etudie, elle y avait consacre tres-probablement une attention
        et un travail serieux.

«Bah! dit le Porpora, qui s'animait de plus en plus, l'attention et
        le travail ne revelent rien, en fait d'art, a ceux que le ciel n'a pas
        doues d'un talent inne. Le genie de la musique n'est pas a la portee de
        toutes les fortunes; et il est plus facile de gagner des batailles et de
        pensionner des gens de lettres que de derober aux muses le feu sacre. Le
        baron Frederic de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majeste prussienne,
        lorsqu'elle manquait a la mesure, s'en prenait a ses courtisans; mais les
        choses n'iront pas ainsi avec moi!
        --Le baron Frederic de Trenck a dit cela? repliqua le baron de Kreutz,
        dont les yeux s'animerent d'une colere subite et impetueuse. Eh bien!
        reprit-il en se calmant tout a coup par un effort de sa volonte, et en
        parlant d'un ton d'indifference, le pauvre diable doit avoir perdu l'envie
        de plaisanter; car il est enferme a la citadelle de Glatz pour le reste de
        ses jours.
        --En verite! s'ecria le Porpora: et qu'a-t-il donc fait?
        --C'est le secret de l'Etat, repondit le baron: mais tout porte a croire
        qu'il a trahi la confiance de son maitre.
        --Oui! ajouta le lieutenant; en vendant a l'Autriche le plan des
        fortifications de la Prusse, sa patrie.
        --Oh! c'est impossible! dit Consuelo qui avait pali, et qui, de plus en
        plus attentive a sa contenance et a ses paroles, ne put cependant retenir
        cette exclamation douloureuse.
        --C'est impossible, et c'est faux! s'ecria le Porpora indigne; ceux qui ont
        fait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge!
        --Je presume que ce n'est pas un dementi indirect que vous pensez nous
        donner? dit le lieutenant en palissant a son tour.
        --Il faudrait avoir une susceptibilite bien maladroite pour le prendre
        ainsi, reprit le baron de Kreutz en lancant un regard dur et imperieux a
        son compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il? et que nous importe que
        maitre Porpora mette de la chaleur dans son amitie pour ce jeune homme?
        --Oui, j'en mettrais, meme en presence du roi lui-meme, dit le Porpora.
        Je dirais au roi qu'on l'a trompe; que c'est fort mal a lui de l'avoir cru;
        que Frederic de Trenck est un digne, un noble jeune homme; incapable d'une
        infamie!
        --Je crois, mon maitre, interrompit Consuelo que la physionomie du
        capitaine inquietait de plus en plus, que vous serez bien a jeun quand
        vous aurez l'honneur d'approcher le roi de Prusse; et je vous connais trop
        pour n'etre pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d'etranger a la
        musique.
        --Mademoiselle me parait fort prudente, reprit le baron. Il parait
        cependant qu'elle a ete fort liee a Vienne, avec ce jeune baron de Trenck?
        --Moi, monsieur? repondit Consuelo avec une indifference fort bien jouee;
        je le connais a peine.
        --Mais, reprit le baron avec une physionomie penetrante, si le roi lui-meme
        vous demandait, par je ne sais quel hasard imprevu, ce que vous pensez de
        la trahison de ce Trenck?...
        --Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial
        avec beaucoup de calme et de modestie, je lui repondrais que je ne crois
        a la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c'est que de
        trahir.
        --Voila une belle parole, signora! dit le baron dont la figure s'eclaircit
        tout a coup, et vous l'avez dite avec l'accent d'une belle ame.»
        Il parla d'autre chose; et charma les convives par la grace et la force
        de son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s'adressant a
        Consuelo, une expression de bonte et de confiance qu'elle ne lui avait pas
        encore vue.
        CII.
        A la fin du dessert, une ombre toute drapee de blanc et voilee vint
        chercher les convives en leur disant: Suivez-moi! Consuelo, condamnee
        encore au role de margrave pour la repetition de cette nouvelle scene, se
        leva la premiere, et, suivie des autres convives, monta le grand escalier
        du chateau, dont la porte s'ouvrait au fond de la salle. L'ombre qui les
        conduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l'on
        se trouva dans l'obscurite d'une profonde galerie antique, au bout de
        laquelle on apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se diriger
        de ce cote au son d'une musique lente, solennelle et mysterieuse, qui etait
        censee executee par les habitants du monde invisible.

«Tudieu! dit ironiquement le Porpora d'un ton d'enthousiasme, monsieur
        le comte ne nous refuse rien! Nous avons entendu aujourd'hui de la
        musique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de la
        musique chinoise, de la musique lilliputienne et toutes sortes de musiques
        extraordinaires; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l'on peut
        bien dire que c'est veritablement de la musique de l'autre monde.
        --Et vous n'etes pas au bout! repondit le comte enchante de cet eloge.
        --Il faut s'attendre a tout de la part de Votre Excellence, dit le baron
        de Kreutz avec la meme ironie que le professeur; quoique apres ceci, je ne
        sache, en verite, ce que nous pouvons esperer de plus fort.»
        Au bout de la galerie, l'ombre frappa sur une espece de tamtam qui rendit
        un son lugubre, et un vaste rideau s'ecartant, laissa voir la salle de
        spectacle decoree et illuminee comme elle devait l'etre le lendemain. Je
        n'en ferai point la description, quoique ce fut bien le cas de dire:
        Ce n'etait que festons, ce n'etait qu'algarades.
        La toile du theatre se leva; la scene representait l'Olympe ni plus ni
        moins. Les deesses s'y disputaient le coeur du berger Paris, et le concours
        des trois divinites principales faisait les frais de la piece. Elle etait
        ecrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s'adressant a
        Consuelo:

«Le sauvage, le chinois et le lilliputien n'etaient rien; voila enfin de
        l'iroquois.»
        Vers et musique, tout etait de la fabrique du comte. Les acteurs et les
        actrices valaient bien leurs roles. Apres une demi-heure de metaphores et
        de concetti sur l'absence d'une divinite plus charmante et plus puissante
        que toutes les autres, qui dedaignait de concourir pour le prix de la
        beaute, Paris s'etant decide a faire triompher Venus, cette derniere
        prenait la pomme, et, descendant du theatre par un gradin, venait la
        deposer au pied de la margrave, en se declarant indigne de la conserver,
        et s'excusant d'avoir ose la briguer devant elle.
        C'etait Consuelo qui devait faire ce role de Venus; et comme c'etait
        le plus important, ayant a chanter a la fin une cavatine a grand effet,
        le comte Hoditz, n'ayant pu en confier la repetition a aucune de ses
        coryphees, prit le parti de le remplir lui-meme; tant pour faire marcher
        cette repetition que pour faire sentir a Consuelo l'esprit, les intentions,
        les finesses et les beautes du role. Il fut si bouffon en faisant
        serieusement Venus, et en chantant avec emphase les platitudes pillees a
        tous les mechants operas a la mode et mal cousues dont il pretendait avoir
        fait une partition, que personne ne put garder son serieux. Il etait trop
        anime par le soin de gourmander sa troupe et trop enflamme par l'expression
        divine qu'il donnait a son jeu et a son chant, pour s'apercevoir de la
        gaiete de l'auditoire. On l'applaudit a tout rompre, et le Porpora, qui
        s'etait mis a la tete de l'orchestre en se bouchant les oreilles de temps
        en temps a la derobee, declara que tout etait sublime, poeme, partition,
        voix, instruments, et la Venus provisoire par-dessus tout.
        Il fut convenu que Consuelo et lui liraient ensemble attentivement ce
        chef-d'oeuvre le soir meme et le lendemain matin. Ce n'etait ni long, ni
        difficile a apprendre, et ils se firent fort d'etre le lendemain soir a la
        hauteur de la piece et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal qui
        n'etait pas encore prete, parce que les danses ne devaient avoir lieu que
        le surlendemain, la fete ayant a durer deux jours pleins et a offrir une
        suite ininterrompue de divertissements varies.
        Il etait dix heures du soir. Le temps etait clair et la lune magnifique.
        Les deux officiers prussiens avaient persiste a repasser la frontiere le
        soir meme, alleguant une consigne superieure qui leur defendait de passer
        la nuit en pays etranger. Le comte dut donc ceder, et ayant donne l'ordre
        qu'on preparat leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l'etrier,
        c'est-a-dire deguster du cafe et d'excellentes liqueurs dans un elegant
        boudoir, ou Consuelo ne jugea pas a propos de les suivre. Elle prit donc
        conge d'eux, et apres avoir recommande tout bas au Porpora de se tenir un
        peu mieux sur ses gardes qu'il n'avait fait durant le souper, elle se
        dirigea vers sa chambre, qui etait dans une autre aile du chateau.
        Mais elle s'egara bientot dans les detours de ce vaste labyrinthe, et se
        trouva dans une sorte de cloitre ou un courant d'air eteignit sa bougie.
        Craignant de s'egarer de plus en plus et de tomber dans quelqu'une des
        trappes a surprise dont ce manoir etait rempli, elle prit le parti de
        revenir sur ses pas a tatons jusqu'a ce qu'elle eut retrouve la partie
        eclairee des batiments. Dans la confusion de tant de preparatifs pour
        des choses insensees, le confortable de cette riche habitation etait
        entierement neglige. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux,
        des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pour
        avoir un flambeau, pas un etre dans son bon sens aupres de qui l'on put se
        renseigner.
        Cependant elle entendit venir a elle une personne qui semblait marcher avec
        precaution et se glisser dans les tenebres a dessein, ce qui ne lui inspira
        pas la confiance d'appeler et de se nommer, d'autant plus que c'etait le
        pas lourd et la respiration forte d'un homme. Elle s'avancait un peu emue
        et en se serrant contre la muraille; lorsqu'elle entendit ouvrir une porte
        non loin d'elle, et la clarte de la lune, en penetrant par cette ouverture,
        tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.
        Elle se hata de l'appeler.

«Est-ce vous, signora? lui dit-il d'une voix alteree. Ah! je cherche depuis
        bien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard,
        peut-etre!
        --Qu'as-tu donc a me dire, bon Karl, et d'ou vient l'emotion ou je te vois?
        --Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit tout
        a fait isole et ou j'espere que personne ne pourra nous entendre.
        Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasse
        que formait la tourelle accolee au flanc de l'edifice.

«Signora, dit le deserteur en parlant avec precaution (arrive le matin pour
        la premiere fois a Roswald, il ne connaissait guere mieux les etres que
        Consuelo), n'avez-vous rien dit aujourd'hui qui puisse vous exposer au
        mecontentement ou a la mefiance du roi de Prusse, et dont vous auriez a
        vous repentir a Berlin, si le roi en etait exactement informe?.
        --Non, Karl, je n'ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussien
        qu'on ne connait pas est un interlocuteur dangereux, et j'ai observe, quant
        a moi, toutes mes paroles.
        --Ah! vous me faites du bien de me dire cela; j'etais bien inquiet! je me
        suis approche de vous deux ou trois fois dans le navire, lorsque vous vous
        promeniez sur la piece d'eau. J'etais un des pirates qui ont fait semblant
        de monter a l'abordage; mais j'etais deguise, vous ne m'avez pas reconnu.
        J'ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n'avez pris garde a
        rien, et je n'ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier etait toujours a
        cote de vous. Tant que vous avez navigue sur le bassin, il ne vous a pas
        quittee d'un pas. On eut dit qu'il devinait que vous etiez son scapulaire,
        et qu'il se cachait derriere vous, dans le cas ou une balle se serait
        glissee dans quelqu'un de nos innocents fusils.
        --Que veux-tu dire, Karl? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier?
        Je ne le connais pas.
        --Je n'ai pas besoin de vous le dire; vous le connaitrez bientot puisque
        vous allez a Berlin.
        --Pourquoi m'en faire un secret maintenant?
        --C'est que c'est un terrible secret, et que j'ai besoin de le garder
        encore une heure.
        --Tu as l'air singulierement agite, Karl; que se passe-t-il en toi?
        --Oh! de grandes choses! l'enfer brule dans mon coeur!
        --L'enfer? On dirait que tu as de mauvais desseins.
        --Peut-etre!
        --En ce cas, je veux que tu parles; tu n'as pas le droit de te taire avec
        moi, Karl. Tu m'as promis un devouement, une soumission a toute epreuve.
        --Ah! signora, que me dites-vous la? c'est la verite, je vous dois plus que
        la vie, car vous avez fait ce qu'il fallait pour me conserver ma femme et
        ma fille; mais elles etaient condamnees, elles ont peri... et il faut bien
        que leur mort soit vengee!
        --Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans le
        ciel, je t'ordonne de parler. Tu medites je ne sais quel acte de folie;
        tu veux te venger? La vue de ces Prussiens te met hors de toi?
        --Elle me rend fou, elle me rend furieux... Mais non, je suis calme, je
        suis un saint. Voyez-vous, signora, c'est Dieu et non l'enfer qui me
        pousse. Allons! l'heure approche. Adieu, signora; il est probable que je ne
        vous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague,
        de payer une messe pour moi a la chapelle de Saint-Jean-Nepomuck, un des
        plus grands patrons de la Boheme.
        --Karl, vous parlerez, vous confesserez les idees criminelles qui vous
        tourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j'appellerai sur vous,
        au contraire, la malediction de votre femme et de votre fille, qui sont
        des anges dans le sein de Jesus le Misericordieux. Mais comment voulez-vous
        etre pardonne dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre? Je vois
        bien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d'ici vous
        guettez ces Prussiens au passage.
        --Non, pas d'ici, dit Karl ebranle et tremblant; je ne veux pas verser
        le sang dans la maison de mon maitre, ni sous vos yeux, ma bonne sainte
        fille; mais la-bas; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creux
        que je connais bien deja; car j'y etais ce matin quand ils sont arrives
        par la... Mais j'y etais par hasard, je n'etais pas arme, et d'ailleurs
        je ne l'ai pas reconnu tout de suite, lui!... Mais tout a l'heure, il va
        repasser par la, et j'y serai, moi! J'y serai bientot par le sentier du
        parc, et je le devancerai, quoiqu'il soit bien monte... Et comme vous le
        dites, signora, j'ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedans
        une bonne balle pour son coeur. Elle y est depuis tantot; car je ne
        plaisantais pas quand je faisais le guet accoutre en faux pirate. Je
        trouvais l'occasion assez belle, et je l'ai vise plus de dix fois; mais
        vous etiez la, toujours la, et je n'ai pas tire... Mais tout a l'heure,
        vous n'y serez pas, il ne pourra pas se cacher derriere vous comme un
        poltron... car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l'ai vu palir, et
        tourner le dos a la guerre, un jour qu'il nous faisait avancer avec rage
        contre mes compatriotes, contre mes freres les Bohemiens. Ah! quelle
        horreur! car je suis Bohemien, moi, par le sang, par le coeur, et cela ne
        pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Boheme; n'ayant appris
        dans ma foret qu'a manier la cognee, il a fait de moi un soldat prussien,
        et, grace a ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.
        --Karl, Karl, taisez-vous, vous etes dans le delire! vous ne connaissez pas
        cet homme, j'en suis sure. Il s'appelle le baron de Kreutz; je parie que
        vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n'est
        pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.
        --Ce n'est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien.
        Je l'ai vu plus de cent fois a la parade c'est le grand recruteur, c'est
        le grand maitre des voleurs d'hommes et des destructeurs de familles;
        c'est le grand fleau de la Boheme, c'est mon ennemi, a moi. C'est l'ennemi
        de notre Eglise, de notre religion et de tous nos saints; c'est lui qui a
        profane, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Nepomuck, sur le
        pont de Prague. C'est lui qui a vole, dans le chateau de Prague, le tambour
        fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son
        temps, et dont la peau etait la sauvegarde, le porte-respect, l'honneur du
        pays! Oh non! je ne me trompe pas, et je connais bien l'homme! D'ailleurs,
        saint Wenceslas m'est apparu tout a l'heure comme je faisais ma priere dans
        la chapelle; je l'ai vu comme je vous vois, signora; et il m'a dit: «C'est
        lui, frappe-le au coeur.» Je l'avais jure a la Sainte-Vierge sur la tombe
        de ma femme, et il faut que je tienne mon serment... Ah! voyez, signora!
        voila son cheval qui arrive devant le perron; c'est ce que j'attendais.
        Je vais a mon poste; priez pour moi; car je paierai cela de ma vie tot ou
        tard; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon ame!
        --Karl! s'ecria Consuelo animee d'une force extraordinaire, je te croyais
        un coeur genereux, sensible et pieux; mais je vois bien que tu es un impie,
        un lache et un scelerat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner,
        je te defends de le suivre et de lui faire aucun mal. C'est le diable qui
        a pris la figure d'un saint pour egarer ta raison; et Dieu a permis qu'il
        te fit tomber dans ce piege pour te punir d'avoir fait un serment sacrilege
        sur la tombe de ta femme. Tu es un lache et un ingrat, te dis-je; car tu ne
        songes pas que ton maitre, le comte Hoditz, qui t'a comble de bienfaits,
        sera accuse de ton crime, et qu'il le paiera de sa tete; lui, si honnete,
        si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'es
        pas digne de voir le jour, Karl. Fais penitence, pour avoir eu une telle
        pensee. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure a cote de toi,
        et qui essaie de retenir ton bon ange, pret a t'abandonner a l'esprit du
        mal.
        --Ma femme! ma femme! s'ecria Karl, egare et vaincu; je ne la vois pas.
        Ma femme; si lu es la parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et
        que je meure.
        --Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tes
        yeux. Mets-toi a genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce
        fusil qui souille tes mains, et fais ta priere.»
        En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputee,
        et se hata de l'eloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait a genoux
        et fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette arme
        dans quelque autre endroit, a la hate. Elle etait brisee de l'effort
        qu'elle venait de faire pour s'emparer de l'imagination du fanatique en
        evoquant les chimeres qui le gouvernaient. Le temps pressait; et ce n'etait
        pas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et plus
        eclairee. Elle venait de dire ce qui lui etait venu a l'esprit, inspiree
        peut-etre par quelque chose de sympathique dans l'exaltation de ce
        malheureux, qu'elle voulait a tout prix sauver d'un acte de demence, et
        qu'elle accablait meme d'une feinte indignation, tout en le plaignant
        d'un egarement dont il n'etait pas le maitre.
        Elle se pressait d'ecarter l'arme fatale, afin de le rejoindre ensuite et
        de le retenir sur la terrasse jusqu'a ce que les Prussiens fussent bien
        loin, lorsqu'en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse au
        corridor, elle se trouva face a face avec le baron de Kreutz. Il venait de
        chercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n'eut que
        le temps de laisser tomber la carabine derriere elle, dans l'angle que
        formait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porte
        entre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l'ennemi ne rendit a ce
        dernier toute sa fureur s'il l'apercevait.
        La precipitation de ce mouvement, et l'emotion qui la forca de s'appuyer
        contre la porte, comme si elle eut craint de s'evanouir, n'echapperent
        point a l'oeil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau,
        et s'arreta devant elle en souriant. Sa figure etait parfaitement calme;
        cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vaciller
        tres-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant etait derriere
        lui, pale comme la mort, et tenant son epee nue. Ces circonstances, ainsi
        que la certitude qu'elle acquit un peu plus tard qu'une fenetre de cet
        appartement, ou le baron avait depose et repris ses effets, donnait sur
        la terrasse de la tourelle, firent penser ensuite a Consuelo que les deux
        Prussiens n'avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependant
        le baron la salua d'un air courtois et tranquille; et comme la crainte
        d'une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et lui
        otait la force de dire un mot, Kreutz l'ayant examinee un instant avec des
        yeux qui exprimaient plus d'interet que de surprise, il lui dit d'une voix
        douce en lui prenant la main:

«Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitee. Nous vous
        avons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment ou vous
        l'ouvriez; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J'espere que nous
        vous reverrons a Berlin, et peut-etre pourrons-nous vous y etre bon a
        quelque chose.»
        Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans un
        premier mouvement, il eut songe a la porter a ses levres. Mais il se
        contenta de la presser legerement, salua de nouveau, et s'eloigna, suivi
        de son lieutenant[1], qui ne sembla pas meme voir Consuelo, tant il etait
        trouble et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dans
        l'opinion qu'il etait instruit du danger dont son maitre venait d'etre
        menace.

[Note 1: On disait alors bas officier . Nous avons, dans notre recit,
        modernise un titre qui donnait lieu a equivoque.]
        Mais quel etait donc cet homme dont la responsabilite pesait si fortement
        sur la tete d'un autre, et dont la destruction avait semble a Karl une
        vengeance si complete et si enivrante? Consuelo revint sur la terrasse
        pour lui arracher son secret, tout en continuant a le surveiller; mais
        elle le trouva evanoui, et, ne pouvant aider ce colosse a se relever,
        elle descendit et appela d'autres domestiques pour aller a son secours.

«Ah! ce n'est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu'elle leur
        indiquait: il a bu ce soir un peu trop d'hydromel, et nous allons le porter
        dans son lit.»
        Consuelo eut voulu remonter avec eux; elle craignait que Karl ne se trahit
        en revenant a lui-meme, mais elle en fut empechee par le comte Hoditz,
        qui passait par la, et qui lui prit le bras, se rejouissant de ce qu'elle
        n'etait pas encore couchee, et de ce qu'il pouvait lui donner un nouveau
        spectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de la elle vit en l'air,
        sur une des collines du parc, precisement du cote que Karl lui avait
        designe comme le but de son expedition, un grand arc de lumiere, sur lequel
        on distinguait confusement des caracteres en verres de couleur.
        Voila une tres-belle illumination, dit-elle d'un air distrait.
        --C'est une delicatesse, un adieu discret et respectueux a l'hote qui nous
        quitte, lui repondit-il. Il va passer dans un quart d'heure au pied de
        cette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d'ici, et ou il
        trouvera cet arc de triomphe eleve comme par enchantement au-dessus de sa
        tete.
        --Monsieur le comte, s'ecria Consuelo en sortant de sa reverie, quel est
        donc ce personnage qui vient de nous quitter?
        --Vous le saurez plus tard, mon enfant.
        --Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte; cependant
        j'ai quelque soupcon qu'il ne s'appelle pas reellement le baron de Kreutz.
        --Je n'en ai pas ete dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui a cet egard
        se vantait un peu. Cependant j'ai respecte religieusement son incognito.
        Je sais que c'est sa fantaisie et qu'on l'offense quand on n'a pas l'air
        de le prendre pour ce qu'il se donne. Vous avez vu que je l'ai traite comme
        un simple officier, et pourtant...»
        Le comte mourait d'envie de parler; mais les convenances lui defendaient
        d'articuler un nom apparemment si sacre. Il prit un terme moyen, et
        presentant sa lorgnette a Consuelo:

«Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvise a bien reussi. Il y a d'ici
        pres d'un demi-mille, et je parie qu'avec ma lorgnette, qui est excellente,
        vous allez lire ce qui est ecrit dessus. Les lettres ont vingt pieds de
        haut, quoiqu'elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardez
        bien!...»
        Consuelo regarda et dechiffra aisement cette inscription, qui lui revela le
        secret de la comedie:
        Vive Frederic le Grand.

«Ah! monsieur le comte, s'ecria-t-elle vivement preoccupee, il y a du
        danger pour un tel personnage a voyager ainsi, et il y en a plus encore a
        le recevoir.
        --Je ne vous comprends pas, dit le comte; nous sommes en paix; personne ne
        songerait maintenant, sur les terres de l'empire, a lui faire un mauvais
        parti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d'heberger
        honorablement un hote tel que lui.»
        Consuelo etait plongee dans ses reveries. Hoditz l'en tira en lui disant
        qu'il avait une humble supplique a lui presenter; qu'il craignait d'abuser
        de son obligeance, mais que la chose etait si importante, qu'il etait force
        de l'importuner. Apres bien des circonlocutions:

«Il s'agirait, lui dit-il d'un air mysterieux et grave, de vouloir bien
        vous charger du role de l'ombre.
        --Quelle ombre? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu'a Frederic et
        aux evenements de la soiree.
        --L'ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convives
        pour leur faire traverser la galerie du Tartare, ou j'ai place le champ
        des morts, et les faire entrer dans la salle du theatre, ou l'Olympe doit
        les recevoir. Venus n'entre pas en scene tout d'abord, et vous auriez le
        temps de depouiller, dans la coulisse, le linceul de l'ombre sous lequel
        vous aurez le brillant costume de la mere des amours tout ajuste, satin
        couleur de rose, avec noeuds d'argent chenilles d'or, paniers tres-petits,
        cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilette
        tres-decente et d'une galanterie sans egale, vous verrez! Allons, vous
        consentez a faire l'ombre; car il faut marcher avec beaucoup de dignite,
        et pas une de mes petites actrices n'oserait dire a Son Altesse, d'un
        ton a la fois imperieux et respectueux: Suivez-moi . C'est un mot bien
        difficile a dire, et j'ai pense qu'une personne de genie pouvait en tirer
        un grand parti. Qu'en pensez-vous?
        --Le mot est admirable, et je ferai l'ombre de tout mon coeur, repondit
        Consuelo en riant.
        --Ah! vous etes un ange, un ange, en verite! s'ecria le comte en lui
        baisant la main.»
        Mais helas! cette fete, cette brillante fete, ce reve que le comte avait
        caresse pendant tout un hiver et qui lui avait fait faire plus de trois
        voyages en Moravie pour en preparer la realisation; ce jour tant attendu
        devait s'en aller en fumee, tout aussi bien que la serieuse et sombre
        vengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout etait pret.
        Le peuple de Roswald etait sous les armes; les nymphes, les genies, les
        sauvages, les nains, les geants, les mandarins et les ombres attendaient,
        en grelottant a leurs postes, le moment de commencer leurs evolutions;
        la route escarpee etait deblayee de ses neiges et jonchee de mousse et
        de violettes; les nombreux convives, accourus des chateaux environnants,
        et meme de villes assez eloignees, formaient un cortege respectable a
        l'amphitryon, lorsque helas! un coup de foudre vint tout renverser. Un
        courrier, arrive a toute bride, annonca que le carrosse de la margrave
        avait verse dans un fosse; que Son Altesse s'etait enfonce deux cotes, et
        qu'elle etait forcee de sejourner a Olmutz, ou le comte etait prie d'aller
        la rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avait
        retrouve sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit a la
        hate, apres avoir dit quelques mots a son majordome.
        Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allerent reprendre
        leurs bottes fourrees et leurs casaquins de laine, et s'en retournerent a
        leur travail des champs, pele-mele avec les Chinois, les pirates, les
        druides et les anthropophages. Les convives remonterent dans leurs
        equipages, et la berline qui avait amene le Porpora et son eleve fut mise
        de nouveau a leur disposition. Le majordome, conformement aux ordres qu'il
        avait recus, leur apporta la somme convenue, et les forca de l'accepter
        bien qu'ils ne l'eussent qu'a demi gagnee. Ils prirent, le jour meme, la
        route de Prague; le professeur enchante d'etre debarrasse de la musique
        cosmopolite et des cantates polyglottes de son hote; Consuelo regardant
        du cote de la Silesie et s'affligeant de tourner le dos au captif de Glatz,
        sans esperance de pouvoir l'arracher a son malheureux sort.
        Ce meme jour, le baron de Kreutz, qui avait passe la nuit dans un village,
        non loin de la frontiere morave, et qui en etait reparti le matin dans
        un grand carrosse de voyage, escorte de ses pages a cheval, et de sa
        berline de suite qui portait son commis et sa chatouille [1], disait a
        son lieutenant, ou plutot a son aide de camp, le baron de Buddenbrock,
        aux approches de la ville de Neisse, et il faut noter que mecontent de sa
        maladresse la veille, il lui adressait la parole pour la premiere fois
        depuis son depart de Roswald:

[Note 1: Son tresor de voyage.]

«Qu'etait-ce donc que cette illumination que j'ai apercue de loin, sur la
        colline au pied de laquelle nous devions passer, en cotoyant le parc de ce
        comte Hoditz?
        --Sire, repondit en tremblant Buddenbrock, je n'ai pas apercu
        d'illumination.
        --Et vous avez eu tort. Un homme qui m'accompagne doit tout voir.
        --Votre Majeste devait pardonner au trouble affreux dans lequel m'avait
        plonge la resolution d'un scelerat...
        --Vous ne savez ce que vous dites! cet homme etait un fanatique, un
        malheureux devot catholique, exaspere par les sermons que les cures de
        la Boheme ont fait contre moi durant la guerre; il etait pousse a bout
        d'ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelque
        paysan enleve pour mes armees, un de ces deserteurs que nous reprenons
        quelquefois malgre leurs belles precautions...
        --Votre Majeste peut compter que demain celui-la sera repris et amene
        devant elle.
        --Vous avez donne des ordres pour qu'on l'enlevat au comte Hoditz?
        --Pas encore, Sire; mais sitot que je serai arrive a Neisse, je lui
        depecherai quatre hommes tres-habiles et tres-determines...
        --Je vous le defends: vous prendrez au contraire des informations sur le
        compte de cet homme; et si sa famille a ete victime de la guerre, comme il
        semblait l'indiquer dans ses paroles decousues, vous veillerez a ce qu'il
        lui soit compte une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez designer
        aux recruteurs de la Silesie, pour qu'on le laisse a jamais tranquille.
        Vous m'entendez? Il s'appelle Karl; il est tres-grand, il est Bohemien, il
        est au service du comte Hoditz: c'en est assez pour qu'il soit facile de le
        retrouver, et de s'informer de son nom de famille et de sa position.
        --Votre Majeste sera obeie.
        --Je l'espere bien! Que pensez-vous de ce professeur de musique?
        --Maitre Porpora? Il m'a semble sot, suffisant et d'une humeur
        tres-facheuse.
        --Et moi je vous dis que c'est un homme superieur dans son art, rempli
        d'esprit et d'une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec son
        eleve a la frontiere de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonne
        voiture.
        --Oui, Sire.
        --Et on l'y fera monter seul: seul , entendez-vous? avec beaucoup
        d'egards.
        --Oui, Sire.
        --Et ensuite?
        --Ensuite, Votre Majeste entend qu'on l'amene a Berlin?
        --Vous n'avez pas le sens commun aujourd'hui. J'entends qu'on le reconduise
        a Dresde, et de la a Prague, s'il le desire; et de la meme a Vienne, si
        telle est son intention: le tout a mes frais. Puisque j'ai derange un
        homme si honorable de ses occupations, je dois le remettre ou je l'ai pris
        sans qu'il lui en coute rien. Mais je ne veux pas qu'il pose le pied dans
        mes Etats. Il a trop d'esprit pour nous.
        --Qu'ordonne Votre Majeste a l'egard de la cantatrice?
        --On la conduira sous escorte, bon gre mal gre, a Sans-Souci, et on lui
        donnera un appartement dans le chateau.
        --Dans le chateau, Sire?
        --Eh bien! etes-vous devenu sourd? L'appartement de la Barberini!
        --Et la Barberini, Sire, qu'en ferons-nous?
        --La Barberini n'est plus a Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas?
        --Non, Sire.
        --Que savez-vous donc? Et des que cette fille sera arrivee, on m'avertira,
        a quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m'avez entendu?
        Ce sont la les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur le
        registre numero 1 du commis de ma chatouille: le dedommagement a Karl;
        le renvoi du Porpora; la succession des honneurs et des profits de la
        Barberini a la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends ta
        bonne humeur, Buddenbrock, et tache d'etre un peu moins bete quand il me
        prendra fantaisie de voyager incognito avec toi.»
        CIII.
        Le Porpora et Consuelo arriverent a Prague par un froid assez piquant,
        a la premiere heure de la nuit. La lune eclairait cette vieille cite,
        qui avait conserve dans son aspect le caractere religieux et guerrier
        de son histoire. Nos voyageurs y entrerent par la porte appelee Rosthor,
        et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils
        arriverent sans encombre jusqu'a la moitie du pont. Mais la, une forte
        secousse fut imprimee a la voiture, qui s'arreta court.

«Jesus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s'abat devant la statue!
        mauvais presage! que saint Jean Nepomuck nous assiste!
        Consuelo, voyant que le cheval de brancard etait embarrasse dans les
        traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps a le relever et
        a rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s'etaient rompues dans la
        chute, proposa a son maitre de mettre pied a terre, afin de se rechauffer
        par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s'approcha
        du parapet pour examiner le lieu ou elle se trouvait. De cet endroit, les
        deux villes distinctes qui composent Prague, l'une appelee la nouvelle ,
        qui fut batie par l'empereur Charles IV, en 1348; l'autre, qui remonte a la
        plus haute antiquite, toutes deux construites en amphitheatre, semblaient
        deux noires montagnes de pierres d'ou s'elancaient ca et la, sur les points
        culminants, les fleches elancees des antiques edifices et les sombres
        dentelures des fortifications. La Moldaw s'engouffrait obscure et rapide
        sous ce pont d'un style si severe, theatre de tant d'evenements tragiques
        dans l'histoire de la Boheme; et le reflet de la lune, en y tracant de
        pales eclairs, blanchissait la tete de la statue reveree. Consuelo regarda
        cette figure du saint docteur, qui semblait contempler melancoliquement
        les flots. La legende de saint Nepomuck est belle, et son nom venerable a
        quiconque estime l'independance et la loyaute. Confesseur de l'imperatrice
        Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l'ivrogne
        Wenceslas, qui voulait savoir les pensees de sa femme, n'ayant pu rien
        arracher a l'illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La
        tradition rapporte qu'au moment ou il disparut sous les ondes, cinq etoiles
        brillerent sur le gouffre a peine referme, comme si le martyr eut laisse un
        instant flotter sa couronne sur les eaux. En memoire de ce miracle, cinq
        etoiles de metal ont ete incrustees sur la pierre de la balustrade, a
        l'endroit meme ou Nepomuck fut precipite.
        La Rosmunda, qui etait fort devote, avait garde un tendre souvenir a la
        legende de Jean Nepomuck; et, dans l'enumeration des saints que chaque soir
        elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n'avait jamais
        oublie celui-la, le patron special des voyageurs, des gens en peril, et,
        par-dessus tout, le garant de la bonne renommee . Ainsi qu'on voit les
        pauvres rever la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un
        ideal de ce tresor qu'elle n'avait guere songe a amasser dans ses jeunes
        annees. Par suite de cette reaction, Consuelo avait ete elevee dans des
        idees d'une exquise purete. Consuelo se rappela donc en cet instant la
        priere qu'elle adressait autrefois a l'apotre de la sincerite; et, saisie
        par le spectacle des lieux temoins de sa fin tragique, elle s'agenouilla
        instinctivement parmi les devots qui, a cette epoque, faisaient encore, a
        chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue a l'image du saint.
        C'etaient de pauvres femmes, des pelerins, de vieux mendiants, peut-etre
        aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et proprietaires du grand
        chemin. Leur piete ne les absorbait pas au point qu'ils ne songeassent a
        lui tendre la main. Elle leur fit largement l'aumone, heureuse de se
        rappeler le temps ou elle n'etait ni mieux chaussee, ni plus fiere que ces
        gens-la. Sa generosite les toucha tellement qu'ils se consulterent a voix
        basse et chargerent l'un d'entre eux de lui dire qu'ils allaient chanter un
        des anciens hymnes de l'office du bienheureux Nepomuck, afin que le saint
        detournat le mauvais presage par suite duquel elle se trouvait arretee sur
        le pont. La musique et les paroles etaient, selon eux, du temps meme de
        Wenceslas l'ivrogne:
        Suscipe quas dedimus, Johannes beate,
        Tibi preces supplices, noster advocate:
        Fieri, dum vivimus, ne sinas infames
        Et nostros post obitum coelis infer manes.
        Le Porpora, qui prit plaisir a les ecouter, jugea que leur hymne n'avait
        guere plus d'un siecle de date; mais il en entendit un second qui lui
        sembla une malediction adressee a Wenceslas par ses contemporains, et qui
        commencait ainsi:
        Saevus, piger imperator,
        Malorum clarus patrator, etc.
        Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un evenement de
        circonstance, il semblait que les pauvres Bohemiens prissent un eternel
        plaisir a maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorre
        d' imperator , qui etait devenu pour eux synonyme d'etranger. Une
        sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placees a l'extremite
        du pont. Leur consigne les forcait a marcher sans cesse de chaque porte a
        la moitie de l'edifice; la elles se rencontraient devant
        la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade.
        Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n'etaient pas aussi
        versees dans le latin d'eglise que les devots pragois, elles s'imaginaient
        sans doute ecouter un cantique a la louange de Francois de Lorraine,
        l'epoux de Marie-Therese.
        En recueillant ces chants naifs au clair de la lune, dans un des sites les
        plus poetiques du monde, Consuelo se sentit penetree de melancolie. Son
        voyage avait ete heureux et enjoue jusque la; et, par une reaction assez
        naturelle, elle tomba tout d'un coup dans la tristesse. Le postillon, qui
        rajustait son equipage avec une lenteur germanique, ne cessait de repeter a
        chaque exclamation de mecontentement: «Voila un mauvais presage!» si bien
        que l'imagination de Consuelo finit par s'en ressentir. Toute emotion
        penible, toute reverie prolongee ramenait en elle le souvenir d'Albert.
        Elle se rappela en cet instant qu'Albert, entendant un soir la chanoinesse
        invoquer tout haut, dans sa priere, saint Nepomuck le gardien de la bonne
        reputation, lui avait dit: «C'est fort bien pour vous, ma tante, qui avez
        pris la precaution d'assurer la votre par une vie exemplaire; mais j'ai vu
        souvent des ames souillees de vices appeler a leur aide les miracles de ce
        saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secretes iniquites.
        C'est ainsi que vos pratiques devotes servent aussi souvent de manteau a
        l'hypocrisie grossiere que de secours a l'innocence.» En cet instant,
        Consuelo s'imagina entendre la voix d'Albert resonner a son oreille dans
        la brise du soir et dans l'onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce
        qu'il penserait d'elle, lui qui la croyait deja pervertie peut-etre, s'il
        la voyait prosternee devant cette image catholique; et elle se relevait
        comme effrayee, lorsque le Porpora lui dit:

«Allons, remontons en voiture, tout est repare.
        Elle le suivit et s'appretait a entrer dans la voiture, lorsqu'un cavalier,
        lourdement monte sur un cheval plus lourd encore, s'arreta court, mit pied
        a terre et s'approcha d'elle pour la regarder avec une curiosite tranquille
        qui lui parut fort impertinente.

«Que faites-vous la, Monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on ne
        regarde pas les dames de si pres. Ce peut etre l'usage a Prague, mais je
        ne suis pas dispose a m'y soumettre.»
        Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours son
        cheval par la bride, il repondit au Porpora en bohemien, sans s'apercevoir
        que celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappee de la
        voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de
        la lune, s'ecria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous,
        monsieur le baron de Rudolstadt?
        --Oui, c'est moi, Signora! repondit le baron Frederic; c'est moi, le frere
        de Christian, l'oncle d'Albert; oh! c'est bien moi. Et c'est bien vous
        aussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.
        Consuelo fut frappee de son air triste et de la froideur de son accueil.
        Lui qui s'etait toujours pique avec elle d'une galanterie chevaleresque,
        il ne lui baisa pas la main, il ne songea meme pas a toucher son bonnet
        fourre pour la saluer; il se contenta de repeter en la regardant, d'un air
        consterne, pour ne pas dire hebete: «C'est bien vous! en verite, c'est
        vous!»
        --Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo. avec agitation.
        --Je vous en donnerai, Signora! Il me tarde de vous en donner.
        --Eh bien! monsieur le baron, dites; parlez-moi du comte Christian, de
        madame la chanoinesse et de...
        --Oh oui! je vous en parlerai, repondit Frederic, qui etait de plus en plus
        stupefait et comme abruti.
        --Et le comte Albert? reprit Consuelo, effrayee de sa contenance et de sa
        physionomie.
        --Oui, oui! Albert, helas! oui! repondit le baron, je veux vous en parler.»
        Mais il n'en parla point; et a travers toutes les questions de la jeune
        fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Nepomuck.
        Le Porpora commencait a s'impatienter: il avait froid; il lui tardait
        d'arriver a un bon gite. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une
        grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.
        --Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l'honneur d'aller demain vous
        presenter nos devoirs; mais souffrez que maintenant nous allions souper
        et nous rechauffer... Nous avons plus besoin de cela que de compliments,
        ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, ou il venait de
        pousser Consuelo, bon gre mal gre.
        --Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiete, laissez-moi m'informer...
        --Laissez-moi tranquille, repondit-il brusquement. Cet homme est idiot,
        s'il n'est pas ivre-mort; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans
        qu'il put accoucher d'une parole de bon sens.»
        Consuelo etait en proie a une affreuse inquietude:

«Vous etes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait
        le pont et entrait dans l'ancienne ville. Un instant de plus, et j'allais
        apprendre ce qui m'interesse plus que tout au monde...
        --Ouais! en sommes-nous encore la? dit le maestro avec humeur. Cet Albert
        te trottera-t-il eternellement dans la cervelle? Tu aurais eu la une jolie
        famille, bien enjouee, bien elevee, a en juger par ce gros butor, qui a son
        bonnet cachete sur sa tete, apparemment! car il ne t'a pas fait la grace de
        le soulever en te voyant.
        --C'est une famille dont vous pensiez naguere tant de bien, que vous m'y
        avez jetee comme dans un port de salut, en me recommandant d'etre tout
        respect, tout amour pour ceux qui la composent.
        --Quant au dernier point, tu m'as trop bien obei, a ce que je vois.»
        Consuelo allait repliquer; mais elle se calma en voyant le baron a cheval,
        determine, en apparence, a suivre la voiture; et lorsqu'elle en descendit,
        elle trouva le vieux seigneur a la portiere, lui offrant la main, et lui
        faisant avec politesse les honneurs de sa maison; car c'etait chez lui
        et non a l'auberge qu'il avait donne ordre au postillon de la conduire.
        Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalite: il insista, et Consuelo,
        qui brulait d'eclaircir ses tristes apprehensions, se hata d'accepter et
        d'entrer avec lui dans la salle, ou un grand feu et un bon souper les
        attendaient.

«Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts,
        je comptais sur vous.
        --Cela m'etonne beaucoup, repondit Consuelo; nous n'avons annonce ici notre
        arrivee a personne, et nous comptions meme, il y a deux jours, n'y arriver
        qu'apres-demain.
        --Tout cela ne vous etonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.
        --Mais la baronne Amelie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encore
        songe a son ancienne eleve.»
        Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil,
        violace par le froid, devint tout a coup si bleme, que Consuelo en fut
        epouvantee; mais il repondit avec une sorte de calme:

«Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret
        de ne pas vous avoir vue.
        --Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit
        Consuelo, ne puis-je savoir...
        --Oui, vous saurez tout, repondit Frederic, vous saurez tout. Mangez,
        signora; vous devez en avoir besoin.
        --Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquietude. Monsieur le baron,
        au nom du ciel, n'avez-vous pas a deplorer la perte d'aucun des votres?
        --Personne n'est mort,» repondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'il
        eut annonce l'extinction de sa famille entiere.
        Et il se mit a decouper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'il
        le faisait a Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner.
        Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui etait moins inquiet
        qu'affame, s'efforca de causer avec son hote. Celui-ci s'efforca, de
        son cote, de lui repondre obligeamment, et meme de l'interroger sur ses
        affaires et ses projets; mais cette liberte d'esprit etait evidemment
        au-dessus de ses forces. Il ne repondait jamais a propos, ou il renouvelait
        ses questions un instant apres en avoir recu la reponse. Il se taillait
        toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette
        et son verre; mais c'etait un effet de l'habitude: il ne mangeait ni ne
        buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la
        nappe, il succombait a un affaissement deplorable. Consuelo l'examinait,
        et voyait bien qu'il n'etait pas ivre. Elle se demandait si cette decadence
        subite etait l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse.
        Enfin, apres deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas termine,
        fit signe a ses gens de se retirer; et, apres avoir longtemps cherche dans
        ses poches d'un air egare, il en sortit une lettre ouverte, qu'il presenta
        a Consuelo. Elle etait de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:

«Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frere! Le docteur Supperville est
        enfin arrive de Bareith; et, apres nous avoir menages pendant quelques
        jours, il m'a declare qu'il fallait mettre ordre aux affaires de la
        famille, parce que, dans huit jours peut-etre, Albert n'existerait plus.
        Christian, a qui je n'ai pas la force de prononcer cet arret, se flatte
        encore, mais faiblement; car son abattement m'epouvante, et je ne sais pas
        si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frederic, nous
        sommes perdus! survivrons-nous tous deux a de tels desastres? Pour moi, je
        n'en sais rien. Que la volonte de Dieu soit faite! Voila tout ce que je
        puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venez
        a nous, mon frere, et tachez de nous apporter du courage, s'il a pu vous en
        rester apres votre propre malheur, malheur qui est aussi le notre, et qui
        met le comble aux infortunes d'une famille qu'on dirait maudite! Quels
        crimes avons-nous donc commis pour meriter de telles expiations? Que Dieu
        me preserve de manquer de foi et de soumission; mais, en verite, il y a des
        instants ou je me dis que c'en est trop.

«Venez, mon frere, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; et
        cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J'ai a vous charger d'une
        etrange commission; je crois devenir folle en m'y pretant; mais je ne
        comprends plus rien a notre existence, et je me conforme aveuglement aux
        volontes d'Albert. Le 11 courant, a sept heures du soir, trouvez-vous sur
        le pont de Prague, au pied de la statue. La premiere voiture qui passera,
        vous l'arreterez; la premiere personne que vous y verrez, vous l'emmenerez
        chez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir meme, Albert sera
        peut-etre sauve. Du moins il dit qu'il se rattachera a la vie eternelle,
        et j'ignore ce qu'il entend par la. Mais les revelations qu'il a eues,
        depuis huit jours, des evenements les plus imprevus pour nous tous, ont ete
        realisees d'une facon si incomprehensible, qu'il ne m'est plus permis d'en
        douter: il a le don de prophetie ou le sens de la vue des choses cachees.
        Il m'a appelee ce soir aupres de son lit, et de cette voix eteinte qu'il a
        maintenant, et qu'il faut deviner plus qu'on ne peut l'entendre, il m'a dit
        de vous transmettre les paroles que je vous ai fidelement rapportees. Soyez
        donc a sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la
        personne qui s'y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hate.»
        En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pale que le baron, se
        leva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques
        instants les bras raidis et les dents serrees. Mais elle reprit aussitot
        ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui etait retombe dans sa
        stupeur:

«Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prete? Je le suis, moi;
        partons.»
        Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer a
        tout d'avance; la voiture etait preparee, les chevaux attendaient dans la
        cour; mais il n'obeissait plus que comme un automate a la pression d'un
        ressort, et, sans Consuelo, il n'aurait plus pense au depart.
        A peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la
        parcourut rapidement. A son tour il devint pale, ne put articuler un mot,
        et se promena devant le poele en proie a un affreux malaise. Le maestro
        avait a se reprocher ce qui arrivait. Il ne l'avait pas prevu, mais il
        se disait maintenant qu'il eut du le prevoir: et en proie au remords, a
        l'epouvante, sentant sa raison confondue d'ailleurs par la singuliere
        puissance de divination qui avait revele au malade le moyen de revoir
        Consuelo, il croyait faire un reve affreux et bizarre.
        Cependant, comme aucune organisation n'etait plus positive que la sienne a
        certains egards, et aucune volonte plus tenace, il pensa bientot a la
        possibilite et aux suites de cette brusque resolution que Consuelo venait
        de prendre. Il s'agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le
        plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses
        doigts, supputa, reva, s'arma de courage, et, bravant l'explosion, dit a
        Consuelo en la secouant pour la ranimer:

«Tu veux aller la-bas, j'y consens; mais je te suis. Tu veux voir Albert,
        tu vas peut-etre lui donner le coup de grace; mais il n'y a pas moyen de
        reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions
        les passer a Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes
        pas a la frontiere de Prusse le 18, nous manquons a nos engagements.
        Le theatre ouvre le 25; si tu n'es pas prete, je suis condamne a payer un
        dedit considerable. Je ne possede pas la moitie de la somme necessaire,
        et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous
        oublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou de
        vieillesse, a volonte. Voila le sort qui m'attend si tu oublies qu'il faut
        quitter Riesenburg le 14 a cinq heures du matin au plus tard.
        --Soyez tranquille, mon maitre, repondit Consuelo avec l'energie de la
        resolution; j'avais deja songe a tout cela. Ne me faites pas souffrir a
        Riesenburg, voila tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 a
        cinq heures du matin.
        --Il faut le jurer.
        --Je le jure! repondit-elle en haussant les epaules d'impatience. Quand il
        s'agit de votre liberte et de votre vie, je ne concois pas que vous ayez
        besoin d'un serment de ma part.»
        Le baron rentra en cet instant, suivi d'un vieux domestique devoue et
        intelligent, qui l'enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourree, et le
        traina dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen
        au lever du jour.
        CIV.
        De Pilsen a Tauss, quoiqu'on marchat aussi vite que possible, il fallut
        perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, a travers des forets
        presque impraticables et assez mal frequentees, dont le passage n'etait
        pas sans danger de plus d'une sorte. Enfin, apres avoir fait un peu plus
        d'une lieue par heure, on arriva vers minuit au chateau des Geants.
        Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron
        de Rudolstadt semblait pres de tomber en paralysie, tant il etait devenu
        indolent et podagre. Il n'y avait pas un an que Consuelo l'avait vu robuste
        comme un athlete; mais ce corps de fer n'etait point anime d'une forte
        volonte. Il n'avait jamais obei qu'a des instincts, et au premier coup
        d'un malheur inattendu il etait brise. La pitie qu'il inspirait a Consuelo
        augmentait ses inquietudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous
        les hotes de Riesenburg?» pensait-elle.
        Le pont etait baisse, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans
        la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea a en faire
        la remarque; aucun ne se sentit la force d'adresser une question aux
        domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se trainait avec peine, le
        prit par le bras pour l'aider a marcher, tandis que Consuelo s'elancait
        vers le perron et en franchissait rapidement les degres.
        Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps a lui faire
        accueil, lui saisit le bras en lui disant:

«Venez, le temps presse; Albert s'impatiente. Il a compte les heures et
        les minutes exactement; il a annonce que vous entriez dans la cour, et
        une seconde apres nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il ne
        doutait pas de votre arrivee, mais il a dit que si quelque accident vous
        retardait, il ne serait plus temps. Venez, Signora, et, au nom du ciel, ne
        resistez a aucune de ses idees, ne contrariez aucun de ses sentiments.
        Promettez-lui tout ce qu'il vous demandera, feignez de l'aimer. Mentez,
        helas! s'il le faut. Albert est condamne! il touche a sa derniere heure.
        Tachez d'adoucir son agonie; c'est tout ce que nous vous demandons.»
        En parlant ainsi, Wenceslawa entrainait Consuelo vers le grand salon.

«Il est donc leve? Il ne garde donc pas la chambre? demanda Consuelo a la
        hate.
        --Il ne se leve plus, car il ne se couche plus, repondit la chanoinesse.
        Depuis trente jours, il est assis sur un fauteuil, dans le salon, et il ne
        veut pas qu'on le derange pour le transporter ailleurs. Le medecin declare
        qu'il ne faut pas le contrarier a cet egard, parce qu'on le ferait mourir
        en le remuant. Signora, prenez courage; car vous allez voir un effrayant
        spectacle!»
        La chanoinesse ouvrit la porte du salon, en ajoutant:

«Courez a lui, ne craignez pas de le surprendre. Il vous attend, il vous a
        vue venir de plus de deux lieues.»
        Consuelo s'elanca vers son pale fiance, qui etait effectivement assis dans
        un grand fauteuil, aupres de la cheminee. Ce n'etait plus un homme, c'etait
        un spectre. Sa figure, toujours belle malgre les ravages de la maladie,
        avait contracte l'immobilite d'un visage de marbre. Il n'y eut pas un
        sourire sur ses levres, pas un eclair de joie dans ses yeux. Le medecin,
        qui tenait son bras et consultait son pouls, comme dans la scene de
        Stratonice, le laissa retomber doucement, et regarda la chanoinesse d'un
        air qui signifiait: «Il est trop tard.» Consuelo etait a genoux pres
        d'Albert, qui la regardait fixement et ne disait rien. Enfin, il reussit a
        faire, avec le doigt, un signe a la chanoinesse, qui avait appris a deviner
        toutes ses intentions. Elle prit ses deux bras, qu'il n'avait plus la force
        de soulever, et les posa sur les epaules de Consuelo; puis elle pencha la
        tete de cette derniere sur le sein d'Albert; et comme la voix du moribond
        etait entierement eteinte, il lui prononca ce peu de mots a l'oreille:

«Je suis heureux.»
        Il tint pendant deux minutes la tete de sa bien-aimee contre sa poitrine et
        sa bouche collee sur ses cheveux noirs. Puis il regarda sa tante, et, par
        d'imperceptibles mouvements, il lui fit comprendre qu'il desirait qu'elle
        et son pere donnassent le meme baiser a sa fiancee.

«Oh! de toute mon ame!» dit la chanoinesse en la pressant dans ses bras
        avec effusion.
        Puis elle la releva pour la conduire au comte Christian, que Consuelo
        n'avait pas encore remarque.
        Assis dans un autre fauteuil vis-a-vis de son fils, a l'autre angle de la
        cheminee, le vieux comte semblait presque aussi affaibli et aussi detruit.
        Il se levait encore pourtant et faisait quelques pas dans le salon; mais il
        fallait chaque soir le porter a son lit, qu'il avait fait dresser dans une
        piece voisine. Il tenait en cet instant la main de son frere dans une des
        siennes, et celle du Porpora dans l'autre. Il les quitta pour embrasser
        Consuelo avec ferveur a plusieurs reprises. L'aumonier du chateau vint a
        son tour la saluer pour faire plaisir a Albert. C'etait un spectre aussi,
        malgre son embonpoint qui ne faisait qu'augmenter; mais sa paleur etait
        livide. La mollesse d'une vie nonchalante l'avait trop enerve pour qu'il
        put supporter la douleur des autres. La chanoinesse conservait de l'energie
        pour tous. Sa figure etait couperosee, ses yeux brillaient d'un eclat
        febrile; Albert seul paraissait calme. Il avait la serenite d'une belle
        mort sur le front, sa prostration physique n'avait rien qui ressemblat a
        l'abrutissement des facultes morales. Il etait grave et non accable comme
        son pere et son oncle.
        Au milieu de toutes ces organisations ravagees par la maladie ou la
        douleur, le calme et la sante du medecin faisaient contraste. Supperville
        etait un Francais autrefois attache a Frederic, lorsque celui-ci n'etait
        que prince royal. Pressentant un des premiers le caractere despotique et
        ombrageux qu'il voyait couver dans le prince, il etait venu se fixer a
        Bareith et s'y vouer au service de la margrave Sophie Wilhelmine de Prusse,
        soeur de Frederic. Ambitieux et jaloux, Supperville avait toutes les
        qualites du courtisan; medecin assez-mediocre, malgre la reputation qu'il
        avait acquise dans cette petite cour, il etait homme du monde, observateur
        penetrant et juge assez intelligent des causes morales de la maladie.
        Il avait beaucoup exhorte la chanoinesse a satisfaire tous les desirs de
        son neveu, et il avait espere quelque chose du retour de celle pour qui
        Albert mourait. Mais il avait beau interroger son pouls et sa physionomie,
        depuis que Consuelo etait arrivee, il se repetait qu'il n'etait plus temps,
        et il songeait a s'en aller pour n'etre pas temoin des scenes de desespoir
        qu'il n'etait plus en son pouvoir de conjurer.
        Il resolut pourtant de se meler aux affaires positives de la famille, pour
        satisfaire, soit quelque prevision interessee, soit son gout naturel pour
        l'intrigue; et, voyant que, dans cette famille consternee, personne ne
        songeait a mettre les moments a profit, il attira Consuelo dans l'embrasure
        d'une fenetre pour lui parler tout bas, en francais, ainsi qu'il suit:

«Mademoiselle, un medecin est un confesseur. J'ai donc appris bien vite
        ici le secret de la passion qui conduit ce jeune homme au tombeau. Comme
        medecin, habitue a approfondir les choses et a ne pas croire facilement
        aux perturbations des lois du monde physique, je vous declare que je ne
        puis croire aux etranges visions et aux revelations extatiques du jeune
        comte. En ce qui vous concerne, du moins, je trouve fort simple de les
        attribuer a de secretes communications qu'il a eues avec vous touchant
        votre voyage a Prague et votre prochaine arrivee ici.»
        Et comme Consuelo faisait un geste negatif, il poursuivit: «Je ne vous
        interroge pas, Mademoiselle, et mes suppositions n'ont rien qui doive vous
        offenser. Vous devez bien plutot m'accorder votre confiance, et me regarder
        comme entierement devoue a vos interets.
        --Je ne vous comprends pas, Monsieur, repondit Consuelo avec une candeur
        qui ne convainquit point le medecin de cour.
        --Vous allez me comprendre, Mademoiselle, reprit-il avec sang-froid. Les
        parents du jeune comte se sont opposes a votre mariage avec lui, de toutes
        leurs forces jusqu'a ce jour. Mais enfin, leur resistance est a bout.
        Albert va mourir, et sa volonte etant de vous laisser sa fortune, ils ne
        s'opposeront point a ce qu'une ceremonie religieuse vous l'assure a tout
        jamais.
        --Eh! que m'importe la fortune d'Albert? dit Consuelo stupefaite: qu'a cela
        de commun avec l'etat ou je le trouve? Je ne viens pas ici pour m'occuper
        d'affaires, Monsieur; je viens essayer de le sauver. Ne puis-je donc en
        conserver aucune esperance?
        --Aucune! Cette maladie, toute mentale, est de celles qui dejouent tous
        nos plans et resistent a tous les efforts de la science. Il y a un mois
        que le jeune comte, apres une disparition de quinze jours, que personne
        ici n'a pu m'expliquer, est rentre dans sa famille atteint d'un mal subit
        et incurable. Toutes les fonctions de la vie etaient deja suspendues.
        Depuis trente jours, il n'a pu avaler aucune espece d'aliments; et c'est
        un de ces phenomenes dont l'organisation exceptionnelle des alienes offre
        seule des exemples, de voir qu'il ait pu se soutenir jusqu'ici avec
        quelques gouttes d'eau par jour et quelques minutes de sommeil par nuit.
        Vous le voyez, toutes les forces vitales sont epuisees en lui. Encore
        deux jours, tout au plus, et il aura cesse de souffrir. Armez-vous donc
        de courage: ne perdez pas la tete. Je suis la pour vous seconder et pour
        frapper les grands coups.
        Consuelo regardait toujours le docteur avec etonnement, lorsque la
        chanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernier
        pour l'amener aupres d'Albert.
        Albert, l'ayant fait approcher, lui parla dans l'oreille plus longtemps
        que son etat de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Supperville
        rougit et palit; la chanoinesse, qui les observait avec anxiete, brulait
        d'apprendre quel desir Albert lui exprimait.

«Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire a cette jeune
        fille, je l'ai entendu. (Supperville, qui avait parle au bout du grand
        salon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, et
        ses idees positives sur l'impossibilite des facultes extatiques furent
        tellement bouleversees qu'il crut devenir fou.) Docteur, continua le
        moribond, vous ne comprenez rien a cette ame-la, et vous nuisez a mon
        dessein en alarmant sa delicatesse. Elle n'entend rien a vos idees sur
        l'argent. Elle n'a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune; elle n'avait
        pas d'amour pour moi. Elle ne cedera qu'a la pitie. Parlez a son coeur. Je
        suis plus pres de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je ne
        puis pas revivre heureux si je n'emporte dans la nuit du repos le titre de
        son epoux.
        --Mais qu'entendez-vous par ces dernieres paroles? dit Supperville, occupe
        en cet instant a analyser la folie de son malade.
        --Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais, elle
        les comprendra. Bornez-vous a les lui redire fidelement.
        --Tenez; monsieur le comte, dit Supperville en elevant un peu la voix, je
        vois que je ne puis etre un interprete lucide de vos pensees; vous avez la
        force de parler maintenant plus que vous ne l'avez fait depuis huit jours,
        et j'en concois un favorable augure. Parlez vous-meme a mademoiselle; un
        mot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici pres de
        vous; qu'elle prenne ma place, et vous entende.»
        Supperville ne comprenant plus rien, en effet, a ce qu'il avait cru
        comprendre, et pensant d'ailleurs qu'il en avait dit assez a Consuelo
        pour s'assurer de sa reconnaissance au cas ou elle viserait a la fortune,
        se retira apres qu'Albert lui eut dit encore:

«Songez a ce que vous m'avez promis; le moment est venu: parlez a mes
        parents. Faites qu'ils consentent et qu'ils n'hesitent pas. Je vous dis
        que le temps presse.»
        Albert etait si fatigue de l'effort qu'il venait de faire qu'il appuya son
        front sur celui de Consuelo lorsqu'elle s'approcha de lui et s'y reposa
        quelques instants comme pres d'expirer. Ses levres blanches devinrent
        bleuatres, et le Porpora, effraye, crut qu'il venait de rendre le dernier
        soupir. Pendant ce temps, Supperville avait reuni le comte Christian, le
        baron, la chanoinesse et le chapelain a l'autre bout de la cheminee, et
        il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en
        apparence, mais qui resumait toute la persistance du pretre. «Si Vos
        Seigneuries l'exigent, dit-il, je preterai mon ministere a ce mariage; mais
        le comte Albert n'etant pas en etat de grace, il faudrait premierement que,
        par la confession et l'extreme-onction, il fit sa paix avec l'Eglise.
        --L'extreme-onction! dit la chanoinesse avec un gemissement etouffe: en
        sommes-nous la, grand Dieu?
        --Nous en sommes la, en effet, repondit Supperville qui, homme du monde
        et philosophe voltairien, detestait la figure et les objections de
        l'aumonier: oui, nous en sommes la sans remission, si monsieur le chapelain
        insiste sur ce point, et s'obstine a tourmenter le malade par l'appareil
        sinistre de la derniere ceremonie.
        --Et croyez-vous, dit le comte Christian, partage entre sa devotion et sa
        tendresse paternelle, que l'appareil d'une ceremonie plus riante, plus
        conforme aux voeux de son esprit, puisse lui rendre la vie?
        --Je ne reponds de rien, reprit Supperville, mais j'ose dire que j'en
        espere beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti a ce mariage en d'autres
        temps...
        --J'y ai toujours consenti, je ne m'y suis jamais oppose, dit le comte
        en elevant la voix a dessein; c'est maitre Porpora, tuteur de cette
        jeune fille, qui m'a ecrit de sa part qu'il n'y consentirait point, et
        qu'elle-meme y avait deja renonce. Helas! ca ete le coup de la mort pour
        mon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.
        --Vous entendez ce que dit mon pere? murmura Albert a l'oreille de
        Consuelo; mais n'ayez point de remords. J'ai cru a votre abandon, et je me
        suis laisse frapper par le desespoir; mais depuis huit jours j'ai recouvre
        ma raison, qu'ils appellent ma folie; j'ai lu dans les coeurs eloignes
        comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J'ai vu a la fois le
        passe, le present et l'avenir. J'ai su enfin que tu avais ete fidele a ton
        serment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m'aimer; que tu
        m'avais aime veritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompes
        tous deux. Pardonne a ton maitre comme je lui pardonne!»
        Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d'Albert,
        mais qui, a celles du comte Christian, s'etait trouble et marchait le
        long de la cheminee avec agitation. Elle le regarda d'un air de solennel
        reproche, et le maestro la comprit si bien qu'il se frappa la tete du poing
        avec une muette vehemence. Albert fit signe a Consuelo de l'attirer pres de
        lui, et de l'aider lui-meme a lui tendre la main. Le Porpora porta cette
        main glacee a ses levres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait
        le reproche d'homicide; mais son repentir l'absolvait de son imprudence.
        Albert fit encore signe qu'il voulait ecouter ce que ses parents
        repondaient a Supperville, et il l'entendit, quoiqu'ils parlassent si bas
        que le Porpora et Consuelo, agenouilles pres de lui, ne pouvaient en saisir
        un mot. Le chapelain se debattait contre l'ironie amere du medecin;
        la chanoinesse cherchait par un melange de superstition et de tolerance,
        de charite chretienne et d'amour maternel, a concilier des idees
        inconciliables dans la doctrine catholique. Le debat ne roulait que sur
        une question de forme; a savoir que le chapelain ne croyait pas devoir
        administrer le sacrement du mariage a un heretique, a moins qu'il ne promit
        tout au moins de faire acte de foi catholique aussitot apres. Supperville
        ne se genait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait
        promis de croire et de professer tout ce qu'on voudrait apres la ceremonie.
        Le chapelain n'en etait pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant
        un de ces moments de fermete tranquille et de logique simple et humaine
        avec lesquelles, apres bien des irresolutions et des faiblesses, il avait
        toujours tranche toutes les contestations domestiques, termina le
        differend.

«Monsieur le chapelain, dit-il, il n'y a point de loi ecclesiastique qui
        vous defende expressement de marier une catholique a un schismatique.
        L'Eglise tolere ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et
        mon fils pour heretique, et mariez-les sur l'heure. La confession et les
        fiancailles ne sont que de precepte, vous le savez, et certains cas
        d'urgence peuvent en dispenser. Il peut resulter de ce mariage une
        revolution favorable dans l'etat d'Albert, et quand il sera gueri nous
        songerons a le convertir.»
        Le chapelain n'avait jamais resiste a la volonte du vieux Christian;
        c'etait pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre superieur au
        pape. Il ne restait plus qu'a convaincre Consuelo. Albert seul y songea,
        et l'attirant pres de lui, il reussit, sans le secours de personne, a
        enlacer de ses bras desseches, devenus legers comme des roseaux, le cou de
        sa bien-aimee.

«Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton ame, a cette heure; tu voudrais
        donner ta vie pour ranimer la mienne: cela n'est plus possible; mais tu
        peux, par un simple acte de ta volonte, sauver ma vie eternelle. Je vais
        te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par
        la manifestation d'une nouvelle naissance. J'y reviendrai, maudit et
        desespere, si tu m'abandonnes maintenant, a ma derniere heure. Tu sais,
        les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expies; et toi seule, toi ma
        soeur Wanda, peux accomplir l'acte de ma purification en cette phase de ma
        vie. Nous sommes freres: pour devenir amants, il faut que la mort passe
        encore une fois entre. Mais nous devons etre epoux par le serment; pour que
        je renaisse calme, fort et delivre, comme les autres hommes, de la memoire
        de mes existences passees, qui fait mon supplice et mon chatiment depuis
        tant de siecles, consens a prononcer ce serment; il ne te liera pas a moi
        en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous reunira dans
        l'eternite. Ce sera un sceau qui nous aidera a nous reconnaitre, quand
        les ombres de la mort auront efface la clarte de nos souvenirs. Consens!
        C'est une ceremonie catholique qui va s'accomplir, et que j'accepte,
        puisque c'est la seule qui puisse legitimer, dans l'esprit des hommes,
        la possession que nous prenons l'un de l'autre. Il me faut emporter cette
        sanction dans la tombe. Le mariage sans l'assentiment de la famille n'est
        point un mariage complet a mes yeux. La forme du serment m'importe peu
        d'ailleurs. Le notre sera indissoluble dans nos coeurs, comme il est sacre
        dans nos intentions. Consens!
        --Je consens!» s'ecria Consuelo en pressant de ses levres le front morne et
        froid de son epoux.
        Cette parole fut entendue de tous. «Eh bien! dit Supperville, hatons-nous!»
        et il poussa resolument le chanoine, qui appela les domestiques et se
        pressa de tout preparer pour la ceremonie. Le comte, un peu ranime, vint
        s'asseoir a cote de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vint
        remercier cette derniere de sa condescendance, au point de se mettre a
        genoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frederic pleurait
        silencieusement sans paraitre comprendre ce qui se passait. En un clin
        d'oeil, un autel fut dresse devant la cheminee du grand salon. Les
        domestiques furent congedies; ils crurent qu'il s'agissait seulement
        d'extreme-onction, et que l'etat du malade exigeait qu'il y eut peu de
        bruit et de miasmes dans l'appartement. Le Porpora servit de temoin avec
        Supperville. Albert retrouva tout a coup assez de force pour prononcer
        le oui decisif et toutes les formules de l'engagement d'une voix claire
        et sonore. La famille concut une vive esperance de guerison. A peine le
        chapelain eut-il recite sur la tete des nouveaux epoux la derniere priere,
        qu'Albert se leva, s'elanca dans les bras de son pere, embrassa de meme
        avec une precipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle et
        le Porpora; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contre
        sa poitrine, en s'ecriant:

«Je suis sauve!»
        --C'est le dernier effort de la vie, c'est une convulsion finale, dit au
        Porpora Supperville, qui avait encore consulte plusieurs fois les traits
        et l'artere du malade, pendant la celebration du mariage.
        En effet, les bras d'Albert s'entr'ouvrirent, se jeterent en avant, et
        retomberent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n'avait pas cesse de
        dormir a ses pieds durant toute sa maladie, releva la tete et fit entendre
        par trois fois un hurlement lamentable. Le regard d'Albert etait fixe sur
        Consuelo; sa bouche restait entr'ouverte comme pour lui parler; une legere
        coloration avait anime ses joues: puis cette teinte particuliere, cette
        ombre indefinissable, indescriptible, qui passe lentement du front aux
        levres, s'etendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa face
        prit diverses expressions, toujours plus serieuses de recueillement et de
        resignation, jusqu'a ce qu'elle se raffermit dans une expression definitive
        de calme auguste et de severe placidite.
        Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitante
        fut interrompu par la voix du medecin, qui prononca avec sa lugubre
        solennite ce mot sans appel: «C'est la mort!»
        CV.
        Le comte Christian tomba comme foudroye sur son fauteuil; la chanoinesse,
        en proie a des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert comme si elle eut
        espere le ranimer encore une fois par ses caresses; le baron Frederic
        prononca quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractere d'un
        egarement tranquille. Supperville s'approcha de Consuelo, dont l'energique
        immobilite l'effrayait plus que la crise des autres:

«Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, mon
        ami, repondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitude
        dans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, ne
        songez qu'a eux; moi, je resterai ici. Les morts n'ont besoin que de
        respect et de prieres.»
        Le comte et le baron se laisserent emmener sans resistance. La chanoinesse,
        roide et froide comme un cadavre, fut emportee dans son appartement,
        ou Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant plus
        lui-meme ou il en etait, sortit et se promena dans les jardins comme un
        fou. Il etouffait. Sa sensibilite etait comme emprisonnee sous une cuirasse
        de secheresse plus apparente que reelle, mais dont il avait pris l'habitude
        physique. Les scenes de deuil et de terreur exaltaient son imagination
        impressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivi
        par des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un Dies irae
        effrayant.
        Consuelo resta donc seule aupres d'Albert; car a peine le chapelain eut-il
        commence a reciter les prieres de l'office des morts, qu'il tomba en
        defaillance, et il fallut l'emporter a son tour. Le pauvre homme s'etait
        obstine a veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, et
        il etait au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillee pres
        du corps de son epoux, tenant ses mains glacees dans les siennes, et la
        tete appuyee contre ce coeur qui ne battait plus, tomba dans un profond
        recueillement. Ce que Consuelo eprouva en cet instant supreme ne fut point
        precisement de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regret
        et de dechirement qui accompagne la perte des etres necessaires a notre
        bonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n'avait pas eu ce
        caractere d'intimite, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans son
        existence. Le desespoir de perdre ce qu'on aime tient souvent a des causes
        secretes d'amour de soi-meme et de lachete en face des nouveaux devoirs que
        leur absence nous cree. Une partie de cette douleur est legitime, l'autre
        ne l'est pas et doit etre combattue, quoiqu'elle soit aussi naturelle. Rien
        de tout cela ne pouvait se meler a la tristesse solennelle de Consuelo.
        L'existence d'Albert etait etrangere a la sienne en tous points, hormis
        un seul, le besoin d'admiration, de respect et de sympathie qu'il avait
        satisfait en elle. Elle avait accepte la vie sans lui, elle avait meme
        renonce a tout temoignage d'une affection que deux jours auparavant elle
        croyait encore avoir perdue. Il ne lui etait reste que le besoin et le
        desir de rester fidele a un souvenir sacre. Albert avait ete deja mort pour
        elle; il ne l'etait guere plus maintenant, et peut-etre l'etait-il moins a
        certains egards; car enfin Consuelo, longtemps exaltee par le commerce de
        cette ame superieure, en etait venue depuis, dans ses meditations reveuses,
        a adopter la croyance poetique d'Albert sur la transmission des ames. Cette
        croyance avait trouve une forte base dans sa haine instinctive pour l'idee
        des vengeances infernales de Dieu envers l'homme apres la mort, et dans sa
        foi chretienne a l'eternite de la vie de l'ame. Albert vivant, mais prevenu
        contre elle par les apparences, infidele a l'amour ou ronge par le soupcon,
        lui etait apparu comme enveloppe d'un voile et transporte dans une nouvelle
        existence, incomplete au prix de celle qu'il avait voulu consacrer a
        l'amour sublime et a l'inebranlable confiance. Albert, ramene a cette foi,
        a cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, etait-il
        donc aneanti pour elle? Ne vivait-il pas de toute la plenitude de la vie
        en passant sous cet arc de triomphe d'une belle mort, qui conduit soit a
        un mysterieux repos temporaire, soit a un reveil immediat dans un milieu
        plus pur et plus propice? Mourir en combattant sa propre faiblesse, et
        renaitre doue de la force; mourir en pardonnant aux mechants, et renaitre
        sous l'influence et l'egide des coeurs genereux; mourir dechire de sinceres
        remords, et renaitre absous et purifie avec les inneites de la vertu, ne
        sont-ce point la d'assez divines recompenses? Consuelo, initiee par les
        enseignements d'Albert a ces doctrines qui avaient leur source dans le
        hussitisme de la vieille Boheme et dans les mysterieuses sectes des ages
        anterieurs (lesquelles se rattachaient a de serieuses interpretations
        de la pensee meme du Christ et a celle de ses devanciers); Consuelo,
        doucement, sinon savamment convaincue que l'ame de son epoux ne s'etait pas
        brusquement detachee de la sienne pour aller l'oublier dans les regions
        inaccessibles d'un empyree fantastique, melait a cette notion nouvelle
        quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait
        cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vu
        plus d'une fois en reve le spectre de sa mere s'approchant d'elle pour la
        proteger et la preserver.
        C'etait une maniere de croire deja a l'eternel hymenee des ames des morts
        avec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naifs semble
        etre restee de tout temps comme une protestation contre le depart absolu
        de l'essence humaine pour le ciel ou l'enfer des legislateurs religieux.
        Consuelo, attachee au sein de ce cadavre, ne s'imaginait donc pas qu'il
        etait mort, et ne comprenait rien a l'horreur de ce mot, de ce spectacle
        et de cette idee. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle put
        s'evanouir si vite, et que ce cerveau, ce coeur a jamais prive de la
        puissance de se manifester, fut deja eteint completement.

«Non, pensait-elle, l'etincelle divine hesite peut-etre encore a se perdre
        dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer a la vie
        universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-etre une
        sorte de vie mysterieuse, inconnue, dans ce sein a peine refroidi; et
        d'ailleurs, ou que soit l'ame d'Albert, elle voit, elle comprend, elle sait
        ce qui se passe ici autour de sa depouille. Elle cherche peut-etre dans
        mon amour un aliment pour sa nouvelle activite, dans ma foi une force
        d'impulsion pour aller chercher en Dieu l'elan de la resurrection.»
        Et, penetree de ces vagues pensees, elle continuait a aimer Albert, a lui
        ouvrir son ame, a lui donner son devouement, a lui renouveler le serment
        de fidelite qu'elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille;
        enfin a le traiter dans ses idees et dans ses sentiments, non comme un mort
        qu'on pleure parce qu'on va s'en detacher, mais comme un vivant dont on
        respecte le repos en attendant qu'on lui sourie a son reveil.
        Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la
        situation ou il avait laisse sa pupille, et se hata de la rejoindre. Il fut
        surpris de la trouver aussi calme que si elle eut veille au chevet d'un
        ami. Il voulut lui parler et l'exhorter a aller prendre du repos.

«Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui
        repondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maitre; moi, je me repose ici.
        --Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de desespoir.
        --Non, mon ami, je vivrai, repondit Consuelo; je remplirai tons mes devoirs
        envers lui et envers vous; mais je ne l'abandonnerai pas d'un instant
        cette nuit.»
        Comme rien ne se faisait dans la maison sans l'ordre de la chanoinesse
        et qu'une frayeur superstitieuse regnait a propos d'Albert dans l'esprit
        de tous les domestiques, personne n'osa, durant toute cette nuit, approcher
        du salon ou Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le medecin
        allaient et venaient de la chambre du comte a celle de la chanoinesse
        et a celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer
        Consuelo de l'etat de ces infortunes et s'assurer du sien propre. Ils ne
        comprenaient rien a tant de courage.
        Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant
        vainquit toutes les forces de la douleur. Le medecin, ecrase de fatigue,
        alla se coucher; le Porpora s'assoupit sur une chaise, la tete appuyee
        sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n'eprouva pas le
        besoin d'oublier sa situation. Perdue dans ses pensees, tour a tour priant
        avec ferveur ou revant avec enthousiasme, elle n'eut pour compagnon assidu
        de sa veillee silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps,
        regardait son maitre, lui lechait la main, balayait avec sa queue la cendre
        de l'atre, et, habitue a ne plus recevoir les caresses de sa main debile,
        se recouchait avec resignation, la tete allongee sur ses pieds inertes.
        Quand le soleil, se levant derriere les arbres du jardin, vint jeter
        une clarte de pourpre sur le front d'Albert, Consuelo fut tiree de sa
        meditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le
        baron Frederic vint machinalement prier, avec sa soeur et le chapelain,
        autour de l'autel, puis on parla de proceder a l'ensevelissement; et la
        chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins materiels, fit appeler
        ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le medecin et le Porpora
        exigerent que Consuelo allat prendre du repos, et elle s'y resigna, apres
        avoir passe aupres du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraitre
        la voir. On ne pouvait dire s'il veillait ou s'il dormait; ses yeux etaient
        ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.
        Lorsque Consuelo se reveilla au bout de quelques heures, elle descendit au
        salon, et son coeur se serra affreusement en le trouvant desert. Albert
        avait ete depose sur un brancard de parade et porte dans la chapelle.
        Son fauteuil etait vide a la meme place ou Consuelo l'avait vu la veille.
        C'etait tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait ete le centre de la
        vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien meme n'etait
        plus la; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles
        sifflaient dans le jardin avec une insolente gaiete.
        Consuelo passa doucement dans la piece voisine, dont la porte restait
        entr'ouverte. Le comte Christian etait toujours couche, toujours
        insensible, en apparence, a la perte qu'il venait de faire. Sa soeur,
        reportant sur lui toute la sollicitude qu'elle avait eue pour Albert,
        le soignait avec vigilance. Le baron regardait bruler les buches dans
        la cheminee d'un air hebete; seulement des larmes, qui tombaient
        silencieusement sur ses joues sans qu'il songeat a les essuyer,
        montraient qu'il n'avait pas eu le bonheur de perdre la memoire.
        Consuelo s'approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cette
        main se retira d'elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa
        voyait dans cette jeune fille le fleau et la destruction de son neveu.
        Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps,
        et s'y etait opposee de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vu
        que, malgre l'absence, il etait impossible d'y faire renoncer Albert, que
        sa sante, sa raison et sa vie en dependaient, elle l'avait souhaite et
        hate avec autant d'ardeur qu'elle y avait porte d'abord d'effroi et de
        repulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu'il n'avait pas
        craint d'attribuer a Consuelo pour le theatre, enfin tous les officieux
        et funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comte
        Christian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait ecrites
        et qu'il avait supprimees, avaient cause au vieillard la plus vive douleur,
        a la chanoinesse la plus amere indignation. Elle avait pris Consuelo en
        haine et en mepris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d'avoir egare la
        raison d'Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l'absoudre de l'avoir
        impudemment trahi. Elle ignorait que le veritable meurtrier d'Albert etait
        le Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensee, eut pu se justifier;
        mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d'accuser
        son maitre et de lui faire perdre l'estime et l'affection de la famille.
        D'ailleurs, elle devinait de reste que si, la veille, Wenceslawa avait pu
        abjurer toutes ses repugnances et tous ses ressentiments par un effort
        d'amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrifice
        avait ete inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tante
        semblait lui dire: «Tu as fait perir notre enfant; tu n'as pas su lui
        rendre la vie; et maintenant, il ne nous reste que la honte de ton
        alliance.»
        Cette muette declaration de guerre hata la resolution qu'elle avait deja
        prise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce dernier
        malheur.

«Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission,
        de me fixer l'heure d'un entretien particulier? Je dois partir demain
        avant le jour, et je ne puis m'eloigner d'ici sans vous faire connaitre
        mes respectueuses intentions.
        --Vos intentions! je les devine de reste, repondit la chanoinesse avec
        aigreur. Soyez tranquille, Mademoiselle; tout sera en regle, et les droits
        que la loi vous donne seront scrupuleusement respectes.
        --Je vois qu'au contraire vous ne me comprenez nullement, Madame, reprit
        Consuelo; il me tarde donc beaucoup...
        --Eh bien, puisqu'il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesse
        en se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m'en sens
        encore le courage. Suivez-moi, Signora. Mon frere aine parait sommeiller
        en ce moment. M. Supperville, de qui j'ai obtenu encore une journee de
        soins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure.»
        Elle sonna, et fit demander le docteur; puis, se tournant vers le baron:

«Mon frere, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christian
        n'a pas encore recouvre le sentiment de ses infortunes. Peut-etre cela
        n'arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureusement pour nous!
        Peut-etre cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n'ai plus
        que vous au monde, mon frere; soignez votre sante, qui n'est que trop
        alteree par cette morne inaction ou vous voila tombe. Vous etiez habitue
        au grand air et a l'exercice: allez faire un tour de promenade, prenez un
        fusil: le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vous
        distraira pas de votre douleur; mais, au moins, vous en ressentirez un bien
        physique, j'en suis certaine. Faites-le pour moi, Frederic: c'est l'ordre
        du medecin, c'est la priere de votre soeur; ne me refusez pas. C'est la
        plus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisque
        la derniere esperance de ma triste vieillesse repose sur vous.»
        Le baron hesita, et finit par ceder. Ses domestiques l'emmenerent, et il
        se laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comte
        Christian, qui ne donnait aucun signe de sensibilite, bien qu'il repondit
        a ses questions et parut reconnaitre tout le monde d'un air de douceur et
        d'indifference.

«La fievre n'est pas tres-forte, dit Supperville bas a la chanoinesse; si
        elle n'augmente pas ce soir, ce ne sera peut-etre rien.»
        Wenceslawa, un peu rassuree, lui confia la garde de son frere, et emmena
        Consuelo dans un vaste appartement, richement decore a l'ancienne mode, ou
        cette derniere n'etait jamais entree. Il y avait un grand lit de parade,
        dont les rideaux n'avaient pas ete remues depuis plus de vingt ans. C'etait
        celui ou Wanda de Prachatitz, la mere du comte Albert, avait rendu le
        dernier soupir; et cette chambre etait la sienne.

«C'est ici, dit la chanoinesse d'un air solennel, apres avoir ferme la
        porte, que nous avons retrouve Albert, il y a aujourd'hui trente-deux
        jours, apres une disparition qui en avait dure quinze. Depuis ce moment-la,
        il n'y est plus entre; il n'a plus quitte le fauteuil ou il est mort hier
        au soir.»
        Les seches paroles de ce bulletin necrologique furent articulees d'un ton
        amer qui enfonca autant d'aiguilles dans le coeur de la pauvre Consuelo.
        La chanoinesse prit ensuite a sa ceinture son inseparable trousseau de
        clefs, marcha vers une grande credence de chene sculpte, et en ouvrit les
        deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps,
        d'une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et
        de pierres precieuses d'un prix considerable.

«Voila, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possedait ma
        belle-soeur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plus
        loin, ceux de ma grand-mere, dont mes freres et moi lui avons fait
        present; voici, enfin, ceux que son epoux lui avait achetes. Tout ceci
        appartenait a son fils Albert, et vous appartient desormais, comme a sa
        veuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute
        ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n'avons
        plus que faire. Quant aux titres de propriete de l'heritage maternel de
        mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en
        regle, comme je vous l'ai dit, et quant a ceux de son heritage paternel,
        vous n'aurez peut-etre pas, helas, longtemps a les attendre. Telles
        etaient les dernieres volontes d'Albert. Ma parole lui a semble valoir
        un testament.
        --Madame, repondit Consuelo en refermant la credence avec un mouvement de
        degout, j'aurais dechire le testament, et je vous prie de reprendre votre
        parole. Je n'ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me
        semble que ma vie serait a jamais souillee par leur possession. Si Albert
        me les a leguees, c'est sans doute avec la pensee que, conformement a
        ses sentiments et a ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je
        serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumones; je n'ai ni l'esprit
        d'administration ni la science necessaire pour en faire une repartition
        vraiment utile. C'est a vous, Madame, qui joignez a ces qualites une ame
        chretienne aussi genereuse que celle d'Albert, qu'il appartient de faire
        servir cette succession aux oeuvres de charite. Je vous cede tous mes
        droits, s'il est vrai que j'en aie, ce que j'ignore et veux toujours
        ignorer. Je ne reclame de votre bonte qu'une grace: celle de ne jamais
        faire a ma fierte l'outrage de renouveler de pareilles offres.»
        La chanoinesse changea de visage. Forcee a l'estime, mais ne pouvant se
        resoudre a l'admiration, elle essaya d'insister.

«Que voulez-vous donc faire? dit-elle en regardant fixement Consuelo;
        vous n'avez pas de fortune?
        --Je vous demande pardon, Madame, je suis assez riche. J'ai des gouts
        simples et l'amour du travail.
        --Ainsi, vous comptez reprendre... ce que vous appelez votre travail?
        --J'y suis forcee, Madame, et par des raisons ou ma conscience n'a point
        a balancer, malgre l'abattement ou je me sens plongee.
        --Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans le
        monde?
        --Quel rang, Madame?
        --Celui qui convient a la veuve d'Albert.
        --Je n'oublierai jamais, Madame, que je suis la veuve du noble Albert, et
        ma conduite sera digne de l'epoux que j'ai perdu.
        --Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les treteaux!
        --Il n'y a point d'autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame la
        chanoinesse, et il n'y en aura jamais d'autre apres vous, que la baronne
        Amelie, votre niece.
        --Est-ce par derision que vous me parlez d'elle, Signora? s'ecria la
        chanoinesse, sur qui le nom d'Amelie parut faire l'effet d'une brulure.
        --Pourquoi cette demande, Madame? reprit Consuelo avec un etonnement
        dont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l'esprit de Wenceslawa;
        au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n'ai pas vu ici la jeune baronne!
        Serait-elle morte aussi, mon Dieu?
        --Non, dit la chanoinesse avec amertume. Plut au ciel qu'elle le fut!
        Ne parlons point d'elle, il n'en est pas question.
        --Je suis forcee pourtant, Madame de vous rappeler ce a quoi je n'avais pas
        encore songe. C'est qu'elle est l'heritiere unique et legitime des biens
        et des titres de votre famille. Voila ce qui doit mettre votre conscience
        en repos sur le depot qu'Albert vous a confie, puisque les lois ne vous
        permettent pas d'en disposer en ma faveur.
        --Rien ne peut vous oter vos droits a un douaire et a un titre que la
        derniere volonte d'Albert ont mis a votre disposition.
        --Rien ne peut donc m'empecher d'y renoncer, et j'y renonce. Albert savait
        bien que je ne voulais etre ni riche, ni comtesse.
        --Mais le monde ne vous autorise pas a y renoncer.
        --Le monde, Madame! eh bien, voila justement ce dont je voulais vous
        parler. Le monde ne comprendrait pas l'affection d'Albert ni la
        condescendance de sa famille pour une pauvre fille comme moi. Il en ferait
        un reproche a sa memoire et une tache a votre vie. Il m'en ferait a moi
        un ridicule et peut-etre une honte; car, je le repete, le monde ne
        comprendrait rien a ce qui s'est passe ici entre nous. Le monde doit donc
        a jamais l'ignorer, Madame, comme vos domestiques l'ignorent; car mon
        maitre et M. le docteur, seuls confidents, seuls temoins etrangers de ce
        mariage secret, ne l'ont pas encore divulgue et ne le divulgueront pas.
        Je vous reponds du premier, vous pouvez et vous devez vous assurer de la
        discretion de l'autre. Vivez donc en repos sur ce point, Madame. Il ne
        tiendra qu'a vous d'emporter ce secret dans la tombe, et jamais, par mon
        fait, la baronne Amelie ne soupconnera que j'ai l'honneur d'etre sa
        cousine. Oubliez donc la derniere heure du comte Albert; c'est a moi de
        m'en souvenir pour le benir et pour me taire. Vous avez assez de larmes
        a repandre sans que j'y ajoute le chagrin et la mortification de vous
        rappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant!
        --Consuelo! ma fille! s'ecria la chanoinesse en sanglotant, restez avec
        nous! Vous avez une grande ame et un grand esprit! Ne nous quittez plus.
        --Ce serait le voeu de ce coeur qui vous est tout devoue, repondit Consuelo
        en recevant ses caresses avec effusion; mais je ne le pourrais pas sans que
        notre secret fut trahi ou devine, ce qui revient au meme, et je sais que
        l'honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, en
        m'arrachant de vos bras sans retard et sans hesitation, vous rendre le seul
        service qui soit en mon pouvoir.»
        Les larmes que versa la chanoinesse a la fin de cette scene la soulagerent
        du poids affreux qui l'oppressait. C'etaient les premieres qu'elle eut
        pu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices de
        Consuelo, et la confiance qu'elle accorda a ses resolutions prouva qu'elle
        appreciait enfin ce noble caractere. Elle la quitta pour aller en faire
        part au chapelain et pour s'entendre avec Supperville et le Porpora sur la
        necessite de garder a jamais le silence.
        CONCLUSION.
        Consuelo, se voyant libre, passa la journee a parcourir le chateau, le
        jardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaient
        l'amour d'Albert. Elle se laissa meme emporter par sa pieuse ferveur
        jusqu'au Schreckenstein, et s'assit sur la pierre, dans ce desert affreux
        qu'Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s'en
        eloigna bientot, sentant son courage defaillir, son imagination se
        troubler, et croyant entendre un sourd gemissement partir des entrailles
        du rocher. Elle n'osa pas se dire qu'elle l'entendait meme distinctement:
        Albert ni Zdenko n'etaient plus. Cette illusion ne pouvait donc etre que
        maladive, et funeste. Consuelo se hata de s'y soustraire.
        En se rapprochant du chateau, a la nuit tombante, elle vit le baron
        Frederic qui, peu a peu, s'etait raffermi sur ses jambes et se ranimait en
        exercant sa passion dominante. Les chasseurs qui l'accompagnaient faisaient
        lever le gibier pour provoquer en lui le desir de l'abattre. Il visait
        encore juste, et ramassait sa proie en soupirant.

«Celui-ci vivra et se consolera,» pensa la jeune veuve.
        La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frere.
        Le chapelain, qui s'etait leve pour aller prier dans la chapelle aupres du
        defunt, essaya de se mettre a table. Mais il avait la fievre, et, des les
        premieres bouchees, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de depit.
        Il avait faim, et, force de laisser refroidir sa soupe pour le conduire a
        sa chambre, il ne put retenir cette exclamation: «Voila des gens sans
        force et sans courage! Il n'y a ici que deux hommes: c'est la chanoinesse
        et la Signora!»
        Il revint bientot, resolu a ne pas se tourmenter beaucoup de
        l'indisposition du pauvre pretre, et fit, ainsi que le baron, assez bon
        accueil au souper. Le Porpora, vivement affecte, quoiqu'il ne le montrat
        pas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelo
        ne songea qu'au dernier repas qu'elle avait fait a cette table entre Albert
        et Anzoleto.
        Elle fit ensuite avec son maitre les apprets de son depart. Les chevaux
        etaient demandes pour quatre heures du matin. Le Porpora ne voulait pas
        se coucher; mais il ceda aux remontrances et aux prieres de sa fille
        adoptive, qui craignait de le voir tomber malade a son tour, et qui, pour
        le convaincre, lui fit croire qu'elle allait dormir aussi.
        Avant de se separer, on se rendit aupres du comte Christian. Il dormait
        paisiblement, et Supperville, qui brulait de quitter cette triste demeure,
        assura qu'il n'avait plus de fievre.

«Cela est-il bien certain, Monsieur? lui demanda en particulier Consuelo,
        effrayee de sa precipitation.
        --Je vous le jure, repondit-il. Il est sauve pour cette fois; mais je dois
        vous avertir qu'il n'en a pas pour bien longtemps. A cet age, on ne sent
        pas le chagrin bien vivement dans le moment de la crise; mais l'ennui de
        l'isolement vous acheve un peu plus tard; c'est reculer pour mieux sauter.
        Ainsi, tenez-vous sur vos gardes; car ce n'est pas serieusement, j'imagine,
        que vous avez renonce a vos droits.
        --C'est tres-serieusement, je vous assure, Monsieur, dit Consuelo; et je
        suis etonnee que vous ne puissiez croire a une chose aussi simple.
        --Vous me permettrez d'en douter jusqu'a la mort de votre beau-pere,
        Madame. En attendant, vous avez fait une grande faute de ne pas vous munir
        des pierreries et des titres. N'importe, vous avez vos raisons, que je ne
        penetre pas, et je pense qu'une personne aussi calme que vous n'agit pas
        a la legere. J'ai donne ma parole d'honneur de garder le secret de la
        famille, et je vais attendre que vous m'en degagiez. Mon temoignage vous
        sera utile en temps et lieu; vous pouvez y compter. Vous me retrouverez
        toujours a Bareith, si Dieu me prete vie, et, dans cette esperance, je vous
        baise les mains, madame la comtesse.»
        Supperville prit conge de la chanoinesse, repondit de la vie du malade,
        ecrivit une derniere ordonnance, recut une grosse somme qui lui sembla
        legere au prix de ce qu'il avait espere tirer de Consuelo pour avoir servi
        ses interets, et quitta le chateau a dix heures du soir, laissant cette
        derniere stupefaite et indignee de son materialisme.
        Le baron alla se coucher beaucoup mieux portant que la veille, et la
        chanoinesse se fit dresser un lit aupres de Christian. Deux femmes
        veillerent dans cette chambre, deux hommes dans celle du chapelain, et le
        vieux Hanz aupres du baron.

«Heureusement, pensa Consuelo, la misere n'ajoute pas les privations et
        l'isolement a leur infortune. Mais qui donc veille Albert, durant cette
        nuit lugubre qu'il passe sous les voutes de la chapelle? Ce sera moi,
        puisque voila ma seconde et derniere nuit de noces!»
        Elle attendit que tout fut silencieux et desert dans le chateau; apres
        quoi, quand minuit eut sonne, elle alluma une petite lampe et se rendit a
        la chapelle.
        Elle trouva au bout du cloitre qui y conduisait deux serviteurs de la
        maison, que son approche effraya d'abord, et qui ensuite lui avouerent
        pourquoi ils etaient la. On les avait charges de veiller leur quart de nuit
        aupres du corps de monsieur le comte; mais la peur les avait empeches d'y
        rester, et ils preferaient veiller et prier a la porte.

«Quelle peur? demanda Consuelo, blessee de voir qu'un maitre si genereux
        n'inspirait deja plus d'autres sentiments a ses serviteurs.
        --Que voulez-vous, Signora? repondit un de ces hommes qui etaient loin de
        voir en elle la veuve du comte Albert; notre jeune seigneur avait des
        pratiques et des connaissances singulieres dans le monde des esprits. Il
        conversait avec les morts, il decouvrait les choses cachees; il n'allait
        jamais a l'eglise, il mangeait avec les zingaris; enfin on ne sait ce qui
        peut arriver a ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y irait
        de la vie que nous n'y resterions pas. Voyez Cynabre! on ne le laisse pas
        entrer dans le saint lieu, et il a passe toute la journee couche en travers
        de la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que son
        maitre est la, et qu'il est mort. Aussi ne l'a-t-il pas appele une seule
        fois. Mais depuis que minuit a sonne, le voila qui s'agite, qui flaire,
        qui gratte a la porte, et qui gemit comme s'il sentait que son maitre n'est
        plus seul et tranquille la dedans.
        --Vous etes de pauvres fous! repondit Consuelo avec indignation. Si vous
        aviez le coeur un peu plus chaud, vous n'auriez pas l'esprit si faible.»
        Et elle entra dans la chapelle, a la grande surprise et a la grande
        consternation des timides gardiens.
        Elle n'avait pas voulu revoir Albert dans la journee. Elle le savait
        entoure de tout l'appareil catholique, et elle eut craint, en se joignant
        exterieurement a ces pratiques, qu'il avait toujours repoussees, d'irriter
        son ame toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment; et,
        preparee a l'aspect lugubre dont le culte l'avait entoure, elle approcha de
        son catafalque et le contempla sans terreur. Elle eut cru outrager cette
        depouille chere et sacree par un sentiment qui serait si cruel aux morts
        s'ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, detache de leur
        cadavre, ne le voie pas et n'en ressente pas une amere douleur? La peur
        des morts est une abominable faiblesse; c'est la plus commune et la plus
        barbare des profanations. Les meres ne la connaissent pas.
        Albert etait couche sur un lit de brocart, ecussonne par les quatre coins
        aux armes de la famille. Sa tete reposait sur un coussin de velours noir
        seme de larmes d'argent, et un linceul pareil etait drape autour de lui
        en guise de rideaux. Une triple rangee de cierges eclairait son pale
        visage, qui etait reste si calme, si pur et si male qu'on eut dit qu'il
        dormait paisiblement. On avait revetu le dernier des Rudolstadt, suivant
        un usage en vigueur dans cette famille, de l'antique costume de ses peres.
        Il avait la couronne de comte sur la tete, l'epee au flanc, l'ecu sous les
        pieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbe
        noire, il etait tout semblable aux anciens preux dont les statues etendues
        sur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pave etait seme de fleurs, et
        des parfums brulaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatre
        angles de sa couche mortuaire.
        Pendant trois heures Consuelo pria pour son epoux et le contempla dans
        son sublime repos. La mort, en repandant une teinte plus morne sur ses
        traits, les avait si peu alteres, que plusieurs fois elle oublia, en
        admirant sa beaute, qu'il avait cesse de vivre. Elle s'imagina meme
        entendre le bruit de sa respiration, et lorsqu'elle s'en eloignait un
        instant pour entretenir le parfum des rechauds et la flamme des cierges,
        il lui semblait qu'elle entendait de faibles frolements et qu'elle
        apercevait de legeres ondulations dans les rideaux et dans les draperies.
        Elle se rapprochait de lui aussitot, et interrogeant sa bouche glacee,
        son coeur eteint, elle renoncait a des esperances fugitives, insensees.
        Quand l'horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et deposa sur les
        levres de son epoux son premier, son dernier baiser d'amour.

«Adieu, Albert, lui dit-elle a voix haute, emportee par une religieuse
        exaltation: tu lis maintenant sans incertitude dans mon coeur. Il n'y a
        plus de nuages entre nous, et tu sais combien je t'aime. Tu sais que
        si j'abandonne ta depouille sacree aux soins d'une famille qui demain
        reviendra te contempler sans faiblesse, je n'abandonne pas pour cela ton
        immortel souvenir et la pensee de ton indestructible amour. Tu sais que ce
        n'est pas une veuve oublieuse, mais une epouse fidele qui s'eloigne de ta
        demeure, et qu'elle t'emporte a jamais dans son ame. Adieu, Albert!
        tu l'as dit, la mort passe entre nous, et ne nous separe en apparence que
        pour nous reunir dans l'eternite. Fidele a la foi que tu m'as enseignee,
        certaine que tu as merite l'amour et la benediction de ton Dieu, je ne te
        pleure pas, et rien ne te presentera a ma pensee sous l'image fausse et
        impie de la mort. Il n'y a pas de mort, Albert, tu avais raison; je le sens
        dans mon coeur, puisque je t'aime plus que jamais.»
        Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermes
        derriere le catafalque s'agiterent sensiblement, et s'entr'ouvrant tout a
        coup, offrirent a ses regards, la figure pale de Zdenko. Elle en fut
        effrayee d'abord, habituee qu'elle etait a le regarder comme son plus
        mortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et,
        lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu'elle n'hesita
        pas a serrer dans la sienne:

«Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il en
        souriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi.
        Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert!
        Je lui ai pardonne, tu le vois! Je suis revenu le voir quand j'ai appris
        qu'il dormait; a present je ne le quitterai plus. Je l'emmenerai demain
        dans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, Consuelo de mi
        alma! Va te reposer, ma fille; Albert n'est pas seul. Zdenko est la,
        toujours la. Il n'a besoin de rien. Il est si bien avec son ami! Le malheur
        est conjure, le mal est detruit; la mort est vaincue. Le jour trois fois
        heureux s'est leve. Que celui a qui on a fait tort te salue!
        Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou.
        Elle lui fit de tendres adieux; et quand elle rouvrit la porte de la
        chapelle, elle laissa Cynabre se precipiter vers son ancien ami, qu'il
        n'avait pas cesse de flairer et d'appeler.

«Pauvre Cynabre! viens; je te cacherai la sous le lit de ton maitre, dit
        Zdenko en le caressant avec la meme tendresse qui si c'eut ete son enfant.
        Viens, viens, mon Cynabre! nous voila reunis tous les trois, nous ne nous
        quitterons plus!»
        Consuelo alla reveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe du
        pied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de la
        chanoinesse.

«C'est vous? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise: je
        suis bien heureux de vous voir. Ne reveillez pas ma soeur, qui dort bien,
        grace a Dieu! et allez en faire autant; je suis tout a fait tranquille.
        Mon fils est sauve, et je serai bientot gueri.»
        Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridees, et lui cacha des
        larmes qui eussent peut-etre ebranle son illusion. Elle n'osa embrasser la
        chanoinesse, qui reposait enfin pour la premiere fois depuis trente nuits.

«Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle; c'est son exces meme.
        Puissent ces infortunes rester longtemps sous le poids salutaire de la
        fatigue!»
        Une demi-heure apres, Consuelo, dont le coeur s'etait brise en quittant ces
        nobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du chateau des Geants,
        sans se rappeler que ce manoir formidable; ou tant de fosses et de grilles
        enfermaient tant de richesses et de souffrances, etait devenu la propriete
        de la comtesse de Rudolstadt.
        FIN DE CONSUELO.
        Nota . Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigues a suivre
        Consuelo parmi tant de perils et d'aventures, peuvent maintenant
        se reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encore
        quelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de ses
        peregrinations, et ce qui advint du comte Albert apres sa mort.

 
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